Chapitre VII. De la ville pensée à la ville vécue
p. 125-138
Texte intégral
1Afin de prendre la mesure de la dimension sociétale des agglomérations, il nous semble nécessaire de déplacer l’analyse vers l’amont et l’aval du processus d’urbanisation étatique. Par-delà la simple appréhension des conséquences spatiales, il est donc tentant de déceler les intentions et les choix qui ont précédé les plans d’aménagement urbain, ceux des dirigeants qui élaborent un projet puis ceux des aménageurs qui tentent de donner corps à ce projet à partir des informations dont ils disposent. Il y a d’abord cette montée en puissance de l’État comme acteur prépondérant qui exprime sa vision du territoire mais aussi sa vision de la société à travers une planification à l’échelon national. Ces visions se heurtent à des problèmes multiples : dépendance technique vis-à-vis de bureaux de planification étrangers, difficulté à estimer et à projeter les rythmes de croissance et les besoins des populations.
2L’invention d’un modèle urbain étatique par les aménageurs, forcément incomplet, s’accompagne de mouvements d’adaptation, d’appropriation et de contournement. Les agglomérations connaissent des transformations par rapport aux intentions de ceux qui les ont pensées et conçues par le simple fait qu’elles sont désormais habitées. Ce mouvement se perçoit à travers l’habitat mais aussi à l’analyse des dynamiques des espaces non bâtis, à la fois vides dans la ville et objets de réappropriation. Plus problématiques sont les distorsions entre le modèle et sa traduction spatiale que la multiplication des dysfonctionnements dans le tissu urbain révèle comme autant de signes de crise mais peut-être aussi de mutation.
La conception d’un modèle d’urbanisation
3Dès les années 1950 et 1960, l’État libyen issu des indépendances s’est doté dans le champ de l’urbain d’un appareil législatif et d’intervention de grande ampleur car très vite la planification de l’urbain devient une nécessité dans l’ensemble du pays. Elle se fonde d’abord sur l’urgence ; il faut résoudre les problèmes liés à l’exode rural, à la pénurie de logements et à la faible articulation entre les principaux foyers de peuplement de Tripolitaine, Cyrénaïque et du Fezzan. La planification exprime aussi, plus nettement après la prise du pouvoir par Mouammar Kadhafi en 1969, la volonté des autorités de réguler de manière exclusive l’aménagement du territoire national. Un bref retour sur la mise en place des politiques d’intervention dans le champ de l’urbain apporte un éclairage sur l’émergence du modèle urbain étatique.
4Durant les années 1960 et 1970, une planification et un appareil législatif de régulation et d’accompagnement sont progressivement mis en place, analysés par Borham Attalah et Mona Fikry (1972). Il en ressort deux points essentiels : « l’élaboration de ces plans […] est essentiellement l’œuvre des bureaux de l’administration centrale, souvent composés de spécialistes étrangers ». En revanche, si pour les principales agglomérations urbaines, « tous les détails d’aménagement technique, économique et démographique » furent préparés, pour les plus petites, seules « les grandes lignes de l’aménagement » furent envisagées.
5Ces décisions, prises à l’époque de la royauté (1951-1969), ont des conséquences qui perdurent après la chute du régime sous l’impulsion de Doxiades Associates et de Whiting Associates International, « deux organismes de conseillers internationaux [qui] ont pris une part active dans l’élaboration de la politique libyenne de l’urbanisme ». Or leurs études privilégient les agglomérations principales, Benghazi et Tripoli, dont la croissance s’accélère, nourrie des flux de retour des Libyens expatriés durant la colonisation italienne et de l’exode rural alors que c’est l’ensemble du territoire libyen qui connaît de nombreuses mutations liées à la croissance démographique accélérée et aux flux migratoires internes en direction des villes petites et moyennes du territoire. Ces dernières se transforment donc pour l’essentiel en marge des « grandes lignes de l’aménagement », trop sommaires.
6Le décalage entre l’espace planifié à l’horizon 1988 et l’espace réellement urbanisé en 1978 est révélateur de la difficulté qu’éprouvent alors les autorités libyennes à construire une politique nationale d’aménagement urbain. Il est frappant de voir à quel point l’extension spatiale des agglomérations sahariennes fut sous-estimée, leur taux de croissance attendu étant nettement inférieur à leur taux de croissance réel sur la période. Les planificateurs prévoyaient en effet une croissance continue de la population sur le littoral, nourrie par la poursuite du mouvement d’exode du sud vers le nord. Le cas de Jalou, petit centre saharien dans la principale région d’exploitation pétrolière, au sud de Benghazi (R. Lawless et S. Qezeiri, 1986), révèle les décalages entre la politique d’intégration nationale du Sahara et celle des petites agglomérations. Alors que le plan prévoyait une baisse significative de la croissance démographique de Jalou entre 1968 et 1988, la population a presque doublé. Or, le petit centre supposé isolé allait bénéficier à la fois du développement d’un périmètre agricole étatique, de sa situation le long de l’axe routier Ajdabiya-Koufra et de sa promotion administrative au rang de chef-lieu de baladiya. Dans ces conditions, le mouvement d’exode s’inverse et provoque une poussée urbaine soutenue. De même, Al Jawf, principal village du groupe d’oasis de Koufra, connaît sous l’impulsion des pouvoirs publics et de la guerre du Tchad un afflux massif de population, nomades, réfugiés, militaires, techniciens, qui provoque un essor inattendu de l’agglomération, en état de léthargie depuis son occupation par les Italiens en 1931.
7La généralisation de la croissance urbaine en Libye et la poussée des petites villes qui en a résulté ne sont sans doute pas étrangères à l’évolution du rôle de l’État dans le secteur du bâtiment durant la royauté. L’appareil juridique était destiné à juguler un marché de la construction d’initiative privée. Mais rapidement, « l’État libyen […] ne s’est pas limité à édicter des normes d’urbanisme et à lutter contre la spéculation […] il chercha à devenir aussi le grand constructeur de logements pour les distribuer aux citoyens » (B. Attalah et M. Fikry, 1972). Ce rôle central s’accroît durant les années 1980 puisque l’État devient dans le domaine de l’habitat « financier, régulateur, spéculateur, administrateur, constructeur, propriétaire » (S. Qezeiri, 1989). En multipliant ses domaines d’intervention, son rôle évolue du strict domaine de la régulation de la construction à celle de la planification à l’échelle de toute la Libye. C’est dans ce cadre que sont élaborés de nouveaux plans d’aménagement.
8Progressivement, les petites agglomérations sont prises en compte par la planification. Durant la seconde moitié des années 1970 et le début des années 1980, de nouvelles études, plus détaillées, sont à nouveau confiées à des cabinets d’experts internationaux. La plus importante, menée par Italconsult, est une étude exhaustive du peuplement en Libye publiée en 1976. La préoccupation essentielle devient celle de l’équilibre du système urbain à l’échelle du territoire national. Les rédacteurs de l’étude proposent donc de recomposer la hiérarchie urbaine, afin d’inciter au rééquilibrage de la population sur le territoire national. Ces analyses, reprises dans le cadre d’un plan d’aménagement national, marquent le véritable lancement de la politique de multiplication des petites et moyennes agglomérations sur l’ensemble du territoire, sur la période 1981-2000. Elle est complétée par les études de Doxiades (1979), Polservice Consulting Office (1980), Finnmap et Speerplan (1981) sur les différentes régions du pays. Ces études prennent appui sur une couverture aérienne exhaustive, et la cartographie de toutes les agglomérations, y compris des plus petits villages, est établie à l’échelle du 1/1 000e (cadastre) et du 1/5 000e au 1/15 000e (planification des nouveaux équipements et de l’habitat). La nécessité d’agir dans l’urgence conduit à nouveau les responsables de l’aménagement à dépendre d’experts qui mènent des études générales peu en rapport avec les réalités locales afin de juguler une urbanisation effectuée hors des plans précédents. En outre, l’exécution des travaux est confiée à des sociétés étrangères de bâtiments et travaux publics selon le principe des projets « clés en main ». La réponse quantitative à la demande de logements est donc en grande partie comblée au prix de l’imposition d’un modèle standard et allogène d’urbanisation.
Crise et réappropriation du modèle importé
9L’une des constantes des agglomérations du Sahara libyen est leur état sanitaire critique. Partout, les signes de crise sont flagrants : des ordures jonchent le sol en tas de superficies variables, d’immenses flaques d’eau stagnent, y compris dans les plus petits villages. Crise de croissance ou crise de fonctionnement du modèle étatique ?
10L’usage des « vides urbains » constitue l’une des clés de lecture de ces dysfonctionnements, mais aussi des régulations que les habitants mettent en œuvre pour les pallier. Les terrains vagues sont nombreux dans les agglomérations étendues et peu denses, au point de faire partie du paysage et d’acquérir un rôle dans les dynamiques de réappropriation du tissu urbain. La comparaison du bourg d’Al Gharayfa à près de vingt ans de différence renseigne sur les modalités de la création des terrains vagues.
11Durant la période de construction des logements et des infrastructures, les aménageurs ont privilégié la « dé-densification » du bâti, rompant ainsi avec l’organisation des ksour. Les premiers ensembles étaient éloignés les uns des autres, reliés par un quadrillage de pistes, parallèles et perpendiculaires à la route. L’extensivité du bâti a dans un premier temps conduit à l’éparpillement des immeubles, bâtiments administratifs et résidences individuelles. Les constructions furent implantées le long de la route et des pistes. Le décalage entre le nombre de bâtisses et la superficie de l’espace à urbaniser a donc entraîné la multiplication des vides, le centre des îlots urbains restant vide, en contraste avec les axes. C’est là l’indice, en somme, du décalage entre les intentions des planificateurs et les choix des habitants.
12C’est à l’initiative de ces derniers que cette situation change rapidement. Le comblement des îlots s’accompagne en effet de la diversification du bâti, le jardin du centre de l’îlot disparaît, un lotissement résidentiel d’État est construit au sud, ainsi que quelques résidences privées. Surtout, l’emprise de l’habitat non réglementaire s’étend puisque l’on relève quatre sites différents : l’un se résume à un enclos en parpaings et à une boutique, un deuxième à des résidences individuelles, le troisième est loué à des étudiants et le dernier se greffe sur les ruines d’un des vieux sites villageois. Sur un périmètre réduit, on trouve l’essentiel des formes d’habitat présentes dans les villages du Sud libyen et on devine aussi quelques-uns des ressorts qui ont conduit à leur construction. Si l’enclos correspond à la volonté de son propriétaire de compléter ses revenus par l’élevage d’ovins et une épicerie, les autres cas révèlent à quel point l’accès à la propriété pose problème : des particuliers aspirent à posséder une résidence individuelle mais ne peuvent accéder aux normes de l’habitat réglementaire ; des étudiants pâtissent de la crise du logement universitaire à Oubari et s’installent dans une baraque louée à 20 kilomètres de l’université ; la plupart des immigrés subsahariens n’ont généralement pas d’autre choix que de s’installer dans les interstices de l’espace urbain. Le comblement de l’îlot ne se réduit donc pas seulement à une dynamique spatiale, il reflète aussi un changement social.
13L’assainissement est l’un des principaux problèmes posés par la rapidité de la croissance urbaine. Quatre systèmes d’évacuation sont utilisés dans les petites agglomérations libyennes : les puits perdus (dans les vieux centres), les fosses étanches, « vidangées à la demande des municipalités », les fosses communales « dans les nouveaux lotissements construits par l’État […] pour un groupe de dix habitations » et, finalement, le réseau collecteur relié à une station d’épuration dont seules parmi les petites villes Al Marj et Al Khoms étaient dotées au milieu des années 1980 (S. Qezeiri, 1986). Dans la mesure où les agglomérations du Sud ont été construites récemment par l’État, c’est le système des fosses septiques communales qui prédomine. À défaut d’un réseau complet d’évacuation des eaux usées, les îlots avaient été dotés de fosses communes, censées être vidées régulièrement par les services d’assainissement installés dans chaque agglomération. Or, plus on monte dans la hiérarchie des agglomérations, plus les flaques sont nombreuses et étendues, devenant parfois de véritables égouts à ciel ouvert, en particulier à Oubari (photographie 3).
14Signes cyniques de la rapidité du processus d’urbanisation, ces flaques témoignent de la croissance rapide de la consommation en eau par les particuliers. On touche là à un paradoxe qui concerne la plupart des espaces sahariens : si les forages et les motopompes permettent de pourvoir à la demande en eau des populations des agglomérations, en revanche la nécessaire mise en place d’un réseau d’évacuation s’avérerait coûteuse. Les dirigeants des services d’urbanisme en repoussent donc l’échéance d’un plan à l’autre, par faute de moyens financiers suffisants. Les forages se multiplient, à l’intérieur même des quartiers, comme à Sebha, contribuant ainsi à repousser à plus tard les risques de pénurie. La consommation croît, en même temps que le gaspillage, rendant ainsi le problème de l’assainissement de plus en plus critique.
15Face à ce changement, les pouvoirs publics sont démunis comme en témoignent les petits camions-citernes qui arpentent les rues d’Al Gharayfa afin de vider fosses et flaques. Leurs chauffeurs déversent ensuite leur contenu en périphérie de l’agglomération où de véritables lacs se forment en cas de rupture de canalisation… jusqu’à ce que les températures estivales les assèchent.
16À Oubari, il est bien question de mettre en place un réseau complet d’évacuation mais celui-ci était déjà prévu dans le plan d’aménagement précédent. Au retard pris, s’ajoute le problème du recyclage des eaux… à moins de déplacer le problème du centre vers la périphérie urbaine comme à Sebha, dotée d’une station d’épuration mais dont les eaux sont ensuite déversées dans un lac.
17Seules les zones d’habitat informel échappent encore au problème d’assainissement car elles ne bénéficient pas du système d’approvisionnement municipal. Leurs habitants creusent eux-mêmes des fosses à proximité des habitations et se cotisent pour les faire vider régulièrement. Mais il est probable que l’amélioration des conditions de vie entraîne une consommation d’eau croissante et donc à terme les mêmes problèmes d’assainissement.
18Le problème des déchets est commun à toutes les agglomérations. À Takarkiba, on peut dénombrer au moins six tas d’ordures importants à l’intérieur d’un village d’environ 700 habitants. Leur répartition obéit à une logique de proximité puisque les petits dépôts se situent dans les espaces vacants au sein des îlots d’habitat constitués par l’amoncellement des déchets jetés par les riverains. Les tas d’ordures les plus conséquents se situent plutôt en périphérie de Takarkiba, vers la palmeraie, notamment dans le vieux village qui se transforme en décharge, et les fondements des nouveaux lotissements, parsemés d’ordures regroupées en tas. L’extension du bâti repousse les limites du village et à chaque nouvelle construction les ordures périphériques sont repoussées à la pelleteuse plus avant dans la palmeraie.
19Cette tendance se confirme à Al Gharayfa où les ordures se trouvent dans le centre des îlots les moins bâtis et en périphérie, le long des axes goudronnés. Toutefois, l’importance des déchets est ici telle que la mise en place d’une décharge à la sortie de la ville est désormais indispensable. Néanmoins, comme pour les eaux usées, le décalage entre les quantités à déplacer et la modestie des moyens laisse douter de la durabilité de ces solutions. Malgré cette crise généralisée de la gestion collective des déchets, certains quartiers résidentiels de Sebha sont dénués de tout tas d’ordures, laissant présumer que, comme à Tripoli, des systèmes privés de ramassage se mettent en place.
20L’effet de taille déjà prégnant à propos de la question des eaux usées contribue à un clivage entre Sebha et les autres agglomérations. La taille de Sebha impose une réponse de la part des pouvoirs publics, tant du point de vue de l’assainissement que dans d’autres domaines de la régulation de l’urbain. À bien des égards, cette réponse paraît modeste mais l’importance et la durée des taux de croissance hypothéquaient jusqu’à présent toute possibilité d’adéquation entre les besoins et les services disponibles. À défaut de pouvoir anticiper, les autorités tentent au moins de combler le retard.
21Plus préoccupante est la situation des petites agglomérations. Leur taille, et sans doute aussi les modestes besoins des habitants à l’époque de la construction des villages, expliquent qu’il a pu être possible de faire dans un premier temps l’économie d’une gestion collective de l’assainissement. Depuis, les taux soutenus de croissance démographique provoquent une crise qui progresse avec l’urbanisation, laissant augurer de problèmes qui vont se poser avec acuité dans un proche avenir.
Le logement, indice de changement social
22Généralement, le logement porte les premières marques d’une appropriation de l’espace par les individus. Cette tendance est d’autant plus marquée dans le Fezzan que le fait de bénéficier de logements identiques a parfois conduit leurs propriétaires à effectuer les mêmes types de transformation. Pourtant, la diversité des formes d’habitat et, par conséquent, des modalités de leur réappropriation nous dit beaucoup sur les sociétés du Sahara libyen.
23Au-delà de la recherche d’un hypothétique modèle saharien ou de l’énumération et de la description de tous les types d’habitat, il semble donc plus opportun de dégager une grille de lecture des « figures de l’habiter », à même de nous permettre de progresser dans une lecture du changement social. Ces figures seraient au nombre de trois si l’on suit J. Lévy (1994) : la nécessité, étant la forme la plus élémentaire, le pouvoir-habiter, qui signifie que les individus peuvent élaborer des choix, et le vouloir-habiter, lorsqu’ils sont en mesure d’arbitrer les choix qui s’offrent à eux.
24La figure dominante est celle du pouvoir-habiter, promue durant la période d’intervention étatique à travers la construction de logements pour les populations. Dans la majorité des villages, l’habitat se résume essentiellement à la maison individuelle en lotissement. Le collectif (photographie 4) ne diffère pourtant pas forcément de l’individuel, sauf à Sebha, où ses dimensions sont en proportion avec la taille de la ville.
25La nécessité est minoritaire par rapport au pouvoir-habiter malgré la croissance rapide de l’habitat non réglementaire. Elle concerne essentiellement l’habitat aux conditions sanitaires les plus critiques. Les Libyens y sont moins présents que les immigrés ou les réfugiés. Plusieurs situations peuvent être distinguées. La première relève de l’autoconstruction, fréquente, comme nous l’avons déjà mentionné, depuis la rétraction du rôle de l’État dans la construction. Elle s’effectue soit ex nihilo, dans les vides du tissu urbain (photographie 5), soit à partir des ruines des ksour. La seconde relève de l’insertion des migrants dans le tissu urbain, qui s’effectue aux marges des agglomérations dans les logements délaissés par les Libyens ou bien dans leur centre (photographie 6).
26L’exemple d’Al Hajara (photographie 7), à Sebha, nous amène à réfléchir à la situation du ksar dans le contexte d’urbanisation actuel. Quelques constatations d’Amina Zine (1994), complétées par nos propres observations, conduisent à distinguer plusieurs modes d’intégration du ksar dans l’agglomération, dans l’ensemble du Sahara. La rapidité de la croissance urbaine, l’intégration dans des villes de tailles bien différentes, les choix des populations et ceux des pouvoirs publics (plan de rénovation ou d’abandon au profit de nouveaux sites), très variables selon les lieux, constituent les variables d’une typologie, même sommaire.
27Le ksar peut toujours faire fonction de centre-ville, mais c’est alors un centre densément peuplé dans une agglomération importante. Délabré, il n’en demeure pas moins le lieu où s’installent les populations les plus modestes, comme cela a souvent été le cas depuis quelques décennies dans les médinas des métropoles du Monde arabe. Le ksar-patrimoine peut aussi se situer dans le centre-ville (Tozeur, Ghadamès), à proximité du nouveau centre, commerçant et administratif. Cœur historique, il est souvent rénové car il contribue à médiatiser l’image de la ville à l’extérieur. Le ksar enclavé (Nefta) l’est à des degrés divers puisqu’il fait partie intégrante de l’agglomération au même titre que les quartiers plus récents. Le ksar abandonné, en ruine, est un cas très répandu de part et d’autre du Sahara. Les causes en sont diverses, mais généralement liées à l’évolution de la communauté et des représentations qu’elle se fait de l’habitat, où souvent l’ancien est déclassé au profit des constructions récentes. On ne peut évidemment pas négliger les mesures qui contribuent à une conservation ou à une rénovation liées à un classement patrimonial (Ghadamès, Ghardaïa, Chinguetti) ou à une valorisation touristique (Tamerza).
28La Libye ne déroge pas à la diversité des situations que l’on retrouve dans toutes les régions sahariennes. Mais généralement la situation est plus tranchée puisque le ksar est soit abandonné soit un lieu-refuge pour les populations qui s’insèrent dans les villes, qu’ils s’agissent des réfugiés touaregs ou toubous et des migrants subsahariens.
29La troisième situation relevant de la figure de la nécessité est celle des villages de fixation des nomades (photographie 8). Ils sont généralement nettement séparés du tissu urbain actuel et construits suivant un schéma répandu, de la tente à l’enclos, puis de l’enclos à la maison par la construction de pièces en dur.
30La diversité de l’autoconstruction ne se retrouve pas seulement dans les formes, elle relève aussi des matériaux employés. Les deux types dominants sont la brique de ciment et la brique de terre. La première est la plus employée car elle présente l’avantage d’être résistante, facile à confectionner et à acquérir puisque chaque village compte un atelier de fabrication. Autre matériau, la brique de terre crue, traditionnellement utilisée pour bâtir les ksour, ne l’est plus aujourd’hui que dans quelques sites de fixation des nomades. L’importance des ateliers de fabrication donne d’ailleurs une idée de la rapidité de la croissance du village.
31La dernière figure, le vouloir-habiter, correspond à l’habitat résidentiel privé, qui s’étend rapidement. Dans les villages et les bourgs, les choix de localisation sont souvent restreints par un facteur surdéterminant, celui de la proximité familiale. Mais à Sebha, le processus de résidentialisation est déjà largement engagé (voir plus loin fig. 14).
32Nadir Boumaza (1993), en observant les villes maghrébines, recense trois conflits de valeurs à la traduction flagrante dans l’habitat : le conflit occidental-oriental fondé sur l’ambivalence entre l’aspect extérieur oriental de la maison et le confort intérieur selon les normes occidentales ou la diffusion du bâti type « HLM » ; le conflit passé-présent, qui croise le précédent car la référence historique est toujours orientale (ouverture-fermeture de la maison) ; le conflit modernité-tradition caractérisé par l’opposition à la modernité qui produit parfois une volonté de retour à une tradition imaginée, magnifiée. Si les trois types de conflits sont séparés pour la clarté de l’exposé, ils ne fondent pas trois modèles différents mais sont entremêlés, selon l’idée qu’avance Françoise Navez-Bouchanine (1991) à partir d’études menées dans les métropoles marocaines. Il y a bien, selon elle, un modèle de l’habiter « rêvé » par les couches populaires pour lesquelles l’appropriation de l’habitat consiste en une transformation du logement visant à combler l’écart entre le lieu où l’on vit et celui où l’on aspirerait à vivre. Ce modèle, loin d’être circonscrit aux métropoles, atteste du partage de valeurs esthétiques et sociales à l’échelle d’un territoire national voire du Maghreb.
33La volonté de séparer l’ouvert de l’intime est symptomatique de ces conflits, particulièrement dans les grandes villes. Dans les villages, la préservation de l’intime était prévue dans le cadre des lotissements si l’on se fie à la hauteur des murs. L’ouvert, c’est l’espace où sont accueillis les invités, l’intime est réservé à la vie familiale. Or même si les logements sont exigus, la place du premier est disproportionnée par rapport au reste de la demeure puisqu’il peut correspondre au tiers de la résidence. De manière presque systématique, les balcons sont cloisonnés (photographie 9), pour des raisons pratiques, gagner une pièce de plus et se protéger du soleil mais aussi avec le souci de préserver cette intimité. Cet exemple illustre de manière flagrante le décalage entre l’importation d’un modèle et l’indispensable réappropriation à laquelle procèdent les habitants. L’exiguïté est un autre élément plus commun qui peut aussi expliquer ce cloisonnement mais dont la conséquence dominante réside dans la surélévation des résidences individuelles. En fin de compte, les éléments communs avec d’autres régions sahariennes, voire arabo-musulmanes, l’emportent sur les spécificités libyennes.
34En tentant de répondre aux urgences de la croissance démographique et aux recompositions entraînées par les migrations, les planificateurs n’ont évidemment pas agi de manière neutre. Rapidement, l’État s’est imposé comme l’acteur essentiel de la production du bâti, avant tout pour mettre en place un principe de redistribution généralisé par la suite à d’autres domaines d’intervention.
35On voit que le modèle urbain étatique tel qu’il a été plaqué dans les villes et les villages du Fezzan portait en germe de nombreux maux. D’évidence, les agglomérations sont sous-dimensionnées par rapport à la rapidité de la croissance démographique. Elles semblent avoir été pensées pour une société qui aurait maintenu son mode de vie antérieur dans un nouvel espace de vie, négligeant ainsi la fabrique sociale que représente l’épreuve de la ville. On ne peut alors être surpris de la crise du modèle urbain étatique, d’autant que celle-ci était déjà annoncée par les chercheurs durant la période d’extension du modèle.
36En habitant ces villes pensées ailleurs, les populations du Sahara libyen ont en parallèle provoqué leur déclin... en même temps que l’émergence de nouvelles modalités de l’habiter.
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