Chapitre VI. La mutation rurale sous l’influence de l’urbain
p. 105-116
Texte intégral
1Parmi les grands travaux initiés par l’État libyen durant les années 1970 et 1980, la rénovation agricole occupe une place de choix. Celle-ci visait à une moindre dépendance vis-à-vis du marché international et affichait en conséquence des objectifs de productivité mais surtout, elle participe d’un projet social et d’aménagement du territoire de grande ampleur. À l’échelle de la Libye, l’agriculture du Fezzan est évidemment négligeable avec à peine plus de 3 % de la superficie agricole nationale et 12 % des surfaces irriguées, mais au plan local cela se traduit dans les paysages par une continuité de l’activité agricole malgré de fortes disparités régionales. Il s’agissait d’abord de juguler les flux d’exode rural vers Sebha et le littoral en modernisant l’habitat et les pratiques agricoles et en diversifiant les autres activités économiques. Le marquage de l’espace fut une autre priorité qui s’est traduite par la volonté de maintenir des populations dans le Sahara, particulièrement dans les régions frontalières, en multipliant les périmètres agricoles. Quoique ancienne, l’activité agricole connaît donc depuis une vingtaine d’années des mutations importantes qui s’inscrivent dans un rapport de réciprocité avec le processus d’urbanisation, les deux s’effectuant conjointement. Pour cerner ce rapport, nous partirons d’une présentation des principales dynamiques rurales, puis des acteurs qui y participent avant d’en mesurer les conséquences spatiales dans le Fezzan.
Crise et mutation d’un espace oasien
2La crise agricole est l’un des éléments les plus emblématiques de la « décadence » du Fezzan. Les pages de l’ouvrage de Jean Despois (1946) sont émaillées de descriptions sur le piteux état de l’agriculture et « l’aspect misérable » des exploitations bien que la mise en valeur des terres soit l’activité principale des Fezzanais. En revanche, les remarques de Marcel Mercier (1946) incitent à nuancer l’importance réelle de la crise, lorsqu’il précise que « l’impression d’abandon [des parcelles] tient moins à leur mise en valeur effective qu’à la méthode de jachère ». Certes, le Fezzan a connu une crise grave et durable mais elle n’explique pas à elle seule le faible dynamisme agricole régional.
3Les superficies irriguées dans le Fezzan étaient inférieures à 1 000 hectares en 1945 (J. Despois, 1946) ; elles sont d’environ 60 000 hectares aujourd’hui. En 1962, la superficie totale cultivable de la région de Ghat est de 435 hectares (L. Eldblom, 1968), et de près de 4 000 hectares en 1987. Ces chiffres conduisent à penser que l’extension des terres irriguées ne s’est pas effectuée durant les cinquante mais plutôt durant les trente dernières années.
4Une approche par ensembles régionaux laisse apparaître une distribution relativement homogène des terres irriguées dont le cinquième se trouve sur chacun des deux axes du Wadi Ash Shati et de Mourzouq, un tiers dans le Wadi Al Haya, 15 % dans la région de Sebha et 5 % dans celle de Ghat. Les terres cultivables, c’est-à-dire celles dont la mise en valeur est possible, sont beaucoup plus inégalement réparties. Cette réserve foncière correspond à près de la moitié des terres de Sebha et du Shati, à un quart de celles de Mourzouq mais à seulement 10 % des terres du Wadi Al Haya. On ne peut considérer ces chiffres comme totalement fiables mais en revanche, ils permettent de mesurer l’intensité de la mise en valeur à un moment donné.
5À un niveau plus fin, on constate que la moitié des terres irriguées est concentrée dans les trois secteurs d’Al Gharayfa, Sebha et Brak. Le cas de Brak est un peu particulier puisque sur une aire réduite, 15 kilomètres de rayon, sont associés une agglomération moyenne, plusieurs villages et un périmètre agricole étatique. Néanmoins, la distinction des deux principales agglomérations n’est pas anodine puisque si les terres offrent un potentiel que l’on ne retrouve pas ailleurs, c’est aussi l’indice de l’intensité de la périurbanisation agricole. Il n’est pas non plus surprenant de noter la présence d’Al Gharayfa parmi les trois principales annexes. C’est même là une remarquable continuité historique puisque les terres les plus fertiles du Fezzan s’y trouvent, les plus convoitées, depuis toujours, par les propriétaires fonciers des trois vallées centrales. En définitive, le Wadi Al Haya et la région de Sebha constituent les zones agricoles pionnières.
6Jean Lethielleux (1948) parle d’environ 2 000 jardins pour l’ensemble du Fezzan dans les années 1940 et retient le chiffre de 2 300 hectares, soit une superficie moyenne de 1,15 hectare. Aujourd’hui, la plupart des exploitations privées comptent de 5 à 40 hectares en irrigué. L’État a largement contribué à cette augmentation de la taille moyenne des exploitations par une série de plans d’aménagement, de la moitié des années 1960 à la moitié des années 1980. La réorganisation des terres dans le cadre des projets familiaux s’est accompagnée d’une multiplication des exploitations dont la superficie varie de 5 à 14 hectares, puisqu’elles composent en 1987 du cinquième aux quatre cinquièmes du nombre total des exploitations selon les lieux. De profondes disparités spatiales opposent les régions de Ghat et du Shati, peu touchées, à celles du Wadi Al Haya et de la dépression de Mourzouq, où l’action de l’État fut la plus importante. Ces disparités se retrouvent dans les vallées, notamment entre Oubari, où deux tiers des exploitations se situent dans cette fourchette, et Al Gharayfa, nettement moins touchée. Or, Oubari est un noyau de peuplement récent alors qu’à Al Gharayfa, vieille région agricole, le morcellement et la petite taille des propriétés prédominaient avant l’intervention étatique. Ces exemples permettent de pointer les limites de l’action de l’État, très forte dans les espaces peu peuplés mais en butte à la gestion coutumière du foncier rural dans les vieux foyers de peuplement.
7Culture autrefois prépondérante du Fezzan, le palmier-dattier demeure aujourd’hui dans le Sahara libyen l’indice d’une mise en valeur traditionnelle des jardins. Malgré quelques projets de rénovation et d’introduction de nouveaux plants, les espèces les plus recherchées, telle la deglet nour, sont absentes. Notons que Marcel Mercier (1946) s’en étonnait déjà après la Seconde Guerre mondiale et sans doute aussi les autorités coloniales italiennes puisqu’elles tentèrent, sans résultat, d’en développer l’exploitation durant les années 1930. Les dattes servent aujourd’hui à la consommation locale et nationale, à la production d’une confiture et à la nourriture du bétail.
8La répartition des palmiers-dattiers révèle la forte corrélation entre l’urbain et la route (fig. 10). Dans près de la moitié des annexes, le palmier-dattier correspond à plus de 85 % du total des arbres fruitiers. Or ces annexes sont en situation périphérique par rapport à l’axe routier principal. On a là une confirmation de l’étroite association entre les choix de production et les infrastructures, déjà constatée à propos du remembrement des parcelles.
9L’importance du raisin est exactement inverse de celle du palmier-dattier (voir fig. 10). Elle est l’indice de l’émergence d’un marché urbain de consommation car le raisin de table fait partie des nouvelles cultures à forte valeur ajoutée. Sa répartition fait apparaître plus nettement encore que d’autres productions l’importance de l’axe central, de Sebha à Oubari, dans l’implantation des cultures périurbaines. La localisation le long de cet axe garantit un transport rapide des denrées fragiles vers les foyers de consommation proches comme Sebha, plus lointains comme la Tripolitaine.
10Une dissociation assez nette entre deux types d’espaces ruraux se dessine donc : ceux qui correspondent aux principales villes où la périurbanisation transforme leurs périphéries et ceux qui furent remodelés dans le cadre de la rénovation rurale associant remembrement des exploitations, orientation commerciale des cultures et urbanisation intense. La qualité du réseau routier national, le très bas prix de l’essence, la grande mobilité des personnes et des produits et l’intense recomposition du rôle des acteurs agissent ici comme des facteurs déterminants du dynamisme de l’agriculture privée dans son fonctionnement actuel. On devine pourtant à quel point la situation est plus ambiguë qu’il n’y paraît au premier abord dans la mesure où les rouages économiques sont entre les mains d’acteurs privés. Mais leur marge de manœuvre est d’autant plus forte que l’État garantit des infrastructures et un soutien déterminant à leur initiative.
Les aléas de l’agriculture bureaucratique
11La politique rurale de l’État libyen vis-à-vis du Sahara s’articule durant les années 1970 et 1980 autour de deux objectifs : restructurer et rénover les vieilles régions d’agriculture oasienne et mettre en place quelques vastes périmètres de production, médiatisés et à forte charge symbolique, celle d’un idéal d’autonomie nationale.
12C’est à partir des villages existants que sont généralement conçus les projets de peuplement étatiques. Ils ont une facette agraire, fondée sur la redistribution des terres cultivables et l’attribution aux exploitants, théoriquement les plus modestes, d’un lot de 6 à 10 hectares à mettre en culture, d’une fermette, d’une bergerie, d’un verger, d’un tracteur, d’une somme d’argent et d’un prêt sur vingt ans visant à rembourser le tiers des équipements fournis (C. Souriau, 1984). Mais au-delà des dotations individuelles, se profile un projet plus ambitieux car avec 100 à 200 propriétés construites dans chaque périmètre, ce sont souvent plus de mille personnes qui sont concernées, notamment à Oubari, Oum al Aranib, Brak, Fjej et Tahala. D’autant plus que chaque périmètre est assorti de la création d’un centre de services et de soins, une école, une mosquée, une poste, un atelier de maintenance, une coopérative, un laboratoire d’analyse agricole et un marché (M.O. Attir, 1985). La politique de rénovation rurale aboutit donc à multiplier et à moderniser les noyaux de peuplement villageois et micro-urbains.
13Éléphants blancs de l’agriculture saharienne ou projets de production nécessaires à l’indépendance nationale, les grands complexes étatiques focalisent souvent – à tort ? – l’attention par la démesure des investissements qui leur ont été consacrés.
14Le site de Maknoussa se situe au sud du Wadi Al Haya. Il se présente sous la forme de deux séries parallèles de pivots, de part et d’autre de l’axe routier en direction de Mourzouq, sur un plateau. À chacun des 90 pivots correspond un forage et la superficie totale est de 3 900 hectares, soit 45 hectares par pivot. Deux récoltes par an sont assurées, une de céréales d’hiver (blé et orge) et une de céréales d’été (maïs). La production est écoulée localement ou sert de fourrage sur place car une station pilote d’élevage d’ovins et de bovins vient d’être installée sur le site.
15Malgré la proximité de deux vallées peuplées, le complexe de Maknoussa est marginal puisqu’il n’emploie que 200 salariés. De plus, les soucis de rentabilité ont conduit les responsables à réduire cet effectif dont la moitié vit dans les villages alentours et les autres résident sur place, en mobil-homes s’ils sont ouvriers ou techniciens ou bien dans un lotissement s’ils sont cadres. La rentabilité affichée du projet laisse sceptique car sans brise-vent, il est exposé aux vents de sable qui déposent des poussières sur les parcelles, et sans engrais, ses rendements semblent nettement inférieurs à ceux des exploitations privées. Ce bilan mitigé contraste donc avec le dynamisme des parcelles de mise en valeur individuelle, très liée à la généralisation du processus d’urbanisation.
16Dans le Fezzan, on recense six sites, Maknoussa (1978-1979, 90 rampes), Berjouj (1987-1989, 54 rampes), Irawan (1987, 27 rampes), Arial (1979-1980, 122 rampes), Tmessa et Tahala (voir fig. 10). Chaque pivot a une superficie de 40 hectares et l’on en dénombre au moins 300 pour cette seule région, soit plus que pour tout le Sahara algérien (M. Côte, 1993). L’objectif est double, d’une part contribuer à l’autosuffisance alimentaire de la Libye dans le cadre plus idéologique des grands projets d’indépendance nationale, d’autre part contribuer au développement du Sahara libyen. La Fezzan Agriculture Authority (FAA) est créée avec pour objectif de gérer l’ensemble des sites régionaux. Une compagnie américaine fournit l’assistance et les conseils techniques, la majorité des employés viennent des villages alentour, les autres sont logés sur place dans des baraquements prévus à cet effet. Les productions diffèrent selon les saisons, blé en hiver, maïs en été mais aussi luzerne, ail.
17Mais depuis le début des années 1990, le désengagement étatique touche les grands périmètres construits durant les deux décennies précédentes. La privatisation des organismes chargés de la gestion des sites expose désormais la FAA à la double concurrence des produits importés et de la production agricole libyenne d’initiative privée. En outre, l’aide technique a pâti de la dégradation des rapports avec les États-Unis qui ont souvent fourni matériel et compétences. Dans ce contexte, la portée sociale et politique de l’agriculture bureaucratique s’est érodée, laissant place à des considérations plus pragmatiques, celles du marché. Or, sur les quatre sites gérés par la FAA, deux posent des problèmes de localisation, liés à l’âpreté des conditions naturelles, notamment la salinité des sols et les vents qui assèchent les cultures et transportent la poussière de sable de l’erg. En outre, Irawan, à 60 kilomètres à l’ouest d’Oubari, pâtit de la découverte d’un champ d’exploitation pétrolier à 2,5 kilomètres vers lequel ont convergé la main-d’œuvre, les investissements et l’utilisation de l’eau des nappes fossiles. L’enclavement ajoute aux handicaps comme à Wadi Arial puisque le site décline à cause des difficultés liées à l’agriculture en zone sableuse et par suite des frais occasionnés par l’approvisionnement et la prise en charge des employés, toutes charges qui ne sont plus compatibles avec les objectifs de rentabilité. Au bilan, moins de la moitié des rampes d’aspersion fonctionnent.
18Les mauvais résultats financiers de Arial et Irawan sont difficilement compensés par ceux, positifs, de Berjouj et Maknoussa. Certes, des conseillers de pays proches de la Libye sont présents sur les sites, Égyptiens et Soudanais essentiellement mais les défaillances de la maintenance, la mauvaise qualité du matériel, rarement renouvelé depuis l’embargo, rendent la productivité aléatoire. Peu en prise avec les dynamiques qui traversent actuellement le Sahara libyen, ces projets risquent donc de décliner comme c’est déjà le cas pour celui d’Al Jawf dans le groupe d’oasis de Koufra, pourtant emblématique de cette agriculture bureaucratique.
L’essor de l’agriculture privée périurbaine
19La combinaison des interventions publiques et de l’initiative privée caractérise désormais le rapport à l’espace rural dans l’ensemble du Fezzan. C’est là une rupture avec le principe de répartition des terres agricoles sous la forme de périmètres allotis assez similaire à celle constatée dans l’habitat, où l’arrêt de la construction d’individuel public a entraîné l’extension de nouveaux types d’habitat. En conséquence, l’extension des mises en valeur agricoles individuelles transforme les paysages du Fezzan, encore marqués par la trame déjà remodelée durant les années 1970 et 1980 sous impulsion étatique. Cette combinaison varie selon le degré d’intervention initial de l’État et le type d’urbanisation qui caractérisent le Sahara libyen : dans les vallées oasiennes, la micro-urbanisation linéaire le long de la route impulse un mouvement d’extension rapide de mise en valeur des terres vierges tandis qu’aux marges des villes d’Oubari et de Sebha se développe l’agriculture périurbaine.
20Le dynamisme agricole et urbain du Wadi Al Haya (voir fig. 10) se traduit par une mutation paysagère spectaculaire, dans une vallée où se concentre le tiers des terres du Fezzan sur une centaine de kilomètres. La route matérialise la limite entre deux formes de mises en valeur : les plus anciennes s’étalent en piémont de l’erg d’Oubari, là où la nappe phréatique se situait en moyenne à 3,6 m de profondeur (M. Mercier, 1946). Les formes plus récentes se situent de l’autre côté de la route et des villages, plus loin de l’erg et des lieux de la vallée les plus densément peuplés et cultivés. On peut avancer au moins deux raisons pour expliquer ce mouvement. D’une part, contrairement à l’image encore répandue de la culture oasienne traditionnelle à trois étages – jardin, verger et palmeraies sur la même parcelle –, le Fezzan donne l’exemple de paysages agraires où la dissociation entre palmeraies et jardins est ancienne et où la multiplication de ces derniers conduit les propriétaires à chercher de nouvelles terres. D’autre part, l’acquisition de terres vierges ne pose pas de problèmes puisqu’elles deviennent automatiquement la propriété de celui qui les met en valeur. En revanche, l’importance de la mise en valeur est telle que les nappes superficielles de piémont d’erg s’assèchent ; par conséquent le déplacement des cultures correspond aussi à une « quête » de l’eau là où les ponctions sont encore limitées.
21Le Fezzan donne à voir une situation différente de celle qui prévaut en Tunisie, tant du point de vue des acteurs que des positions défendues par les autorités. La fixation des nomades constitue en effet dans le Sud tunisien, notamment dans le Nefzaoua, une impulsion essentielle dans l’extension des fronts pionniers agricoles sur les anciens itinéraires pastoraux ; le modèle fixation-urbanisation-front pionnier domine. En Libye, au contraire, le front pionnier se situe à l’intérieur de la vallée, à l’initiative des villageois disposant des moyens financiers nécessaires et non des nomades ou semi-nomades installés récemment. Le témoignage d’un propriétaire d’Al Gharayfa illustre les modalités selon lesquelles ces exploitations sont créées :
Ce chef de famille possède 20 hectares. Il a d’abord délimité un périmètre sur les terres vierges à proximité du bourg, a fait effectuer un forage à 55 m de profondeur puis a déclaré l’action aux autorités locales car si les terres vierges font partie des domaines de l’État, l’acte de mise en valeur entraîne leur privatisation au profit de celui qui l’effectue. Malgré l’insistance des responsables locaux, il n’a pas procédé à la rédaction d’un acte de propriété, préférant user ensuite du droit coutumier pour régler sa succession. En conséquence, il n’a bénéficié que d’une aide limitée puisque seule une partie des frais occasionnés par le forage lui a été remboursée. Le propriétaire participe occasionnellement à la mise en valeur de l’exploitation et partage la récolte pour moitié avec les deux Égyptiens qui y travaillent à temps complet. Comme dans la plupart des cas, ils ont privilégié la petite polyculture, céréales (blé et luzerne), une palmeraie, des arbres fruitiers (orangers, citronniers) et des légumes. Les fruits sont réservés par des grossistes de Sebha et les légumes sont vendus sur les marchés locaux.
22Le mouvement d’extension des parcelles privées s’inscrit donc très logiquement à la suite de celui impulsé durant les années 1970 et 1980 par les pouvoirs publics. Mais si le soutien financier est toujours conséquent, en revanche, on passe d’un projet rural à vocation sociale à une incitation à vocation productiviste où les mécanismes fonciers sont gérés dans le cadre familial, en marge des règles que les autorités tentent d’instaurer.
23Le périmètre d’Oubari est le type même des aménagements étatiques créés ex nihilo, aujourd’hui en crise (fig. 11). Alors que les traces de foggaras indiquaient la présence d’une agriculture laissée à l’abandon depuis plusieurs décennies, la décision de promouvoir Oubari comme centre principal du Wadi Al Haya s’accompagne de la construction d’un des plus importants périmètres agricoles de peuplement du Sahara libyen à proximité de la ville.
24Ce périmètre s’étend sur 1 800 hectares, découpé en 172 lots de 10 hectares chacun, et autant de fermettes, groupées par quatre. Des chemins rectilignes permettent de circuler entre les exploitations, séparées par des brise-vent de tamaris de 10 m de haut. Ce rationalisme contraste avec la faible intensivité des parcelles. Malgré la présence d’agriculteurs égyptiens et de manœuvres subsahariens, le projet agricole, construit « clés en main », pâtit d’un évident manque de maintenance. À cela plusieurs raisons : l’absentéisme des propriétaires, le sous-effectif salarié (un employé égyptien par exploitation), la faible mécanisation. Au total, du tiers aux quatre cinquièmes de la superficie des parcelles est mis en valeur.
25Les pressions extérieures sur ce périmètre sont fortes. Aux marges du projet, deux villages de fixation des nomades s’étendent, l’un de peuplement toubou, l’autre plus important, de Touaregs. La proximité des brise-vent qui délimitent le projet et séparent les exploitations, les équipements électriques et l’accès à l’eau sont une véritable aubaine pour ces pasteurs. Non seulement, ils utilisent le bois pour leurs besoins domestiques ou pour produire du charbon vendu dans les agglomérations mais de plus, ils profitent de la végétation pour les troupeaux qu’ils élèvent.
26Au vu de l’exemple d’Oubari, le bilan des périmètres agricoles étatiques, tels Brak, Oum Al Aranib et Tahala, pour ne citer que ceux du Fezzan, est donc extrêmement mitigé et les empiétements révèlent, plus qu’ils ne suscitent, la crise. Ils devaient permettre aux familles d’agriculteurs ou de nomades qui se fixaient de bénéficier d’une complète autonomie tout en participant à la production agricole du Sahara. Malgré l’importance des moyens mis en œuvre, les problèmes sont multiples, techniques certes, mais aussi sociaux. Ce déclin contraste avec la vitalité des parcelles de mise en valeur privée jusqu’à la limite du projet et l’extension des villages de fixation des nomades, dont témoignent les multiples sites de fabrication de briques en terre crue. Ce n’est donc pas l’agriculture dans son ensemble qui est remise en cause mais certains choix de mise en valeur.
27Le dynamisme agricole autour de Sebha (fig. 12) s’apparente à celui du Wadi Al Haya. Là aussi, les vieilles palmeraies entourent la ville même si la pression urbaine s’exerce avec plus de force. Le plan d’aménagement à l’horizon 2000, établi au début des années 1980, prévoyait des extensions urbaines qui, dans les faits, ont rapidement été suspendues car elles empiétaient trop sur les palmeraies. Les nouvelles exploitations se situent généralement le long des axes qui relient Sebha au reste du Fezzan. Les propriétaires privilégient donc l’accessibilité, choix logique pour des cultures orientées vers la demande locale et celle des foyers de peuplement littoraux. Les autorités publiques avaient fait de même en installant plusieurs périmètres allotis, initiant les formes individuelles de mise en valeur. Plus que dans le Wadi, le décalage entre la surface occupée par les palmeraies et celle des nouveaux jardins est spectaculaire, à la hauteur du vaste marché de consommation urbain que constitue la ville.
28La ceinture agricole se double ici de plusieurs marchés et de nombreux enclos à bétail aux portes de la ville, jusqu’à 10 000 ovins et 5 000 dromadaires. Ceux-ci appartiennent aux citadins qui les font garder en périphérie de la ville mais Sebha est surtout un marché saharien où sont acheminés des troupeaux élevés au Niger et au Tchad à destination des marchés de consommation urbains de l’ensemble de la Libye.
Les complémentarités entre l’urbain et le rural
29L’étude des dynamiques agricoles du Fezzan laisse entrevoir de nombreux liens avec le processus d’urbanisation. Elle dément ainsi l’idée d’un déclin des espaces ruraux au profit de l’urbain, l’un et l’autre étant en crise avant l’intervention massive de l’État. En revanche, leur rénovation en parallèle contribue à susciter de nouveaux liens fondés sur la complémentarité plus que sur l’opposition.
30Cette complémentarité s’exprime d’abord dans les rythmes de croissance. Dans les cas de Sebha et de Brak, les villes créent leurs campagnes au fur et à mesure de leur extension. Les modalités de cette dynamique diffèrent sensiblement mais elles répondent à la nécessité de fournir des produits agricoles aux citadins et de se situer près des axes de communication majeurs. À Al Gharayfa, la dynamique est différente puisque la principale zone agricole du Fezzan est aussi la principale aire de micro-urbanisation. Les villages sont extrêmement proches les uns des autres et connaissent tous des rythmes de croissance soutenus depuis une trentaine d’années. Certes, celle-ci doit plus à l’intervention de l’État en terme d’emplois tertiaires et d’équipements. Mais c’est justement cette amélioration des conditions de vie et cette incitation à rester dans leur village d’origine qui encouragent les habitants à chercher dans les nouvelles formes d’agriculture des compléments de revenus, voire des placements rentables pour les plus aisés.
31Cette complémentarité se retrouve dans l’évolution des pratiques spatiales. Les familles de Sebha qui possèdent des propriétés importantes s’y rendent durant l’été, y installent des jeux pour leurs enfants et des résidences secondaires. Le jardin devient donc le prolongement de l’espace privé, s’inscrivant dans une dynamique de recomposition des espaces périurbains très marquée autour de Tripoli et des grandes villes du littoral libyen.
32Enfin, la complémentarité s’exprime à travers les hiérarchisations sociales en cours. Jean Lethielleux notait en 1948 « qu’il faut déjà être riche pour pouvoir faire un nouveau jardin [et que] les riches n’hésitent pas à acquérir ou à créer des jardins dans les meilleures régions de culture ». Ce principe est toujours actif, particulièrement dans le cas des périmètres allotis de mise en valeur qui connaissent deux types d’évolutions : la sous-exploitation par manque de moyens (nous relevions que la superficie allotie était souvent trop importante par rapport aux moyens de leurs propriétaires) ou un dynamisme identique à celui des parcelles de mise en valeur individuelle. Dans ce dernier cas, ce sont les capacités d’insertion au marché et donc de choix des cultures les plus rentables qui font la différence. Les exploitations les plus dynamiques, quel que soit leur statut juridique, se caractérisent par leur superficie importante (de 10 à 40 hectares). Elles appartiennent à des familles qui disposent de réseaux de relation diversifiés et peuvent mobiliser les capitaux nécessaires.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La diaspora noire des Amériques
Expériences et théories à partir de la Caraïbe
Christine Chivallon
2004
La brousse et le berger
Une approche interdisciplinaire de l’embroussaillement des parcours
Marianne Cohen (dir.)
2003
Les territoires de la mobilité
Migration et communautés transnationales entre le Mexique et les États-Unis
Laurent Faret
2003
Histoire et devenir des paysages en Himalaya
Représentations des milieux et gestion des ressources au Népal et au Ladakh
Joëlle Smadja (dir.)
2003