Chapitre IV. Transactions entre le national et le local
p. 75-91
Texte intégral
1La rapidité du processus d’urbanisation suscite-t-elle ou correspond-elle à l’émergence de nouveaux acteurs dans le Fezzan ? Et dans ce cas, quelle est leur marge de manœuvre ?
2Il est nécessaire de sortir du cadre saharien pour aborder ces questions, notamment pour comprendre quelques-unes des logiques de l’« État sans État », parfois perçu comme décentralisateur mais en définitive fondamentalement jacobin dans ses pratiques (F. Burgat et A. Laronde, 1996). Malgré la carence en études de cas récentes, quelques traits majeurs se dégagent, qui révèlent un « cas libyen » aux rouages politiques, économiques et sociaux souvent peu différents de bien d’autres pays arabes. C’est sans doute en partie parce que les bouleversements sociaux, notamment l’urbanisation généralisée et la croissance démographique, perturbent le fonctionnement politique jusqu’alors circonscrit aux relations entre l’« État et les tribus » (J. Davis, 1990). Avec réticence, les autorités libyennes poussent plus avant l’Infitah économique, annoncée en 1987 puis freinée durant la période d’embargo mais que les acteurs de l’activité économique privée réclament avec force.
3Dans le Fezzan, deux éléments caractérisent le contexte politique, économique et social actuel : le cadre d’action est avant tout local et familial. Pour autant, ce cadre n’est pas statique, faisant preuve d’une adaptation remarquable aux changements qui touchent la région. Nous énumérerons quelques entrées afin d’en cerner les contours : la croissance des activités informelles, celle du nombre de migrants, les extensions urbaines ou les investissements dans les activités agricoles. L’exemple de Ghadamès est d’autant plus intéressant qu’il rompt avec la tendance générale et rappelle à quel point le rôle des acteurs locaux est d’autant plus notable qu’il s’inscrit dans la durée.
L’omniprésence de l’État sans État
4Le système politique libyen des années 1970 présente des particularités qui conduisent l’observateur à le distinguer de ceux des autres États du Maghreb. Trois grilles de lecture paraissent fondamentales afin de comprendre la Libye contemporaine (R. Bocco, 1988).
5La principale particularité est, d’évidence, l’importance de la rente pétrolière1 qui a permis aux dirigeants libyens de disposer de ressources importantes sans avoir à taxer leurs concitoyens et de prendre en charge ces derniers en les employant massivement dans la fonction publique. Cette opportunité a eu des avantages immédiats, notamment celui de laisser les mains libres aux dirigeants exempts de l’obligation de rendre compte de leurs choix politiques, exempts aussi de toute velléité de perfectionnement de l’appareil d’État. Mais les limites de ce mode de fonctionnement sont tout aussi flagrantes. L’économie rentière libyenne se caractérise par une triple dépendance, vis-à-vis de la variabilité du prix du baril de pétrole, de l’importation massive de biens de consommation et de technologie et de ses besoins massifs en main-d’œuvre étrangère. Toute crise économique est donc de nature à fragiliser la Libye et par là les fondements de la légitimité de ceux qui la gouvernent. Or, dès le début des années 1980, la chute des cours des hydrocarbures met progressivement à mal le système économique puis politique libyen, et par conséquent les modalités selon lesquelles la rente était redistribuée à la population. On peut lire dans les changements que la Libye a connus durant les années 1990 la manière dont les autorités ont tenté d’adapter l’appareil d’État à ce nouveau contexte.
6La seconde particularité du régime politique libyen réside dans la volonté des autorités, en l’occurrence du Guide et théoricien de la Révolution, Mouammar Kadhafi, de médiatiser l’image d’absence d’État.
7Plusieurs raisons ont amené le pouvoir central à ce choix : le fait que la Libye n’a pas hérité d’un modèle étatique colonial, cette période ayant été courte, brutale et dénuée de toute velléité d’émergence d’élites locales qui auraient géré la succession italienne ; la vision suspicieuse que porte Kadhafi sur les institutions étatiques et donc le refus non seulement de l’État mais aussi de toute forme de représentation. La Jamahiriya (État des masses) se définit par l’abolition de tout gouvernement central et la remise du pouvoir aux unités de base au sein desquelles la population est regroupée (R. Bocco, 1988). Parler d’État en Libye revient donc à employer un terme générique, une commodité de langage plus qu’une réalité clairement définie. Il est dès lors nécessaire de se questionner sur le « système Kadhafi » afin de mieux comprendre le fonctionnement des institutions libyennes. Le schéma institutionnel présente théoriquement une grande souplesse. Le pouvoir juridique appartient aux congrès populaires et le pouvoir exécutif aux comités populaires. Ils ont « une base territoriale (quartiers et municipalités) ou sectorielle (par activités) » (F. Burgat et A. Laronde, 1996). La réunion annuelle des congrès, en un Congrès populaire général, vise à avaliser et à harmoniser les décisions prises par chacun d’eux et à les doter ou non d’un financement. Le comité populaire général, instance exécutive, correspond à un gouvernement dont les secrétariats sont les ministères.
8Les relations entre les niveaux de pouvoir local et national s’effectuent sans échelons intermédiaires, de niveau régional, aux attributions clairement identifiées mais de nombreux paramètres viennent perturber ce mode de fonctionnement. Indéniablement le fait que « l’autoritarisme jacobin » prédomine limite d’autant les marges de manœuvre du pouvoir local. De plus, « dans la pratique, l’autonomie de décision des congrès de base va s’avérer assez largement fictive [car] les appartenances traditionnelles et leurs logiques mobilisatrices propres se sont très vite coulées dans les failles de ce système pour le détourner » (F. Burgat et A. Laronde, 1996).
9L’assise tribale de la société joue donc un rôle essentiel qui conduit à considérer la relation entre « l’État et les tribus » comme fondatrice de l’action politique dans la Jamahiriya. C’est là la troisième particularité du système politique libyen.
10Les recherches de John Davis (1990), qui analyse les relations de pouvoir au niveau local et leurs articulations avec le système politique national libyen, sont un point de départ incontournable. L’auteur montre notamment comment « l’organisation tribale […] se reproduit dans la Jamahiriya [à une époque où] l’arène politique du pays est relativement petite » (R. Bocco, 1988). Quelques clés d’explication sur les modalités de l’agir en Libye découlent du rapport entre l’État et les tribus notamment lorsque « de ce principe de fonctionnement qui caractérise la société, découle la physionomie actuelle des villes libyennes, leur peuplement, leur bâti. […] [Elles sont], en définitive la négation même du creuset urbain » (J. Bisson, 1997).
11Lorsque John Davis mène ses études de terrain entre 1975 et 1979, dans la partie orientale du pays, les trois entités régionales de Tripolitaine, Cyrénaïque et Fezzan étaient alors loin d’être homogènes, présentant des différences notables, selon leur inégale affiliation à la Senoussiya, puis leurs rapports aux régimes successifs : la Cyrénaïque, à l’est, était un soutien à la royauté et le foyer de la dissidence envers le régime de Kadhafi, alors que la Tripolitaine et le Fezzan, à l’ouest, avaient des positions inverses. Depuis, deux problèmes se posent, celui de savoir si ces informations valent pour toute la Libye et si elles permettent de comprendre la période actuelle car on admettra aisément qu’entre-temps le contexte politique, la société et les modalités d’exercice du pouvoir aient pu largement évoluer. Si les analyses de John Davis permettent de comprendre les modalités de la production de l’urbain durant la période d’intervention étatique, sont-elles aussi pertinentes pour la période actuelle ?
12L’évolution des découpages administratifs est sans doute symptomatique de la délicate répartition des pouvoirs entre les différents niveaux d’encadrement du territoire, national, régional et local. En Libye, le système initialement décentralisé semblait susceptible de favoriser, bien avant les États voisins, l’émergence d’un pouvoir local institutionnalisé. L’instauration de la Jamahiriya, en 1977, se traduit par une inflation du nombre de municipalités et d’annexes, émanation de la vision « kadhafienne » d’une large décentralisation des pouvoirs. Mais si le Fezzan est divisé en cinq municipalités et trente-neuf annexes en 1978, les découpages suivants consistent en une rétraction du nombre d’entités administratives particulièrement drastique : trois municipalités et six annexes en 1986 puis une et quatre en 1991. Le mouvement est contraire à celui que l’on constate au même moment en Tunisie ou en Algérie puisqu’en Libye on passe progressivement d’un maillage local à un maillage « micro-régional ». Le découpage de 1997 renoue avec celui de 1978, proposant un morcellement identique. L’interprétation de l’évolution du maillage administratif libyen est donc pour le moins délicate ; elle ne traduit ni n’accompagne la croissance et l’agglomération de la population, contrairement à la tendance observée dans le reste du Sahara maghrébin. Le découpage de 1978 traduit en fait une vision idéologique du territoire, très décentralisée au plan local, alors que les découpages suivants correspondent aux aires d’action d’aménagement du territoire.
13Le dernier découpage marque en apparence un retour vers la tendance initiale, amplifiée même, puisque le nombre d’annexes double. Pourtant, certains changements de dénomination ne trompent pas. Ainsi les centres (marâkaz) sont désormais des villes (moudoun), telles Oubari, Mourzouq et Ghat. De plus, la majorité des découpages correspondent à des ensembles villageois cohérents. De toute évidence, ce découpage prend acte de l’urbanisation ou plus précisément d’une micro-urbanisation linéaire ; elle se caractérise par la multiplication des pôles qui forment la trame d’un réseau de villages dont nous avons rappelé l’ancienneté. L’évolution sémantique consacre donc l’émergence d’une trame urbaine hiérarchisée et structurée par les principales agglomérations. Les choix libyens de maillage territorial semblent progressivement accompagner la mutation spatiale du Sahara libyen mais ils nous disent sans doute plus sur les délicates relations entre le national et le local. C’est probablement en marge de cette organisation que l’on peut réellement lire l’émergence d’acteurs du local.
14La récente décision de décentraliser les pouvoirs va peut-être aussi dans le sens d’une plus grande lisibilité des échelons du pouvoir administratifs en créant en 1998 avec les Sha`abiyat un niveau régional d’encadrement du territoire plus affirmé. Il semble qu’après plusieurs scenarios, il ait été décidé de stabiliser le découpage à vingt-six unités, dont quatre pour le Fezzan : Wadi Ash Shati, Sebha, Wadi Al Haya et Mourzouq ; on retrouve ainsi les quatre grands ensembles qui composent la région, l’ensemble oasien de Ghat étant rattaché au Wadi Al Haya. Cette réforme frappe par son ampleur, 21,5 % du budget national est alloué aux Sha`abiyat en 1998, 38 % en 1999 et 48 % en 2000. La dissolution de l’appareil d’État, longtemps prônée, se concrétise alors que le discours dogmatique sur l’État sans État a désormais perdu l’essentiel de sa substance, conférant à l’échelon régional une capacité d’intervention inédite dans l’histoire de la Libye contemporaine. Le Fezzan ne paraît pas particulièrement avantagé par cette réforme, bénéficiant d’une dotation budgétaire sensiblement équivalente à son poids démographique à l’échelle nationale. En revanche, il paraît opportun de se questionner sur ceux qui bénéficient d’une décentralisation aussi massive. À bien des égards, la déconcentration des moyens financiers dont dispose l’État libyen paraît profiter aux élites locales proches du régime, renforçant ainsi de nouvelles formes de clientélisme, plus discrètes.
15Ainsi, par-delà les allers-retours entre différentes formes d’encadrement du territoire national se devinent les indispensables transactions auxquelles doit procéder l’État libyen face aux structures sociales locales.
De l’« Infitah » (ouverture) à la mutation de l’économie locale
16Partir du principe que le désengagement de l’État aurait suscité l’émergence d’acteurs n’est sans doute pas erroné mais le raccourci est pour le moins réducteur. Certes, l’année 1987 est marquée par « le virage de l’Infitah économique et de la perestroïka politique » (F. Burgat et A. Laronde, 1996). Mais Dirk Vandewalle (1995, 1998) a démontré les limites du mouvement, soulignant qu’à la place de « l’Infitah nationale », les gouvernants ont privilégié une modeste « Infitah de la consommation ». Comment et pourquoi, se demande-t-il, après une intense période d’étatisme, le gouvernement semble-t-il incapable de libéraliser l’économie ?
17Dirk Vandewalle explique ces paradoxes par l’incapacité de la Libye à rompre avec le fonctionnement d’un État rentier : une incapacité qui s’inscrit selon lui dans la volonté du pouvoir de maintenir des rapports clientélistes avec les soutiens au régime, et plus largement avec l’ensemble de la population, élément indispensable au maintien de sa légitimité. En conséquence, la situation actuelle se caractérise par de nombreux paradoxes. Les produits de consommation de base sont toujours distribués à bas prix par le biais des souks d’État mais en parallèle, les commerces privés, autorisés à rouvrir, vendent les produits que ne fournit pas le circuit officiel, ceux qui correspondent à une demande croissante dans une société en plein changement. Les commerçants s’approvisionnent par le biais d’un marché parallèle toléré de biens de consommation en provenance de Malte, Istanbul et Dubaï.
18Depuis une décennie, les mutations de l’économie locale du Fezzan sont rythmées par les étapes de la libéralisation et du désengagement de l’État. Les contours de cette économie révèlent les carences qui minent de plus en plus nettement le système de redistribution de la rente et reflètent les disparités croissantes qui divisent les populations du Fezzan, entre Libyens et non Libyens, possédants ou non, propriétaires et locataires, comme le reflètent les exemples suivants.
19La croissance des activités informelles constitue l’élément le plus voyant de la mutation de l’économie locale. Elle renvoie à une évolution générale que l’on retrouve sous des formes similaires dans l’ensemble du monde arabe (R. Escallier, 1998). Dans le Fezzan, l’économie informelle est largement présente du fait de la double activité qui touche toutes les couches sociales. Les fonctionnaires et les étudiants forment les plus importants contingents de gérants et de propriétaires des échoppes qui se sont multipliées dans le tissu urbain de tous les villages et les villes.
20L’essor du secteur touristique permet de pointer des formes d’entreprenariat de plus grande ampleur, dépassant des stratégies individuelles et structurées à l’échelle de l’ensemble de la région. La libéralisation et la croissance rapide du nombre de visiteurs ont entraîné la multiplication des petites agences de voyages, à l’initiative de particuliers, souvent targui, qui proposent leurs services en tant que guides. Il y aurait à Ghat plus d’une vingtaine d’agences de ce type mais les plus importantes se situent à Sebha ou à Tripoli. Leurs propriétaires sont souvent natifs du Fezzan mais leurs moyens financiers et leurs qualifications leur permettent d’organiser des filières reliées aux foyers émetteurs. En conséquence, ils intègrent les petites agences locales dans des réseaux coordonnés à partir de Sebha, subordonnant les moins nantis des acteurs du secteur touristique aux agences les plus importantes, et construisent des infrastructures touristiques sur les lieux les plus visités.
21La place des travailleurs immigrés en Libye est au cœur des changements économiques actuels. Si cette main-d’œuvre était indispensable au fonctionnement de l’économie étatisée, son rôle paraît être tout aussi déterminant au développement de l’économie privée. Il faut peut-être rappeler que, dès le milieu des années 1970, un actif sur trois n’avait pas la nationalité libyenne et que durant les années 1980, les étrangers composaient plus de la moitié de la population active en Libye (F. Burgat et A. Laronde, 1996).
Actuellement, la majorité des jardins sont entretenus par des paysans égyptiens ou maghrébins qui travaillent pour le compte d’un propriétaire libyen. Mais l’articulation entre les activités liées à l’agriculture et l’emploi des migrants semble parfois prendre une tout autre ampleur. La volonté de rendre les exploitations plus productives incite les autorités à privilégier les acteurs les plus dynamiques de l’agriculture, en l’occurrence les Égyptiens. À Ad Disa, près d’Oubari, l’État leur loue directement des exploitations sur le nouveau périmètre agricole. Il fournit les intrants, ensuite le produit de la récolte est racheté à la moitié de sa valeur estimée, ou le locataire verse une contrepartie financière équivalente à ce montant. Cette solution donne aux Égyptiens, très bien insérés dans le système agricole libyen, la possibilité d’écouler eux-mêmes leur production. Ils s’adressent à leurs compatriotes qui ont mis en place des filières de vente orientées vers le marché de gros de Tripoli sur la route d’Al Aziziya au sud de la ville. L’orientation commerciale détermine les types de cultures à forte valeur ajoutée (melons d’eau, agrumes, raisin) au détriment de celles qui sont plus répandues et donc exposées à des chutes de prix durant les périodes de surproduction, notamment les oignons. Cette organisation constitue une véritable nouveauté dans un système où les nationaux ont toujours été privilégiés. Les étrangers n’ont légalement pas accès à la propriété mais ils ont acquis un poids prépondérant dans certains secteurs, au point d’en devenir des acteurs essentiels.
22De même, la présence croissante de Subsahariens explique le développement de commerces et d’activités plus spécifiques à cette région, tels que l’artisanat des forgerons, en bord de route, ou les multiples intermédiaires de l’économie de transit qui animent une large partie du commerce de Sebha. Le secteur touristique doit une partie de sa structuration rapide à l’importance des effectifs de migrants, tels les jeunes guides ou cuisiniers touaregs nigériens, mobilisés dans le cadre lignager, afin de travailler durant la saison touristique dans le Fezzan, ou les Maghrébins pour leur pratique de la langue française.
23Les mutations économiques du Fezzan reflètent donc le changement social mais aussi les réseaux dans lesquels est insérée la région. Par exemple, la quasi-totalité des produits vendus dans les boutiques sont importés, parfois par le biais de la contrebande avec les pays frontaliers comme c’est le cas pour les multiples échoppes où l’on écoule des cigarettes de marque américaine fabriquées au Niger ou au Mali. Instrument de régulation sociale à l’intérieur, l’économie informelle devient en conséquence un facteur de relations avec l’extérieur dans un contexte de fermeture politique. La forme la plus classique, que l’on retrouve dans les pays étatisés, est celle du marché noir.
24Mais c’est beaucoup plus profondément que se transforment les rouages de l’économie locale comme les recompositions de l’offre et de la demande dans le secteur de la construction le laissent entrevoir.
25Les évolutions du secteur du bâtiment sont symptomatiques des évolutions récentes de l’appareil gouvernemental. Les différentes branches de ce secteur du bâtiment sont réparties entre plusieurs comités populaires généraux : le comité de l’habitat et des services publics prend en charge l’habitat, en particulier les logements sociaux ; les centres de santé et les hôpitaux relèvent du comité de la santé ; le comité de l’agriculture gère les projets agricoles de peuplement ; le comité du tourisme doit prendre en charge la construction des infrastructures hôtelières et les aménagements liés à cette activité ; enfin, un centre de la planification urbaine est chargé de coordonner les différentes initiatives en vue d’un aménagement du territoire cohérent.
26Ces actions sectorielles relèvent donc d’un nombre limité de comités populaires. Mais certains d’entre eux bénéficient de revenus (perception de taxes) et de dotations qui leur donnent la possibilité d’agir hors de leur champ de compétence établi. Ils créent des sociétés dépendantes qui ont en charge des projets précis de construction de logements, d’hôtels, de périmètres agricoles. En outre, les incitations au développement de l’initiative privée s’accompagnent d’une remise en cause du système qui prévalait jusque-là, celui des projets « clés en main » exécutés par des entreprises étrangères. Les sociétés locales se multiplient donc afin d’obtenir des contrats ou de servir d’intermédiaires. Elles sont généralement dirigées par des hauts fonctionnaires, des militaires, des personnalités proches du pouvoir.
27En définitive, le nombre d’acteurs s’accroît et cette croissance s’accompagne d’intrications croissantes entre acteurs publics et privés. Les premiers acquièrent une visibilité institutionnelle alors que leurs relations avec les seconds deviennent plus difficiles à appréhender (P. Signoles, G. El-Kadi et R. Sidi Boumedine, 1999).
28La pénurie en logements est source de fortes distorsions entre l’offre et la demande. La demande se modifie sous l’effet du croît démographique des Libyens. La pénurie est donc essentiellement quantitative puisque la construction stagne alors que le nombre de jeunes en âge de s’installer a considérablement crû, conséquence d’un taux de natalité soutenu sur une longue période. Le problème du logement devient alors problème social puisqu’il faut économiser des sommes plus importantes pour avoir accès à la propriété… et donc pouvoir fonder sa propre famille. On mesure ce que cela peut entraîner comme frustrations et recherche de revenus en vue de constituer l’indispensable pécule. Dans ce cas, la stratégie est individuelle et a pour objet l’adaptation, difficile, des individus à de nouvelles contraintes afin de construire un projet familial surtout si sa famille ne dispose pas des moyens nécessaires afin d’aider ses membres. En conséquence, le nombre de Libyens qui résident dans de vieux villages ou qui se sont installés sur les ruines des ksour croît rapidement. Ils bénéficient généralement d’une propriété familiale, établie de longue date dans ce site. Plus problématique est le cas de ceux qui s’installent dans une agglomération différente de celle dont ils sont natifs, comme les étudiants. La pénurie d’habitat public touche en effet aussi les logements universitaires. S’ils veulent trouver un lieu de résidence et s’ils deviennent tributaires de l’offre disponible sur le marché locatif. Or, officiellement, la location d’un logement demeure illicite… On comprend alors pourquoi la forte croissance de l’habitat non réglementaire joue pour beaucoup dans l’extension spatiale des agglomérations.
29La question du locatif se pose avec plus d’acuité encore pour les étrangers. Au-delà de la durée de leur séjour, saisonnière pour les uns, presque définitive pour d’autres, ils se trouvent en effet confrontés à un paradoxe insoluble : celui de ne pouvoir être, légalement, ni propriétaires ni locataires. Ce paradoxe est contourné par la nécessité selon plusieurs modalités. On peut parler de tolérance lorsque les autorités locales décident de construire un immeuble pour loger les enseignants, majoritairement égyptiens ou irakiens, du village. Mais en général, c’est plutôt la tolérance qui est de mise, lorsque les étrangers s’installent dans les agglomérations, forcément de manière illégale… compte tenu des contraintes que la loi impose.
30On devine, au vu de ces exemples, comment se met progressivement en place un marché de l’immobilier dans un pays où la construction et la distribution des logements relevaient jusqu’à présent exclusivement des pouvoirs publics. En se désengageant du secteur de la construction, l’État en délègue la gestion aux acteurs du local, permettant aux plus nantis d’envisager des placements spéculatifs. Ces derniers sont d’abord à l’initiative d’un important mouvement d’auto-construction, logements ensuite loués à des Libyens ou, surtout, à des étrangers. De plus, ils peuvent s’installer dans des résidences plus luxueuses tout en louant leur logement individuel public pour un montant souvent conséquent. Les croissances parallèles de l’habitat résidentiel privé et du non-réglementaire expliquent pour une large part l’extension et la différenciation croissante des tissus urbains. Dans les faits, elles sont souvent reliées car les mêmes personnes sont à l’origine de l’un et de l’autre, agissant comme de véritables promoteurs dans les villages et les villes du Fezzan.
Des acteurs entre cadre familial et étatique
31Comment se déploient les stratégies des individus dans le Fezzan contemporain ? Des monographies, itinéraires dans le réseau villageois du Wadi Al Haya, permettent de prendre la mesure du cadre qui se dessine aujourd’hui. Ce cadre présente des divergences fondamentales selon les niveaux de revenus et la place des personnes au sein des hiérarchies sociales mais aussi des convergences indéniables qu’il s’agisse des relations que chacun entretient avec son cadre familial ou vis-à-vis de l’action des pouvoirs publics.
32Deux portraits d’exploitants agricoles permettent de comprendre comment se mettent en place de nouvelles formes de médiation, entre le cadre familial et l’intervention étatique.
Brahim vit dans un nouveau village qui ne date que d’une dizaine d’années. Sa famille vivait jusque-là dans l’erg d’Oubari, sur les pourtours du lac de Gabraoun, un ensemble oasien parmi les plus pauvres et les plus enclavés du Fezzan. En 1989, les autorités publiques décident de déplacer les populations vivant encore dans l’erg vers un nouveau village, Gabraoun Jedid, ou dans les autres agglomérations du Wadi afin de les faire bénéficier de la redistribution de la rente, qui butait sur la localisation marginale de Gabraoun… et peut-être aussi pour mieux les encadrer. Le « nouveau Gabraoun » ressemble à s’y méprendre aux autres villages, composé de maisons cubiques, ocre, flanquées de deux petites cours mais il s’en distingue par des aménagements absents dans les autres villages, tels que les rues goudronnées. En outre, les autorités publiques, en prise à la réticence des chefs de famille à quitter l’erg malgré des conditions de vie difficiles, décident d’attribuer à chaque famille non seulement une maison mais aussi des lots de terres de 10 hectares, mis en valeur à partir de nouveaux forages sur des terres incultes du Wadi.
Brahim s’occupe, avec son frère, de l’exploitation familiale. Il n’est d’ailleurs ici qu’à temps partiel puisqu’il suit une formation agronomique dans un Institut Technologique de Sebha. L’exploitation est divisée en plusieurs parcelles. On trouve des oignons, de la luzerne, une palmeraie, des arbres fruitiers et un modeste cheptel ovin… pour la consommation familiale. Les débouchés de la production sont locaux et régionaux. Le succès de l’exploitation incite ces agriculteurs à mettre en valeur de nouvelles parcelles avec le soutien actif des autorités locales du congrès de base.
Mohamed a une connaissance plus fine du marché. Natif de Fjej, diplômé de l’Université, il occupe un poste de responsable local d’un secteur rural du Wadi. Grâce à son réseau de relations, il a une connaissance plus aiguë de l’évolution de la demande extérieure. Il dispose, avec son frère, de 30 hectares de terres à mettre en valeur. Des forages profonds ont permis d’installer un système d’arrosage performant et le matériel agricole est récent. Mohamed présente ses terres comme l’exemple de ce qu’est le Wadi aujourd’hui, un espace agricole productif et orienté vers la demande du marché. Il justifie la présence de travailleurs étrangers par le temps que sa charge de secrétaire de circonscription lui prend. Ce chef d’entreprise présente son père comme un paysan, attaché à sa terre, qui se livre encore au jardinage. Pour lui, dit Mohamed, le principe « donne ton fils avant de donner ta terre » vaut toujours, une époque révolue. On retrouve les productions de l’exploitation de Gabraoun Jedid ; les vignes en composent une part importante car le raisin est mûr en mai contre septembre sur la côte. Les profits tirés de cette agriculture de contre-saison sont importants.
33Ces deux exploitants ont en commun le souci de la productivité et de la demande du marché. Un marché étendu non seulement au Wadi qui se transforme en une zone maraîchère mais aussi à l’ensemble de la Libye et même des marchés occidentaux. En effet, la faiblesse du dinar libyen et les difficultés liées à l’embargo ont incité des Tunisiens à jouer le rôle d’intermédiaires pour écouler une partie de cette production hors du territoire libyen. Ces entreprises agricoles, fondées à partir des lots distribués par l’État, constituent aujourd’hui le pivot du dynamisme agraire du Fezzan selon des principes propres à la Libye, à savoir un propriétaire libyen, des travailleurs étrangers, le choix de productions rentables. Mais l’égalitarisme, qui constituait initialement la base de la redistribution des terres sous forme de lots, est mis à mal par ces nouveaux exploitants car les bénéfices qu’ils retirent de leurs ventes et les incitations des autorités locales à mettre en valeur les terres poussent les principaux entrepreneurs à étendre leurs propriétés par la mise en culture de nouvelles parcelles. Par ailleurs, l’intervention étatique a facilité la mise en place de véritables stratégies économiques dans un cadre familial, qui sont d’autant plus actives que ses membres sont bien insérés dans les rouages locaux de l’appareil d’État. La famille de Brahim est ainsi passée en une génération du statut de paysans pauvres soumis aux aléas de l’agriculture de subsistance à celui de classe moyenne à revenus d’origine agricole et étatique (pensions et subventions). En revanche, celle de Mohamed dispose des moyens financiers et relationnels suffisants pour construire une forme d’entreprenariat privé au sein duquel s’observent les caractères d’une accumulation de capital suffisamment conséquente pour permettre des investissements fonciers et immobiliers.
La famille d’Ali vit dans un centre urbain du Fezzan. Son installation y est ancienne comme l’atteste le fait que l’un des ksour porte leur nom. Du temps de la royauté, son grand-père travaillait dans le commerce international de produits alimentaires, une activité reprise par son fils. Elle permet à la famille de construire une vaste résidence. L’extension de l’habitat individuel public autour de cette maison facilite l’installation des différents enfants à proximité de la demeure du père.
À la fin des années 1970, la suppression du commerce privé fragilise leur situation. Mais l’oncle d’Ali et le beau-fils de ce dernier exercent des responsabilités administratives dans la baladiya et, pour sa part, Ali détient un poste de décision dans un ministère. Cette famille de notables de « l’ancien régime » a donc opéré un glissement du commerce privé vers l’administration publique, choix nécessaire afin de conserver un important réseau de relations. Initiateurs précoces du mouvement de résidentialisation, ils possèdent désormais tous de vastes demeures et louent les domiciles qui leur avaient été attribués par l’État à des immigrés travaillant à Al Gharayfa. Ils participent aussi du mouvement d’extension des terres agricoles. Sentimentalement, chacun reste attaché aux 2 hectares de terre familiale à proximité du ksar, dans la vieille palmeraie mais ce qui focalise désormais l’attention des pères de famille, c’est le domaine mis en valeur depuis peu à Ad Disa, dans le cadre d’un périmètre alloti. Les 35 hectares de terres y sont consacrés aux fourrages et à l’élevage d’ovins, vendus par la suite à Sebha.
34Cet exemple illustre l’étroite association entre les mutations urbaine et rurale, gérées dans le cadre familial par des notables vigilants aux adaptations indispensables au maintien de leur statut malgré les soubresauts brutaux du système politique libyen.
Chez Azzedine, l’idée de stratégie familiale prend tout son sens mais elle vise ici au maintien d’un niveau de vie minimal ; tout aussi ancienne que celle d’Ali, sa famille vit dans un village. De modestes moyens financiers initiaux n’ont pas permis à ses membres de s’installer dans le lotissement d’État. Ils vivent donc dans la partie du village construite durant les années 1950, aujourd’hui très dégradée, comme quelques familles libyennes. La poursuite des cours à l’Université est considérée par Azzedine et son cousin comme une opportunité réelle de promotion sociale ultérieure. Ils doivent toutefois travailler pour assurer un apport aux revenus familiaux. Chacun d’eux tient donc une boutique, épicerie pour l’un, tabac pour l’autre. Leurs frères, plus âgés, sont fonctionnaires. Ils profitent de leur temps libre pour cultiver la vieille propriété familiale. Malgré l’aide financière de l’État, ils ne peuvent envisager de financer le forage indispensable à la création d’une parcelle sur les terres vierges.
35La mise en relation de ces deux itinéraires familiaux est presque caricaturale tant tout semble les opposer. Elle permet de voir que l’égalitarisme de façade, promu à travers l’habitat et les exploitations agricoles publiques, n’a pas atténué le rôle déterminant des modes de relations sociales inscrits dans la durée. La place de chaque famille dans les hiérarchies sociales conditionne des trajectoires différentes dans le tissu urbain des agglomérations et une inégale propension à participer au mouvement d’extension des exploitations agricoles privées.
36Le cadre familial paraît toujours constituer une structure incontournable même s’il est parfois considéré comme désuet et conservateur, souvent synonyme de statisme et d’enracinement local. Ce n’est qu’en se référant aux modalités selon lesquelles il fonctionne et ses membres l’organisent que l’on prend la mesure des remarquables adaptations dont il fait preuve, à la fois comme élément de protection de chaque membre mais aussi comme support indispensable aux stratégies des individus. La place prise par le cadre étatique varie considérablement selon les individus et les familles. Dans les cas de Brahim et Mohamed, malgré de fortes divergences, on constate que l’État initie et impulse une dynamique que saisissent ou dont bénéficient les individus comme élément de leur promotion sociale. En revanche, les exemples d’Ali et d’Azzedin permettent de pointer deux stratégies à l’œuvre, l’une d’insertion, difficile, à un espace où l’urbain se diffuse, l’autre contribuant à cette diffusion.
Ghadamès, entre local et global
37Nous mesurons quelques champs de l’action au niveau local. Il est plus délicat de les appréhender dans le cadre de relations avec d’autres niveaux. Les enjeux patrimoniaux autour de la médina de Ghadamès illustrent une autre facette de ces relations.
38Ghadamès est l’archétype de la ville saharienne. Le patrimoine y est enjeu mais aussi instrument d’une politique dont les acteurs se situent à divers échelons, du local au mondial. Ghadamès est, en ce sens, un exemple marginal mais dont la portée permet de nuancer le rôle de l’un ou de l’autre des acteurs au profit des multiples relations qu’ils établissent entre eux. L’identité de Ghadamès se fonde sur la référence à un patrimoine qui distingue la ville de l’ensemble des agglomérations libyennes et même sahariennes, selon l’argumentaire de l’UNESCO. Cet élément est prégnant dans les discours et les actes de tous les acteurs impliqués.
39L’UNESCO tend à valoriser certains sites et développe ainsi une logique patrimoniale à l’échelle mondiale. Ghadamès est, dans cette perspective, un « exemple éminent d’un habitat traditionnel représentatif d’une culture et qui est vulnérable sous l’effet de mutations irréversibles » (Icomos2, 1986). Le classement au patrimoine mondial contribue à donner un « label de qualité », à valeur universelle. Celui-ci se fonde sur le principe de sauvegarde de la tradition et du risque de sa disparition.
40Le rôle de l’État semble limité, du moins si l’on se fie à ce qu’en disent les décideurs locaux. De ses services émanent la production des images de la ville, par l’intermédiaire de l’organisme étatique, le Bureau général du tourisme. Ainsi, dans tout lieu susceptible d’être pratiqué par les touristes, restaurants, hôtels, agences de voyage, à Tripoli ou dans le Fezzan une ou plusieurs photographies de la vieille ville sont affichées. Celles-ci représentent des vues de la médina, qualifiée de « Perle du désert » ou de « Trésor caché ». Un fascicule en français et en anglais, faisant la part belle à Ghadamès a même été édité récemment3 et rares sont les articles de presse consacrés à la Libye, de la revue Géo au quotidien Le Monde, qui n’évoquent pas le lieu. Cette médiatisation par l’image est complétée par l’installation d’un bureau chargé de la promotion de Ghadamès, ouvert depuis peu, et la tenue d’un festival annuel.
41Au niveau local, une véritable organisation fonctionne. Elle est le fait de Ghadamsis travaillant pour l’organisme officiel ou dans les agences de voyages privées qui fleurissent dans le nouveau centre. Ils sont soucieux de maintenir en bon état une ville qu’ils pratiquent encore, quotidiennement pour le jardinage et l’élevage du petit bétail, ou en été, comme le vantent les guides de voyage, lorsque la chaleur diurne rend les logements de la nouvelle ville insupportables. Les rues couvertes de la médina deviennent alors un lieu de rencontre, de discussion, de sieste.
42La dynamique de singularisation et de construction de l’identité constitue-t-elle une passerelle entre ces différents acteurs ? Le classement au patrimoine mondial de l’humanité, proposé par la Jamahiriya arabe libyenne, date de 1986. Il s’assortissait de recommandations, présentées dans un plan de gestion en trois parties (Icomos, 1986) : « la délimitation d’une zone de protection autour de la vieille ville, bien distincte de l’agglomération moderne dont la croissance devait être contrôlée ; la sauvegarde des techniques et savoir-faire traditionnels pour assurer la conservation d’un bâti fragile dans le respect des formes et des matériaux ; le contrôle de l’oasis dont la survie est nécessaire à la compréhension historique et à l’équilibre écologique de la ville. Les systèmes traditionnels d’irrigation de la palmeraie devraient être l’objet de soins particulièrement attentifs ». La prise en charge pratique du projet devait relever de la Direction des antiquités du ministère libyen de l’Éducation.
43Il faut replacer ces décisions dans leur contexte, celui de la profonde mutation urbaine du territoire libyen durant les années 1970-1980. La croissance démographique du pays s’accompagnait d’une multiplication ou de l’extension des agglomérations. Dans le cas de Ghadamès, l’espace bâti passait de 32 à 167 hectares entre 1966 et 1980, soit un quintuplement en seize ans en moyenne alors qu’un doublement était prévu d’ici l’an 2000 (S. Qezeiri, 1989). On comprend, à l’appui de ces chiffres, que l’objectif principal était celui de la préservation du site d’une urbanisation rapide qui n’aurait pas manqué de précipiter sa détérioration.
44Mais, durant les années 1990, le ralentissement de la croissance démographique, la moindre intervention étatique dans la production urbaine et la dégradation de la géopolitique internationale et régionale ont relégué Ghadamès dans une situation périphérique : périphérie frontalière compte tenu des faibles flux de circulation avec l’Algérie, composés d’immigrés originaires d’Afrique subsaharienne et d’Algérie, périphérie nationale avec la suppression des liaisons aériennes vers Tripoli. La ville, avec 7 500 habitants, est moins peuplée qu’au siècle dernier, autant que dans les années 1940, si l’on exclut de ce décompte les Touaregs Ifoghas, fixés durant ces dernières décennies. Toutes les conditions étaient donc réunies pour que la ville entre à nouveau en léthargie. Pourtant, le nombre de visiteurs d’une année sur l’autre augmente rapidement : au début des années 1980, Ghadamès est une excursion que l’on peut effectuer sur autorisation spéciale à partir d’un voyage en Algérie ; durant la saison 1998, 4 000 touristes y ont séjourné, et probablement plus de 10 000 en 1999.
45La croissance rapide du nombre de touristes est de toute évidence le déclencheur des actions en cours à Ghadamès. Le classement du site n’ayant jamais abouti à des décisions concrètes, le comité populaire local demande, en session du congrès général populaire, l’autorisation de prendre en charge l’organisation du tourisme à Ghadamès. Or, le ministre du Tourisme est lui-même originaire de la ville. Les responsables concernés au sein du congrès général contactent alors l’UNESCO qui conseille de fonder une association. Celle-ci fonctionne depuis trois ans sous la dénomination de « gestion et organisation de la vieille ville ». La coordination en est assurée par un Ghadamsi, qui dirige aussi une agence de voyage à Tripoli.
46Les membres de l’association s’en tiennent pour le moment à deux objectifs, rénover la vieille ville et la viabiliser. En effet, ils considèrent que la priorité est de permettre aux citadins et aux touristes de pouvoir vivre ou séjourner à l’intérieur du site dans des conditions conformes aux normes de confort des agglomérations libyennes actuelles. À plus long terme, les projets portent sur la création d’un pôle touristique international. Le point d’orgue de l’année touristique est indéniablement le festival de Ghadamès qui attire chaque année des touristes libyens mais aussi étrangers, dont quelques personnalités, afin d’accroître la médiatisation du site.
47Cette valorisation du patrimoine bénéficie à l’ensemble de l’agglomération qui jusque-là avait eu la trajectoire banale de beaucoup d’autres villes sahariennes. Au début du siècle, Ghadamès présente une organisation oasienne « classique ». Le village et les palmeraies forment un ensemble ramassé, enserré dans des remparts, afin de se protéger des attaques extérieures. La présence coloniale se matérialise par la construction d’un fort et de quelques services administratifs à proximité. Ce site périphérique s’étend avec la fixation des nomades touaregs ifoghas et aboutit à une dualité urbaine entre le ksar et le noyau récent colonial et nomade.
48Cette dualité s’accentue lorsqu’une ville nouvelle est créée à partir du noyau colonial dans les années 1970. Le ksar se vide rapidement de ses habitants, le clivage ancien entre les deux tribus rivales de Ghadamès, Walid et Wazit, s’atténue et la fixation des touaregs Ifoghas s’accélère. La physionomie de Ghadamès devient alors en tout point identique à celle que l’on peut trouver dans les autres agglomérations du Sahara libyen. En somme, le processus d’urbanisation impulsé par l’intervention étatique produit une uniformisation spatiale et l’atténuation de la différenciation tribale et ethnique caractéristique des vieilles villes oasiennes.
49Or, la croissance du nombre de touristes réactive la dualité urbaine. En effet, d’un côté, un site saharien est valorisé par son intégration dans les réseaux du tourisme saharien et méditerranéen mais aussi de catégorisation fondée sur l’universalité « labellisée » du patrimoine par l’UNESCO. Un petit pôle touristique se conforte le long des murailles de la médina, autour du centre d’information où se multiplient les agences de voyage, les boutiques d’artisanat et les restaurants. Alors que de l’autre côté, la ville nouvelle reste très dépendante de sa situation sur le territoire libyen qui détermine un type d’urbanisme étatique uniforme et se caractérise par un périphérisme lié à l’isolement géographique de Ghadamès, à 650 kilomètres de Tripoli et 300 de Nalout, la ville la plus proche. Le clivage spatial qui se dessine au plan local est donc l’émanation d’une double insertion à bien des égards paradoxale, dans un réseau transnational et dans une continuité territoriale.
50Les élites locales ont pris conscience de ce décalage croissant et elles tentent d’y remédier en développant deux types d’actions, à partir de la logique patrimoniale, l’une envers la vieille ville, l’autre envers la nouvelle. Dans le premier cas, la volonté est d’habiter le patrimoine afin qu’il ne soit pas figé et ne se détériore pas. Si la pratique estivale de la vieille ville par les Ghadamsis est très répandue, il s’agit maintenant d’intégrer les deux parties en laissant la possibilité à ceux qui le désirent d’aller s’installer dans leur ancienne demeure ou de la transformer en pension touristique. La viabilisation consisterait alors en la mise en place d’une adduction d’eau et à l’électrification. La ville nouvelle se transforme aussi, notamment sous l’effet du regard extérieur sur la ville qui a conduit à la collaboration entre les différents acteurs. En effet, les Libyens en contact avec les touristes constatent que ceux-ci soulignent fréquemment que les palmeraies et les rues sont jonchées de déchets sans que les habitants semblent s’en soucier alors que cela nuit à la qualité du site. Il a été en conséquence décidé à Ghadamès de procéder à un entretien régulier des espaces publics et à la construction des habitations selon les normes esthétiques de la vieille ville.
51À Ghadamès, les acteurs locaux sont très empreints d’une certaine idée de la citadinité, entendue ici comme élément de singularité, en opposition à l’urbanisation uniformisante du Sahara libyen. Ils ont pu, en s’appuyant sur leur patrimoine et un réseau de relations particulièrement efficace, agir à différents niveaux. L’exemple de Ghadamès est certainement marginal en Libye où la plupart du temps les mutations du tissu urbain se sont effectuées au détriment des centres historiques. En revanche, il renvoie à une situation commune à l’ensemble du Sahara, celle où les touristes s’attendent à voir tous les éléments constitutifs de l’image qu’ils se font du désert durant de brefs voyages. Il impulse en conséquence une demande en paysages touristiques à laquelle se prêtent les acteurs locaux, d’autant plus aisément qu’elle leur permet de faire valoir le rayonnement dont ils bénéficient au plan national.
52Malgré sa marginalité, l’exemple de Ghadamès montre à quel point le jeu des acteurs est déterminé par le contexte précis dans lequel il se déploie. Ici, le poids d’une tradition d’ouverture vers l’extérieur, qui se traduit aujourd’hui par une présence notable des acteurs de la ville, et de l’image qu’ils en diffusent, dans les rouages de l’activité touristique naissante en Libye.
Notes de bas de page
1 En 2000, le pétrole brut et les produits dérivés composent environ 95 % des exportations annuelles libyennes. Les réserves prouvées de brut en Libye, quoique très inférieures à celles de l’Arabie Saoudite (263,5 milliards de barils), sont les plus importantes d’Afrique. En 2000, avec 29,5 milliards de barils de réserves, la Libye se place devant le Nigeria (22,5 milliards de barils) et devant l’Algérie (9,2 milliards de barils).
2 Icomos, Argumentaire pour la nomination du site archéologique de Ghadamès à la liste du patrimoine mondial de l’Humanité, ronéotypé, 1986, 3 p.
3 Secrétariat au Tourisme, Les Cités du Sahara, Dar al anies, Misrata.
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