Chapitre premier. Le Fezzan, un carrefour saharien
p. 33-42
Texte intégral
1Le Fezzan est avant tout un carrefour saharien, inscrit dans la durée, sur les grands axes du commerce caravanier. Il présente les éléments caractéristiques de toutes les régions similaires, une localisation intermédiaire entre les deux « littoraux », méditerranéen et sahélien, une trame de peuplement dense et stable, une organisation fondée sur le rôle de relais commerçant. Avant d’évoquer ces trois points, nous reviendrons sur un principe qui nous semble essentiel, celui des échelles de « lecture » des espaces oasiens.
2Pourquoi trouve-t-on des sites oasiens dans le Sahara ? À l’échelle locale, un lieu habité dépend de la proximité de l’eau. Pourtant, il est nécessaire de nuancer le rôle de l’eau car « ce ne sont pas tant les points d’eau, rares à l’état naturel, qui ont attiré les établissements humains. Il est beaucoup plus vrai de dire que puits et sources, comme les cultures qui en dépendent, ont été créés à proximité des villages » (J. Despois, 1946). Rester à l’échelle locale, c’est donc conforter une opinion erronée, celle qui tend à enfermer les villages dans un rôle uniquement productif, au centre d’un terroir oasien.
3« Pour une ville du désert, il n’y a pas de mort violente, rien qu’une agonie prolongée », soulignait Robert Capot-Rey (1953). Il faut entendre par là que la disparition d’un site habité ne s’effectue qu’avec sa marginalisation progressive vis-à-vis d’un système spatial plus vaste. À l’échelle du désert, la présence des villes s’explique par leur rôle de relais sur un axe de circulation. L’intensité de la fonction de relais varie selon l’importance du centre dans le réseau commerçant. En conséquence, une ville qui périclite a eu un rôle dans un système de circulation qui disparaît mais elle n’en a plus dans ceux qui se reforment ailleurs. Ce principe permet d’analyser l’évolution des villes et de leur situation dans le territoire fezzanais sur le long terme.
4Il est donc utile de raisonner à deux échelles pour comprendre les mutations. L’échelle locale correspond au lieu, en l’occurrence l’oasis, elle permet de décrire un paysage et les pratiques de ceux qui y vivent alors qu’à l’échelle globale, on peut comprendre pourquoi et comment le lieu est lié à d’autres lieux. Ces deux approches permettent de donner sens à la question de la localisation mais aussi à la fonction de circulation qu’assument les nomades. Ce double jeu d’échelles invite aussi à souligner un point fondamental : si l’on a longtemps vanté l’intensivité du système agricole oasien afin de légitimer une vision « agraire » qui l’apparenterait aux campagnes que l’on trouve sous d’autres latitudes, on en a pourtant oublié sa fonction essentielle, celle de la circulation. L’espace rural peut en fin de compte se réduire à la fonction de point de ravitaillement et d’échange à la croisée des routes transsahariennes.
Les échelles du carrefour fezzanais
5Théodore Monod (1968) a proposé une lecture devenue classique de la structuration spatiale du Sahara en « compartiments méridiens » (fig. 2). Ces « compartiments », ou « fuseaux », sont qualifiés de « positifs » ou « négatifs ». Les fuseaux négatifs correspondent à des régions d’ergs (massif de dune) de regs (plaine de sable ou de petits cailloux) ou de hamadas (surface formée par l’affleurement d’une couche dure) pour l’essentiel vides de population à l’exception de quelques noyaux oasiens tels le Kawar, à l’est du Ténéré (IV) ou Koufra dans le désert libyque (VI), dont la fonction était celle du ravitaillement ou du négoce. Ces trois « vides » séparent quatre fuseaux positifs, maure (I), touareg (III), toubou (V) et vallée du Nil, laquelle déroge aux principes d’organisation évoqués ici. Dans les trois premiers cas, le fuseau présente des caractères identiques, à fondement nomade et ethnique.
6L’étonnante longévité du Fezzan comme carrefour s’explique par une localisation exceptionnelle. Vers le nord, d’abord, la Tripolitaine est nettement plus méridionale que les autres capitales du Maghreb, ce qui réduisait considérablement les trajets terrestres. Vers le sud, le Fezzan est la seule région à cette latitude à se trouver à l’intersection de deux fuseaux, touareg à l’ouest, toubou à l’est, et d’axes commerciaux vers plusieurs directions majeures. Ainsi, alors que le déclin des itinéraires occidentaux, vers le Maroc et l’Algérie septentrionale, est imputé, durant l’époque moderne, à l’ouverture de nouvelles routes maritimes entre le Maghreb, l’Europe et les comptoirs de l’Ouest africain, l’itinéraire fezzanais reste plus rentable pour l’échange des objets précieux et la traite des esclaves.
7Les limites du Fezzan varient dans le temps et dans l’espace. On s’accorde néanmoins à circonscrire son noyau central autour de trois axes longitudinaux, correspondant plus ou moins à des vallées d’oued (rivières). Ils se caractérisent par un peuplement continu sur une centaine de kilomètres de long, séparés les uns des autres de 50 à 100 kilomètres (fig. 3).
8Au centre, se situe le Wadi Ajal (la vallée de la mort), baptisé Wadi Al Haya (vallée de la vie), après la rénovation rurale effectuée dans le cadre de projets de développement durant les années 1970 et 1980. C’est là que le peuplement est le plus continu, même si l’on distingue deux parties, le Wadi Gharbi, occidental, densément peuplé, d’Oubari à Fjej et le Wadi Sharqi, oriental, d’Al Abiod à Al Graya. Ses terres, dépôts limoneux étroitement circonscrits par l’erg d’Oubari au nord et la hamada (plateau) de Mourzouq au sud sont les plus fertiles du Fezzan. C’est aussi là que le khamessa (métayage) a toujours été le plus important car la richesse des terres a incité les familles les plus riches des autres vallées à y acquérir des terres (J. Lethielleux, 1948).
9Au nord, le Wadi Ash Shati s’organise sous la forme de groupements villageois discontinus, d’Edri à Ashkida, qui correspondent à la localisation des terres cultivables, plus rares que dans le Wadi Al Haya. Le commerce y a toujours eu une place plus notable, en relation avec le Jebel Nefousa au nord et le littoral syrtique (A. Cauneille, 1960). Au sud, la dépression de Mourzouq se compose aussi de noyaux de peuplement discontinus, autour de centres ruraux notables. Sur de nombreux points, elle s’apparente au Wadi Ash Shati avec peu de terres cultivables mais une accumulation du capital durablement liée au commerce transsaharien, cette fois-ci en lien avec le sud. Enfin, deux autres aires de peuplement, moins peuplées et traditionnellement sans centres notables, finissent de composer le Fezzan, Sebha et Al Bouanis, à égale distance des trois vallées, et la région d’Al Qatroun sur la route du Sahel.
10Afin d’achever cette présentation du Fezzan, il importe de revenir sur le clivage séparant les nomades des sédentaires. La vision coloniale a durablement forgé une distinction des populations sahariennes selon une gradation fondée sur la distance et la durée de leurs déplacements, du nomade, le plus mobile, au sédentaire, « l’immobile ». Cette catégorisation, lorsqu’on la quantifie, restitue une image paradoxale puisque le Fezzan, unique région exclusivement saharienne de Libye, est celle qui compte en 1954 la plus faible proportion de nomades, 3 %, et la plus forte proportion de sédentaires, 91 %1. On peut étayer ces chiffres à l’aide de deux arguments, l’un pragmatique, le Fezzan se situe dans le Sahara central, une région où l’hyper-aridité réduit les aires de pâturages et par conséquent l’activité pastorale ; d’autre part, à l’intersection des fuseaux touareg et toubou, le Fezzan est d’abord un noyau de peuplement rural. Le second argument est idéel, à savoir que si le Fezzan est essentiellement un noyau de peuplement rural, « au sein même des sociétés dites nomades, les sédentaires sont majoritaires » (D. Retaillé, 1998). Quoique évocatrice, la spécificité fezzanaise d’une prépondérance sédentaire repose donc d’abord sur la persistance de catégories désuètes de lecture des sociétés sahariennes. À nouveau doit revenir à l’esprit l’importance du jeu des échelles : au plan local, les chiffres restituent une prépondérance numérique des populations sédentaires mais c’est à plus petite échelle que doit être pensé le carrefour fezzanais.
11La situation et la fonction du Fezzan se traduisent en effet par un maillage dense de relais sur les différents axes commerçants mais aussi de capitales, véritables carrefours et centres de négoce des marchandises et des esclaves qui y transitent. Depuis la période médiévale, trois capitales se succèdent, toutes situées dans la dépression de Mourzouq, Zwila à l’est, Traghen au centre, Mourzouq à l’ouest. Ce réseau est complété par plusieurs relais dans chacune des trois vallées, généralement traversées par une ou deux pistes en direction du nord dans le Wadi Ash Shati, du sud dans la dépression de Mourzouq, du sud-ouest dans le Wadi Ajal. Cette organisation, dépeinte sommairement2, décline progressivement à partir du xixe siècle alors que les puissances coloniales intensifient leur course à la conquête de nouveaux territoires.
Hinterland ou périphérie ? Les enjeux coloniaux (1850-1950)
12Trois puissances, les Ottomans, les Italiens et les Français se trouvent en concurrence dans la course au partage du Sahara oriental à partir de la seconde moitié du xixe siècle. Cette concurrence s’exprime dans un premier temps dans la conquête des principales régions littorales mais elle trouve rapidement des prolongements dans la volonté commune des puissances d’étendre leur domination aux hinterlands, ces arrière-pays que constituent les espaces et les routes du Sahara. Dans cette conquête, le Fezzan n’apparaît d’abord pas comme un objectif majeur. Mais il le devient au fur et à mesure des extensions territoriales, réelles ou projetées, des acteurs en présence qui tentent de réactiver sa fonction de carrefour stratégique entre le Sahel et la Tripolitaine, plutôt que d’en faire une colonie. Durant le siècle de turbulence – d’anarchie dans le vocabulaire colonial – qui court des années 1850 aux années 1950, le Fezzan connaît une situation paradoxale de crise économique et sociale intérieure grave, la « décadence » évoquée par Jean Despois (1946), mais d’une lutte acerbe pour le contrôle des axes au sein desquels il occupe une place centrale : axes commerçants entre le Sahel et la Tripolitaine pour les Ottomans et la confrérie de la Senoussiya, relais vers la corne de l’Afrique pour les Italiens puis trait d’union entre l’Algérie et le Tchad pour les Français.
13Jusqu’au début du xixe, les Karamanli, qui détiennent le pouvoir en Tripolitaine, bénéficient de la bonne conjoncture économique des échanges caravaniers qui depuis le Bornou, via le Fezzan, animent le commerce maritime du port de Tripoli. Mais la prise d’Alger par la France en 1830 et l’éradication de la piraterie en Méditerranée entraînent une crise économique et la recherche par les autorités ottomanes de nouvelles sources de revenus (P. Soave, 2001). La taxation du commerce caravanier croît jusqu’à ce que le Fezzan entre en rébellion. Les autorités de Tripoli procèdent à la reprise en main de la Tripolitaine qui devient province ottomane, puis du Fezzan, d’abord en négociant avec Abd el-Gelil, le chef de la puissante tribu des Ouled Sliman puis en soumettant la région en 1864 (H. Duveyrier, 1864). Le Fezzan, dont la capitale reste Mourzouq, devient alors kaïmankalik de l’Empire ottoman, dépendant du gouvernement de la Tripolitaine. L’âpre conquête territoriale à laquelle Français et Ottomans se livrent sur les marges nord du Sahara, entre confins tripolitains et suds algérien et tunisien, pousse ces derniers à renforcer leur contrôle indirect sur le Fezzan qui est progressivement réduit au statut d’hinterland de la Tripolitaine (A. Martel, 1991).
14C’est dans ce contexte de conquête coloniale qu’à partir de 1850, le Fezzan devient terre de mission pour la Senoussiya, une puissante confrérie saharienne (J. L. Triaud, 1995). Vingt et une zawiyas y sont créées durant le xixe siècle, contre quarante-cinq en Cyrénaïque d’où rayonne la confrérie, et dix-huit en Tripolitaine pourtant beaucoup plus peuplée. Ces centres regroupaient une mosquée, une école, la résidence du cheikh et de sa famille, une pension pour les voyageurs, un hébergement pour les caravanes et les réfugiés (A. A. Abdullatif, 1994). Les zawiyas cumulent donc deux fonctions qui sont au cœur du projet senoussi, celles de haltes sur les grandes routes commerciales transsahariennes et celles de lieux spirituels
15En bâtissant des zawiyas, la Confrérie construit aussi l’amorce d’un réseau urbain dont la logique ne se comprend que par sa localisation par rapport à des aires d’influence étendues. Henri Duveyrier en témoigne à Waw où « les frères de l’ordre d’Es-Senoûsi commencent à bâtir une ville » (in J. L. Triaud, 1995) dont il ne reste plus trace aujourd’hui. Mais surtout, dès 1850, les principaux centres d’implantation de la Senoussiya sont Ghat, Ghadamès, Soukna, Zwila et Waw, suivis d’Al Qatroun lorsque le réseau senoussi s’étend vers le sud, c’est-à-dire les « portes d’entrée » balisant les grands itinéraires de circulation transsahariens à partir du Fezzan.
16La seconde moitié du xixe siècle est pourtant marquée par le déclin de la plupart des routes transsahariennes : vers le Maroc, le sultan Moulay Abdurahman tente d’endiguer la pénétration européenne mais de ce fait, il limite aussi les exportations sahariennes (J. L. Miège, 1975) ; la résistance des grands chefs arabes à la poussée française vers le sud de l’Algérie, et par conséquent le Sahara, coupe les axes commerciaux du Sahel vers les ports algériens jusqu’à la chute du bey de Constantine en 1840, celle d’Abd el-Kader en 1848 et la prise de Laghouat en 1852 (O. Meynier, 1930).
17Le Fezzan occupe donc une place paradoxale car la crise des itinéraires sahariens occidentaux et centraux se conjugue avec les actions menées en parallèle par la Sublime Porte et la confrérie de la Senoussiya plus à l’est. Les autorités ottomanes prennent le contrôle des deux grandes places commerçantes de Mourzouq et de Ghadamès, pendant que les autorités de la Confrérie établissent leur pouvoir sur le Waddaï et sa capitale, Abéché, activant un axe commerçant dont les ramifications courent jusqu’à Tombouctou au sud du désert et jusqu’à Tripoli et Benghazi au nord.
18De la sorte, alors qu’à un siècle de distance, Henri Duveyrier en 1864 et Jean Despois en 1946 utilisent le même terme de décadence pour qualifier la région, il apparaît qu’entre ces deux dates, le Fezzan connaît un regain d’activité marchande. Les transactions commerciales atteignent des niveaux historiques à Ghat en 1875 et Tripoli capte près des neuf dixièmes des flux de marchandises (produits et esclaves) qui traversent le Sahara libyen (J. L. Miège, 1975), laissant prendre la mesure de la centralité du Fezzan jusqu’aux premières années du xxe siècle. Mais le privilège est précaire car, en l’espace de quelques années, l’extension de la domination coloniale sur le Sahara et la captation des courants commerciaux vers l’Afrique centrale et orientale, reliées aux réseaux ferrés, fluviaux et maritimes, précipitent le déclin du carrefour fezzanais.
19La présence italienne dans le Fezzan est brève et marquée par l’opposition de la Senoussiya. En effet, si l’occupation de la Tripolitaine débute en 1911 et les principales villes fezzanaises, Mourzouq et Sebha, sont occupées en 1914, la même année, l’opposition de la Senoussiya contraint les occupants à quitter la région. Entre sa reconquête par les Italiens en 1930 et l’installation française de l’armée Leclerc en 1943, le Fezzan n’a donc été occupé qu’une dizaine d’années durant par le régime fasciste.
20Cette occupation éphémère demeure uniquement militaire, contrairement aux provinces littorales pour lesquelles d’ambitieux programmes de peuplement et de mise en valeur agraire sont planifiés, et partiellement appliqués (F. Cresti, 1999). L’équipement de base des nouveaux villages littoraux coloniaux, recensé par Federico Cresti (1999), « bureaux de la municipalité et de la poste, la casa del Fascio (bureau du parti fasciste), le poste de police, l’église, l’école, l’infirmerie, des magasins et le marché couvert », bref tout le nécessaire à la vie quotidienne d’une communauté italienne, ne se trouve dans le Fezzan qu’à Sebha et à Brak. Dans le Sahara, les meilleurs indicateurs de l’implantation italienne sont les aéroports, les réserves d’essence, les garages et les bureaux administratifs. Il faut dire que pour les Italiens, soucieux de s’établir sur la Quarta Sponda, la quatrième rive, le Fezzan, ne se réduit qu’à un hinterland de la Tripolitaine, une « modeste dot » (P. Soave, 2001) dont la crise économique et sociale, parallèle au déclin du commerce caravanier, s’amplifie après la première occupation italienne.
21Les choix des autorités militaires se fondent donc sur la volonté de contrôler la circulation plutôt que les espaces oasiens, « de dominer plus que d’occuper » (A. Martel, 1991). Ce choix s’exprime à toutes les échelles spatiales puisque Sebha, jusqu’alors modeste relais secondaire sur les itinéraires caravaniers, devient le centre principal de la présence coloniale italienne, au détriment de Mourzouq, capitale historique du Fezzan. Il est vrai qu’« occuper Sebha équivaut à occuper le Fezzan » puisque l’oasis « occupe une position centrale idéale sur les axes nord-sud venant du littoral […] et sur la voie ouest-est, de Ghat vers l’Égypte » (J. Thiry, 1995). Dans les vallées, la même logique est appliquée : Al Gharayfa était le principal centre rural du Wadi Al Haya vers lequel convergeaient quelques axes de circulation de direction nord-sud et est-ouest et où se déroulait le plus important marché local. Mais c’est pourtant à Oubari que les autorités militaires installent une poste, un dispensaire, un terrain d’aviation, le siège de la circonscription touareg et un bureau militaire. L’impératif stratégique prime encore car Oubari est le point de rencontre des Touaregs et des villageois du Fezzan. Les choix sont partout identiques : Brak et Edri, aux extrémités du Wadi Ash Shati, sont préférés aux centres de Berqen et de Mahrouqa, de même qu’Oum Al Aranib à l’est de la dépression de Mourzouq.
22Ces choix de site sont à l’origine des principales agglomérations du Fezzan actuel. Malgré une présence brève, les autorités coloniales italiennes inscrivent donc les prémices d’un marquage spatial où les lieux d’échanges, malmenés par le déclin du commerce transsaharien, sont remplacés par des lieux de contrôle des espaces et des circulations. En effectuant ce choix, les autorités militaires italiennes effacent les restes du réseau urbain et commerçant fezzanais mais dessinent une trame urbaine durable.
23Lorsque Jean Lethielleux conclut le survol historique de son ouvrage consacré au Fezzan (1948) par une phrase lapidaire, « dès lors, le Fezzan n’a plus d’histoire » ou lorsque dans sa Géographie humaine du Fezzan (1946), Jean Despois insiste sur l’état de « décadence » de la région, on devine le souci qu’ont ces deux auteurs d’y légitimer l’installation des Français. Il faut dire qu’en prenant pied dans le Fezzan en 1943, les troupes françaises matérialisent un projet colonial vieux d’un siècle, celui de constituer un vaste Sahara sous leur seule autorité. La défaite italienne leur en donne l’occasion puisque le territoire libyen est jusqu’à la fin du second conflit mondial provisoirement administré par les Britanniques, en Cyrénaïque et en Tripolitaine où ils composent avec les Italiens non fascistes, pendant que les Français obtiennent un mandat de l’ONU pour l’administration du Fezzan, prolongé après le renoncement officiel de l’Italie à toute prétention territoriale.
24Dans la logique coloniale française, l’intérêt du Fezzan est évident puisqu’il permet d’achever la constitution d’un espace saharien cohérent, de dominer une région dont le sous-sol est susceptible de renfermer des ressources minières et en hydrocarbures et surtout de relier par l’itinéraire le plus court la Méditerranée à l’Afrique en ne survolant ou en ne traversant par la piste que les territoires sous domination française (A. Martel, 1991). Cet intérêt stratégique, doublé d’une fierté non dissimulée, conduit la France, par le biais de la Direction des Territoires du Sud, à convaincre les Nations unies et les populations de la pertinence d’une intégration définitive du Fezzan au domaine colonial français. Dès lors, à partir d’un budget largement financé par le gouvernement français, les autorités militaires en charge du Fezzan multiplient les chantiers : forages de puits artésiens, création d’établissements d’enseignement primaire, rénovation du système de santé, prêt de semences, distribution de vêtements et de nourriture (DTS, 1953)… bref « ce qui devait être réalisé en une génération […] est mis aussitôt en chantier » (A. Martel, 1991).
25Les options françaises sont pourtant en décalage avec la nouvelle géopolitique mondiale qui se dessine aux lendemains du second conflit mondial. Le mouvement de la décolonisation est déjà engagé en Asie et la naissance de l’État d’Israël incite la communauté internationale à accorder des compensations à la Ligue des États arabes. Dans ce contexte, la Libye obtient son indépendance en 1951 et les Français quittent le Fezzan le 1er janvier 1952.
26Objet de convoitise durant plus d’un siècle, le carrefour fezzanais n’a jamais fait l’objet du moindre projet global de mise en valeur. La confrontation entre les acteurs de la conquête du Sahara déstructure définitivement la fonction séculaire de carrefour du Fezzan. De l’indépendance libyenne jusqu’aux années 1970, le Fezzan se réduit à la périphérie marginalisée d’un nouvel État dont l’un des objectifs majeurs est la construction d’un territoire national.
Notes de bas de page
1 Selon le recensement de la population de 1954 on compte en Tripolitaine et en Cyrénaïque respectivement 7 et 12 % de nomades ; 13 et 33 % de semi-nomades ; 80 et 55 % de sédentaires.
2 Afin d’en rester à une présentation générale du cadre et donc de ne pas développer ce qui a pu être dit de manière plus détaillée par ailleurs. Nous renvoyons notamment aux ouvrages de J. Despois (1946), J. Lethielleux (1948), J. Thiry (1995), D. et J. Bisson et J. Fontaine (1999).
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