Chapitre II. La fragmentation par les réseaux
p. 59-81
Texte intégral
1Il s’agit à présent de s’interroger sur la façon dont le couple réseaux/espaces urbanisés change et se transforme sous l’effet des réformes. A cette fin, partons de la thèse défendue par Stephen Graham et Simon Marvin (Graham, Marvin, 2001). Ils y affirment qu’un ensemble de processus convergents contribue à la désintégration (unbundling) des infrastructures de réseaux, laquelle nourrit la fragmentation de la fabrique sociale et matérielle des villes (splintering urbanism).
2Le constat et l’analyse qu’ils en proposent sont-ils transposables aux villes d’Afrique subsaharienne, alors que l’idéal des réseaux intégrés n’y fut presque jamais approprié et que la modeste désintégration des infrastructures n’ouvre pas véritablement à des régimes post-monopole ? Y observe-t-on cependant une fragmentation par les réseaux « à l’africaine » et comment, dès lors, caractériser cette recomposition ?
Pour une africanisation du splintering urbanism
3La thèse de Stephen Graham et Simon Marvin possède une incontestable cohérence et, par la mise en perspective des interactions entre réseaux et espaces urbanisés, elle offre un cadre d’analyse stimulant de leurs évolutions conjointes. Toutefois, en dépit des précautions prises par les auteurs, elle n’échappe pas à un certain déterminisme technico-institutionnel et souffre d’une validation empirique superficielle, tant sectorielle (les réseaux d’eau entrent assez peu dans les schémas proposés1) que géographique (le tableau pessimiste que dressent les auteurs paraît souvent en décalage avec les réalités observées). La thèse laisse ainsi subsister des doutes quant à son degré d’universalité : c’est à un test de sa validité dans les univers urbains d’Afrique subsaharienne que nous nous livrons ici.
L’éclatement des réseaux comme processus générique
4La thèse de la fragmentation par les réseaux repose sur la référence à une période révolue, âge d’or des réseaux de service public intégrés et intégrateurs (Graham, Marvin, 2001, p. 41), au cours de laquelle a été réalisée leur universalisation. Elle organise ensuite la démonstration autour de trois arguments.
5D’abord, l’idéal moderne des réseaux d’infrastructure intégrés, d’une part, la rhétorique de l’universalité standardisée, d’autre part, sont aujourd’hui disqualifiés par les mouvements de privatisation et de libéralisation comme par l’essor des nouvelles technologies. Ensuite, les modèles de régulation qui en résultent favorisent une différenciation accrue des modes d’organisation et de gestion des services en réseaux comme des prestations fournies. Enfin, cette démonopolisation, en rendant possibles des stratégies de contournement (bypass) des réseaux standardisés au profit d’infrastructures « sur mesure », conforte la fragmentation sociospatiale urbaine.
6Au cœur de ces transformations, la thèse définit le processus capital d’unbundling, ensemble des processus par lesquels s’effectue la transformation des réseaux intégrés vers des réseaux désintégrés. La manière dont celle-ci influence la restructuration spatiale et sociale des espaces urbanisés est analysée à travers trois formes principales de duplication des réseaux, génériquement qualifiés de infrastructural bypass. Redéfinissant, à différentes échelles, les relations entre les espaces urbanisés et les réseaux d’infrastructure, ces divers processus de désintégration auraient pour principale incidence d’intensifier les relations entre les lieux et les usagers les plus riches (most valued users and places), tout en marginalisant les autres, accompagnant ainsi la création d’enclaves urbaines spécialisées (Graham, Marvin, 2001, p. 167-177).
7Dans un précédent article, Stephen Graham qualifiait les réseaux alternatifs, issus du processus de démantèlement, de premium infrastructure networks et les espaces urbains ainsi réticulés de premium networked spaces, taillés sur mesure pour satisfaire les demandes des groupes sociaux à hauts revenus et d’autres usagers influents (Graham, 2000, p. 185). Cette idée est reprise et complétée : en concentrant l’offre sur certains espaces privilégiés (hot spots), le cherry-picking tend aussi à marginaliser d’autres lieux et d’autres demandes (social dumping)2, influençant ainsi la qualité de leur desserte. L’ouvrage suggère enfin, sans s’y attarder, que le changement peut trouver son origine dans les problèmes posés par les espaces déshérités (cold spots), soit pour financer les infrastructures, soit pour abaisser les coûts de gestion des clientèles à faibles revenus (Graham, Marvin, 2001, p. 158-161 et p. 175).
8Dans leur conclusion, les auteurs ne manquent pas de mettre en garde contre les risques de généralisation et de simplification abusives induites par l’insistance à fédérer l’ensemble des évolutions sous le chapeau du splintering urbanism. Ils rappellent aussi que les résistances et inerties locales sont suffisamment fortes pour ne pas donner prise à un mouvement massif et synchrone de désintégration des réseaux (Graham, Marvin, 2001, p. 385). Ils sont enfin attentifs à éviter le déterminisme sociotechnique en mentionnant également le rôle joué par les coalitions d’intérêts et, dans des contextes géopolitiques divers, les systèmes de gouvernance dans l’inégale fragmentation des espaces urbains.
Une validation partielle par les réseaux d’eau africains
9À bien des égards, la thèse paraît transposable en Afrique subsaharienne : les réformes y sont d’inspiration très analogue et se réfèrent à la même « convention libérale » (Batley, 1999). Le caractère inachevé des réseaux y conduit toutefois à nuancer le rôle de ces derniers. Si la ville africaine éclate, c’est sous la pression d’une conjonction de facteurs, notamment d’ordre économique, et d’un affaiblissement, voire d’une informalisation des modes de contrôle de l’espace urbain.
10Ensuite, il importe de distinguer les processus de la signification qu’ils revêtent et des effets qu’ils engendrent, variables selon les contextes. Ainsi, pour orthodoxes qu’ils paraissent, les dispositifs organisationnels que promeuvent les réformes de réseaux s’inscrivent dans des trajectoires très spécifiques de « privatisation » des États africains, caractérisées par la banalisation des modes de gouvernement indirect (Hibou, 1999). A l’échelle des espaces urbanisés, la marchandisation des services produit aussi des effets différenciés, peut-être divergents, dont il n’est pas sûr que la notion de splintering urbanism puisse restituer la diversité.
Genèse et âge d’or du réseau intégré
11Une première difficulté est soulevée par la genèse de l’âge d’or, période assez longue qui a précédé l’épanouissement et la maturation du réseau intégré. Même dans les pays industrialisés, elle fait quelque peu l’impasse sur les difficultés de l’universalisation, les modalités de dépassement des tensions entre intérêts antagoniques qui ont marqué, pendant plusieurs décennies, le développement des réseaux, les mesures financières exorbitantes que les États ont, le plus souvent, mobilisées pour surmonter les obstacles du marché dans les aires les moins rentables.
12Certes, Stephen Graham et Simon Marvin apportent des éclairages furtifs sur cette histoire mouvementée (Graham, Marvin, 2001, p. 42) mais ils en tirent peu d’enseignements pour le passé et le présent des villes en développement où, pourtant, l’extrême lenteur de la conquête de l’eau, distendue sur plus d’un siècle et inachevée à l’aube du troisième millénaire, invite à s’interroger sur les multiples causes du blocage.
13Il faut ici replacer les mutations des réseaux dans la longue durée. Au départ, il y a la ville coloniale, avec ses réseaux construits et gérés sur la base des normes, compétences et techniques disponibles dans les métropoles. Sans jamais faire lien, ces réseaux sont mis au service des intérêts d’une élite puissante et peu nombreuse et participent pleinement de l’économie politique coloniale. Rappelons ainsi que, hors Afrique du Sud, le premier épisode de l’histoire coloniale – des conquêtes à la veille de la Seconde Guerre mondiale – fut défavorable à l’équipement des territoires, exploités au sein d’une économie de traite à l’accumulation marchande divertie (Hugon, 2003-a).
14Le second épisode, de 1940 aux indépendances3, centralisateur et interventionniste, constitue une tentative de « modernisation bureaucratique » (Diouf, 1999) des sociétés africaines, dans un nouveau contexte de « mise en valeur ». La Grande-Bretagne comme la France lancent d’ambitieux projets de réformes avec, pour la première, le Colonial Development Welfare Act (1940) et, pour la seconde, le Fonds d’investissement pour le développement économique et social, FIDES (1946). C’est de cette période que datent, le plus souvent, les premiers grands investissements dans les réseaux urbains (Suret-Canale, 1972). Mais ce programme de modernisation a largement échoué et n’eut d’effets significatifs, en termes de modernisation des équipements et infrastructures, que dans les espaces vitrines du pouvoir. Dès les premières années des indépendances, il est en outre manifeste que les nouveaux États africains ne peuvent payer ni le prix de cette modernisation bureaucratique ni celui de l’acclimatation de l’État-providence.
15Aux indépendances, il est patent que les villes africaines sont enfermées, et pour longtemps, dans des circuits de dépendance et que leurs infrastructures ont été construites avec des normes induisant des coûts insoutenables. Néanmoins, pour satisfaire les demandes des couches moyennes urbaines et préserver leurs alliances politiques, les États perpétuent l’héritage en renonçant à l’idéal de généralisation du réseau intégré. Ces choix ont été justifiés par la croyance en un processus de diffusion du progrès, mais aussi par les références et savoirs professionnels disponibles, qui ont alimenté la production de normes mimétiques. Rapidement toutefois, il apparaît que la diffusion des réseaux hors des noyaux urbains privilégiés ne peut suivre l’expansion rapide des espaces urbanisés, et « l’âge d’or » demeure étroitement circonscrit à une minorité de citadins.
16Ni la généralisation ni la standardisation ne sont achevées en Afrique (cf. encadré 8). Le point de départ des évolutions contemporaines n’est donc pas, comme dans les situations observées par Stephen Graham et Simon Marvin, celle de réseaux unifiés, intégrés et standardisés (Graham, Marvin, 2001, p. 41). Il faut en tirer les conséquences : ou bien l’« âge d’or » du réseau est indispensable à la thèse du splintering urbanism, qui ne s’applique pas à l’Afrique, ou bien la thèse n’en a pas besoin et il faut s’interroger sur ce qu’implique la singularité de ce point de départ (réseaux inachevés, dispositifs hétérogènes et composites).
Encadré 8. Bornes-fontaines et contrôle social à Pikine1
Observant la carte des bornes-fontaines publiques installées par la SONES (Société nationale des eaux du Sénégal) à Pikine (agglomération de la banlieue de Dakar), Gérard Salem constate en 1987 qu’elles sont nombreuses dans la partie irrégulière de la ville, où certains quartiers sont mieux équipés que les zones régulières. Montrant que cette situation, en apparente contradiction avec la volonté officielle des autorités, résulte d’un jeu complexe entre contrôle social et contrôle territorial dans des quartiers où s’expriment les luttes politiques et partisanes, l’auteur s’attache ensuite à expliciter certains des mécanismes de régulation sociale qui en résultent et ont, depuis la création de Pikine dans les années 1950, assuré une relative paix sociale. Il rappelle tout d’abord que l’urbanisation « spontanée » est le produit d’un système politique clientéliste, reposant sur « un échange de “services” fondant à la fois la raison d’être et la légitimité des parties : autorités et finalités de l’État d’une part, stratégies de survie d’autre part » (p. 32). Les bornes-fontaines constituant la première revendication des élus des quartiers, réguliers et irréguliers, l’obtention de ce précieux équipement est plus fonction de la capacité de pression des demandeurs que de la situation juridique (légal ou illégal) et urbanistique (équipé, non équipé) du lieu. « La paix sociale est à ce prix », écrit Gérard Salem, « et les consignes du ministère de l’Hydraulique refusant la création de nouvelles bornes-fontaines, les menaces de coupures d’eau de la Société nationale des eaux, en situation de faillite virtuelle largement due au non-paiement par la municipalité de Pikine de sa facture d’eau, sont de peu de poids par rapport aux enjeux politiques en présence » (p. 34). Au sein du quartier lui-même, la vie politique locale est focalisée sur les problèmes d’approvisionnement en eau. Le contrôle et la gestion des bornes-fontaines en sont des enjeux majeurs : emplacement de l’installation, collecte des forfaits d’utilisation mensuels, sanction des comportements indésirables, régulation des revendeurs, utilisation des fonds collectés, etc., sont autant d’enjeux collectifs mais aussi, pour ceux qui les maîtrisent, d’instruments de contrôle sur la population et son espace.
Source : D’après Salem, 1992.
17Enchâssé dans son milieu et son temps, le réseau intégré est indissociable de l’État-providence et de la modernité des sociétés industrielles du xxe siècle. Sa diffusion et sa démocratisation y ont été essentielles dans l’émergence d’un sentiment national de « cohésion », justifiant une logique d’offre et l’intervention de l’État (Graham, Marvin, 2001, p. 74). Ce schéma rend-il compte des logiques de développement des réseaux techniques dans les villes africaines ?
18Le modèle en fut certes importé dans les ex-colonies (Chanson-Jabeur, Coquery-Vidrovitch, Goerg, 2004), avec les outils de la planification spatiale moderne et une certaine conception du logement public subventionné. La littérature souligne néanmoins les échecs de l’urbanisme colonial, son incapacité à adapter les valeurs et représentations dont il était porteur, les décalages entre les ressources nécessaires à sa mise en œuvre et celles dont disposaient les administrations locales (Devas, Rakodi, 1993 ; Massiah, Tribillon, 1988). Les réseaux techniques n’échappent pas à ce schéma : originellement conçus et construits par les ingénieurs des métropoles, ils ont enfermé les trajectoires sociotechniques des services dans un chemin de dépendance dont les opérateurs publics locaux ne sont pas parvenus à s’émanciper. Lorsque, après 1950, la croissance démographique s’est accélérée et que la maîtrise publique sur des espaces urbanisés pauvres et non planifiés s’est distendue, le constat du décalage croissant entre une logique d’offre conventionnelle, confinant les services à des segments étroits des sociétés urbaines, et une demande insatisfaite croissante n’a pas conduit à une remise en cause du modèle.
19Exogène et très inégalement approprié dans les sociétés coloniales puis postcoloniales dominées des périphéries africaines4, le réseau intégré est-il aujourd’hui adapté aux villes africaines ? Ni la nature de l’État néopatrimonial, ni la diffusion inégale d’une prospérité largement confisquée puis enrayée dès la fin des années 1970, ni les écarts persistants dans les comportements et niveaux de vie – qu’une urbanisation certes rapide, mais encore limitée, réduit lentement – ne facilitent sa diffusion. Conclure à l’échec ne suffit pas cependant (Graham, Marvin, 2001, p. 129) : s’il avait été aussi patent, comment expliquer la longue paix sociale des villes africaines pendant toute cette période ? N’est-ce pas plutôt que le transfert du dispositif sociotechnique, de nature parodique, ne s’est pas accompagné, dans ces pays, de l’adoption du modèle de régulation politico-économique sous-jacent ? Les services en réseaux africains n’ont pas échoué à adapter la norme universaliste de leurs homologues européens, ils se sont accommodés du mimétisme sociotechnique tout en poursuivant d’autres fins, celles que leur assignaient les logiques néopatrimonialistes des États.
Encadré 9. Réseaux techniques et néopatrimonialisme
Comme ailleurs, les caractéristiques propres des réseaux (monopole naturel, externalités) ont suscité, en Afrique, des formes d’intervention de l’Etat en réponse aux défaillances du marché (market failure). Toutefois, la prolifération des entreprises publiques et parapubliques dans l’Afrique postcoloniale répondait aussi aux préoccupations économiques et sociales d’États pensés comme agents du développement dans des situations d’extrême dépendance économique (Sandbrook, 1988).
Un bilan catastrophique est aujourd’hui dressé de cette gestion publique. Les causes de cet échec sont attribuables en partie au contexte : difficultés économiques suivant les chocs pétroliers et la dégradation des termes de l’échange, contraction des ressources fiscales nationales, déclin administratif. D’autres causes sont à rechercher dans la situation de monopole de ces entreprises et dans les problèmes récurrents de la gestion publique (state failure).
Aucune de ces raisons n’est spécifique aux entreprises publiques africaines, mais leurs manifestations en sont exacerbées par la nature de l’État africain postcolonial. La tendance aux interférences politiques y a été singulièrement accrue par la prégnance d’un système patrimonial de gouvernement contradictoire avec l’efficacité bureaucratique et la rationalité juridique (Sandbrook, 1988). Régime d’autorité fondé sur la loyauté personnelle, des relations de clientélisme et la coercition, le patrimonialisme se caractérise surtout par l’absence de véritable distinction entre domaine privé et domaine public, entre Trésor public et caisse privée, entre relations de patronage et appareil administratif (Médard, 1991). Dans des sociétés aux systèmes politiques hybrides, les États africains correspondent néanmoins rarement à l’idéal type weberien du pouvoir patrimonial, chacun est une combinaison de répertoires étrangers et autochtones, traditionnels et modernes, « un mélange dans des proportions variables de caractéristiques patrimoniales et non patrimoniales », le résultat instable d’une tension entre « des normes privées et des normes publiques partiellement intériorisées », métissage que la notion d’État néopatrimonial cherche à restituer (idem, p. 332-334). Réappropriés, le système légal-rationnel colonial et l’appareil d’État hérité ont proliféré en fonction de logiques politiques intimement corrélées à la personnalisation du pouvoir, d’une part, au mode particulier d’accumulation des ressources politico-économiques et symboliques (patronage, clientélisme, népotisme), d’autre part. Le revers de cette situation est l’échec de l’institutionnalisation du pouvoir d’Etat. La faible différenciation du public et du privé entraîne en effet la confusion de l’économique et du politique, l’interchangeabilité des ressources et des logiques de « chevauchement » (straddling) entre positions génératrices de ressources. Historiquement cependant, « c’est le pouvoir politique qui a entraîné le pouvoir économique, plutôt que l’inverse. D’où l’importance stratégique de l’accès à l’État, car la compétition politique est le moyen de la compétition économique » (Médard, 1991, p. 343). Extraire et distribuer des ressources, en s’appuyant sur une relation avec l’appareil d’État, est ainsi au cœur de la gouvernance patrimoniale. Rien d’étonnant dès lors que les services publics, parties prenantes de cet environnement, instruments directs de la redistribution, tant du côté de l’offre d’emplois que de l’offre en services, en aient été, avec d’autres, un puissant outil. Si la maîtrise publique des services en réseau a servi à légitimer les États en Afrique, ce n’est donc pas, comme en Europe, en assumant des objectifs de cohésion sociale et spatiale mais, dans une logique néopatrimoniale, par une redistribution sélective des richesses publiques à des catégories urbaines privilégiées dont elles ont scellé les fidélités. On est ici bien loin de l’idéal d’égalité intégrateur1, auquel on ne peut donc exclusivement référer le bilan du fonctionnement passé des services en réseaux.
20La question demeure donc entière de savoir si la mise en œuvre du modèle du réseau intégré est encore possible et souhaitable aujourd’hui ou s’il convient d’explorer d’autres voies de généralisation des services, en articulation étroite avec les conditions actuelles de l’urbanisation africaine. Trop étriqués, mal gérés, excluant ici, rabattant là des demandes diverses sur une offre standardisée, les réseaux africains sont imparfaits. Faut-il en imputer la responsabilité à leurs gestionnaires, incapables de déployer le modèle idéal du réseau intégré, ou bien faut-il admettre que ce dernier est inadapté ? La « conquête de l’eau » (Goubert, 1986) reste plus que jamais d’actualité, mais pas plus les circonstances de sa greffe que les modalités actuelles de sa gestion ne plaident en faveur d’une hégémonie du réseau, ce que l’exemple sud-africain illustre avec force.
Encadré 10. Le réseau comme solution hégémonique : les risques d’exclusion en Afrique du Sud et au Cap1
Les métropoles sud-africaines sont, contrairement à la plupart des autres villes d’Afrique subsaharienne, bien dotées en réseaux d’infrastructure2. Les statistiques officielles révèlent ainsi des taux d’équipement supérieurs à 90 % pour l’eau potable. Même si la question des squatters pose un problème, réel, d’accès à l’infrastructure pour une fraction de la population urbaine, l’enjeu principal est d’adapter le service public à une population dont la diversité des conditions de vie et d’insertion dans la ville s’est accrue. Parmi les questions posées par les nouvelles formes de l’urbanisation figure ainsi celle de l’accessibilité financière aux services publics locaux (eau, assainissement, électricité, collecte des déchets).
Une enquête nationale de 2001 (McDonald, 2002) montre qu’ils pèsent lourd sur le budget des ménages pauvres (près du quart des dépenses de ceux qui ont un revenu inférieur à 1 000 rands/mois) et 35 % des ménages interrogés affirment ne pas pouvoir s’acquitter des factures correspondantes ou seulement aux dépens d’autres dépenses essentielles (nourriture et vêtements).
Ainsi s’expliqueraient les taux moyens de non-paiement dans les townships (entre 22 et 33 % au milieu des années 1990 mais jusqu’à 75 % localement), que maints observateurs sud-africains attribuent à la « culture du non-paiement » et qui, pour David McDonald, est au contraire très clairement un problème d’incapacité à payer (McDonald, 2002). Cette analyse est corroborée par une autre étude établissant, à l’échelle nationale, un lien clair entre pauvreté (saisie à partir de différents critères et selon des méthodes complémentaires) et comportements de non-paiement (Booysen, 2001). Des recherches au Cap confirment ces résultats (Xali, 2002 ; Plancq, 2004 ; Smith, Hanson, 2003). L’universalisation des services d’eau dans les grandes villes sud-africaines dépend aujourd’hui moins de l’accessibilité physique à l’infrastructure, quasiment assurée, que de l’épineux problème de l’accessibilité financière des prestations.
Si la pauvreté et l’incapacité de payer sont au cœur du problème, la plupart des études mésestiment ou masquent un autre enjeu, politiquement très sensible, celui de la possible inadaptation des services publics locaux hérités de l’apartheid aux conditions actuelles de l’urbanisation sud-africaine. Constatant leur non-durabilité à l’échelle des agglomérations et plus encore des petites villes, les uns proposent de solvabiliser les pauvres (tout en soulignant le caractère provisoire et incomplet d’une telle politique jouant sur les « symptômes » du problème : Booysen, 2001), les autres interpellent le gouvernement sur ses choix budgétaires (McDonald, 2002). Les deux sont sans doute nécessaires, mais ne faut-il pas aussi envisager, à court terme, de repenser le service et les normes qui le définissent ?
21Refonder le modèle urbain des services ne peut donc reposer sur la seule référence à une norme mimétique excluant de fait une forte proportion, voire une majorité, de la population. Une alternative consiste à l’abandonner au profit du pluralisme normatif que certains travaux présentent comme la réponse appropriée à l’expression de plus en plus virulente d’identités urbaines plurielles. S’appuyant sur des organismes intermédiaires comme les associations et les ONG, profitant des dispositifs décentralisés de coopération, épousant le cadre du projet plutôt que celui d’amples politiques sectorielles, cette approche trouve aujourd’hui un écho dans le discours des bailleurs de fonds internationaux. Au contraire de la démarche « classique », exclusivement centrée sur le réseau et que reprend la thèse du splintering urbanism, elle a l’intérêt de valoriser le foisonnement des services, conventionnels et non conventionnels, dans les villes africaines. Elle n’est toutefois guère satisfaisante lorsqu’elle conduit à enfermer des espaces urbains dans des solutions spécifiques sous-normées.
22S’en tenir à la référence d’un « âge d’or » des réseaux est donc doublement contre-productif dans les villes africaines. Outre qu’elle a justifié l’inertie des gestionnaires de réseau et des pouvoirs régulateurs en stérilisant toute initiative hétérodoxe, elle suscite aujourd’hui un rejet de la norme universelle, au nom du pragmatisme et de l’efficacité économique, ouvrant la voie à une différenciation débridée et déréglementée de l’offre. Comment repenser les réseaux techniques dans des villes hétérogènes et socialement polarisées, travaillées par des forces centrifuges ? Entre l’établissement d’une norme universaliste et sa disparition, existe-t-il une voie « raisonnable » de différenciation, respectueuse de la diversité mais soucieuse de cohésion ? Peut-on la cheviller à une reconnaissance des singularités sociospatiales tout en répondant à des exigences d’équité et de flexibilité ?
Le unbundling comme processus dominant
23Le processus de unbundling et le rôle générique qu’il occupe dans la thèse du splintering urbanism ne paraissent pas directement transposables dans les services d’eau africains. Comme le reconnaissent Stephen Graham et Simon Marvin, ce processus revêt des modalités extrêmement diverses (Graham, Marvin, 2001, p. 176). Suffit-il d’en constater la complexité et l’hétérogénéité ou convient-il d’en réfuter l’hégémonie ?
24Certes, des tendances à la désintégration des monopoles antérieurs, au sens défini par les auteurs, se sont multipliées en Afrique : désintégration fonctionnelle (ou verticale) en fonction des « cycles » du service ; externalisation multiple de segments de la chaîne de production confiés, le plus souvent sous la forme de PPP ou de marchés publics, à différentes entreprises privées ; désintégration horizontale par allotissement d’un marché urbain, avec mise aux enchères et spécialisation géographique ; différenciation croissante des services (y compris au sein d’une offre intégrée). Constatant cette diversité et la prédominance des formes les plus « douces » de unbundling, les auteurs font l’hypothèse qu’elles constituent les étapes préliminaires d’un processus de restructuration inachevé (Graham, Marvin, 2001, p. 176), sans répondre à une question pourtant essentielle. Si l’avenir est à une désintégration plus radicale, au profit de quelle évolution se fera-t-elle ? Qu’elle accompagne ou qu’elle freine la généralisation des services est loin d’être indifférent pour les citadins encore exclus du réseau d’eau, donc pour le regard que l’on porte sur le unbundling lui-même.
25Sans doute les auteurs ne répondent-ils pas à cette question parce que l’usage générique du terme unbundling entretient plusieurs confusions. D’abord, il lie l’intégration de la chaîne de production et celle de l’offre. Or les configurations africaines montrent qu’un opérateur intégré n’est pas forcément en mesure d’offrir un service intégrateur, y compris sur la longue durée d’un siècle. Inversement, on constate empiriquement que la multiplication des fournisseurs et des offres favorise, en maints lieux, la diffusion sociospatiale de l’accès à l’eau potable.
26Ensuite, il masque, en englobant les différentes modalités de unbundling, la diversité des résultantes spécifiques de chacune : la désintégration fonctionnelle a-t-elle les mêmes effets sur les villes que la désintégration géographique ? Tous les types de unbundling ont-ils les mêmes incidences sur les possibilités de contournement ? Une différenciation de l’offre (unbundling modéré) est-elle plus ou moins fragmentogène qu’un service public monopolistique mais incomplet (intégration inachevée) ?
27Enfin, les spécificités sectorielles sont sous-estimées. Si l’on en croit Nicolas Curien, la libéralisation totale est l’exception et l’hybridation la règle dans les réseaux réformés qui croisent tous, à des degrés divers, des éléments de monopole régulé, plutôt dans la couche basse des infrastructures, et des éléments de concurrence réglementée, plus caractéristiques des couches médiane de l’infostructure et haute des services finals (Curien, 2000). Les différences constatées seraient donc plus de degré que de nature dans un continuum d’évolutions aux extrémités duquel on trouverait, d’un côté, les réseaux d’eau et, de l’autre, les télécommunications. Il semble toutefois périlleux de postuler la congruence de leurs effets. C’est au contraire la spécificité de chacun des réseaux et de sa réforme qui paraît être le point de départ le plus raisonnable (Glachant, 2002).
28En conséquence, deux questions de méthode restent largement ouvertes. Si la thèse du splintering urbanism doit être appréhendée à travers les effets cumulés de l’évolution des différents réseaux, alors que ceux-ci n’évoluent ni de la même façon ni au même rythme, comment pondère-t-on leur influence respective ? Si le unbundling n’est pas un processus homogène, comment isole-t-on ses effets fragmentogènes ? Les plus significatifs tiennent-ils à l’ampleur et à la diversité de la désintégration ou à la façon dont la réglementation des réseaux et la régulation politique encadrent cette diversité ? Enfermer les conditions d’accès aux services essentiels dans une analyse binaire (réseau intégré fournissant le même service pour tous versus réseau désintégré favorisant des pratiques de contournement socialement délétères) paraît ainsi extrêmement réducteur en Afrique.
À l’origine des différences de traitement
29Stephen Graham et Simon Marvin font le constat d’une multiplication des premium networks à destination des élites urbaines, tout en laissant ouverte la possibilité d’autres logiques. L’ouvrage, pourtant, ne va pas assez loin dans ce sens : dans les villes africaines, aux clientèles favorisées minoritaires, le fait marquant est, en effet, l’omniprésence des mécanismes de différenciation par le « bas ». Dans de nombreux cas observés, l’enjeu principal est moins d’offrir des services améliorés à une clientèle privilégiée que de maintenir à un niveau satisfaisant un service d’eau fragilisé, y compris en le délestant du lancinant problème des pauvres et des extensions dans les quartiers périphériques. Le vecteur en est bien un processus d’unbundling, mais au profit de la formalisation d’anciens ou de nouveaux systèmes d’approvisionnement sous-normés et meilleur marché.
30Que deviennent les populations socialement et économiquement marginalisées par les processus contemporains du développement urbain, s’interrogent les auteurs, qui évoquent aussi leur « invisibilisation » croissante (Graham, Marvin, 2001, p. 287 et 302). De loin, les dynamiques semblent conforter un archipel d’enclaves privilégiées, en contournant les espaces « passifs » de la pauvreté. Vue « d’en bas » pourtant, la métaphore a moins d’intérêt, car elle escamote d’autres mouvements, dont la visibilité est certes moindre mais qui ne sont pas sans conséquence pour les millions de citadins encore mal ou pas desservis par les réseaux : loin de délaisser les espaces de la pauvreté, les récentes mutations des réseaux techniques ont, en modifiant les règles du jeu, introduit des ferments de changement dans des situations dramatiquement bloquées depuis de nombreuses années.
31Pour être convaincante, la thèse du splintering urbanism doit être testée au regard d’un état des lieux « sincère ». Or l’analyse succincte que proposent Stephen Graham et Simon Marvin de la dualisation des services d’eau dans les villes en développement est excessivement réductrice (Graham, Marvin, 2001, p. 296) : les pauvres africains ont été marginalisés avant l’arrivée des firmes internationales et le dérapage des taux de couverture (en valeurs absolues sinon toujours en valeurs relatives) est antérieur à la marchandisation des services. Qu’un grand nombre de projets privilégie la demande des élites et des intérêts économiques dominants n’exclut pas des progrès hors des enclaves riches, ne serait-ce que par « débordement » (spillover) dans les quartiers moins favorisés adjacents (diminution du coût des raccordements après extension des canalisations primaires et secondaires vers les quartiers riches, amélioration de la pression, diminution des prix de revente grâce à une concurrence accrue, etc.), comme c’est souvent le cas dans les villes faiblement ségréguées d’Afrique de l’Ouest. Enfin, contrairement au postulat de Stephen Graham et Simon Marvin, la recherche de la rentabilité ou simplement d’une meilleure adéquation à la capacité de payer des usagers n’est pas toujours défavorable aux pauvres. Elle peut au contraire, comme l’illustrent certaines concessions opérées par des firmes privées, susciter une différenciation de l’offre qui la rende accessible à des populations auparavant exclues (Breuil, 2004 ; Botton, 2004 ; Jaglin, 2001). Du fait de son importance numérique, la conquête de ce marché très hétérogène est en effet indispensable à la rentabilité des réseaux dans les villes en développement et cela change radicalement la dynamique du cherry-picking et du social dumping.
Contextes locaux et validation empirique
32Enfin, la thèse demeure étonnamment indifférente à la géographie, la multiplicité impressionnante d’exemples puisés dans l’ensemble des régions du monde étant assez peu opératoire.
33Aux échelles nationales, elle prend peu en compte la nature et le rôle des États, alors même que les auteurs soulignent combien ces derniers influencent les voies du changement (Graham, Marvin, 2001, p. 161). En quoi les caractéristiques des États (providence européen, développementaliste d’Amérique latine, néopatrimonial africain, etc.) pèsent-elles sur les réformes des réseaux et le sens à leur donner ?
34La difficulté à penser l’État autrement que dans sa dimension bureaucratique légale-rationnelle n’altère-t-elle pas la compréhension et l’interprétation des évolutions actuelles en Afrique ? Le mode de « gouvernement privé indirect » (Mbembe, 1999), qui résulte de la montée en puissance des intermédiaires privés et réduit les coûts d’un appareil administratif important, constitue-t-il une vraie rupture dans les modalités d’exercice du pouvoir ? N’est-il pas plutôt un retour à la « décharge » (Hibou, 1999), après une parenthèse de modernisation bureaucratique, ouverte à la fin de la période coloniale et perpétuée, au moins sur le plan des discours et des pratiques officiels, par les États indépendants pendant la seconde moitié du xxe siècle ? La signification du processus de marchandisation des services doit être « africanisée » et interprétée dans le cadre de la renégociation permanente des relations entre public et privé, constitutive des modalités de formation/reproduction de l’État africain postcolonial.
35Cette analyse politique est nécessaire pour plusieurs raisons. Elle l’est d’abord pour comprendre l’inégale capacité des pouvoirs publics à piloter les transformations, à maîtriser leurs chevauchements, à assumer la balance des intérêts. Elle l’est ensuite pour éviter le déterminisme institutionnel. Les systèmes intégrés centralisés ne sont pas, automatiquement, générateurs de solidarité (de nombreux exemples africains le montrent) ; leur ébranlement n’est pas, nécessairement, à l’origine d’un desserrement des solidarités. C’est donc dans la coordination technique des offres et la régulation politique de leur intégration qu’il faut chercher les ressorts éventuels de la fragmentation.
36Peu attentive aux figures nationales des pouvoirs d’État, la thèse du splintering urbanism l’est aussi, à l’échelle locale, aux spécificités urbaines (ville industrialisée ou en développement, grande ou petite, compacte ou étalée, etc.). Ainsi, parmi les exemples illustrant la pensée des auteurs, ceux qui sont issus de pays en développement concernent essentiellement de très grandes métropoles, spectaculaires mais atypiques, puisque les deux tiers des citadins du Sud vivent aujourd’hui dans les villes de moins d’un million d’habitants. Parce que la situation des services en réseaux y est souvent encore plus éloignée des réalités du Nord, dans des conditions d’accélération inédites du peuplement, il convient d’être prudent dans la transposition du raisonnement et de ses présupposés.
37Si la thèse du splintering urbanism ne peut pas tout expliquer, comment décrire ce qui se passe ? En suggérant que les réseaux et leurs réformes précèdent et engendrent des dynamiques urbaines, le déterminisme technique sous-estime les changements qui procèdent d’ajustements réciproques entre évolutions sociétales et urbaines d’une part, mutations de la gestion et de l’exploitation des réseaux d’autre part. Gardons-nous cependant de sombrer à l’inverse dans un déterminisme sociologique soumettant les réseaux, neutres et malléables, aux pratiques sociales. L’enjeu scientifique est de construire un cadre d’analyse permettant de penser le caractère dialectique des changements observés en Afrique : les mutations des réseaux, issues d’innovations techniques, de rapports de pouvoir comme d’effets de mode, témoignent aussi de réponses à des blocages ou à des contraintes auxquels les services publics antérieurs ne pouvaient pas ou plus répondre.
38Pour rendre intelligible ce caractère dialectique, il faut replacer plus systématiquement les réseaux d’eau dans leur environnement, à différentes échelles et, en premier lieu, dans l’ensemble des forces de fragmentation qui travaillent aujourd’hui les villes africaines.
Forces de cohésion et processus de fragmentation dans les villes africaines
39Les termes que nous privilégions dans cette analyse sont ceux de cohésion et de fragmentation urbaine. Par cohésion urbaine5, nous entendons la résultante d’un ensemble de processus qui contribuent à maintenir associés, plus ou moins étroitement, les espaces et les habitants d’un ensemble urbanisé fonctionnellement unifié. Ces processus expriment des solidarités et des interdépendances auxquels la ville offre des opportunités d’occurrence et des moyens de concrétisation spécifiques6.
40Ainsi définie, la notion de cohésion urbaine désigne un ensemble de forces centripètes, en tension constante avec d’autres processus qui interagissent avec elles de manière complexe. Elle ne constitue donc pas un socle que viendraient éroder des processus de désolidarisation : cette image trop fixiste ne correspond pas aux configurations urbaines africaines auxquelles nous nous référons, qui sont au contraire marquées par une transformation, une réinvention permanente de forces et processus de régulation qui en assurent une relative cohésion. Notre propos n’est pas de constater le défaut ou le déficit de cohésion mais de montrer que les ressorts de celle-ci changent, qu’elle est, au moins pour la durée de ce bouleversement, fragilisée et instable, que cette situation a des incidences notables sur la capacité d’action collective.
41La fragmentation urbaine, à l’inverse, est définie comme un ensemble de mécanismes jouant dans le sens d’un relâchement des liens d’interdépendance7.
42En se démarquant de lectures simplistes, magnétisées par la « défaite » d’une unité ou cohésion urbaine souvent mythifiée et par l’emballement des « déliaisons », il s’agit de fournir un cadre analytique commun à différents processus de désolidarisation empilant leurs effets sur des configurations elles-mêmes fort peu stabilisées. Les villes africaines présentent toutes des défaillances du chevillage entre espaces urbanisés et services en réseaux : les évolutions récentes de ces derniers ne peuvent donc pas être interprétées comme des facteurs hégémoniques de la « désarticulation », mais elles sont un bon analyseur du réagencement entre forces de cohésion et processus de fragmentation, ainsi que des mécanismes de régulation qu’il suscite.
La cohésion dans les ornières du changement urbain : hypothèses générales sur les évolutions récentes
43La cohésion urbaine dans les villes africaines a été assurée, jusqu’au début des années 1980, par des mécanismes d’accès à l’emploi salarié (public notamment) en nombre limité mais assurant une large redistribution du revenu monétaire et des prébendes, des opportunités d’auto-emploi dans l’informel, des mécanismes de percolation familiale et lignagère, une insertion généralisée dans les marchés fonciers et immobiliers, le plus souvent informels, il est vrai, mais assurant une sécurité recherchée. Aux exclusions de droit, témoignage d’un modèle urbain qui ne permet pas de régler la question de l’habitat du plus grand nombre, répondait l’extension des espaces illégaux assurant, de fait, l’accès au sol et au logement. En outre, la croissance s’accompagnait d’une inégale mais réelle amélioration des conditions d’existence, favorable à la mobilité sociale ascendante, et de régulations sociales « efficaces » (Dubresson, Raison, 2003). Du clientélisme de l’État-rhizome en « solidarités communautaires », les canaux de la redistribution pénétraient au plus profond de la société urbaine, de sorte que, en dépit de la pauvreté, les villes fonctionnaient comme des machines à intégrer, caractérisées par la paix relative des rapports sociaux ordinaires et l’absence de spectaculaires luttes urbaines populaires (Arnaud, 1998).
44Ces mécanismes d’intégration s’accommodaient d’une division sociale héritée des politiques coloniales et résultat d’une action organisée (Grafmeyer, 1994), créatrice d’un paradigme de la ville coloniale ségréguée (et du modèle urbain d’apartheid). Les agencements spatiaux consécutifs furent loin d’être partout identiques, mais au-delà de la diversité des formes, accentuée par la production illégale du sol et du bâti urbains, les villes, surtout les plus grandes, étaient homogénéisées en tant qu’outils du capitalisme européen et des économies administrées. Elles furent façonnées par deux logiques dominantes, exploitation et ségrégation, longtemps convergentes, parfois infléchies mais toujours prégnantes après les indépendances politiques, qui ne marquèrent pas ici de rupture.
45Ce modèle a atteint ses limites dès le début des années 1980, tant par épuisement des rentes8 à partir desquelles était assurée la redistribution que par délégitimisation des pouvoirs qui la pilotaient, ce dont témoignent la généralisation des violences urbaines et l’accélération de l’informalisation. Partout, les cadres de référence communs légués par les colonisations sont affaiblis par la déliquescence, le retrait ou la contestation des institutions en charge de leur diffusion. Les conditions d’accès aux ressources urbaines sont profondément bouleversées par la marchandisation et les privatisations. Le déclassement des couches moyennes et l’accroissement de la pauvreté fragilisent les formes de socialisation « traditionnelles », écartelées entre le consumérisme des uns, le repli sur les solutions informelles de survie des autres. Enfin, la décentralisation et la municipalisation, tout en favorisant des mécanismes de représentation des habitants, ne sont nullement garantes, à ce jour, de la création d’autorités politiques légitimes et efficaces, porteuses d’une action commune durable à l’échelle locale (Jaglin, Dubresson, 1993 ; Dubresson, Jaglin, 2002).
46Cet ébranlement de la cohésion urbaine a donc d’abord à voir avec des évolutions macroéconomiques surtout décrites, dans les pays du Sud, à propos des grandes villes. En simplifiant quelque peu, retenons que celles-ci provoquent un effondrement des effectifs salariés, un effritement des protections qu’instaurait le statut salarial, un démarquage accru entre les détenteurs d’emplois « stables » et les autres. Combinées à l’ajustement structurel et à la réduction des dépenses publiques, dont les effets sont considérables sur la fourniture des services de base, elles favorisent une érosion des mécanismes de solidarité et de redistribution étatiques mais aussi le délitement d’identités structurées par le travail.
47Certes, Françoise Navez-Bouchanine a raison de mettre en garde contre une transposition rapide des schémas explicatifs du Nord (Navez-Bouchanine, 2002). Les métropoles d’Afrique australe, soumises à une réorganisation brutale de leurs bases économiques, apparaissent cependant comme des lieux privilégiés de l’accumulation flexible et de la mondialisation (Beall, Crankshaw, Parnell, 2002 ; Turok, Watson, 2001). Ailleurs, d’autres mécanismes sont en cause mais ils témoignent aussi de l’intensité des liens entre mondialisation, restructuration économique et recomposition sociospatiale dans les villes. Dans les pays faiblement industrialisés du Sahel, la transformation est d’abord suscitée par les compressions massives de l’emploi salarié public et parapublic ainsi que par la réduction drastique des dépenses publiques, imposées par les plans d’ajustement structurel. Celles-ci contribuent de manière décisive à modifier, par effets cumulés, la chaîne d’intégration au cœur de laquelle étaient situées les couches moyennes. Partout, la polarisation sociale est sévère, la captation des richesses par une petite élite à très haut niveau de vie, mobile et intégrée dans l’économie mondialisée, ses réseaux professionnels et financiers, allant de pair avec l’appauvrissement et la vulnérabilisation de la majorité des citadins. Partout, ces contrastes s’inscrivent dans les espaces urbains.
48Ces transformations des bases économiques ne sont toutefois pas les seuls facteurs explicatifs des tensions. Celles-ci procèdent aussi des clivages ethnolinguistiques réactivés par une démocratisation hâtive, des forces centrifuges révélées et libérées par la décentralisation et le desserrement du carcan étatique, d’un illettrisme aggravé par l’effondrement des systèmes publics d’enseignement, de l’implosion des réseaux traditionnels de solidarité et de la montée de l’individualisme (Marie, 1998). Qu’elle s’enracine principalement dans la mondialisation, dans des clivages identitaires où se mêlent étroitement autochtonie, notabilité et maîtrise foncière, ou encore dans des processus de partage conflictuel des ressources urbaines déréglementés par la privatisation ou désorganisés par la pauvreté et le brassage migratoire, la spirale régressive des villes est soulignée par de nombreux travaux récents (Dorier-Apprill, Jaglin, 2002). Ceux-ci mettent en évidence les freins à l’action collective et, dans certains cas, la difficulté à créer, dans les sociétés urbaines locales, un ordre social producteur de citoyenneté comme l’illustre le cas de Nairobi (Lee-Smith, Lamba, 2000).
49De cette analyse de la cohésion urbaine, retenons trois enseignements. Premièrement, les villes africaines présentent toutes, à des degrés divers, les stigmates d’une polarisation sociale et d’une massification de la pauvreté. C’est donc dans ce cadre général qu’il convient de s’interroger sur le rôle et la place des services en réseaux : s’ils ne sont pas créateurs de ces inégalités ni ne peuvent les annuler, leur rôle n’est pas neutre. En contribuant au tissu d’interdépendances qui cimente la cohésion urbaine, ils peuvent en freiner ou en aggraver les évolutions.
50Deuxièmement, les pouvoirs publics, en s’effaçant derrière les logiques de marché, ont une part de responsabilité dans les évolutions en cours. Souffrant de l’inexistence d’un large consensus social fondant l’idée de bien public (Arnaud, 1998), la gestion urbaine en Afrique subsaharienne peine à unifier des villes divisées, même lorsque le gouvernement local affiche cette ambition, comme à Johannesburg (Beall, Crankshaw, Parnell, 2002) ou au Cap (Jaglin, 2003-b).
51Troisièmement, il faut souligner la dimension politique du défi auquel sont confrontés les gouvernements locaux urbains d’Afrique : comment instaurer un ordre social qui permette de concevoir et d’appliquer des politiques urbaines susceptibles de réduire les inégalités tout en stimulant la croissance économique locale ? Les villes sont-elles en mesure d’inventer les compromis qui leur permettront de tendre vers ce qu’elles considèrent comme un équilibre satisfaisant entre les objectifs d’équité et de compétitivité ?
La fragmentation urbaine : le délitement des interdépendances
52Dans les études urbaines, la fragmentation est généralement présentée comme une notion multidimensionnelle combinant plusieurs des composantes suivantes : morphologie éclatée et discontinue, inégalités sociospatiales et replis affinitaires, polarisation du marché de l’emploi, dispersion et foisonnement politico-institutionnel (Navez-Bouchanine, 2002). Ces catégories sont cependant trompeuses, car elles supposent des convergences qui méritent au contraire d’être questionnées. Nous réserverons ici le terme de fragmentation aux processus qui, au terme des transformations en cours (celles des réseaux en l’occurrence), affectent en les affaiblissant les échanges et les relations d’interdépendance au sein des sociétés citadines.
Encadré 11. « Ségrégation associée » dans les villes d’apartheid d’Afrique du Sud
Formulée au Nord (Damette, Beckouche, 1990), la question du passage d’une « ségrégation associée », dans laquelle la spécialisation sociale des espaces résidentiels s’accompagne d’interdépendances multiples, à une « ségrégation dissociée », marquée par un délitement des relations fonctionnelles entre espaces urbains comme entre groupes sociaux trouve des échos dans les villes d’Afrique du Sud.
Bien avant l’apartheid (1948), des lois instituaient une ségrégation volontariste en Afrique du Sud en interdisant la propriété foncière des Noirs en ville (1913) et en incitant les municipalités à créer des quartiers réservés (townships) pour les populations non blanches (1923). Elles furent ensuite renforcées et radicalisées par le Group Areas Act de 1950.
Ces villes d’apartheid étaient au service d’une logique économique d’exploitation de la main-d’œuvre noire au profit du capitalisme blanc et, par extension, de toute la population blanche. Cette logique s’est accompagnée d’une division raciale, justifiée par l’idéologie raciste du développement séparé des « communautés », et d’un éclatement physique des villes : isolement des quartiers par des zones-tampons (bufferstrips), séparation des circulations, localisation des zones d’activités hors des townships noires. Initialement convergentes, ces deux logiques d’exploitation et de séparation conduisirent à la construction d’un système urbain unitaire, économiquement intégré, constitué de parties interdépendantes et hiérarchisées. Une illustration en est fournie par les modes d’organisation de la gestion urbaine, alliant morcellement institutionnel et « solidarités » budgétaires. Ainsi, les municipalités blanches ont organisé la discrimination des dessertes dans les townships par des disparités de qualité et de densité, tandis que les structures fiscales et tarifaires alimentaient une « redistribution inverse » au profit des contribuables et usagers blancs. Discriminants, ces arrangements institutionnels et tarifaires procédaient néanmoins d’une logique gestionnaire intégrée au sein d’un système de desserte ségrégué.
L’échec de la « sécession » imposée des townships noires
Il y eut cependant, entre 1971 et 1985, une tentative d’autonomisation des townships noires en Afrique du Sud. Tant que leurs habitants furent considérés comme des migrants temporaires, ces townships furent gérées par les autorités locales blanches, la ségrégation ne requérant pas de fractionnement institutionnel. Ce dernier survient en 1971, lorsque les White local authorities (WLA) sont dessaisies de cette gestion au profit d’institutions centralisées (les Bantu affairs administration boards). Il culmine en 1982 avec la création des Black local authorities (BLA), riposte à l’urbanisation « inévitable » des Noirs. S’ensuit alors, jusqu’en 1991, la recherche malaisée d’un équilibre entre une intégration fonctionnelle, une séparation spatiale et une exclusion politique à l’échelle locale.
Dès leur création, les BLA affichent d’importants déficits budgétaires, montrant l’inadaptation de leur base fiscale et surtout le déficit structurel des comptes d’exploitation de leurs services marchands, principales ressources locales avec la taxe foncière. Deux réponses sont alors proposées. La première est la création, en 1985, des Regional services councils (RSC), institués pour financer le rattrapage d’investissement dans les townships noires en prélevant des ressources fiscales sur les entreprises. Les BLA n’ayant toutefois ni les moyens ni les compétences pour assurer la gestion, l’entretien et la maintenance des équipements et des infrastructures ainsi réalisés, les RSC furent très vite contraints de subventionner aussi les coûts de fonctionnement des townships. La seconde est l’octroi d’aides financières provinciales aux BLA, « à titre exceptionnel » en attendant que l’augmentation progressive des tarifs de l’eau, de l’électricité et des loyers permette d’équilibrer les budgets locaux. Mais la réponse populaire à ces augmentations s’exprime dans les campagnes de boycott des années 1980, qui visent explicitement à rendre les townships ingouvernables. Dès lors, les transferts s’inscrivirent dans la durée, prenant la dénomination significative de non viability bridging finance dans les budgets provinciaux. En introduisant ces deux mécanismes de solidarité et d’intégration financières entre les entités de la ville ségréguée, le gouvernement admettait que l’exclusion politique des Noirs, par la fiction de gouvernements locaux séparés, avait un prix et que la fragmentation gestionnaire était incompatible avec son objectif de contrôle des villes. Il était ainsi démontré que la gestion des villes ségréguées répondait aux logiques d’un système centralisé, dont la cohésion pouvait s’accommoder d’une séparation physique et fonctionnelle des administrations et des opérateurs mais non d’une suppression des transferts financiers, le pouvoir sud-africain subventionnant jusqu’à 30 % des coûts de fonctionnement des townships noires.
Source : Jaglin, 2001.
Encadré 12. Villes post-apartheid d’Afrique du Sud : timides déségrégations résidentielles et nouveaux démarquages
On pouvait attendre du régime post-apartheid la matérialisation rapide d’un changement dans les espaces urbains, mais les désillusions n’ont guère tardé. Dans des villes affectées, depuis la fin des années 1970, par la suburbanisation et la décentralisation, la formation de centralités périphériques a accompagné la fuite des populations aisées et leur installation dans de nouvelles aires de développement immobilier associant résidence et activités, souvent dans le cadre de « villages sécurisés ». Certes, des mécanismes de déségrégation sont aussi à l’œuvre, mais leur ampleur reste peu significative (Horn, 2002 ; Morris, 1999). Étudiant les modalités d’insertion urbaine des travailleurs noirs dans la ville sud-africaine post-apartheid, Owen Crankshaw (1999) montre ainsi comment la libéralisation politique et économique conduit à une segmentation accrue des marchés immobiliers, à une polarisation croissante de la communauté noire et, parfois, à des comportements d’évitement et de relocalisations massives au profit d’unités de voisinage « homogènes ».
Dans le même temps, les politiques urbaines dominantes conduisent, au nom de la « compétitivité », à une concentration des moyens dans certains espaces privilégiés, usant de l’héritage spatial de l’apartheid pour tenir à l’écart les populations les plus démunies (Bénit, Gervais-Lambony, 2003). Ce faisant, elles contribuent, comme jamais auparavant, à la déliaison d’espaces autrefois séparés mais articulés. Une même forme urbaine peut donc, en vertu du mode de régulation locale, servir le fonctionnement intégré d’un système unitaire (ville d’apartheid) ou faciliter sa fragmentation (ville post-apartheid).
53Qu’ils portent sur l’hétérogénéité typo-morphologique des villes ou sur les « nouvelles » formes de la partition sociale de l’espace urbain, les travaux envisagent majoritairement la fragmentation d’une manière relativement statique, considérant que l’étanchéité l’emporte sur la porosité, les flux, le mouvement. L’étude des mouvements de main-d’œuvre – domestiques des quartiers riches, employés et usagers des « paquebots » commerciaux – présente toutefois d’intéressantes perspectives sur le rôle des porosités sélectives dans la fragmentation (Bénit, 2001).
Encadré 13. Century City au Cap : un « méga-projet » intégrateur ?
Pôle multifonctionnel incluant le plus grand centre commercial du pays, un parc à thème, des espaces de récréation, des bureaux et des logements, Century City a été construit en 2000 dans la municipalité de Blaauwberg, banlieue nord relativement aisée du Cap. Considéré comme une véritable ville dans la ville, cet aménagement « insulaire » et « introverti » est accusé d’amplifier de nouvelles formes de fragmentation urbaine.
Cependant, une étude approfondie du fonctionnement de ce centre montre qu’il n’est pas « flottant » et s’inscrit finement dans un ensemble de réseaux et de flux urbains. Le réseau des déplacements des employés peut ainsi être considéré comme le flux le plus représentatif de sa dépendance au reste de la ville.
« Plus de 20 000 personnes travaillent actuellement à Century City, il est prévu qu’elles soient 40 000 en 2015. Par comparaison, 120 000 personnes travaillent aujourd’hui dans le centre-ville de Cape Town. Parmi ces 20 000 personnes, plus de 6 000 occupent des emplois “directs”, les autres sont les employés de bureaux ou de magasins ayant ouvert un stand à Century City. [...] Parmi les 6 000 emplois directs, 50 à 70 % sont de nouveaux emplois. Certes, ces emplois ne sont pas là où les urbanistes voudraient qu’ils soient (dans les quartiers défavorisés situés dans le sud-est de la ville) mais au moins ils existent.
La majorité de ces emplois s’adresse aux populations défavorisées sans formation poussée : 60 % des emplois directs sont destinés à des catégories low skill. [...] L’origine géographique des employés de Century City est relativement variée : la majorité d’entre eux habite dans la région nord, à proximité de Century City (plus de 50 %) ; plus de 13 % proviennent des quartiers défavorisés (du sud-est de la ville), les autres sont originaires de diverses autres parties de la ville. Century City s’inscrit dans des réseaux d’employés dispersés géographiquement. [...] »
Source : D’après Kalaora, 2002, p. 63-64.
54En outre, on sait peu de chose des supports matériels de la fragmentation urbaine : si la privatisation des services de police, de nettoyage ou de collecte des déchets constitue la règle dans les gated communities et autres « villages sécurisés », quel rôle les réseaux jouent-ils dans les mouvements d’enclosure et, plus généralement, dans les processus de désolidarisation ?
55Considérant l’accès aux services comme un vecteur d’affiliation et d’inclusion urbaines, nous suggérons que tout mécanisme accroissant l’accessibilité à un système d’approvisionnement (conventionnel ou non, intégré ou composite) et la solidarisation de ses usagers participe d’un renforcement de la cohésion urbaine. A l’inverse, toute exclusion (individuelle ou collective) d’un service et toute spécialisation fonctionnelle et spatiale entraînant une perte d’interdépendance est considérée comme potentiellement fragmentogène. Les indicateurs pertinents de l’analyse sont ceux qui fournissent une information sur les conditions (juridiques, matérielles, économiques, politiques) de l’accès au service et les modalités de sa diffusion sociospatiale, sur le degré d’intégration des offres (physique et technique, tarifaire, gestionnaire, commerciale, etc.), sur la différenciation des prestations. Ces indicateurs, toutefois, n’évoluent pas nécessairement dans le même sens : l’intégration du dispositif peut aller de pair avec une différenciation accrue de l’offre ; un système unifié de gestion et de régulation rend possibles mutualisation et solidarité mais il peut aussi s’accompagner de fortes tensions centrifuges. Il s’agit donc d’évaluer le poids respectif des mécanismes à l’œuvre et leurs résultantes, de repérer s’ils conduisent, isolément ou en association, à des principes de rupture ou de relâchement des liens d’interdépendance, d’identifier ceux des régimes actuels de régulation qui semblent les plus perméables aux processus de désolidarisation.
La fragmentation au-delà des apparences
56Les processus de fragmentation ne déterminent pas nécessairement certaines des configurations urbaines qu’on leur associe volontiers. Revenons sur quatre d’entre elles.
57Premièrement, la fragmentation urbaine est souvent assimilée à celle des pouvoirs et institutions. Attirons l’attention sur le fait que, inversement, la « consolidation » des gouvernements urbains n’est pas toujours un antidote efficace aux processus de fragmentation urbaine. Ceux-ci s’accentuent par exemple en Afrique australe, alors que les territoires fonctionnels et institutionnels correspondent de manière assez étroite (municipalité unique à Windhoek et Lusaka par exemple) ou ont fait récemment l’objet d’une mise en conformité volontariste, comme en Afrique du Sud, où six métropoles ont été dotées de gouvernements métropolitains (Unicities) en décembre 2000.
58En contrepoint des controverses que suscite le débat scientifique très nourri sur les gouvernements métropolitains, en Afrique du Sud (Cameron, 1999) comme dans le reste du monde (Lefèvre, 1998), retenons que, indépendamment des échelles et compétences nominales du pouvoir urbain, des processus de fragmentation peuvent résulter des choix gestionnaires opérés et des réactions qu’ils suscitent.
59Deuxièmement, la fragmentation urbaine est associée à la transformation des conditions d’usage des espaces publics et de gestion démocratique de la chose publique. Pathologie des démocraties, elle serait caractérisée par le délitement de liens antérieurs, souvent nationaux, que ne compenserait pas leur reconstruction à d’autres échelles. Dans les villes africaines, il faut cependant prêter attention aux auteurs qui soulignent la concomitance entre les mécanismes de privatisation, d’enclosure, de distanciation, d’une part, la démocratisation politique, d’autre part. Analysant le cas de São Paulo, Teresa Caldeira propose d’analyser la fragmentation comme une « réaction » à la démocratisation, un moyen de « stigmatiser, de contrôler et d’exclure les citoyens qu’une récente reconnaissance politique a dotés de droits de participation dans la définition du futur de la cité » (Caldeira, 2000, p. 255). Il est tentant d’établir un parallèle avec l’Afrique du Sud, où l’on observe également une troublante concomitance entre les progrès spectaculaires de la démocratisation politique et de la transition pacifique vers des institutions multiraciales et ceux, tout aussi saisissants, du refus des riches d’entériner les nouvelles règles du jeu en ville. L’abolition de l’apartheid semble avoir mieux et plus vite assuré l’intégration des populations noires défavorisées dans la démocratie politique que dans les villes, où l’universalisation d’accès aux ressources et services reste un processus lent, marqué par de petits progrès et de grandes régressions.
60Troisièmement, si l’on constate une concomitance entre la fragmentation et les mouvements d’enclosure, rien ne permet d’affirmer qu’ils sont étroitement liés. Les formes de l’urbanisme affinitaire et sécuritaire ne préjugent finalement pas de l’intensité des liens réels entre les « enclos » et le reste de la ville. À l’écart de tout déterminisme spatial, nous suggérons de modifier la perspective en focalisant l’attention sur les liens, y compris dans leur inscription spatiale, plutôt que sur les formes.
61Quatrièmement, la fragmentation est souvent négativement connotée. Notre approche n’échappe pas totalement à une certaine prédétermination, qu’il faut toutefois nuancer. Nous ne sommes ainsi pas très éloignée de Françoise Navez-Bouchanine, pour qui la fragmentation urbaine peut aussi être une ressource pour les citadins (Navez-Bouchanine, 2002), lorsque nous suggérons qu’elle peut fonctionner comme un processus de régulation de la diversité. Les conséquences n’en sont pas neutres toutefois, et il faut s’interroger sur le rôle des pouvoirs publics dans son pilotage afin que le potentiel de flexibilité des régulations localisées ne se résume pas à de simples effets de désolidarisation.
62La thèse du splintering urbanism n’est donc que très partiellement adaptée à l’analyse du changement dans les sociétés urbaines en crise d’Afrique subsaharienne, dont elle ne permet pas de restituer le foisonnement. La question à laquelle elle tente de répondre – comment se transforment les rapports entre réseaux et espaces urbanisés sous l’effet des réformes de ces vingt dernières années – est néanmoins d’une grande actualité, et il convient à présent de tester l’hypothèse, maintes fois soulignée dans la littérature sur le sujet, d’une diversification des modes de relation entre des réseaux « réformés », des services différenciés et des espaces urbains supports d’une négociation localisée de l’ajustement entre offre et demande. Dans les villes en développement, il est en outre devenu banal d’affirmer que, pour dépasser le problème de la pauvreté, il faut, à contre-pied des stratégies d’offre antérieures, privilégier la diversification des modes de financement et de gestion, des opérateurs et des services. Les différenciations internes de l’espace géographique urbain qui en résultent sont-elles des facteurs de fragmentation urbaine ?
Notes de bas de page
1 Sur « l’atypisme » des services d’eau, cf. le débat entre Olivier Coutard et Stephen Graham (Coutard, 2002 ; Graham, 2002).
2 Sur les notions de cherry picking et social dumping, cf. Graham, Marvin, 1994.
3 On fait ici référence aux indépendances politiques des colonies qui, dans les années 1960, accèdent à la souveraineté nationale.
4 Il faut évidemment nuancer le propos et notamment distinguer entre les régimes d’accumulation qui ont caractérisé les trajectoires géoéconomiques des États : selon que les pays possèdent (Afrique du Sud) ou non (pays du Sahel) des bases industrielles, les infrastructures ont été très différemment développées. Elles ont ainsi été essentielles dans les centres économiques vitaux de l’ancien « fordisme racial administré » qui a longtemps caractérisé l’Afrique du Sud.
5 Nous la distinguons de la cohésion sociale, notion polysémique et controversée, qui embrasse beaucoup plus que nous ne pouvons étudier ici et qui, appréhendée à l’échelle des sociétés, n’en spécifie pas les enjeux proprement urbains (Harloe, 2001 ; Fainstein, 2001 ; Prévôt Schapira, 2000 ; Esprit, 1999). Nous préférons également la notion de cohésion urbaine à celle d’intégration, par trop marquée par les travaux d’Emile Durkheim et, plus récemment, par ceux de Dominique Schnapper (Rhein, 2002).
6 Il s’agit là d’une approche partielle qui n’épuise pas, loin s’en faut, la notion de cohésion urbaine, qu’on pourra rapprocher de celle « d’unité urbaine » (Bourdin, 1998). En particulier, les représentations et pratiques citadines, les ressorts des appartenances, d’adhésion et d’exclusion, les relations entre ancrage territorial, identité et citoyenneté (Gervais-Lambony, 2003), ou encore les réseaux sociaux (Navez-Bouchanine, 2002), tous essentiels dans la constitution du lien social, ne seront pas abordés ici.
7 Ces processus ont suscité des travaux spécifiquement dédiés à la question de la fragmentation urbaine dans les pays en développement (Vidal, 1997 ; prévôt Schapira, 1999, 2000 ; Caldeira, 2000 ; Bénit, 2001 ; Navez-Bouchanine, 2002).
8 Alain Dubresson et Jean-Pierre Raison évoquent un « faciès urbain de la crise du modèle rentier » (Dubresson, Raison, 2003, p. 114).
Notes de fin
1 Cf. figure 7.
1 Il n’est pas certain, d’ailleurs, que les valeurs égalitaires qui le sous-tendent soient toujours présentes dans les villes africaines. Nos connaissances socio-anthropologiques sont insuffisantes pour l’affirmer, mais soulignons que les représentations et les pratiques de dépendance personnelle demeurent très prégnantes dans des sociétés où les inégalités nourrissent la redistribution clientéliste.
1 Cf. figures 8 à 11.
2 Ce n’est pas le cas de l’ensemble du pays, où les statistiques nationales révèlent que 12 millions d’habitants n’avaient pas accès à l’eau potable à la veille des premières élections démocratiques nationales de 1994. C’est aussi à cette échelle, et notamment dans les campagnes, que, depuis, des progrès spectaculaires ont été enregistrés, avec 7 millions de personnes supplémentaires disposant d’un accès à l’eau potable selon le bilan 2002 du gouvernement.
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