Chapitre II. Navires et équipages
p. 27-45
Texte intégral
1La caravane maritime est principalement pratiquée par les marines de commerce des États méditerranéens. Et, malgré la différence de pavillon, les hommes, tout comme leurs navires, présentent des affinités et des similarités assez marquées. La présentation des caravaneurs français, tous originaires des provinces méridionales du royaume, essentiellement de la Provence, de même que leurs navires, a donc valeur d’exemple dans la mesure où ils occupent, et de loin, la première place dans cette activité.
Le navire
Les navires utilisés
2Afin de faciliter l’identification des navires aux yeux des affréteurs, les contrats précisaient toujours le nom et le type du bâtiment concerné. À suivre ces données à travers les contrats de la fin du xviie aux années 1790, on constate que la flotte des navires pratiquant le commerce du Levant et de Barbarie en général, et la caravane maritime en particulier, a évolué considérablement1.
3Un premier coup d’œil montre que la diversification s’est imposée et que le nombre des modèles de navires a doublé en un siècle. Leur identification, qui n’est pas toujours aisée, repose sur deux critères fondamentaux : la forme de la coque et, surtout, la composition de la mâture et de la voilure. On distingue en effet les voiles « carrées », en fait rectangulaires, tendues sur des vergues ; les voiles « latines », de forme triangulaire, montées sur des antennes ; les voiles auriques, notamment la brigantine, maintenues par deux vergues, la corne et la bôme2. Les deux premières sont transversales à la coque et placées devant les mâts, alors que les dernières sont situées dans l’axe du navire et fixées à l’arrière du mât. Une dernière remarque : la taille d’un même type de navire peut varier de manière importante, parfois du simple au triple, néanmoins, les variations ne peuvent pas dépasser certaines limites, liées à la conception même du type, et il est impensable, par exemple, d’avoir un vaisseau de 50 tonneaux ou une tartane de 200.
Tableau n° 1 : Types de navires français au Levant et en Barbarie (en %)
Navires | 1695-1703 | 1754-1758 | 1790-1792 |
Vaisseau | 12,1 | 1,4 | 2 |
Tartane | 24,8 | 7 | 17,7 |
Barque | 38,3 | 41,6 | 3,6 |
Pinque | 21 | 28,4 | 0,5 |
Polacre | 3,8 | 10,4 | 11,2 |
Corvette | 5,1 | 10,4 | |
Brigantin | 1,7 | 39,3 | |
Senau | 2,2 | 3,6 | |
Ketch | 2,2 | 0,5 | |
Bombarde | 10 | ||
Autres | 1,2 |
4À la fin du xviie siècle, à l’époque où la caravane prend vraiment son essor, les capitaines caravaneurs utilisaient essentiellement trois types de navires. D’abord la barque, terme général certes, mais qui correspondait en Méditerranée à un modèle précis. Il s’agissait d’un bâtiment à trois mâts, celui situé près de la proue, la misaine, étant fortement incliné sur l’avant ; il était pourvu de voiles latines, doté d’une proue en forme de bec projetée au-dessus de l’eau et d’une poupe relevée à l’arrière. Le pinque avait une forme et une voilure très proches de la barque avec un fond plat et une grande largeur, ce qui en faisait un bon navire de charge. La tartane était pourvue d’un seul mât sur lequel était fixée une immense antenne servant à déployer une grande voile latine surmontée parfois d’une petite voile carrée. Les plus grandes ajoutaient, très en arrière, un petit mât dit « tapecul ». Telle quelle, la tartane était un navire modeste, mais dont la présence constante dans les ports méditerranéens, du milieu du xviie au milieu du xxe siècle, témoigne de sa parfaite adaptation au commerce maritime pratiqué dans cette mer. La polacre était une version agrandie de la barque dont le grand mât arborait des voiles carrées. Seule exception au milieu de ces navires à voiles latines, aux mâts courts et généralement d’une seule pièce dits « à pible », d’aspect plutôt élancé et aux dimensions assez modestes : le vaisseau.
On appelle en général vaisseau, tout bâtiment à poupe carrée, portant trois mâts avec un beaupré ; chacun de ses trois mâts composé de trois pièces de mâture entées les unes au-dessus des autres : un mât majeur, un mât de hune et un mât de perroquet avec toutes les voiles.
5Cette définition de l’Encyclopédie méthodique consacrée à la Marine, publiée à la fin du xviiie siècle, montre bien qu’il s’agit là d’un navire très différent des précédents. par sa taille, sa mâture et sa voilure, qui comporte une dizaine de voiles carrées à l’exception de celle d’artimon de forme latine. Comme la majorité des contrats établis à la fin du xviie siècle fournissent le tonnage du navire, nous pouvons nous faire une idée de leur importance3. Les vaisseaux ont de 100 à 400 tonneaux, 200 en moyenne, alors que les tartanes ne déplacent que de 40 à 60 tonneaux. Les pinques, avec une moyenne de 57 tonneaux pour une fourchette comprise entre 48 et 88 tonneaux, sont plus petits que les barques qui, elles, ont de 56 à 112 tonneaux, soit une moyenne de 78 tonneaux. Ces chiffres, fournis par les capitaines, sont, pour des raisons fiscales, probablement inférieurs à la réalité ; ils offrent néanmoins une assez bonne idée de la hiérarchie existant entre ces navires vers 1700.
6Un demi-siècle plus tard, les choses ont certes évolué, mais sans qu’on puisse parler de bouleversement. Les imposants vaisseaux, à l’équipage trop nombreux et aux soutes trop vastes, sont à peu près abandonnés et les tartanes quelque peu délaissées. Les caravaneurs privilégient désormais les pinques et les barques qui assurent à eux seuls 70 % du trafic. On note toutefois l’apparition, encore modeste, de nouveaux types de navires qui, quoique différents les uns des autres, ont au moins un point commun : l’usage de la voile carrée. La corvette est un trois-mâts qui rappelle beaucoup le vaisseau, en plus modeste ; le senau et le brigantin, qui ne se distinguent l’un de l’autre que par des détails de mâture, sont pourvus de deux mâts d’importance presque égale alors que le ketch, de taille plus limitée, a un mât arrière de dimension réduite. Corvette, senau et brigantin sont, pour la Méditerranée, des bâtiments relativement importants, jaugeant de 100 à 200 tonneaux.
7Dans la dernière décennie du siècle, le spectacle des navires caravaneurs dans les ports levantins est bien différent de celui qu’il offrait une quarantaine d’années auparavant. Pinques et barques ont pratiquement disparu au profit du brigantin qui représente désormais les deux cinquièmes des bâtiments4. La tartane connaît un renouveau certain, mais son usage est en fait limité aux côtes de l’Afrique septentrionale, de l’Égypte au Maroc, où elle assure plus du quart des affrètements, alors qu’elle est presque absente des ports plus lointains que sont Istanbul ou Salonique. La polacre, la corvette et une nouvelle venue, la bombarde, navire à deux mâts et à la plage avant très dégagée, ont la faveur des autres capitaines5.
8En un siècle, les navires à voiles latines, qui, vers 1700, représentaient 90 % des gréements, ont cédé la place aux bâtiments à voiles carrées qui forment les quatre cinquièmes des bâtiments qui sillonnent la Méditerranée. Un type de navire une fois fixé n’offre qu’une faible marge de modification sous peine de déséquilibrer la cohérence qui existe entre ses différentes composantes ; tout au plus peut-on augmenter l’ensemble de ses caractéristiques. C’est ainsi que la tartane qui, vers 1700, déplaçait 50 tonneaux en moyenne, en jaugeait environ 80 dans les années 1790 sans qu’on puisse raisonnablement aller au-delà. Si un changement s’avère nécessaire, on abandonne le type de bâtiment en usage au profit d’un nouveau considéré comme mieux adapté aux besoins du moment. La longueur de l’antenne et la fragilité du gréement de la voile latine ne permettent ni d’augmenter sa surface ni de la surmonter d’une autre voile. De plus, ce type de voilure permet certes de remonter facilement au vent, mais rend les virements de bord longs et complexes en nécessitant de faire passer l’antenne de l’autre côté du mât. C’est probablement ce qui a entraîné la disparition des barques et des pinques, alors que les polacres, équipées désormais de voiles carrées, tout en passant de 80 à 140 tonneaux en moyenne, ont traversé le siècle.
9La voile carrée permet en effet d’accroître la surface de voilure en hauteur par superposition de voiles sur le même mât ; elle convient mieux pour les allures de vent arrière et de vent latéral. C’est en outre un gréement qui facilite les virements de bord ou la diminution de toile en cas de bourrasque tout en exigeant moins de matelots pour les manœuvres. Dans l’atmosphère de concurrence exacerbée qui règne entre les différents pavillons européens dans la seconde moitié du xviiie siècle, c’est là un argument majeur qui, en permettant de réduire les équipages, favorise l’utilisation de ce type de navire, en particulier celle des moyens et des grands modèles au détriment des petits. De 1725-1734 à 1785-1794, on est ainsi parvenu à réduire les équipages d’environ un quart de leurs effectifs sur les bâtiments de 20 à 59 tonneaux, alors que, dans le même temps, ceux des navires de 90 à 150 tonneaux qui constituaient désormais la majorité de la flotte de caravaneurs, avaient été réduits de 40 %6.
10La recherche d’une capacité accrue et d’une plus grande maniabilité est à l’origine de cette évolution des navires utilisés au Levant par les Français. Mais ceux-ci ne sont pas seuls à s’y rendre. Les relevés effectués par le consul de France à l’île de Chio, une des principales escales entre Alexandrie, l’Anatolie et la capitale de l’Empire ottoman, nous indiquent la composition des différentes flottes de commerce européennes qui sillonnent la Méditerranée orientale dans le troisième quart du xviiie siècle7.
11À l’exception du trabacolo, bâtiment à deux mâts aux extrémités très arrondies, propre à l’Adriatique, principalement à Venise, on retrouve partout les mêmes types de navires, avec toutefois des répartitions très différentes d’un pays à l’autre. La France et Raguse, les deux pavillons qui assurent la majeure partie de la caravane maritime à cette époque, privilégient les navires à voiles latines qui constituent près de 80 % de leur flotte, mais avec des choix différents : les Français favorisent la barque, le pinque et la tartane, en revanche les Ragusains préfèrent la polacre, le pinque et la barque. Venise et l’empire des Habsbourg sont plutôt partisans des voiles carrées, le vaisseau, mais aussi un nouveau venu, le senau. Les pays du Nord, Danemark, Grande-Bretagne, Pays-Bas et Suède, emploient presque exclusivement les bâtiments à voiles carrées, en particulier les vaisseaux, qui offrent une meilleure sécurité dans la longue traversée du Levant à la mer du Nord. Ces grands navires, au demeurant peu nombreux, privilégient les voyages en droiture au détriment de la caravane pour laquelle ils ne conviennent guère.
Construction et préparation
12Pratiquer la caravane en Méditerranée nécessite un bâtiment en bon état, les possibilités de réparation dans les ports du Levant et du Maghreb étant fort limitées. On utilise donc soit des navires neufs, soit, le plus souvent, des bâtiments soigneusement réparés. Deux exemples nous éclairent sur ces pratiques et sur leur coût. Le premier, qui date de 1763, concerne la transformation du pinque Saint-Charles, du capitaine Augustin Reboul, de Toulon, et le second la construction, en 1774, de la corvette la Jeune Amazone, du capitaine François Donat Alliez, de Saint-Tropez8.
13Le 15 janvier 1763, Augustin Reboul, capitaine au commerce, Charles Verguin, marchand, Pierre Verguin, notaire, et Bourguignon et Féraud négociants associés, résidant tous les cinq à Toulon, achètent à Jean Robillard et Chauvet père et fils, de Nice, la tartane Saint-Antoine de Padoue de 50 tonneaux, pour 7500 livres tournois. Le navire est conduit dans un chantier de la ville et sa transformation s’effectue sous la responsabilité de Reboul. Il embauche et paye des ouvriers à la journée, voire à la demi-journée ou au quart de journée, achète les matériaux nécessaires, bref dirige et supervise tous les travaux. II emploie des soldats pour la simple manutention, le lest par exemple, en glissant la pièce à leur sergent, utilise son nocher (maître d’équipage), ses matelots, le mousse et, bien sûr, des charpentiers de marine dont les compétences apparaissent au niveau de leur salaire, compris entre 25 et 45 sols par jour, et enfin un peintre. Au total, la remise en état de la coque et des mâts du Saint-Charles s’élève à 1 702 livres. Restent les fournitures et les travaux complémentaires concernant la coque, notamment les frais de calfatage, soit 407 livres. Les agrès et apparaux du bâtiment acheté étaient encore en bon état car Reboul n’a dépensé que 135 livres pour les compléter ; s’y s’ajoutent 391 livres pour différentes voiles et 240 livres pour une ancre. Au total, il en a coûté quatre mois de travail et 10539 livres, dont 3039 pour la réfection proprement dite, pour transformer la tartane Saint-Antoine de Padoue en un pinque appelé Saint-Charles en état de prendre la mer.
14L’histoire de la Jeune Amazone est plus complexe. En 1754, Joseph Bourguignon, de Marseille et le capitaine Charles François Maille, de Saint-Tropez, achètent 18000 livres une corvette de 160 tonneaux, la Stella Matutina dite la Diane, construite à Marseille. Charles François Maille en prend le commandement, embarque son neveu François Donat Alliez en qualité d’écrivain et effectue plusieurs campagnes au Levant, jusqu’en 1767. Âgé de cinquante ans, il se retire et passe le commandement du bâtiment à son neveu. Celui-ci se rend encore à deux reprises dans le Levant avec le navire maintenant appelé Amazone. De retour le 17 décembre 1773, François Donat Alliez estime que son navire, âgé d’au moins vingt ans, n’est plus en état de naviguer et doit être remplacé. Il s’adresse à un chantier de construction navale réputé de La Seyne, celui de Tortel Aîné qui, moyennant un forfait de 12000 livres, doit lui construire une corvette9.
15En outre. Alliez lui fournit son ancien navire, qu’il appelle la vieille Amazone, évaluée à 8 146 livres, et accepte deux réajustements ultérieurs d’un montant total de 950 livres. Il prend en outre à sa charge toute une série de dépenses et de fournitures : une partie de la mâture, 640 livres, l’ensemble des cordages et de la voilure, 4737 livres, le calfatage, 575 livres, les frais de forge, menuiserie et peinture, 1 883 livres, ainsi que certains salaires non prévus, soit 2264 livres. Comme la plupart des navires de commerce de cette époque sont armés, Alliez s’est procuré six pierriers, deux canons de quatre, deux fusils et deux pistolets, soit une dépense supplémentaire de 678 livres. Au total, en y joignant quelques autres dépenses, notamment le lancement et la bénédiction qui l’accompagne, la Jeune Amazone aura coûté 32031 livres pour 170 tonneaux de jauge, soit 188 livres par tonneau, chiffre équivalent à la même époque, à Saint-Tropez, pour un bâtiment neuf qui vaut de 150 et 200 livres le tonneau10.
16Les dernières dépenses avant le départ concernent la nourriture de l’équipage dont nous pouvons nous faire une idée grâce aux achats, effectués à la fin de 1767 et au début de 1768, par Marc Antoine Cauvin, capitaine de la barque Saint-Tropez, lors de ses préparatifs pour une campagne dans le Levant11. Il a embarqué 2900 livres de biscuit, 15 millerolles (960 litres) de vin, 388 livres de morue salée, 100 livres de porc salé, 6 charges de légumes secs. Les aliments frais sont achetés lors des nombreuses escales, ce qui évite aux marins méditerranéens d’être atteints du scorbut. À ces produits de base, il faut ajouter des vermicelles, du fromage, de l’huile, des liqueurs, du sucre, sans compter du bois et du charbon de bois pour la cuisine. On y trouve même 6 livres de café et 8 onces (250 grammes) de thé vert, probablement réservées au seul capitaine ou à d’éventuels invités ottomans. Au total, Cauvin a dépensé 1 250 livres, somme qu’il faut rapprocher des 2 100 livres que François Alliez avait prévues à ce sujet dans le détail des dépenses pour sa corvette.
17À travers ces deux navires, on se rend compte combien l’appartenance d’un navire à un type précis est chose relative. Le changement de gréement transforme le bâtiment du capitaine Reboul de tartane en pinque et la Vieille Amazone, qui est, selon les documents, enregistrée comme corvette, est appelée tantôt barque, tantôt polacre, dans le journal de bord tenu par François Donat Alliez en 1754 ! Il est vrai que le portrait que ce dernier a dessiné à la plume au début du journal laisse perplexe. On y voit effectivement un trois-mâts à voiles carrées dont la coque rappelle un peu la silhouette d’une barque ou d’une polacre, notamment la proue mince et projetée vers l’avant.
18Une récente étude consacrée à Saint-Tropez, le plus important port caravaneur provençal, qui a valeur d’exemple pour la Provence, nous apporte des renseignements précis et précieux dans ce domaine. On y apprend qu’une bonne moitié des navires a été construite dans les chantiers de cette ville, un tiers dans ceux des autres ports provençaux, notamment La Seyne, 10 %, Martigues, 9 %, et le reste, soit le dixième environ, à l’étranger, essentiellement en Italie12. C’est là une provenance massivement locale que l’on retrouve à Marseille en ce qui concerne les navires neufs. En dix ans, de 1783 à 1792, les armateurs marseillais ont acquis un grand nombre de bâtiments d’occasion en France et à l’étranger et 173 navires neufs, dont 164 construits en Provence, un tiers à Marseille même, un tiers à La Seyne, 15 % à La Ciotat et 6,7 % à Saint-Tropez13.
19Les bâtiments neufs constituent environ la moitié de la flotte tropézienne, les deux tiers ont moins de cinq ans et 20 % plus de onze. La durée moyenne de vie de ces navires est de quatorze ans avec, naturellement, une grande disparité : quelques-uns disparaissent dans l’année même de leur mise en service alors que quelques-uns, construits trente-cinq ans auparavant, naviguent toujours !
Les équipages
20La corvette Amazone, partie de Saint-Tropez le 22 octobre 1768, sous le commandement de François Donat Alliez, est désarmée le 25 février 1771 après une campagne en caravane de vingt-sept mois et vingt-six jours. Le rôle d’équipage du bâtiment, établi à cette occasion, comporte les noms, prénoms, résidences, fonctions, dates, lieux et raisons d’embarquement et de débarquement ainsi que la durée de présence à bord de tous les hommes14. C’est ce document qui est à la base de la connaissance que nous avons des équipages des bâtiments caravaneurs et son exploitation réserve bien des surprises.
21Bâtiment relativement important de 100 tonneaux, l’Amazone quitte Saint-Tropez avec un équipage de dix-huit hommes, capitaine compris. On ne sera pas surpris d’apprendre que les bâtiments plus modestes ont des équipages moins importants. C’est ainsi que parmi les caravaneurs tropéziens, on dénombre neuf hommes à bord du Saint-Felix de 40 tonneaux, onze sur le Saint-François de 70 tonneaux, douze à bord de la Sainte-Marie de 80 tonneaux et treize sur l’Annonciation de 60 tonneaux et sur les Âmes du Purgatoire de 80 tonneaux15. L’équipage de l’Amazone comprend le capitaine, un officier en second, un écrivain, un cuisinier, dix matelots, trois novices et un mousse. Ceux des cinq autres bâtiments sont à peu près identiques. Sur tous ces navires, on trouve un capitaine, un second officier, un écrivain, des matelots en nombre variable, des novices et un mousse. En revanche, seuls quatre bâtiments sur cinq ont un maître d’équipage, encore appelé nocher ou contremaître, absent sur l’ Amazone qui dispose d’un cuisinier, ce dont les autres navires sont privés.
Le système des classes
22Si nous sommes si bien renseignés sur les équipages de ces modestes navires de commerce, cela est dû au système des classes auquel est soumise, à cette époque, la population maritime française. Le développement spectaculaire de la marine de guerre sous Louis XIV s’est accompagné d’un besoin croissant de matelots et d’officiers mariniers. Faute de pouvoir assurer financièrement la constitution et le maintien d’un corps permanent d’équipages de l’État, on a opté pour un système de conscription organisé par une série d’ordonnances publiées entre 1668 et 1682. Toutes les zones côtières du pays ont été divisées en circonscriptions spécifiques, les quartiers maritimes, dépendant d’un appareil administratif, le service des classes, créé à cette occasion. Les gens de mer recensés et inscrits dans des registres matricules du bureau de ce service doivent, théoriquement, servir une année sur trois à bord des vaisseaux et frégates du roi.
23En contrepartie, ils bénéficient d’une pension de retraite fournie par la Caisse des invalides de la Marine alimentée par les cotisations prélevées sur les salaires des marins en activité sur le pied de 6 deniers par livre tournois, soit un taux de 2,5 %. Ils profitent également de différents avantages comme, par exemple, l’arrêt des poursuites judiciaires quand ils sont en mer, l’exemption de service du guet et de garde-côtes. Avant de s’engager pour une campagne lointaine, les marins doivent impérativement avertir le service des classes qui leur délivre ou non l’autorisation d’embarquer. Le rôle de désarmement du navire a notamment pour but de localiser les marins et de déterminer leurs cotisations. C’est pourquoi, en face du nom de chacun des membres de l’équipage, figurent le montant mensuel de leur cotisation, la durée, au jour près, de leur embarquement et le montant global à prélever. À la fin de ce document de désarmement, le capitaine certifie le rôle d’équipage et la somme globale qu’il a à verser, ce que confirme au-dessous le commissaire des classes. Enfin, le trésorier des invalides de la Marine de l’Amirauté du port donne quittance de cette somme au capitaine.
L’état-major
24Il comprend toujours trois personnes, le capitaine, le second et l’écrivain. Si la fonction de capitaine de navire nous est familière et évoque des qualités de sang-froid, d’autorité et de capacité en matière de navigation, le commandement d’un bâtiment caravaneur nécessite en outre des compétences commerciales. Parti pour plusieurs années à l’autre bout de la Méditerranée avec un navire qui ne lui appartient que partiellement ou même pas du tout, pourvu souvent d’une importante somme d’argent à faire fructifier, le capitaine caravaneur doit être capable de convaincre les affréteurs ottomans de sa compétence et de sa fiabilité tout en faisant preuve lui-même de discernement à leur égard.
25Si le second officier a essentiellement des fonctions limitées à la navigation, l’écrivain, lui, est l’indispensable collaborateur commercial du capitaine. Il tient naturellement registre de tout ce qui a trait à l’équipage, aux achats et dépenses concernant le navire, et il lui arrive de tenir le livre de bord comme nous le verrons plus loin. Tout cela fait partie de la routine administrative qui existe à bord de tous les navires, mais la pratique de la caravane maritime, avec ses affrètements successifs, ses multiples nolisataires et ses cargaisons souvent hétéroclites, nécessite impérativement la présence d’un homme efficace et dévoué.
L’exemple des Allard et des Trullet
26Une étude récente portant sur deux familles de marins de Saint-Tropez, les Allard et les Trullet, complétée par un ouvrage consacré à l’activité maritime à Saint-Tropez, va nous permettre, à partir de ces cas précis, de suivre le recrutement et la carrière de ces capitaines16. En un siècle et demi en effet, du milieu du xviie aux premières années du xixe siècle, 29 des hommes de ces deux familles furent marins, dont 23 patrons ou capitaines. Nous avons pu reconstituer la carrière des sept Allard et des cinq Trullet, appartenant aux deuxième, troisième et quatrième générations, qui furent capitaines caravaneurs, et nous disposons en outre d’informations plus fragmentaires sur la plupart des autres17. Une remarque en passant : bien qu’habitant la même petite ville, pratiquant la même profession, se connaissant sûrement, et ayant eu, pour nombre d’entre eux beaucoup d’enfants, il n’y eut, en un siècle et demi, aucune alliance matrimoniale entre ces deux familles.
– Première génération :
27Joseph Allard (1654-1720) : issu d’une famille établie à Saint-Tropez depuis le xvie siècle. Patron au cabotage.
28Joseph Trullet (1631-1693) : issu d’une famille établie à Saint-Tropez depuis le xvie siècle. Patron au cabotage.
– Deuxième génération :
29Joseph II Allard (1686-1729), fils de Joseph I qui, ayant obtenu son brevet de capitaine en 1719, effectue cinq voyages au Levant et Barbarie à bord du même navire, le pinque de 50 tonneaux Notre-Dame de Miséricorde. Les deux premiers, en 1719- 1720, sont des voyages en droiture de quelques mois qui le familiarisent avec le commandement, le navire et le Levant. Il effectue ensuite deux voyages en caravane de vingt-sept et seize mois. Il repart en janvier 1728 pour une troisième campagne, mais, capturé par des corsaires barbaresques, il meurt noyé au large d’Alger.
30Jean Allard (1690-1739) est le frère de Joseph II. Il devient capitaine la même année que son frère et effectue deux courts voyages, sans doute au Maghreb, avec la tartane Saint-Jean-Baptiste en 1719-1720, puis il opte pour le cabotage.
31Gaspard Trullet (1673-1740), fils de Joseph Trullet, devient capitaine en 1706, mais ce n’est qu’en 1722 qu’il entreprend son premier voyage au Levant. En dix ans, il effectue quatre campagnes en caravane qui durent de vingt-deux à trente mois, avec le même bâtiment, le Saint-Tropez, une barque de 80 tonneaux. Il navigue encore six ans et prend sa retraite en 1736.
– Troisième génération :
32Charles Tropez Allard (1719-1783) : Fils de Joseph II Allard, il embarque comme mousse à douze ans pour un voyage à Gênes. Capitaine en 1743, il effectue deux campagnes en caravane, de seize et de vingt-sept mois, entre 1764 et 1769.
33Jean Joseph Allard (1730-1762) : fils d’Antoine Allard, frère de Joseph II et cousin germain de Charles Tropez. Capitaine en 1758, il part la même année pour un voyage en droiture au Levant à bord d’une tartane, le Saint-Jean-Baptiste. Il entreprend, en novembre 1759, une campagne en caravane et se noie accidentellement en décembre 1762 près de Mytilène.
34Joseph Tropez Allard (1734-1806) : fils de Jean Allard, cousin germain de Charles Tropez et de Jean Joseph. Capitaine en 1769, il a effectué toute sa carrière au Levant. Après un premier voyage de deux mois, de mars à mai 1769, avec la barque Saint-Pierre, il part dès juillet avec le même navire pour une campagne en caravane de vingt-neuf mois. Revenu en décembre 1771, il repart pour neuf mois en mars 1772, toujours avec le Saint-Pierre. À son retour, il fait construire par les chantiers de Saint-Tropez un nouveau navire de 130 tonneaux, l’Afrique, enregistré tantôt comme vaisseau, tantôt comme senau, qu’il va conserver jusqu’à sa retraite. Il effectue ensuite six voyages en caravane, dont l’une dure soixante-quatre mois, de septembre 1780 à janvier 1786 ! Sa dernière campagne, commencée en août 1790, se termine en février 1793. Il prend sa retraite l’année suivante à soixante ans.
35Jean Joseph Trullet (1707-1775) : fils de Gaspard Trullet, mousse à quatorze ans, est capitaine à vingt-cinq en 1732. Il prend alors le commandement de la barque Saint-Tropez de 80 tonneaux avec laquelle il effectue cinq voyages au Levant dont quatre en caravane. Il cesse de se rendre au Levant de 1743 à 1755 avant d’y retourner cette année avec une nouvelle barque, le Saint-Alexis. Il alterne les voyages en droiture et la caravane en changeant souvent de navire. C’est au cours de la dernière campagne, commencée en mars 1773, qu’il meurt en novembre 1775 à Salonique à bord de la polacre Marie-Magdeleine de 139 tonneaux et c’est son second, Jean Joseph Roux, qui ramène le navire en France.
36Jean François Trullet (1714-1794) : fils de Jean Trullet, cousin germain de Jean Joseph. Capitaine en 1739, il commence par faire un voyage de trois mois à Tunis en 1743 avant de partir, en août de la même année, en caravane dont il ne revient qu’en juin 1749 après une absence de soixante-dix mois ! Il se marie trois mois plus tard, en septembre, avant de repartir pour le Levant en avril 1750, pendant vingt-cinq mois, laissant sa femme enceinte qui accouche, le 12 juillet 1750, d’un petit Jean Baptiste Prosper. Revenu en mai 1752, il repart trois mois plus tard, une fois encore pour près de deux ans, car il est de retour en juillet 1754 pour découvrir sa fille Marie Agnès Zoé née six mois après son départ. D’août à décembre de la même année, il accomplit encore un voyage en droiture à Smyrne. De son mariage à ce dernier retour, il aura passé à peine douze mois sur soixante-trois avec sa famille et encore de manière fragmentée. La guerre de Sept Ans lui donne l’occasion de rester à Saint-Tropez jusqu’en 1767 qu’il ne quitte qu’à deux courtes reprises pour transporter du bois à Marseille. Il en profite pour accroître sa famille, cinq enfants nés entre 1755 et 1762. Il repart en caravane d’avril 1765 à décembre 1767 et à nouveau de mars 1773 à novembre 1775 période au cours de laquelle naît Augustin César son onzième et dernier enfant. Il a alors soixante ans et abandonne la navigation.
– Quatrième génération :
37Jean François Toussaint Allard (1754-1816) : fils de Joseph Tropez Allard, il s’embarque pour la première fois en 1770 à seize ans. Capitaine en 1782, il fait son premier voyage de commandement en droiture au Levant à bord du senau Prudent de 118 tonneaux de novembre 1784 à mars 1785. Toujours avec le même bâtiment, il accomplit deux campagnes en caravane, la première de septembre 1785 à octobre 1787 et la seconde de janvier 1788 à mars 1793.
38Michel Joseph Allard (1772-1839) : fils de Charles Tropez Allard et petit-cousin de Jean François Toussaint, il exerce son premier commandement au Levant de février 1798 à mars 1799 à bord du brigantin Rosalie.
39Jean Baptiste Prosper Célestin Trullet (1750-1805) : fils de Jean François Trullet, il est fait capitaine en 1776 et part immédiatement pour onze mois au Levant. De retour en juin 1777, il prend le commandement de la polacre la Miséricorde de 155 tonneaux avec laquelle il part en janvier 1778 pour le Levant d’où il ne revient qu’en novembre 1783 après une absence de soixante-dix mois, soit toute la durée de la guerre d’indépendance des États-Unis ! De 1784 à 1788, il accomplit encore trois voyages au Levant d’une durée moindre, de sept à vingt mois, avant d’interrompre cette activité du fait de la Révolution.
40Charles Alexandre Trullet (1751-1804) : fils de Jean Joseph Trullet et petit-cousin de Jean Baptiste Prosper. Embarqué dès l’âge de onze ans, il devient capitaine en 1776 et part quelques semaines plus tard en caravane avec la polacre Marie-Magdeleine de 132 tonneaux pour en revenir trent-cinq mois plus tard. Ce n’est qu’en mai 1802 qu’il retourne au Levant et meurt à Smyrne dans des conditions mystérieuses en 1804.
41La première génération, celle de Joseph Allard et de Joseph Trullet, est constituée de patrons d’embarcations de taille modeste dont l’activité se limite au cabotage le long des côtes de Provence et peut-être d’Italie. C’est la seconde génération, née à la fin du xviie siècle, qui se lance, au commencement du règne de Louis XV, dans la navigation lointaine qui va les porter jusqu’au Levant. Ils utilisent des bâtiments plus importants, de 50 à 80 tonneaux, et ont dû obtenir un brevet de capitaine au long cours. En effet, depuis l’ordonnance de la Marine d’août 1681, complétée par le règlement d’août 1725, tout capitaine au grand cabotage et au long cours devait être âgé de plus de vingt-cinq ans, avoir navigué au moins cinq ans sur des navires de commerce, et effectué deux campagnes de plus de trois mois sur les vaisseaux du roi. Ces conditions remplies, il devait subir, avec succès, un examen de connaissances théoriques devant un maître d’hydrographie et de compétences pratiques devant deux anciens capitaines. Ce diplôme, Joseph et Jean Allard comme Gaspard Trullet. l’ont obtenu alors qu’ils avaient déjà plus de trente ans et ils ne partirent au Levant qu’assez tard, dans les années 1720-1730. Ils n’ont guère persisté dans cette activité à l’exception de Gaspard Trullet qui, en dix ans, effectua trois campagnes de vingt-deux à trente mois.
42C’est la troisième génération, née entre 1707 et 1730, qui a, véritablement, été celle des capitaines caravaneurs. Fils de capitaines, ils ont pu bénéficier de l’expérience et des relations de leurs pères, de leur aisance aussi sans doute et ont obtenu leur brevet de capitaine rapidement, entre vingt-cinq et vingt-sept ans. Ils ont surtout eu la possibilité, une fois leur diplôme en poche, de décrocher immédiatement le commandement d’un navire. Trois d’entre eux surtout ont effectué l’essentiel de leur longue carrière au Levant. En vingt-quatre ans, Joseph Allard a effectué dix voyages au Levant dont sept en caravane ; Jean Joseph Trullet a sillonné ces mers pendant quarante-trois ans et a accompli huit campagnes de longue durée ; son cousin Jean-François s’y est rendu à six reprises dont cinq en caravane en l’espace de trente-deux ans.
43Les carrières de la quatrième génération, née dans la seconde moitié du xviiie siècle, furent interrompues par les guerres de la Révolution. Michel Joseph Allard, réquisitionné avec son navire, pour la campagne d’Égypte en 1798-1799, est un cas particulier. Seul Charles Alexandre Trullet profite de la paix d’Amiens, signée en 1802, pour tenter sa chance au Levant, mais la reprise de la guerre dès 1803 le ramène à Saint-Tropez. Pour les deux familles, la navigation commerciale en Méditerranée orientale est terminée. Mentionnons toutefois l’aventure levantine de trois des fils de Jean François Trullet. Jean François Timothée, né en 1755, et Louis Léonce, né en 1756, commencèrent par naviguer au Levant comme écrivains, puis optèrent pour la marine de guerre, le premier dès 1787, le second en 1792. Tous deux devinrent capitaines de vaisseaux et participèrent à la bataille d’Aboukir où ils commandèrent, l’un le premier, et l’autre le dernier vaisseau de la ligne. Quant à Michel Joseph, né en 1771, il débuta lui aussi dans la marine de commerce puis, après diverses aventures, devint drogman à Smyrne.
44Ces destins d’hommes de mer présentent nombre de traits communs. Tous fréquentèrent suffisamment l’école pour être capables de signer et de rédiger les actes nécessaires au cours de leur vie. Sauf impérieuse raison de santé, tous les garçons étaient destinés à devenir marins, leur premier embarquement ayant lieu entre douze et seize ans, le plus souvent pour un voyage limité, l’Italie par exemple et, autant que possible, à bord d’un navire commandé par leur père, un oncle ou un frère aîné.
45Très vite, ils accédaient au poste d’écrivain. Ce n’était pas une carrière mais un stage de formation utile, et aussi une période d’attente pour une place de capitaine. Jean François Allard occupa ce poste pendant six ans, de 1776 à 1782, avant de passer capitaine, Jean-Baptiste Trullet remplit cette fonction durant huit ans et Jean François Timothée Trullet pendant sept ans18. Là aussi, l’embarquement se faisait de préférence sur un navire commandé par un membre de la famille. En 1769, la polacre la Conception a pour capitaine Jean Joseph Trullet, et pour écrivain Charles Alexandre son fils. En 1771, Jean François Trullet est capitaine de la tartane Saint-Jean-Baptiste et Timothée Trullet, un de ses fils, en est l’écrivain. En 1773, le même Jean François Trullet prend un autre de ses fils, Augustin, au poste d’écrivain à bord du pinque Saint-François.
46Tous ne devinrent pas caravaneurs. Après un ou deux essais, certains choisirent de se limiter au cabotage du Languedoc à la Ligurie. Le métier était dur et les risques élevés. Joseph II Allard et son fils se noient près d’Alger en 1729 tout comme Jean Joseph à Mytilène en 1762 tandis qu’Antoine Trullet meurt de peste en 1744 et Jean Joseph à Salonique en 1775. Les campagnes en caravane duraient des années et les séjours en famille à peine quelques mois, ce qui n’empêchait pas la constitution de familles nombreuses ! Quand ils survivaient jusque-là, les capitaines caravaneurs prenaient leur retraite entre cinquante et soixante ans et pouvaient, enfin, s’occuper de leurs familles. Les alliances matrimoniales des fils de ces deux familles sont loin d’être limitées aux filles d’autres capitaines. En fait, seule une minorité d’entre eux le font, les épouses des autres étant issues de milieux où dominent les maîtres artisans, les professions libérales, les marchands et les propriétaires fonciers. Jean Joseph Trullet épouse en 1739 Marie Ursule Martin, fille du premier consul de Saint-Tropez, et leur fils Charles Alexandre se marie avec Maire Rose Marine, fille d’un notaire de Fréjus. En d’autres termes, ces familles de capitaines au commerce font partie de la bourgeoisie de leur cité et plus rien ne les distingue des bourgeois terriens lorsqu’ils renoncent à la mer pour gérer leurs biens et concourir à l’administration de leur ville.
47Reste alors une dernière question : les Allard et les Trullet sont-ils des exceptions ou reflètent-ils une situation courante ? Pour y répondre, nous disposons de l’ouvrage, déjà cité, consacré aux activités maritimes de Saint-Tropez19. Il en ressort que 58,8 % des capitaines sont fils de capitaines et que 11,4 % sont issus de bourgeois terriens, ce qui confirme ce que les Allard et les Trullet nous avaient révélé : dans sept cas sur dix, les capitaines, tout comme d’ailleurs les écrivains futurs capitaines, sont issus du même milieu, celui des élites locales d’un actif petit port provençal. Si cette filiation est, de loin, la plus favorable pour accéder rapidement au commandement d’un navire, il faut néanmoins signaler que près d’un capitaine sur dix est fils de simple matelot, autrement dit trois capitaines sur quatre sont fils de marins.
L’équipage
Le recrutement
48Au départ de l’Amazone, les lieux de résidence des hommes de l’équipage sont les suivants : le cuisinier est originaire de Valensole, trois matelots et un novice sont de Saint-Tropez, deux matelots et le mousse de Sainte-Maxime, située de l’autre côté du golfe de Grimaud, et trois matelots viennent de Marseille. Deux matelots viennent de Saint-Étienne, mais lequel ?, car nombre de communes portent ce nom ; personnellement nous penchons pour un Saint-Étienne local, peut-être Saint-Étienne-les-Orgues. Les deux derniers sont plus exotiques : Vernasse et Ponseville (?). Sur quinze hommes, sept résident au port d’attache du navire ou à proximité ; avec les trois Marseillais et le cuisinier qui vient de l’intérieur de la province, on aboutit à onze Provençaux, soit un recrutement très majoritairement local.
49Nous connaissons l’origine sociale des matelots de Saint-Tropez et de ses environs20. Près de la moitié sont fils de matelots, un cinquième a pour père des maîtres au petit cabotage ou des pêcheurs, enfin, un tiers provient de familles d’artisans et de paysans. Comme pour les capitaines c’est là un recrutement provenant majoritairement des métiers de la mer, mais d’un niveau social plus modeste. Bien sûr, la séparation entre le poste d’équipage et la dunette n’est pas étanche : un dixième des capitaines est fils de matelots et on rencontre des fils de capitaines qui restent matelots toute leur vie, y compris parmi les Allard et les Trullet, mais ils sont bien rares.
La mobilité
50La consultation du rôle de désarmement de l’ Amazone détaille tous les mouvements qui ont affecté l’équipage du navire, depuis son départ le 29 octobre 1768 jusqu’à son retour le 25 février 1771, soit une campagne en caravane de vingt-sept mois et vingt-six jours. Outre la mobilité des hommes, il nous renseigne, au moins partiellement, sur les ports fréquentés par le navire.
5129 octobre 1768 : départ de Marseille, Simon Rouvier de Marseille, novice, est porté absent le jour du départ.
5216 mars 1769 : Malte, Jacques Rouvier, de Saint-Tropez, matelot, est engagé.
5320 juin 1769 : Istanbul, André Parody, de Ponseville, et Jean Baptiste Ginatta, de Saint-Étienne, tous deux matelots, désertent. Le même jour, Barthélemy Martin Boze, de Marseille, matelot, et Claude Benoît Garcin, de Marseille, mousse, sont engagés.
546 septembre 1769 : en mer, François Galland, de Marseille, matelot, meurt.
5512 novembre 1769 : Istanbul, Antoine Gautier, de Valensole, cuisinier, déserte.
5624 décembre 1769 : Salonique, Bernard Reboul, de Sainte Maxime, matelot, déserte.
5710 février 1770 : Istanbul, Barthélemy Martin Boze et Claude Benoît Garcin, engagés le 20 juin 1769, désertent.
587 mars 1770 : Istanbul, Jean François Martin, de Saint-Tropez, matelot, est engagé.
5920 mars 1770 : Istanbul, François Ignace Guirard, de Saint-Tropez, second capitaine, meurt (de peste ?). Le même jour, Paul Vitalis, de Marseille, écrivain débarque.
6023 mars 1770 : Istanbul, Jean Bernard Raymond, de Saint-Tropez, lieutenant, et Nicolas Capello, de Gênes, matelot, sont engagés.
611er juillet 1770 : Istanbul, Jean Bernard Raymond, engagé le 23 mars 1770, débarque.
6224 juillet 1770 : Istanbul, André Flandre, de Saint-Tropez, second capitaine, est engagé.
631er septembre 1770 : Dardanelles, Claude Manques, de Saint-Tropez, matelot, déserte. Le même jour, François Pareymond, de Saint-Tropez, cuisinier, est engagé.
648 octobre 1770 : Smyrne, Nicolas Capello, engagé le 23 mars 1770, débarque.
6518 octobre 1770 : Smyrne, Paul Hilaire, de Toulon, et Laurent Ravel, de La Seyne, tous deux matelots, sont engagés.
6619 novembre 1770 : Smyrne, Louis Baude, de La Seyne, lieutenant, ainsi que Jean Charles Rulle, de Saint-Tropez, Daniel Canel, de Naples, et Jean Baptiste Camoin, de La Ciotat, tous trois matelots, sont engagés.
6722 janvier 1771 : Paul Chanard, de Toulon, matelot, est engagé.
6825 février 1771 : arrivée à Marseille.
69La corvette, qui devait compter théoriquement 18 hommes d’équipage, a mis à la voile avec 17 officiers et matelots du fait de la défection in extremis d’un novice. Durant le cours du voyage, l’équipage a été modifié à seize reprises par des décès et des abandons de poste, autorisés ou non, compensés par des engagements temporaires ou durables. Au total, on dénombre deux décès, l’un en mer, celui d’un matelot, l’autre, celui du second capitaine, lors d’une escale à Istanbul. Les désertions sont fréquentes, notamment dans la capitale de l’Empire ottoman, où la corvette a fait au moins trois séjours distincts de plusieurs semaines, en juin et en novembre 1769 puis en février-mars 1770, mais il y en a également à Salonique et aux Dardanelles. Pour compenser ces pertes, le capitaine a recruté seize hommes dont deux officiers et un cuisinier. Toutefois quatre d’entre eux, un officier et trois matelots, quittèrent le navire en cours de route sans qu’on sache si leur engagement prévoyait le caractère temporaire de leur présence à bord.
70Deux journées furent particulièrement animées : celle du 20 juin 1769, à Istanbul, où eurent lieu deux désertions et deux engagements, et celle du 19 novembre 1770, à Smyrne, où quatre hommes furent recrutés. Quitter le bord ou, au contraire, se faire engager à deux est une pratique fréquente car il est plus facile de prendre ce type de décision en se rassurant ou en s’encourageant mutuellement. Seuls 9 hommes, sur les 18 inscrits au départ, étaient encore à bord du navire lors de son retour, où l’on décompte 21 hommes. Au total, 34 marins avaient servi à bord de l’ Amazone durant sa campagne. Cette mobilité était monnaie courante et le retour de la moitié de l’équipage de l’Amazone présent au départ est un exploit assez remarquable comparé à quelques autres navires tropéziens21. Sur le pinque les Âmes du Purgatoire du capitaine Jacques Antoine Paulian, seuls 2 hommes, le capitaine et l’écrivain, sont encore à bord au bout de cinquante-quatre mois de caravane ; même chose pour la barque Saint-Félix du capitaine Antoine Moisson après quarante-six mois de campagne au Levant. Jean François Trullet est le seul, présent au départ, à revenir à Saint-Tropez à bord du pinque Saint-François, absent, il est vrai, durant soixante-dix mois. Plus le voyage est long et plus les membres de l’équipage éprouvent le besoin de changer de navire, de capitaine et de compagnons.
Un comportement mal accepté
La police des gens de mer est un grand casse-tête moins par leur liberté que par leur libertinage, les caravaneurs surtout ne savent pas ce que c’est que d’observer ni règlement ni ordonnance ; sur les reproches que je leur ay fait, m’ayant tous répondu qu’ils en usent de même dans toutes les échelles [...]. J’ay deffendu les cabarets etrangers comme étant les lieux où ils se débauchent le plus et où naissent la plupart des discussions qu’ils ont avec les gens du pays ; je leur feray garder l’obéissance qu’ils doivent à leurs capitaines et je veilleray de près à ce que les capitaines les traittent avec plus de douceur qu’ils n’ont accoutumé de faire, mais qu’ils ne leur donnent ni congé ni acompte que dans des cas d’une absolue nécessité [...]. La descente journalière des matelots à terre leur étant une occasion continuelle de déserter, j’ay proposé aux capitaines de n’y laisser venir que ceux qui leur seroient absolument nécessaire pour le service, de les prendre pour cela à tour de rôle pour n’exciter ni jalousie ni mécontentement [...]. Les capitaines m’ont objecté que les officiers et matelots accoutumés à descendre à terre à leur plaisir et volonté, la privation de cette liberté pourrait dégoûter les uns et révolter les autres ce qui les exposerait à des plaintes et des murmures dont le service souffriroit. Je les ay prévenu que j’aurais l’honneur de vous en informer Monseigneur qu’à la faveur de cette liberté outrée, non seulement il n’y a presque jamais aucun officier à bord, au moyen de quoy l’équipage n’étant retenu par aucun frein va libertiner à terre, et de là les querelles avec les gens du pays, les désertions, les apostasies22.
71C’est ainsi qu’un rapport du consul de France à Alexandrie expose au ministre les problèmes posés par les équipages des navires caravaneurs. Le discours est certes condescendant et moralisateur, mais il révèle les traits les plus marquants de leur comportement. À la brutalité et à l’arbitraire des capitaines s’opposent la désobéissance, la grossièreté et la violence des matelots. Il y a ce désir irrépressible de descente à terre qui anime tous les marins, officiers et matelots après des traversées souvent difficiles, et qui entraîne l’ivrognerie, la fréquentation des prostituées, les bagarres avec les gens du pays. Il évoque aussi l’apostasie, rarissime, et la désertion, au contraire très fréquente, sans chercher à en démêler les raisons alors qu’elles sont connues des autorités.
72Les excès à terre, auxquels fait allusion le consul, résultent de la durée, parfois fort longue, des escales, propre à la caravane, comme nous le verrons plus loin. Les très dures conditions de travail, ainsi que les relations souvent difficiles entre des hommes susceptibles et peu endurants, provoquent des tensions qui peuvent parfois aller jusqu’au drame, comme celui survenu en 1739 :
Déposition du Capne Balthazar Clavely de La Ciotat commandant la polacre nommée Sainte-Barbe, qui a dit avec serment être parti de Constantinople le 15 novembre chargé de diverses marchandises pour compte de divers. Il dit encore que le nommé Jean Étienne son nocher est mort aux isles Ananes [au sud-est de Milos] le 8 février dernier ayant été assassiné dans son bord par François Mourely son capitaine en second sur une querelle survenue entre eux23.
73Les fréquents abandons de navires résultent parfois de mésententes graves entre certains membres de l’équipage, mais, dans la majorité des cas, ils sont la conséquence d’un différend concernant le salaire car c’est lui qui décide généralement un homme à quitter les siens pour de longues années. Le salaire d’un matelot au commerce, payé au mois et bénéficiant de surcroît de la nourriture et de divers avantages annexes, est supérieur à ceux des travailleurs terrestres, mais il est sujet à de fortes variations, lesquelles suscitent colères, exigences et espoirs dans les équipages24.
74Nombre de matelots signent, au départ, des marchés désavantageux avec les propriétaires des navires. C’est ainsi qu’ils acceptent des salaires bas puisqu’on leur assure une durée de campagne longue et des possibilités de gains annexes ; ou alors leur salaire est fixé en piastres ottomanes, une monnaie qui ne cesse de se dévaluer au cours du xviiie siècle, et dont la conversion en monnaie française entraîne une réduction importante de leurs salaires réels. La comparaison de leur paye avec celle d’autres équipages les incite alors à rechercher un capitaine plus généreux. Or, un commandant de navire, immobilisé par suite de la disparition d’une partie de son équipage et pressé d’honorer un contrat de nolis ou de rentrer en France, est prêt, dans ce cas, à payer un salaire supérieur à la moyenne. Il y a ainsi dans les échelles du Levant et de Barbarie nombre de marins toujours prêts à quitter leur bord pour un engagement supposé mirifique à bord du navire de leurs rêves.
La caravane, une spécialité provençale
75Jusqu’à présent, nous avons présenté les hommes et leurs navires à travers des exemples pris, pour la plupart, dans le port de Saint-Tropez. Il ne s’agit pas d’un choix dicté par la célébrité, somme toute récente, de ce port, mais par l’existence de travaux universitaires de qualité. Reste à savoir si Saint-Tropez est représentatif de la pratique de la caravane. Un bon critère consiste à évaluer la place qu’occupe ce port dans l’activité de la caravane comparée à celles des autres ports français. Pour cela, nous avons fait choix de quatre échelles importantes pour lesquelles nous disposons d’un nombre suffisant de contrats d’affrètement en caravane sur lesquels figurent la provenance du capitaine et celle du navire caravaneur25.
Tableau n° 3 : Ports caravaneurs français au xviiie siècle (en %)
Ports | Alexandrie | Tunis | La Canée | Istanbul |
Antibes | 2,2 | 1,5 | 2,6 | 1,8 |
La Ciotat | 31,3 | 15,8 | 18 | 16,3 |
La Seyne | 5,2 | 15,5 | 7,4 | 10,9 |
Marseille | 15,2 | 12,1 | 13,8 | 13,2 |
Sanary | 1 | 2,6 | 2,6 | 2,3 |
Six-Fours | 1,7 | 3,3 | 0 | 1,8 |
Saint-Tropez | 21,1 | 24,8 | 41,8 | 35,7 |
Toulon | 6,5 | 5,9 | 4,2 | 4,2 |
Étang de Berre | 5,5 | 2,2 | 6,9 | 5,4 |
Autres ports provençaux | 4,5 | 3,5 | 1,6 | 3,1 |
Ports du Languedoc | 1,2 | 6,3 | 0 | 1,6 |
Corse | 2,2 | 1,8 | ||
Inconnus | 4,6 | 4,3 | 1,1 | 3,1 |
76La liste complète des ports d’où partent les caravaneurs est longue et nous n’avons retenu que les principaux d’entre eux en regroupant géographiquement les plus modestes (bords de l’étang de Berre, Languedoc, Corse après 1770). La prééminence des ports provençaux sur ceux du Languedoc est écrasante. Elle s’explique par la place qu’occupe Marseille dans le commerce du Levant, place qui remonte au Moyen Âge, place renforcée au xviie siècle par un ensemble d’ordonnances royales en faveur du port provençal tant sur le plan commercial que sanitaire26. Quatre ports provençaux assurent à eux seuls de 70 à 80 % de la caravane française : La Ciotat, La Seyne, Marseille et Saint-Tropez, et ce dernier est, à l’évidence, le plus actif dans ce domaine.
Notes de bas de page
1 Ces chiffres sont fondés sur les sources suivantes : 1695-1703, 214 contrats établis à Tunis, Tripoli et Alexandrie ; 1754-1758, 356 contrats de Tunis, Alexandrie et La Canée ; 1790-1792, 394 contrats de Tunis et Istanbul. À l’exception des contrats d’Alexandrie conservés au Archives du Service historique de la Marine à Toulon (SHMT, 1 R 1-10), les autres sont aux Archives du ministère des Affaires étrangères à Nantes, Archives rapatriées, classées par ville, registres de chancellerie.
2 À partir de la fin du xviiie siècle, la brigantine remplace la voile latine qui équipait traditionnellement le mât arrière, l’artimon, des bâtiments à voiles carrées, et équipe les deux mâts d’un nouveau type de bâtiment, la goélette.
3 Le jaugeage des navires qui s’effectue, depuis 1681, en tonneaux de 1,44 m3, sera remplacé, à partir de 1872, par le tonneau de 2,83 m3
4 Le brigantin est, à cette époque, le bâtiment polyvalent par excellence, non seulement en Méditerranée, mais également dans les relations avec les Antilles où il fait désormais jeu égal avec le vaisseau.
5 Son avant très dégagé, tout comme son nom, évoque la galiote à bombes de la fin du xviie siècle dont elle procède.
6 Buti, Activités maritimes, p. 324.
7 AN, AE, B III 271-274.
8 Affaire du capitaine Reboul : AMAE, Nantes. Tripoli de Barbarie, carton n° 3 et SHM Toulon, 1 P4/3 ; Jeune Amazone, collection personnelle.
9 Le contrat est daté du 5 décembre 1774 (Collection personnelle).
10 Buti, Activités maritimes, p. 329.
11 Ibid., p. 775-777.
12 Ibid., p. 330.
13 Carrière, Négociants marseillais au xviiie siècle. p. 604. Les chantiers de La Seyne et de La Ciotat vont connaître un essor spectaculaire au xixe siècle.
14 Document communiqué par M. Prévost-Allard que nous remercions de sa complaisance.
15 Buti. Activités maritimes, p. 770-774.
16 Pavlidis, Une société de marins.
17 Nous avons utilisé pour cela les informations contenues dans les ouvrages de Buti et de Pavlidis.
18 Deux des fils de Charles Tropez Allard, Tropez Ignace et Augustin, moururent, le premier à vingt-deux ans, le second à vingt ans. Tous deux étaient écrivains.
19 Buti, Activités maritimes.
20 Ibid., p. 368-373.
21 Ibid., p. 770-774.
22 Alexandrie, Lettre du 12 avril 1751. AN, AE, B I 107.
23 AD BDR, 200e 626.
24 Boulanger, « Salaires et revenus des équipages ».
25 402 contrats pour Alexandrie (1754-1757), 456 pour Tunis (1782-1789), 189 pour La Canée (1754-1767), 257 pour Istanbul (1764-1765 et 1789-1792).
26 Carrière, Négociants marseillais.
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