Chapitre 14. Carrières professionnelles et dynamique du marché interne
p. 277-297
Texte intégral
1Jusqu’à une période récente, l’entreprise de Billancourt comme d’autres, et notamment Merlin Gérin et Peugeot, a essentiellement intégré les cadres techniques par la voie de la promotion. Les carrières professionnelles des anciens apprentis et élèves de l’école Renault témoignent de cette politique d’emploi fondée sur la supériorité de la formation dans une école d’apprentissage combinée à une expérience du travail en usine par rapport à l’acquisition d’un titre dans une école. À ce titre, elles illustrent l’existence d’un courant de mobilité professionnelle situé entre la catégorie des ouvriers qualifiés et celles des cadres techniques moyens et supérieurs. La rationalisation du travail dans l’industrie ne s’est donc pas seulement traduite par une déqualification du travail ouvrier comme l’avait observé en son temps Georges Friedmann1, mais bel et bien aussi par l’apparition d’une catégorie de personnels destinée, sur la base de savoirs éprouvés dans l’atelier, à pourvoir les échelons intermédiaires et supérieurs de l’organisation.
2L’approche que nous avons adoptée consiste à articuler les trajectoires individuelles aux politiques d’emploi de l’entreprise considérées comme autant d’instances de sélection et de transformation des individus2. Nous avons aussi cherché à comprendre dans quelle mesure les individus possèdent des marges d’action par rapport à l’organisation collective et quelles sont les interdépendances entre les unes et les autres selon les états du marché interne de l’entreprise.
3Dans un premier temps, nous montrerons, en nous appuyant sur des traitements statistiques effectués par la direction de la formation et du développement social de Renault (DFDS), que les anciens apprentis et élèves ont atteint principalement les positions moyennes et supérieures de l’encadrement technique de l’entreprise, c’est-à-dire des emplois tendanciellement plus élevés que ceux qui étaient initialement énoncés par les responsables de l’école. Dans un deuxième temps, nous analyserons les processus à l’œuvre dans la construction des trajectoires individuelles sur la base de l’enquête par entretiens que nous avons menée auprès de 65 anciens apprentis des années 1930-1950, complétée par une étude des fichiers de l’école retraçant les carrières suivies. Ces carrières seront suivies jusqu’à la retraite (en 1970-1980). Elles témoignent de l’existence de filières professionnelles allant d’emplois d’ouvrier qualifié à des fonctions d’encadrement technique moyen et supérieur. Puis, nous analyserons les débuts de carrière des élèves entrés pendant les années 1970-1980 qui, à l’inverse de ceux réalisés par leurs aînés, indiquent une réduction des perspectives de promotion, compte tenu des recrutements opérés sur le marché externe. Aux deux périodes antérieurement distinguées de l’histoire de l’école d’apprentissage correspondent donc des itinéraires de carrière différents3.
Les anciens apprentis et élèves : des cadres techniques intermédiaires et supérieurs
4Afin de mieux cerner la place accordée aux anciens apprentis et élèves dans l’entreprise, il est apparu intéressant de rendre compte de leur situation en 1995 en comparant celle-ci à l’ensemble des salariés de Renault. Il s’agit donc d’une analyse en coupe qui permet, à partir de différents indicateurs (catégories professionnelles, tranches d’âge, ancienneté, coefficients, affectation dans les ateliers et services), de montrer à la fois la spécificité de ce groupe et l’ouverture des possibles qui s’offrait à lui. Les données relatives à ces indicateurs sont rassemblées dans les tableaux qui suivent et font ensuite l’objet d’une analyse détaillée.
5Cette coupe effectuée en 1995 montre que le groupe des anciens apprentis et élèves est essentiellement concentré dans les fonctions d’encadrement technique intermédiaire et supérieur : techniciens (54,6 %) et ingénieurs et cadres (16,6 %), soit au total 71,2 %, alors que la majorité des salariés de Renault se répartit dans les fonctions ouvrières : agents de production, ouvriers professionnels, agents techniques professionnels (50,5 %), les techniciens ne représentant que 22,7 % et les ingénieurs et cadres 11,8 %, soit au total 34,5 %. Cette répartition des catégories de personnel de Renault est caractéristique des entreprises de l’automobile en France qui comptent encore une grande part d’emplois situés sur les chaînes de montage et une part plus réduite (mais en expansion régulière) d’emplois de techniciens dans les secteurs connexes à la fabrication. Ce sont d’ailleurs dans ces secteurs que les anciens apprentis et élèves travaillent principalement. Ils sont surtout techniciens dans les sites d’études et d’essais, tels que les études carrosserie (33,8 %) et les études d’organes mécaniques (13,9 %), et ingénieurs et cadres dans les activités de planification, des méthodes décentralisées et d’organisation informatique.
6Comparées avec les catégories professionnelles et les secteurs de l’entreprise dans lesquels les anciens élèves de l’école Merlin Gérin travaillent, les positions occupées par les anciens apprentis et élèves de Renault attestent d’une mobilité professionnelle plus importante et d’un ancrage dans les fonctions connexes à la production plus manifeste. L’étude à laquelle nous nous référons pour l’entreprise Merlin Gérin doit cependant être considérée avec précaution compte tenu de sa date de réalisation (1979) antérieure d’une quinzaine d’années à celle de Renault4. D’après celle-ci, les 653 anciens élèves travaillant à cette époque dans les usines se répartissent pour 255 d’entre eux (39 %) dans les emplois d’ouvriers qualifiés, 203 (31 %) dans les emplois de techniciens, 104 (16 %) dans les emplois d’agents de maîtrise et 91 (14 %) dans les emplois d’ingénieurs et cadres. Pratiquement la moitié des anciens apprentis travaillent dans les secteurs de production : 293 d’entre eux (44,8 %). Plus d’un quart (178 soit 27,2 %) occupent des fonctions dans les secteurs d’études. La taille plus petite de Merlin Gérin par rapport à Renault peut expliquer les différences entre ces deux entreprises, et notamment les possibilités plus réduites de faire carrière dans les secteurs connexes à la production, ceux-ci étant moins nombreux et de taille plus restreinte.
7Chez Renault, plusieurs facteurs permettent d’éclairer la mobilité professionnelle des anciens apprentis qui est plus conséquente que celle de l’ensemble de la population salariée. Une ancienneté plus importante (on compte proportionnellement plus d’anciens apprentis et élèves ayant au moins 20 ans d’ancienneté, 85,5 % d’entre eux ont plus de 20 ans d’ancienneté contre 56,3 % des salariés de Renault) joue certainement un rôle non négligeable. On peut supposer que leur plus grande stabilité dans l’entreprise s’est vue récompensée par certains avantages tels que des possibilités d’accès à des postes de techniciens et d’agents de maîtrise, et à des fonctions d’ingénieurs et cadres. Ce type de gestion des carrières s’observe également chez Merlin Gérin où parmi les 150 anciens élèves de l’école ayant plus de 20 ans d’ancienneté en 1979, près de la moitié d’entre eux (72) sont ingénieurs ou cadres et un tiers se trouve en position de technicien (55). Mais cette mobilité professionnelle est surtout la preuve de la volonté de l’entreprise de constituer une partie de l’encadrement technique moyen et supérieur sur la base du principe de la promotion d’ouvriers qualifiés possédant une bonne connaissance de l’outil industriel et de la diversité des techniques mises en œuvre dans les ateliers.
8Si cette coupe permet de caractériser en 1995 le groupe des anciens apprentis et élèves de l’école (techniciens ou cadres, âgés entre 40 et 50 ans, employés dans les secteurs d’études, d’essais et de conception de l’outil industriel), elle ne permet pas pour autant de restituer les processus à l’œuvre dans la construction des carrières. C’est ce que nous nous proposons de faire maintenant en analysant ces dernières au cours de deux périodes distinctes : celles accomplies par les apprentis entrés dans l’entreprise dans les années 1930-1950 et celles réalisées par les élèves entrés durant les années 1970-1980. Pour cela, nous procéderons à une analyse des espaces de mobilité professionnelle en considérant qu’ils dépendent autant de l’évolution des emplois au sein de l’entreprise que de facteurs plus individuels.
Un marché interne favorisant la mobilité professionnelle (1930-1950)
9L’analyse de l’évolution de la structure du marché du travail dans les grandes entreprises de la branche de la métallurgie, et singulièrement chez Renault, permet d’expliquer les carrières des anciens apprentis de cette génération qui débutent dans l’entreprise à un moment où les emplois connaissent une recomposition importante. En schématisant, on observe entre le xixe et le xxe siècle dans les industries de la métallurgie le passage d’un marché du travail « ouvert » ou « externe » à un marché du travail « interne » ou « fermé ». La distinction entre marché ouvert et marché interne a été introduite par les travaux sur la stratification du marché du travail développés par P. Doeringer et M. Piore5, et poursuivis en France par divers auteurs, dont C. Paradeise6. La figure du marché du travail externe est typiquement celle des ouvriers parisiens de la mécanique au xixe siècle, engagés quotidiennement à la tâche, sans règle partagée et solidarité de destin entre employeurs et salariés pour définir les conditions de travail et de rémunération. Les fluctuations de la production et l’abondance d’ouvriers ne poussent pas les employeurs à s’attacher durablement la main-d’œuvre. De même, les ouvriers refusent toute forme de stabilisation qui pourrait mettre un terme à leur capacité de négociation des travaux demandés et des salaires payés en retour. Ils souhaitent que leurs compétences soient reconnues quel que soit le lieu de travail où elles s’exercent.
10Dès le milieu des années 1900, plusieurs tentatives de régulation du marché du travail sont amorcées chez Renault. Les conditions d’embauchage et de débauchage, la présence dans les ateliers, la durée du travail et la rémunération font l’objet de prescriptions précises7. De même, des réglementations plus détaillées sur les carrières et les rémunérations sont édictées pendant la guerre et dans les années qui suivent8. Dès lors, Renault cherche à construire un marché interne reposant sur un ensemble de règles endogènes régissant les recrutements, les rémunérations et les carrières. Cette option paraît cohérente avec le choix d’organisation industrielle induit par la rationalisation. En effet, la construction d’un tel marché résulte d’une double volonté de la part de l’entreprise : celle de se protéger d’une concurrence qui s’intensifie entre les industriels de la mécanique et de l’automobile, et celle d’accroître la stabilité de la main-d’œuvre qualifiée. D’abord fixées au niveau de l’entreprise, les relations entre salariés et employeurs sont étendues au niveau de la branche au cours des années 1930-1940. En 1936-1938, la métallurgie parisienne définit de nouvelles catégories professionnelles (les ouvriers spécialisés et les ouvriers professionnels) qui servent de base à l’établissement des salaires. En 1945, ce mouvement de standardisation se poursuit au niveau national par l’instauration de la convention collective de la métallurgie qui régit les rémunérations et les carrières en opérant une division des salariés en catégories et échelons selon les professions. Chez Renault, les recrutements et les parcours professionnels des salariés se trouvent régis par un dispositif de reconnaissance des qualifications sur lequel les syndicats sont consultés : mise en place des essais professionnels pour les ouvriers et des commissions d’avancement pour les catégories intermédiaires et supérieures, soit un ensemble de règles établissant les conditions nécessaires pour accéder à l’emploi.
11Nous l’avons vu, l’essor d’une politique de gestion de personnel chez Renault, avec notamment la création de l’école d’apprentissage, est à rapprocher d’une recherche de contrôle de la mobilité des salariés. Le marché interne constitué dans l’entreprise de Billancourt ne s’alimente à l’extérieur qu’au niveau le plus bas, les postes supérieurs n’étant pourvus que par promotion interne. Pour les ouvriers qualifiés, les recrutements touchent une population jeune, destinée à faire carrière sur ce marché, où le cheminement professionnel assure une formation progressive à l’emploi, une socialisation à l’entreprise et une promotion professionnelle à travers des opportunités de carrière importantes. En effet, afin que la main-d’œuvre qualifiée demeure suffisamment longtemps et que l’investissement en formation soit rentable, il est nécessaire de s’attacher les personnels qualifiés par des rétributions plus élevées qu’ailleurs et par des carrières plus intéressantes. On ne compte ainsi dans l’usine que très peu d’entrées à des niveaux supérieurs, hormis celles des ingénieurs des Arts et Métiers, dont certains d’ailleurs, on l’a vu, entament leur carrière dans l’usine à des postes d’ouvriers qualifiés, Renault accordant une grande importance aux capacités d’intégration dans les ateliers.
12À ce propos, Patrick Fridenson relate, d’après un entretien avec François Lehideux (administrateur délégué de l’entreprise), qu’à la fin des années 1930 cette pratique perdure9. Les ingénieurs des Arts et Métiers font l’objet d’une présélection de plusieurs mois, pendant laquelle ils effectuent des stages d’ouvriers, de chefs d’équipe et de contremaîtres. Puis, ils passent deux semaines en compagnie des apprentis de l’école dans un camp situé à Nemours. Le but de ce rassemblement est indubitablement de constituer un esprit de groupe. Il est aussi de permettre aux futurs ingénieurs de connaître l’organisation technique et sociale de l’entreprise puisque des conférences traitent de ces sujets. D’autres débutants suivent un parcours proche. Ainsi, les diplômés des écoles professionnelles démarrent fréquemment leur carrière en tant qu’ouvrier qualifié, montrant qu’à cette époque l’expérience professionnelle est un critère de référence majeur du recrutement et des marges de progression dans l’organisation. Bien que réalisé d’après un faible échantillon, le tableau suivant atteste que les carrières des apprentis enquêtés appartenant à la première génération (1930-1950) ont suivi un cheminement marqué par une mobilité professionnelle régulière partant de fonctions d’ouvriers qualifiés et conduisant progressivement à des fonctions intermédiaires de la hiérarchie, voire pour certains supérieures. Nous les avons reconstituées en trois séquences : le premier emploi, l’emploi occupé en milieu de carrière et le dernier emploi obtenu.
Tableau n° 25 Emplois successifs des anciens apprentis en activité en 1980 (1930-1980)
Catégories professionnelles | Premier emploi (1930-1950) | Emploi à mi-carrière (1960-1970) | Dernier emploi (1970-1980) |
Ouvrier professionnel | 65 | 4 | – |
Employé | – | 1 | 4 |
Technicien | – | 29 (45,3) | 19 (29,6) |
Agent de maîtrise | – | 17 (26,5) | 10 (15,6) |
Ingénieur et cadre | – | 13 (20,3) | 31 (48,4) |
Total | 65 | 64 (100,0) | 64 (100,0) |
enquête réalisée par E. Quenson et complétée par les fichiers de l’école.
13Deux traits fondamentaux caractérisent la mobilité professionnelle des apprentis des années 1930-1950 : une entrée unique par la catégorie des ouvriers professionnels et une progression constante dans la hiérarchie des emplois reconnue par des qualifications élevées. En milieu de carrière (dans les années 1960-1970 alors que leur âge oscille entre 35 et 45 ans), pas moins de 45,3 % d’entre eux ont accédé à la qualification de technicien et 26,5 % à celle d’agent de maîtrise, soit plus des deux tiers. Plus significatif encore est le nombre de ceux qui atteignent, dès le milieu de carrière, la position d’ingénieur ou de cadre, soit plus de 20 %. Cette position sera d’ailleurs celle de près de la moitié du groupe à la fin de leur carrière dans les années 1970-1980.
14Certes, ces carrières doivent être pondérées par le fait que le mouvement de mobilité sociale en France, impulsé durant l’entre-deux-guerres, est particulièrement fort. 11 concerne principalement les catégories intermédiaires et de l’encadrement qui se recrutent pour une part non négligeable parmi les classes populaires. Dans les années 1950 pour les hommes actifs, un tiers des employés était fils d’ouvriers et un autre tiers fils d’agriculteurs, artisans et petits commerçants. Ces proportions restent dans des ordres de grandeur proches pour les cadres moyens. En revanche, la constitution de la catégorie des cadres supérieurs s’opère selon des mobilités sociales plus réduites à partir des ouvriers et des classes sociales en déclin puisque environ 10 % des cadres supérieurs étaient fils d’ouvriers et un peu plus de 20 % fils d’agriculteurs, artisans et petits commerçants. Mais la mobilité sociale des anciens apprentis semble encore plus importante que celle désignée par ce mouvement général. C’est ce que révèlent les tableaux qui suivent établissant leurs destinées et leurs origines. Le premier montre la répartition par catégories socioprofessionnelles d’une génération de fils ayant un père de même origine professionnelle. Il permet de constater la mobilité professionnelle à l’échelle d’une génération. Le second procède à l’examen de la répartition par catégories socioprofessionnelles des pères pour une génération de fils appartenant à une catégorie socioprofessionnelle donnée. Il met en évidence les origines sociales des anciens apprentis.
15La mobilité sociale entre ces deux générations est plus étendue pour certaines catégories professionnelles : 16 sur 24 anciens apprentis fils d’ouvriers (soit 66,6 %) sont devenus cadres (contre 7 % en 1953 en moyenne pour l’ensemble des actifs français selon les enquêtes de mobilité sociale) et 5 d’entre eux sont classés techniciens. De même, 7 sur 12 anciens apprentis, fils d’artisans et commerçants, sont devenus cadres. La mobilité sociale est évidemment moindre pour la catégorie des agents de maîtrise où pratiquement la moitié des fils sont devenus techniciens et un quart d’entre eux occupent une position identique à celle de leurs pères, l’élévation de la position du père entraînant mécaniquement une diminution de la mobilité du fils. Les positions sociales atteintes par les anciens apprentis, compte tenu de celles occupées par leurs pères, s’inscrivent donc, mais en le dépassant, dans le mouvement général de croissance de la mobilité durant la période décrite par Claude Thélot : 50,5 % des hommes étaient classés dans la même catégorie que leur père en 1953, alors qu’ils n’étaient plus que 37,8 % en 197710.
16Ce tableau montrant les origines sociales des anciens apprentis confirme quelques-unes des tendances observées dans le précédent. Pratiquement la moitié des anciens apprentis devenus cadres ont un père ouvrier (cette origine étant la plus fréquente dans cette catégorie), et dans une moindre mesure un père artisan ou commerçant. Les agents de maîtrise, quant à eux, ont plus souvent un père de la même catégorie professionnelle. Un tiers des techniciens ont un père agent de maîtrise, les autres sont originaires, pour une part moins importante, des catégories employé et ouvrier. Les origines sociales des anciens apprentis illustrent donc le mouvement important de mobilité sociale ayant permis la constitution des catégories intermédiaires et supérieures chez Renault à partir des classes populaires. Ce mouvement est encore plus ample pour les anciens apprentis devenus cadres dont une très grande part est issue du milieu ouvrier.
17Outre la volonté des dirigeants de l’entreprise, des responsables de personnel et des syndicats de constituer l’encadrement sur la base d’ouvriers qualifiés par l’adoption de dispositifs de reconnaissance des qualification, comment expliquer une telle amplitude des carrières des anciens apprentis ? À notre sens, les transformations du marché interne chez Renault constituent un des principaux facteurs explicatifs de ce phénomène. À partir de la Libération, les conditions structurelles du marché interne se conjuguent à des conditions conjoncturelles favorables, compte tenu de la croissance des effectifs salariés de l’entreprise qui passent de 35 357 en 1946 à 86 349 en 196911 (voir p. 321 le tableau n° 35 « Évolution de la répartition du personnel entre les sites de production (1946- 1979) ») et de l’essor des catégories techniques intermédiaires travaillant dans les services fonctionnels (de 6875 en 1950 à 11 770 en 1969) et supérieures (de 1016 à 2383 durant ces mêmes années) (voir p. 320 les tableaux n° 32 « Évolution des catégories professionnelles ouvriers, collaborateurs et cadres (1938-1958) » et n° 33 « Évolution des catégories professionnelles ouvriers, ETAM et cadres (1969-1990) »)12. Ces conditions ont indéniablement offert des opportunités de carrière importantes aux apprentis qui occupaient alors des fonctions d’ouvriers qualifiés dans les ateliers de production, d’outillage et d’entretien. À celles-ci s’ajoute aussi le déploiement des activités de fabrication en province dans les usines du Mans, Flins, Cléon et Sandouville : l’usine de Billancourt n’emploie plus que 44,2 % des salariés de Renault en 1969 contre 83,8 % en 1946 (voir p. 321 le tableau n° 35 « Évolution de la répartition du personnel entre les sites de production (1946-1979) »)13.
18Cette décentralisation génère en effet un essor important des emplois d’encadrement technique moyen et supérieur. Selon la tradition ancrée dans l’entreprise depuis ses débuts de constituer l’encadrement technique par promotion interne, il est donc fait appel aux anciens apprentis afin de pourvoir ces postes. Ils remplacent progressivement dans les ateliers les ingénieurs des Arts et Métiers dont le départ vers les bureaux libère des places de commandement. Le glissement des ingénieurs vers les fonctions de direction favorise le mouvement ascensionnel des apprentis vers les postes d’agents de maîtrise, de contremaîtres ou encore de chefs d’atelier. En vertu de cette politique d’emploi, les ouvriers qualifiés de Billancourt constituent l’épine dorsale de l’encadrement intermédiaire des usines de province dont le développement s’opère principalement dans les années 1950-1960. Nombre d’anciens apprentis de l’école sont sollicités pour travailler dans ces sites de production, où les possibilités de réaliser des mobilités ascensionnelles se révèlent plus élevées à court terme qu’à Billancourt en raison de la faible densité de l’encadrement et d’un programme de développement étalé sur plusieurs années. Ce départ en province permet donc aux anciens apprentis d’accéder rapidement à des postes de responsables. Néanmoins, le bénéfice d’une mobilité géographique en termes de carrière, de responsabilités, d’avancement et de rémunération perd un peu de son intérêt au cours des années 1960 avec un nouveau développement de Billancourt et l’essor en région parisienne des secteurs d’études, d’essais et des services commerciaux.
19En dehors de l’expansion de l’entreprise, les carrières de cette génération d’anciens apprentis s’expliquent aussi par le nombre réduit de personnels techniques issus de la formation initiale, lequel est autant lié au faible développement de l’offre de formation autour de Billancourt qu’à des conditions d’entrée défavorables, mais surtout à la préférence manifestée par les ingénieurs des Arts et Métiers de pourvoir les postes par des candidats relativement expérimentés. Dans ce contexte, les postes d’encadrement technique et de maîtrise sont fréquemment occupés par des personnels issus de l’école.
20Par ailleurs, les dimensions relationnelles et relevant de la motivation ne sont pas sans incidence sur les carrières des anciens apprentis. Ainsi, le réseau relationnel mobilisable par les familles à l’intérieur de l’usine se révèle important pour connaître les places disponibles dans les secteurs les plus prisés, tels que les études et essais : « Mes parents connaissaient le responsable des essais spéciaux et ma candidature l’intéressait. Bien que ce soit très dur d’y entrer et malgré mes vingt ans, j’ai été pris » (Lionel G., apprenti de 1942 à 1945, CAP d’ajusteur, ouvrier professionnel dans un atelier d’outillage, chef de centre d’essais, puis attaché commercial, père contremaître et mère employée de bureau chez Renault, en retraite depuis 1985).
21Le réseau des anciens apprentis contribue aussi à élargir les perspectives des sortants de l’école en matière de connaissance des places libres dans les divers ateliers. Le rythme de travail élevé, les tâches répétitives, les mauvaises conditions de travail et les faibles perspectives d’avancement à court terme dans certains ateliers entretiennent chez certains le désir de trouver un autre emploi que celui prévu à l’issue de l’apprentissage : « En sortant de l’école, j’ai été nommé ajusteur à l’artillerie. Mais je me suis vite lassé. C’était du travail de séries, donc très répétitif. Je voulais évoluer et je pensais être suffisamment formé pour faire autre chose. J’ai demandé une mutation qui m’a été refusée une première fois. J’ai demandé à voir le chef de département pour qu’il m’explique sa décision. Il n’a rien voulu entendre. Alors, j’ai contacté un autre chef par l’intermédiaire d’autres apprentis que je voyais à la cantine et j’ai fini par trouver une autre place. » (François R., apprenti de 1941 à 1944, CAP de tourneur, ouvrier professionnel dans un atelier d’outillage, puis agent de maîtrise dans un service des méthodes à la fonderie de Cléon, père maçon, mère au foyer, en retraite depuis 1984).
22La mobilité des apprentis se trouve également favorisée par la proximité entretenue à l’école avec les ingénieurs. Cette situation crée des liens, conduit les ingénieurs à apprécier les qualités des apprentis et à leur offrir ultérieurement des possibilités d’évolution14. C’est souvent parce que les apprentis savent se distinguer par leur volonté et leur persévérance qu’ils sont appréciés par l’encadrement.
23Si l’on se réfère à la situation actuelle dans l’industrie, ces « espaces de mobilité » pour des titulaires du CAP ont quelque chose de surprenant. En effet, un tel salarié appartient de nos jours aux échelons inférieurs de la hiérarchie professionnelle et se trouve dépourvu de perspectives de mobilité ascensionnelle. La situation est toutefois fort différente dans la seconde période de l’école. Le lien avec le milieu professionnel se rompt peu à peu. De fait, les occasions de carrière pour les anciens de l’école tendent à se raréfier. Cette évolution connaît en outre une accentuation avec le changement de politique d’emploi de Renault se tournant vers le marché externe pour recruter des jeunes techniciens dont il est supposé qu’ils faciliteront la mise en œuvre rapide des nouveaux moyens de production.
Une diminution des opportunités (1970-1980)
24Les années 1970-1980 voient se retourner la dynamique de mobilité professionnelle des ouvriers qualifiés et des anciens apprentis établie depuis près de cinquante ans chez Renault. Ce changement intervient corrélativement à un mouvement de diminution de la mobilité de l’emploi en France. Alors que de 1968 à 1975, 60,2 % des employés et ouvriers et 51,6 % des cadres et professions intermédiaires ont changé d’emploi, ils ne sont plus que 43,2 % parmi les premiers et 35,1 % parmi les seconds de 1975 à 1982 à avoir connu une telle mobilité15. Cette atténuation de la mobilité de l’emploi s’accompagne aussi d’une réduction des passages entre catégories professionnelles. De la sorte, le devenir professionnel au bout de 7 ans pour les ouvriers entre 1975 et 1982 est pour 78,9 % d’entre eux le maintien dans la même catégorie16. Ce phénomène tend à s’accroître entre 1980 et 1985 puisque le passage des ouvriers dans une autre catégorie professionnelle connaît une diminution : 88,2 % d’entre eux restent ouvriers. De même, les salariés originaires des professions intermédiaires connaissent une réduction de la mobilité professionnelle. En effet, leur devenir professionnel se situait entre 1975 et 1982 pour 77,2 % d’entre eux dans ces professions. Entre 1980 et 1985, il s’établit à hauteur de 86,0 %. Cette évolution repose largement sur une raréfaction des promotions dans les entreprises. Parmi les actifs de 1974 ayant débuté leur carrière avant 1960, 57 % des employés, 45 % des ouvriers qualifiés et 32 % des professions intermédiaires ont obtenu une promotion. Mais, parmi les actifs ayant commencé leur carrière une quinzaine d’années plus tard (en 1989), ils ne sont plus que 24 % pour les employés, 18 % pour les ouvriers qualifiés et 12 % pour les professions intermédiaires à avoir connu un tel avantage professionnel17.
25Les débuts de carrière des anciens élèves sortis dans les années 1970- 1980 illustrent nettement ce tassement de la mobilité professionnelle. Ce dernier est en outre accentué par le recrutement massif de techniciens. L’entreprise profite alors de l’affluence soudaine de compétences techniques sur le marché externe dont le coût est moindre par rapport à la formation professionnelle interne puisqu’il est pris en charge par la collectivité nationale. Le principe d’entrée au bas de l’échelle hiérarchique pour les salariés qualifiés (un des traits majeurs du marché du travail interne) se trouve ainsi remis en cause. La croissance soudaine des entrées de jeunes diplômés des lycées techniques vient réduire les chances de promotion des ouvriers qualifiés situés à un rang inférieur dans la grille de classification. De plus, un certain nombre des tâches auparavant accomplies par les ouvriers qualifiés se trouvent confiées aux techniciens, limitant ainsi l’étendue de leurs expériences professionnelles et leurs perspectives d’acquisition de nouveaux savoirs. Ce mouvement s’accentue dans les années 1980 avec l’arrivée massive des nouvelles technologies en production dont l’un des principaux effets chez Renault est de générer une importante transformation du système de renouvellement des emplois. Le service du personnel suppose que le recrutement de diplômés de l’enseignement technique facilitera la mise en œuvre des nouveaux équipements et permettra de stabiliser rapidement les méthodes de production. Sur cette diminution des perspectives de carrière des jeunes formés à l’école, les syndicats ne prennent pas partie, estimant que l’effort doit surtout porter sur les catégories professionnelles situées à un niveau inférieur.
26Cette politique est facilitée par une augmentation très importante des diplômés de l’enseignement technique. Le nombre de diplômés du baccalauréat de technicien passe de 28 600 à 62 660 entre 1970 et 1980. Dans le même temps, les diplômés de l’enseignement technique supérieur (BTS et DUT) passent respectivement de 10 463 à 17 442 et de 6482 à 19 76918.
27L’option privilégiée par Renault, et nombre d’entreprises françaises, diffère grandement de celle choisie par les entreprises allemandes où les personnels techniques et d’encadrement des ateliers sont d’anciens ouvriers qualifiés qui accèdent à ces emplois par l’expérience, la rotation sur plusieurs postes de travail et la formation continue19. De la sorte, les règles du marché interne ne présentent plus, aux yeux des responsables de Renault, les avantages de la période précédente. Elles sont supposées introduire de la rigidité en cas d’ajustement rapide. L’entreprise reste néanmoins liée par les règles qui fixent l’organisation de ce marché. De ce fait, elle tente d’arbitrer entre l’organisation antérieure de la mobilité et l’organisation en devenir. Les carrières des élèves sortis dans les années 1970- 1980, qui sont marquées par un blocage rapide dans les premiers coefficients de la catégorie des techniciens, résultent en partie de cette période de transition entre deux systèmes d’emploi dont les règles se modifient peu à peu.
28Les données dont on dispose à ce sujet sont issues de plusieurs études réalisées par l’administration de l’école sur la base d’enregistrements effectués à date régulière des changements de situation professionnelle (évolution des coefficients et des catégories professionnelles). Seules une étude réalisée au début des années 1970 et une autre effectuée au milieu des années 1980 ont pu être retrouvées dans les archives. Le premier tableau traite des débuts de carrière des élèves issus des promotions 1967- 1968-1969 à travers une coupe effectuée en 1971. Le second reprend le même principe pour les élèves des promotions 1981-1982-1983 en opérant une coupe en 1986.
Tableau n° 28 Places occupées par les anciens élèves des promotions 1967-1968-1969 en 1971
Catégories professionnelles | Promotion 1967 | Promotion 1968 | Promotion 1969 |
P 1 | 11 | 18 | 47 |
P 2 | 18 | 24 | 30 |
P 3 | 1 | – | – |
Technicien | 8 | 3 | 2 |
Total | 38 | 45 | 79 |
Archives de l’école d’apprentissage, « Étude de l’évolution professionnelle des élèves », promotions 1967-1968-1969, CFAJ, mai 1971.
29Bien que les périodes d’observation ne soient pas identiques entre la promotion de 1969 (2 ans) et celle de 1967 (4 ans), on constate une évolution concernant les débuts de carrière des élèves. Ceux de la promotion 1967 sont regroupés dans les catégories P 1 et P 2 et certains sont déjà classés dans la catégorie des techniciens, ce qui révèle encore une promotion importante pour des élèves diplômés du CAP. En revanche, les élèves des deux promotions suivantes ne semblent pas suivre le même cheminement dans le sens où ils restent essentiellement classés dans les catégories P 1 et P 2, les promotions vers la catégorie des techniciens étant plus rares.
30Cette évolution est confirmée par les responsables de l’école qui observent, dans le même temps, un ralentissement du rythme de progression moyen entre la catégorie professionnelle de début de carrière des élèves (P 1) et la catégorie professionnelle située immédiatement au-dessus (P 2). Ainsi, alors que le temps de progression moyen entre ces deux catégories était de 12 mois en 1967, il a pratiquement doublé en 1979. Ces différents indicateurs renseignent donc sur des opportunités de carrière pour les élèves vers la catégorie de technicien qui semblent sensiblement se fermer et sur un rythme de progression entre catégories professionnelles qui tend à se ralentir.
Tableau n° 29 Places occupées par les anciens élèves des promotions 1981-1982-1983 en 1986
Catégories professionnelles | Promotion 1981 | Promotion 1982 | Promotion 1983 |
P 2 | 6 | 7 | 4 |
P 3 | 8 | – | – |
Employé | 3 | 1 | – |
Technicien | 11 | 24 | 19 |
Agent de maîtrise | 3 | – | – |
Départs | 2 | 2 | – |
Total | 33 | 34 | 24 |
Archives de l’école d’apprentissage, « Les jeunes de l’école de 1981 à 1985 », DFDS, mai 1986.
31Entre 1981 et 1983, les débouchés des sortants de l’école vont en se réduisant. Les élèves de 1981 sont répartis dans les catégories professionnelles : ouvrier professionnel, employé, technicien et agent de maîtrise. Deux ans plus tard, les élèves sont essentiellement techniciens. Ce début de carrière est conforme à ce qui avait été envisagé par les responsables de l’école en créant au début des années 1980 une formation préparant au baccalauréat de technicien. Mais cette position acquise très tôt dans la carrière professionnelle soulève un certain nombre de questions quant aux perspectives de promotion dans une autre catégorie, compte tenu des pratiques de recrutement alors en usage dans l’entreprise. Avec les recrutements importants de diplômés du BTS et du DUT (voir le tableau n° 22 dans ce chapitre), les élèves se trouvent en concurrence avec des jeunes qui, pourvus d’un niveau d’études supérieur au leur, occupent des coefficients plus élevés20. Ce changement de politique d’emploi s’ajuste à l’évolution de la structure par niveau de diplôme de la population active occupée en France de 1975 à 1989 qui montre une forte régression de la population non diplômée (de 56,5 à 37 % entre 1975 et 1989) et une progression des diplômés de CAP et de BEP qui passent, au cours de ces années, de 25,7 à 35,9 %, des diplômés du baccalauréat (de 9,4 à 11,3 %), et des diplômés de l’enseignement supérieur (de 8,4 à 15,8 %)21.
32Les conditions de recrutement des dessinateurs durant les années 1970-1980 dans les bureaux d’études (un des secteurs où les anciens apprentis sont le plus représentés) constituent un bon exemple des effets produits par la nouvelle politique d’emploi22. Jusqu’au milieu des années 1970, les dessinateurs accédaient aux bureaux d’études après une expérience de quelques années dans les ateliers d’outillage et d’entretien des usines. Ils y acquéraient des connaissances sur les produits et les équipements de fabrication. Une fois entrés dans les services de conception, ils débutaient leur carrière aux niveaux inférieurs de la filière (dessinateur petites études ou détaillant), puis progressaient jusqu’au poste de projeteur en étant encadrés par un tuteur (un ancien chargé de leur transmettre les connaissances et les pratiques). Certains accédaient ensuite à la fonction de cadre. L’activité du dessin était alors divisée en niveaux de complexité croissants correspondant à des emplois différents articulés le long d’une filière professionnelle. Les savoirs acquis dans un emploi étaient transférables dans l’emploi suivant, lequel nécessitait des connaissances acquises progressivement dans l’activité professionnelle et complétées au besoin par des formations continues. Cette forme de carrière avait pour raison d’être l’acquisition du dessin, mais aussi l’insertion dans un réseau relationnel dense caractérisant cette activité qui implique la prise en compte des contraintes émanant des autres pièces constituant un ensemble et des autres intervenants de la conception que sont le bureau de style, les essais, les méthodes, les achats et les sous-traitants.
33Une telle forme de professionnalisation s’explique aussi par le fait que les chefs de service étaient fréquemment des ingénieurs des Arts et Métiers ayant reçu une formation en dessin très complète. Avec le renouvellement massif des effectifs des bureaux d’études et l’arrivée de diplômés des BTS et DUT dans les années 1980, les modalités de professionnalisation des dessinateurs changent. Les chefs de service considèrent que le niveau d’études des jeunes ne requiert pas de tuteur. Ils défendent une mise au travail rapide, misant sur l’opérationnalité de ces nouvelles recrues23. Les pratiques de mobilité se transforment aussi. Alors qu’il fallait dans les années 1970 une dizaine d’années environ pour atteindre le coefficient 285 en ayant débuté au coefficient 195, ces jeunes dessinateurs y parviennent en 18 mois en moyenne du fait de leur niveau de diplôme correspondant lors du recrutement au coefficient 260. Cette mobilité très rapide tend en conséquence à diminuer les perspectives d’avancement pour les dessinateurs qui ne sont pas titulaires d’un BTS ou d’un DUT, tels les apprentis élèves de l’école, qui pourront plus difficilement gravir les différents échelons de la filière professionnelle de dessinateur.
34Ainsi, dans l’automobile, le changement de profil de référence que représentent pour la catégorie intermédiaire le passage de l’ouvrier qualifié au technicien et le choix entre expérience professionnelle et recrutement extérieur a été largement tranché en faveur de la seconde solution au risque d’impliquer une diminution des perspectives de carrière pour les catégories moins diplômées24. Au lieu de procéder à la combinaison d’une politique de formation continue et de recrutements externes, Renault a opté pour l’arrivée massive de diplômés à tous les niveaux de la hiérarchie, construisant de fait une correspondance entre le niveau des diplômes et le niveau des emplois. Avec un tel système, la catégorie des ouvriers qualifiés qui alimentait en partie celle des techniciens voit l’un de ses principaux débouchés disparaître. De la sorte, la reconnaissance des titres supplante la capacité à tenir le poste ou la fonction, ce qui fait courir un risque de blocage de la mobilité professionnelle : un début de carrière à un niveau d’ouvrier qualifié ne permettant plus d’espérer une mobilité promotionnelle importante.
Notes de bas de page
1 G. Friedmann, Le Travail en miettes, Paris, Gallimard, 1956.
2 A. Chenu, « Itinéraires socioprofessionnels et mobilité sectorielle », in L. Coutrot, C. Dubar (dir.), Cheminements professionnels et mobilités sociales, Paris, La Documentation française, 1992, p. 113-141.
3 Pour chacune de ces générations, nous étudierons le premier emploi obtenu, les différentes étapes de l’avancement en termes de catégories professionnelles et les secteurs d’emploi dans l’entreprise.
4 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle, 50 ans d’évolution de l’école, p. 18-19.
5 P. Doeringer, M. Piore, Internai Labor Markets and Manpower Analysis, Heath Lexington Books, 1971.
6 C. Paradeise, « La marine marchande française : un marché du travail fermé ? », Revue française de sociologie, XXV-3, juillet-septembre 1984, p. 352-375, « Acteurs et institutions, la dynamique des marchés du travail », Sociologie du travail, XXX-1, 1988 et Les Comédiens. Profession et marchés du travail, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 10-16.
7 G. Floris, « Le règlement général de 1906 », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, Bulletin de la Section d’histoire des usines Renault, t. 1, n° 2, juin 1971, p. 71-72.
8 J. Saglio, « Hiérarchies salariales et négociations des classifications. France, 1900-1950 », Travail et emploi, mars 1986, p. 7-19, et G. Floris, « Le règlement général de 1919 », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, Bulletin de la Section d’histoire des usines Renault, t. 1, n° 3, décembre 1971, p. 92-93.
9 P. Fridenson, Histoire des usines Renault, naissance de la grande entreprise, 1898-1939, Paris, Éditions du Seuil, t. 1, 1972, p. 289.
10 C. Thélot, Tel père, tel fils, Paris, Dunod, p. 79, et L.-A. Vallet, « Quarante années de mobilité sociale en France. L’évolution de la fluidité sociale à la lumière des modèles récents », Revue française de sociologie, XL-1. 1999, p. 5-64.
11 Archives centrales Renault, Rapports annuels de gestion du président-directeur général pour les exercices 1946 et 1969.
12 A. Touraine, L’Évolution du travail ouvrier aux usines Renault, Paris, Éditions du Centre national de la recherche scientifique, 1955, p. 165, et P. Naville (dir.), L’́État entrepreneur : le cas de la Régie Renault, Paris, Éditions Anthropos, 1971, p. 174.
13 Archives centrales Renault, Rapports annuels de gestion du président-directeur général pour les exercices 1946 et 1969.
14 Entretien avec Louis Buty, ingénieur des Arts et Métiers (Paris, 1938), professeur de dessin à l’école d’apprentissage pendant les années 1950, directeur-adjoint des bureaux d’études de 1962 à 1985, Boulogne-Billancourt, 26 janvier 1995.
15 Échantillon démographique permanent (ETD), INSEE, cité par A. Chenu, « Itinéraires socioprofessionnels et mobilité sectorielle », op. cit.
16 ETD (1975-1982) et enquête Formation-qualification professionnelle (1980- 1985) cité ibid.
17 « Enquête carrière 1989 », Économie et statistique, n° 249, décembre 1989.
18 F. Meylan, « De l’école nationale professionnelle au baccalauréat de technicien ou l’évolution d’une filière de l’enseignement technique », Formation emploi, n° 4, octobre-décembre 1983, p. 29-46.
19 M. Maurice, « La qualification comme rapport social : à propos de la “qualification” comme “mise en forme” du travail », in R. Salais, L. Thévenot (éd.), Le Travail. Marchés, règles, conventions, Paris, INSEE, Économica, octobre 1986, p. 180- 192.
20 E. Quenson, J.-C. Thénard, DFDS, DRSE, « Grandes évolutions de la population ETAM 1985 à 1994 », Renault SA, novembre 1996, 42 pages.
21 INSEE, recensements de la population, enquête Emploi-traitements CEREQ, et M. Bonneau, « Le niveau de diplôme dans les secteurs d’activité ». Formation emploi, n° 33, janvier-mars 1991.
22 G. de Bonnafos, « La restructuration de l’activité de conception d’un constructeur automobile », Les Cahiers du GIP Mutations industrielles, n° 55, 15 février 1991, 63 pages.
23 Il semble que les responsables des bureaux d’études aient surévalué les connaissances des jeunes diplômés de l’enseignement technique supérieur puisque de nombreux retards et erreurs de conception ont été constatés à la suite de leur recrutement. Afin de les diminuer, il a été notamment décidé de créer une formation de dessinateur d’une durée d’un an pour les jeunes embauchés, de prolonger les pauses accordées dans la journée aux dessinateurs et de créer des espaces conviviaux tels que des cafétérias pour qu’ils puissent échanger des informations et des connaissances : d’après un entretien avec Jean-Pierre Lelieur, responsable du personnel aux bureaux d’études, Rueil, 3 janvier 1996.
24 G. Podevin, « Mobilité interne, promotions et renouvellement de la main-d’œuvre », Travail et emploi, n° 46, avril 1986, p. 45-57.
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