Chapitre 5. L’organisation matérielle de l’école
p. 117-131
Texte intégral
1Les locaux de l’école Renault, tels qu’ils se présentent à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, traduisent l’influence du modèle d’usine qu’ont voulu instaurer les dirigeants de l’entreprise afin de mettre en cohérence les activités de l’automobile, par nature très diverses, et de pacifier les relations de travail dans un souci d’augmentation des cadences de production et des profits. L’école, bien que située à l’écart de la production, se présente comme une petite usine dans laquelle on retrouve les différentes activités de l’automobile (des études au contrôle en passant par les méthodes et la fabrication). Mais avant d’aboutir à cette forme matérielle, elle a connu plusieurs transformations successives. Pour en rendre compte, nous avons essentiellement utilisé des sources photographiques conservées aux archives centrales de l’entreprise1. En effet, l’usine de Billancourt, durant l’entre-deux-guerres, est un lieu de photographies. Un service particulier est ainsi dédié à cette activité.
2Par ailleurs, nous avons aussi consulté les plans des différents bâtiments et de leurs transformations successives, dont le service maintenance-environnement de l’Établissement Renault Siège conserve aujourd’hui la trace. Quand cela était possible, nous avons confronté les photographies aux plans retrouvés.
3La plupart des photographies contenues dans les albums de la « Grande Série » des archives centrales sont consacrées aux aspects techniques, aux mises en place de nouvelles machines-outils et autres installations de production, aux véhicules, aux salons, aux expéditions et autres événements divers. Quelques-unes montrent les aspects extérieurs des bâtiments de l’usine et l’intérieur des ateliers et bureaux, ainsi que d’autres photographies contenues dans la Série « 200 000 ». Nous avons retrouvé dans ce fonds iconographique des photographies représentant les bâtiments de l’école et les ateliers d’apprentissage. Ces photographies sont prises à l’occasion d’événements particuliers tels que l’acquisition, la démolition ou la construction de bâtiments. Il est toutefois nécessaire de préciser que ce qui nous est donné à voir ne représente pas toujours une vue fidèle de la vie dans l’école. Un objectif de propagande peut guider la prise de vue qui est l’objet d’une mise en scène. Ainsi on peut supposer que les lieux sont au préalable rangés et que les différents personnages posent pour la photographie.
L’instabilité des premières localisations
4Dès l’origine, l’organisation de l’école atteste de la volonté de ses fondateurs de situer l’apprentissage en dehors de la production puisqu’elle se compose d’un bâtiment consacré aux cours généraux et théoriques, et de plusieurs ateliers d’apprentissage. Elle connaîtra néanmoins plusieurs évolutions concernant plus particulièrement le bâtiment où les cours sont dispensés. Ainsi, plusieurs déménagements vont se succéder de 1919 à 1927 jusqu’à la construction d’un bâtiment spécialement réservé à l’école2. De leur côté, les ateliers d’apprentissage vont connaître une période de stabilité plus longue jusqu’à un regroupement à proximité de l’école réalisé en 1939. De ce fait, nous traiterons essentiellement ici des différentes localisations du bâtiment abritant les cours3.
5Les bâtiments occupés par l’école à ses débuts sont tous situés sur des terrains achetés par Louis Renault afin de préparer l’extension de l’usine4. Dès leur acquisition, ils sont donc voués à une destruction prochaine. La première implantation est une ancienne confiturerie rachetée en octobre 19195. Le terrain, d’une superficie de 3 000 m2, entièrement clos de murs, et les différents bâtiments qu’il comprend (une maison d’habitation, un pavillon de gardien, plusieurs bâtiments servant de magasin, un laboratoire, des dépendances) permettent d’y installer sommairement deux classes dans lesquelles sont répartis les 88 premiers apprentis6. Quelques modifications sont rapidement apportées au bâtiment principal, notamment la construction de cloisons et l’aménagement de verrières au premier étage afin d’augmenter l’éclairage de la salle de dessin. En 1924, alors que l’école connaît un grand succès puisque ses effectifs ont plus que doublé (elle accueille environ 200 apprentis), deux classes supplémentaires sont installées dans un vaste pavillon, situé à quelques dizaines de mètres seulement des premiers bâtiments. La destination originelle des premiers bâtiments de l’école atteste donc de la coexistence dans un même quartier de petites entreprises et de maisons bourgeoises, héritage d’une période où la ville connaissait un premier développement économique en même temps qu’elle devenait un lieu propice d’installation pour des familles, jusqu’alors installées dans Paris, à la recherche d’un cadre de vie plus agréable en bordure de Seine.
6Dès 1925, l’école connaît un premier déménagement du fait de la démolition des bâtiments rendue nécessaire par la construction d’un atelier de régénération des huiles d’usinage. Elle s’installe cette fois dans une grande propriété, dénommée « La Pouponnière », en raison de sa vocation qui était depuis l’été 1917 d’accueillir les enfants en bas âge des femmes travaillant dans l’usine7. Ces locaux sont un peu plus spacieux que les précédents, ce qui permet d’y aménager six classes et de réunir tous les apprentis dans un même lieu8. Mais une nouvelle fois, l’extension des ateliers de production de l’usine met fin à cette deuxième installation. En 1927, des ateliers de traitements thermiques et de pièces mécaniques sont construits sur le terrain. Quelques années après sa création, l’école Renault ne dispose donc pas encore d’un lieu d’implantation définitif.
7Pour autant, les lieux de la formation attestent d’une véritable réflexion. L’agencement des salles de classe combine principalement deux modèles. Le premier provient de l’organisation des salles de classe dans les écoles primaires de l’époque. Les apprentis travaillent sur des pupitres. Ils font face au bureau du professeur installé sur une petite estrade derrière laquelle se trouve un tableau noir. Des cartes de géographie garnissent les murs. Le second modèle atteste de l’influence de l’usine, et plus particulièrement de celle des bureaux d’études. Ainsi, de larges verrières permettent à la lumière d’éclairer les tables dans les salles de dessin et de technologie. Dans ces salles, les murs sont recouverts de plans illustrant les pièces mécaniques produites dans l’usine. Mais généralement, l’investissement matériel reste assez faible dans ces locaux, probablement en raison du caractère provisoire des installations.
8Cette situation n’est pas propre à l’école Renault. Ainsi, celle de l’entreprise Berliet occupe à sa création en 1906 une seule salle située dans l’usine de Monplaisir9. Comme l’école Renault, elle connaît plusieurs déménagements du fait des extensions de l’usine. L’école Merlin Gérin connaît également de fréquents déplacements dans des lieux assez divers10. D’abord située à sa création en 1929 dans un sous-sol de l’usine au-dessous du hall d’expédition, elle s’installe ensuite dans les combles du bâtiment de l’administration. De même, les cours professionnels municipaux de Boulogne-Billancourt se déroulent dans des écoles primaires et maternelles, puis dans les bâtiments désaffectés d’une usine11. Cette situation concerne aussi les centres de formation professionnelle qui se sont souvent installés dans des locaux hétéroclites : châteaux, maisons bourgeoises, anciens couvents, ateliers d’usines...
9L’extériorisation de l’apprentissage de la production, qu’elle soit du fait des industriels, des municipalités ou de l’État, s’opère donc souvent selon un cheminement chaotique marqué par des installations transitoires dans des locaux dont la destination originelle est autre que celle de délivrer un enseignement professionnel. De plus dans des industries en reconstruction, la mise en œuvre d’une institution telle qu’une école d’apprentissage nécessite de détourner des fonds d’autres projets relatifs au développement de l’appareil de production (achat de machines, conception de nouvelles pièces d’outillage, réorganisation du procès de travail, construction de nouveaux bâtiments) dont la rentabilité semble plus immédiate pour les employeurs. L’essor de l’usine reste donc une question prioritaire au début des années 1920. Les dirigeants des entreprises ne paraissent pas disposés à investir dans l’organisation matérielle de l’apprentissage tant que son financement n’est pas assuré.
Le modèle des bureaux d’études et des ateliers d’outillage
10Il semble que ce sont des questions de financement qui ont repoussé le début des travaux de construction de l’école jusqu’en 1926, alors que le terrain sur lequel elle sera édifiée sont la propriété de l’entreprise depuis 1920. L’adoption par le Parlement le 13 juillet 1925 de la loi de finances instituant le principe d’une taxe d’apprentissage pour les entreprises engagées dans la formation professionnelle décide les responsables de Renault à engager des moyens plus importants en direction de l’apprentissage. Son article 25 stipule que « toute personne ou société exerçant une profession industrielle ou commerciale ou se livrant à l’exploitation minière, ou concessionnaire d’un service public, est assujettie à une taxe, dite taxe d’apprentissage, dont le produit, [...] contribue aux dépenses nécessaires au développement de l’enseignement technique et de l’apprentissage, ainsi qu’à celles des laboratoires scientifiques ». Dans son article 26, cette loi précise aussi que le montant de cette taxe est calculé selon un taux de 0,2 % du « total des appointements, salaires et rétributions quelconques, payés l’année précédente par le chef d’entreprise ». Ce dispositif législatif vise à satisfaire l’une des revendications émise par le patronat de la métallurgie depuis l’adoption de la loi Astier en 1919 instaurant des cours professionnels. En effet, celui-ci se plaint auprès des pouvoirs publics de l’absence de moyens de financement de la formation professionnelle12. Le patronat suppose aussi que l’organisation de la collecte des ressources destinées à financer la formation professionnelle sous la forme d’une taxe payée par les entreprises ne formant pas d’ouvriers et d’employés permettrait de mettre fin aux pratiques de débauchage des jeunes ayant achevé leur apprentissage : « L’industrie ne peut vivre sans bons ouvriers, et par conséquent sans apprentissage, mais les industriels qui se donnent la peine et font la dépense de former des apprentis, ont, dans l’état actuel des choses, travaillé la plupart du temps pour leurs collègues, moins scrupuleux, qui n’en forment pas. [...]. Depuis la guerre on a compris qu’il fallait à l’apprentissage une organisation et un budget13. »
11Chez Renault, la direction va se saisir de cette loi pour aménager au plus vite des locaux pour la formation professionnelle des apprentis. La conception architecturale des locaux est définie pendant l’été 1926 par Louis Renault et Félix Gourdou. Un souci de fonctionnalité de l’espace caractérise ces locaux. Dans des dimensions plus restreintes, la conception intérieure de l’école reproduit celle en vigueur dans les bureaux d’études de l’usine. Les activités et équipements de ce secteur s’y trouvent tous réunis : les salles de dessin, les laboratoires, les services d’essais. L’organisation générale s’inspire des usines visitées par Louis Renault et ses ingénieurs aux États-Unis pendant les années 1910 et 192014, et qui ont d’abord influencé l’agencement des bureaux d’études de l’usine de Billancourt15. Les bureaux d’études et l’école d’apprentissage ne sont pas les seuls bâtiments construits à cette époque dont l’architecture s’inspire de l’organisation des usines américaines. La conception du bâtiment de la direction et des services administratifs témoigne effectivement des mêmes influences. De dimensions importantes (de trois ou quatre étages), en briques de couleur claire, laissant entrer la lumière par de larges baies vitrées, ces bâtiments permettent d’accueillir les nombreux bureaux et services de l’entreprise, et de faire face pendant quelques années à son essor.
12Sous l’angle esthétique, un certain nombre de traits rapprochent le bâtiment de l’école de ceux construits dans l’entreprise au début des années 1920 : mêmes briques de couleur claire sur la façade provenant certainement d’une briqueterie appartenant à l’entreprise, larges baies vitrées, entrée de dimensions importantes. Bien qu’appartenant au style industriel, ce type d’architecture rappelle aussi la morphologie des établissements d’enseignement primaire et technique construits sous la IIIe République où la place de l’école dans la cité est signifiée aux habitants par un aspect imposant et massif. La documentation éditée par l’école à l’attention des familles met justement l’accent sur l’agencement moderne de la construction : « Le bâtiment est moderne, et très vaste et assez éloigné des usines pour ne pas être gêné par leur extension continue. [...] les cours [...] ont lieu dans un local spécialement affecté : l’école professionnelle Louis Renault, bâtiment splendide [...] dont la disposition répond à toutes les exigences du confort scolaire moderne [...]16. »
13Les aménagements aux abords de cette école traduisent aussi l’influence des idées hygiénistes. En effet, comme pour les bâtiments de la direction, une attention particulière a été attachée aux espaces verts : des salles de classe les apprentis ont une vue dégagée sur une pelouse ornée de massifs de plantes d’essences diverses et sur une petite pièce d’eau. Mais le bâtiment témoigne surtout, comme le montre le plan reproduit en fin de chapitre, de l’application attachée à son agencement intérieur puisqu’à chaque salle correspond une affectation particulière dans le procès de travail. Au rez-de-chaussée, une grande salle sert de bibliothèque technique, accueille les réunions des professeurs et permet d’exposer les travaux d’apprentis. Les manuels d’enseignement technique et les annales d’examens attestent de l’importance désormais accordée aux connaissances techniques pour exercer un emploi qualifié dans l’usine. Des vestiaires et lavabos sont également installés à ce niveau, traduisant les préoccupations caractéristiques des responsables des établissements de formation de l’entre-deux-guerres en matière d’hygiène et de propreté. Ces installations rappellent aussi aux apprentis la nécessité, une fois dans l’école, de se changer pour se présenter aux cours dans une autre tenue (plus proche de celles des ingénieurs) que celle qu’ils portent dans les ateliers. Les étages de ce nouveau bâtiment sont constitués de quatre salles de classes, au premier niveau, et de salles de dessin éclairées par de larges verrières percées dans le toit, au second niveau. L’équipement assez sommaire de ces dernières permet de les utiliser pour d’autres enseignements. Le souci d’adapter les lieux à la diversité des enseignements est également présent dans l’agencement des salles situées au centre du second étage qui peuvent être réunies pour former une salle de conférences ou de projection, après enlèvement d’une cloison mobile. C’est dans cette dernière que les ingénieurs viennent faire des exposés portant sur des questions de fabrication et d’organisation du travail. Des films tournés dans les usines américaines y sont aussi projetés.
14À la fin des années 1930, l’école connaît une nouvelle transformation avec la création d’un nouvel atelier d’apprentissage. Cette disposition atteste de la volonté du patronat de protéger les apprentis des influences de l’usine jugées néfastes. À la suite des mouvements ouvriers de 1936-1938 et de l’adoption de la méthode Carrard17, le regroupement des apprentis dans un même atelier d’apprentissage situé à proximité du bâtiment de l’école prend réellement forme en 1939 après le report de plusieurs projets dans les années précédentes18. Cette évolution concerne aussi d’autres écoles d’entreprise. Chez Merlin Gérin, les apprentis sont rassemblés à partir de 1932 dans un même atelier proche de celui de la mise au point et contigu au laboratoire de recherche de l’entreprise, après avoir été répartis dans plusieurs ateliers de l’usine19. Dans le même temps, l’école est pourvue d’un hall, d’une salle de classe et d’un petit terrain de sport. Chez Berliet, le placement des apprentis dans une atelier spécial intervient un peu plus tardivement (en 1943)20. À Billancourt, l’école bénéficie de l’investissement réalisé quelques années plus tôt pour la formation accélérée des ouvriers, ce qui permet de diminuer le coût afférent au regroupement des apprentis dans un même atelier. Pour faire face au manque de main-d’œuvre qualifiée qu’avait accentué une nouvelle phase de croissance économique et la diminution du temps de travail, Renault avait en effet créé, avec l’aide financière de l’État, un cycle de formation complémentaire destiné à promouvoir dans des délais courts des ouvriers spécialisés au rang d’ouvriers qualifiés21. Comme dans le cas de la construction d’un bâtiment destiné à accueillir les cours suite à l’adoption par le Parlement de la loi instituant la taxe d’apprentissage, Renault utilise donc une nouvelle fois des mesures publiques pour assurer le développement de son école. Cette pratique opportuniste permet à l’entreprise de recevoir le concours financier de l’État pour soutenir les projets qu’elle a conçus à certaines périodes, sans toutefois être liée par ses engagements initiaux, puisque le financement attribué pour la formation accélérée des ouvriers sera au final largement utilisé pour l’apprentissage.
15Des raisons liées au souci d’accélérer la mise au travail des apprentis et une méfiance accrue du patronat vis-à-vis des ouvriers expliquent l’intérêt nouveau manifesté par les employeurs pour le développement de l’apprentissage. Ce regain d’intérêt succède à la crise des années 1930-1935 pendant laquelle les industriels ont essentiellement consacré leurs efforts à l’abaissement des prix de revient par la compression des coûts salariaux et à la diminution de toutes les dépenses en délaissant l’emploi des méthodes de gestion de personnel au profit de méthodes d’encadrement plus autoritaires et orientées vers la répression22. Après la victoire ouvrière de juin 1936 et les grèves d’avril et novembre 193823 s’inscrivant dans la montée du syndicalisme et du mouvement communiste depuis le début des années 1930, les relations entre les ouvriers et les contremaîtres sont marquées par de fréquents incidents : injures, violences fréquentes, débrayages dans les ateliers. Les ouvriers souhaitent imposer au patronat leur volonté en matière d’organisation du travail. La direction leur reproche de ne pas respecter les cadences fixées par chronométrage et de refuser d’élever les cadences. Plusieurs actes du patronat attestent d’une reprise en main du personnel : le rôle des délégués est limité, leur nombre est réduit, des licenciements des éléments ayant joué un rôle dans les actions ouvrières depuis juin 1936 se produisent. Une fois les licenciements effectués, le patronat revient à une politique proche de celle mise en œuvre au début des années 1920. Elle est principalement axée sur une tentative de relance des œuvres sociales, jusqu’alors quelque peu stagnantes en termes d’effectifs de salariés concernés24, et de renouveau de la formation professionnelle par un éloignement matériel de l’usine afin de tenir les apprentis à distance des ouvriers. Plusieurs faits et prises de position traduisent cette méfiance de la direction envers les ouvriers. Ainsi, au début des grèves de 1936, le trajet des apprentis des ateliers à l’école s’effectue sous la surveillance des maîtres d’apprentissage. L’apprentissage dans l’usine est ensuite interrompu jusqu’à la reprise du travail25. Dans une note adressée à François Lehideux (administrateur-délégué de l’entreprise), Félix Gourdou ne cache pas ses intentions en la matière :
« Il paraîtrait désirable, tant pour la formation technique que pour l’amélioration de la formation morale, plus nécessaire que jamais, à l’heure actuelle, de soustraire les apprentis du contact direct de l’atelier. Le mieux serait, comme l’ont fait certaines grandes administrations, et quelques grandes usines, la réalisation d’un atelier-école spécial, groupant les apprentis, qui seraient ainsi complètement aux mains d’instructeurs choisis, constamment suivis par ceux-ci et, n’étant pas distraits par les pratiques ouvrières du moment, travailleraient dans une ambiance propice à l’apprentissage du métier dans toute l’acception du terme. [...]. L’atelier serait à placer le plus près possible de l’école pour restreindre les allées et venues, des cours à l’atelier26. »
16La construction d’un atelier d’apprentissage dans l’école manifeste aussi la volonté d’en finir avec la dispersion antérieure des sections d’apprentissage et de renforcer la cohésion interne de l’école. En effet, en 1937 par exemple, les 605 apprentis travaillent dans des sections d’apprentissage réparties dans 14 ateliers différents. Du point de vue de la direction, cet éclatement et les trajets qu’il occasionne sont source de désordre et de perte de temps. De plus, du fait de la dispersion des apprentis, le contrôle paraît plus aléatoire à effectuer. L’implantation des sections d’apprentissage dans l’usine pose également un certain nombre de problèmes d’organisation quotidienne de la formation. En plus de la contrainte des temps d’ouverture de l’usine, les sections d’apprentissage sont placées sous la dépendance des ateliers et de leurs impératifs.
17Comme dans le cas du bâtiment de l’école, l’organisation du nouvel atelier d’apprentissage cherche à reproduire celle adoptée par certaines usines américaines, notamment en matière de regroupement des machines (les tours, les fraiseuses, les raboteuses...) au sein de plusieurs sections spécialisées afin de réaliser des familles de pièces. Conçue par les responsables du secteur d’outillage de l’usine, l’organisation de cet atelier instaure une forte division du travail, les apprentis étant séparés les uns des autres en fonction du métier qu’ils apprennent (ajusteur, tourneur, fraiseur, électricien, menuisier, mouleur, noyauteur). La surveillance des apprentis connaît aussi une intensification par rapport à l’organisation antérieure. Par exemple à l’ajustage, les établis ne sont plus disposés les uns en face des autres, mais les uns derrière les autres. Les apprentis, qui se tournent le dos, peuvent donc difficilement communiquer entre eux, à moins de se faire remarquer par les maîtres d’apprentissage. L’augmentation de la surveillance des apprentis passe également par une élévation du taux d’encadrement. Lorsque les sections d’apprentissage étaient situées dans l’usine, deux maîtres d’apprentissage encadraient un effectif variant de 40 à 50 apprentis. Dans ce nouvel atelier, la densité de l’encadrement augmente nettement, passant à un maître d’apprentissage pour une dizaine d’apprentis. De même, la surveillance s’accroît par la mise en place de moyens matériels de contrôle, tels qu’une pointeuse installée à l’entrée, le bureau des maîtres d’apprentissage placé dans un coin de l’atelier qui est vitré de part en part, et le bureau du chef d’atelier qui est situé en haut d’une passerelle afin de dominer l’atelier. Cet atelier comporte aussi des équipements que l’on retrouve dans l’usine, tels que des vestiaires, des lavabos, un magasin et un secteur d’outillage.
18Un équipement conséquent caractérise cet atelier, contribuant à rapprocher les conditions matérielles d’apprentissage de celles de la production (voir dans les annexes p. 329 le tableau n° 43 « Équipements et machines de production dans l’école Renault (1937-1960) »). Les ajusteurs disposent chacun d’un étau destiné au montage et à l’ajustage, ainsi que de l’outillage de traçage et de vérification, soit l’ensemble des outils nécessaires à la production27. Les mécaniciens sur machines travaillent sur des tours et des fraiseuses, mais également des mortaiseuses, des perceuses et des rectifieuses. Cette situation tranche avec la pénurie de matériels qui affecte à la même période l’atelier d’apprentissage des cours professionnels municipaux de la ville de Boulogne-Billancourt. Rappelons que pour équiper son atelier en machines, la mairie, ne disposant pas de budget spécifique pour couvrir ce type de dépenses, doit faire appel à des dons d’industriels et de particuliers, lesquels s’avèrent peu nombreux et constitués de machines anciennes. Contrastant avec cette pénurie, l’atelier d’apprentissage de l’école Renault dispose de machines cédées par les ateliers d’outillage, si bien que les apprentis sont en situation d’acquérir des méthodes de travail dont ils pourront ensuite faire usage quand ils seront en poste dans l’usine. L’organisation de cet atelier traduit aussi l’influence de la méthode Carrard pour ce qui concerne les aménagements de la section des apprentis de première année. Ces derniers disposent chacun d’une place munie d’outils, d’instruments de contrôle et de mesure disposés dans un tiroir. Les pièces d’exercice ont chacune leur place au-dessus de l’établi. Cette organisation permet aux principes de l’industrie fondés sur l’ordre et la méthode de s’installer dans l’esprit des apprentis dès le début de la formation professionnelle.
19À la fin de l’entre-deux-guerres, la morphologie spatiale de l’école se rapproche donc, dans une taille plus modeste, des secteurs d’études et d’outillage de l’usine. Les bâtiments comprennent des salles de dessin, des laboratoires et des ateliers d’outillage permettant aux apprentis de disposer pratiquement de tous les équipements nécessaires à la conception, aux essais, à la fabrication des pièces, à l’entretien et aux modifications des machines-outils. La formation professionnelle est ainsi en partie fondée sur une mise en situation des apprentis dans un espace matériel présentant une forte cohérence avec l’usine. Mais elle s’attache aussi à habituer les apprentis à travailler sous la responsabilité hiérarchique des ingénieurs. Les relations sociales qui se nouent au sein de l’école contribuent en conséquence à affirmer la future place des apprentis dans l’entreprise, laquelle se trouve aux côtés de l’encadrement et, de ce fait, se distingue nettement de celle occupée par la masse des ouvriers.
Notes de bas de page
1 Nous nous inspirons pour partie des travaux d’Alain P. Michel, encadrés par Patrick Fridenson, consacrés à l’histoire de la mise en place des chaînes chez Renault. Ils reposent sur une étude du fonds iconographique de l’entreprise confronté à d’autres sources, notamment documentaires : A. P. Michel, « Quelles sont ces chaînes qui fonctionnent dans les usines Renault de l’entre-deux-guerres ? », Actes du GERPISA, n° 17, juin 1996, p. 21-51.
2 Voir l’annexe X p. 331 illustrant les différentes localisations de l’école dans le quartier de Billancourt.
3 Archives du Service maintenance-environnement de l’Établissement de Renault Siège, plans de situation de la première école, historique îlot F. 1919, 1920, 1923 et 1930, et plan de situation de la deuxième école, historique îlot V, 1917, 1919, 1924 et 1928.
4 Seuls les premiers cours donnés à quelques apprentis par des ingénieurs, à partir de 1917, dérogent à cette règle puisqu’ils ont lieu dans le réfectoire d’une cantine de l’usine située quai de Billancourt.
5 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossiers actes de ventes Louis Renault, Chemise octobre 1919.
6 Archives du Service maintenance-environnement de l’Établissement de Renault Siège, historique îlot F, 1919.
7 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossiers actes de ventes Louis Renault, Chemise août 1917.
8 Archives du Service maintenance-environnement de l’ Établissement de Renault Siège, historique îlot V, 1917.
9 C. Gallet, L’École technique Berliet. Un exemple de formation initiale des ouvriers et techniciens en école d’entreprise de 1943 à 1870, mémoire de maîtrise d’histoire, Université de Lyon II, 1995, p. 22.
10 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle.
11 Archives municipales de Boulogne-Billancourt, sous-série 1 R 7, enseignements spéciaux (1840-1973), Chemise cours professionnels municipaux (1919-1927), rapport municipal sur le développement des cours professionnels, 12 octobre 1922.
12 La taxe d’apprentissage permet aux entreprises d’être exonérées des salaires des personnels de formation et de l’achat d’équipement et de matériels, soit les dépenses les plus onéreuses pour de telles écoles une fois l’aménagement des locaux effectué.
13 M. Lacoin, « La taxe d’apprentissage », Paris, La Revue politique et parlementaire, 1924, p. 4. M. Lacoin est ingénieur en chef du matériel et de la traction à la Compagnie des chemins de fer de Paris-Orléans et membre du conseil supérieur de l’Enseignement technique.
14 J.-P. Poitou, « Le voyage de Louis Renault aux États-Unis d’avril 1911 », De Renault Frères constructeurs d’automobiles à Renault Régie nationale, Bulletin de la Section d’histoire des usines Renault, t. 5, n° 29, décembre 1984, p. 226-229.
15 J.-P. Poitou, Le Cerveau de l’usine. Histoire des bureaux d’études Renault de l’origine à 1980, Aix-en-Provence, Université de Provence, Publications Diffusion, 1988, p. 69-75.
16 Archives de la Société d’histoire du groupe Renault, Dossier n° 16, Chemise n° 1877, L’organisation de l’apprentissage aux usines Renault, 1934.
17 Nous reviendrons en détail sur l’influence de la méthode Carrard dans les chapitres 6 et 7 respectivement consacrés à l’analyse des modalités d’orientation et de formation professionnelle.
18 Archives du Service maintenance-environnement de l’Établissement de Renault Siège, microfiche n° 38 169, projets de construction d’un atelier de mécaniciens, 22 juin 1934 et 2 juin 1937.
19 Archives départementales de l’Isère, Archives Merlin Gérin, cote n° 47 J 26, Formation professionnelle.
20 C. Gallet, L’École technique Berliet..., op. cit., p. 23-24.
21 AN, 91 AQ 19 (1), Demande de subvention au ministère du Travail pour la création d’une école de perfectionnement, 21 novembre 1938. Cette demande, signée de François Lehideux, administrateur délégué de Renault, est accompagnée d’un projet qui évalue à 10 000 000 francs le budget nécessaire à l’achat du terrain, la construction de l’atelier, l’achat des machines, la rémunération des professeurs et ingénieurs, celle des ouvriers en cours de formation, la consommation de matières brutes et pièces semi-ouvrées, et les frais généraux. François Lehideux demande au ministère du Travail de subventionner à hauteur de 3 000 000 francs ce projet, arguant du fait qu’une partie des ouvriers formés par Renault partira une fois la formation achevée pour travailler dans d’autres entreprises.
22 A. Moutet, « Sous le gouvernement de Front populaire : problèmes humains de la rationalisation et action ouvrière », in Y. Cohen, R. Baudouï (textes réunis par), Les Chantiers de la paix sociale (1900-1940), Paris, ENS Éditions, Fontenay/Saint-Cloud, 1998, p. 287-310.
23 J. -P. Dépretto, S. Schweitzer, Le Communisme à l’usine. Vie ouvrière et mouvement ouvrier chez Renault. 1920-1939, Roubaix, EDIRES, 1984 ; P. Fridenson, Histoire des usines Renault, naissance de la grande entreprise, 1898-1939, Paris, Éditions du Seuil, t. 1, 1972, p. 267-270 ; B. Badie, « Les grèves du Front populaire aux usines Renault », Le Mouvement social, n° 81, octobre-décembre 1972, p. 69-109.
24 G. Hatry, Louis Renault, patron absolu, Paris, Éditions Lafourcade, 1982, p. 281-282.
25 Ces événements nous ont été rapportés par Serge Colomb, ancien apprenti ajusteur de 1940 à 1943.
26 AN, 91 AQ 3 (5), F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », note de service CD n° 95.997, 10 mars 1937, p. 10-12.
27 AN 91 AQ 3 (5), F. Gourdou, « L’apprentissage aux usines Renault », 1939.
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