Chapitre 3. Les lois de la transformation : la dynamique de la vie et de la Terre
p. 111-151
Texte intégral
De la taxinomie à l’ordre de production
1L’approche de l’histoire naturelle privilégiée par Delamétherie, Bertrand et Patrin, ou même par des auteurs comme Sue, Virey et Sonnini de Manoncourt, n’était pas seulement celle de naturalistes qui travaillaient en dehors ou en marge des institutions scientifiques officielles et qui s’adressaient donc à un grand public de médecins, pharmaciens, ingénieurs et amateurs, tous consommateurs infatigables de traités cosmologiques et de philosophie de la nature. Le besoin de rassembler les phénomènes naturels et les connaissances acquises dans un cadre unitaire, de « regarder la nature comme un tout immense » pour reprendre les mots de Sue, était également partagé par d’éminents représentants de la communauté scientifique institutionnelle1. Un bon nombre de chercheurs, qui évitaient d’entrer dans les détails d’une vision globalisante de la nature et de son histoire, se sentaient cependant tenus de tirer des conclusions générales, de jeter des « coups d’œil » pour reprendre une expression très courante dans les traités médicaux et naturalistes de l’époque, sur les principes fondamentaux, sur les phénomènes et les découvertes qui caractérisaient les différentes disciplines. Dans une lettre à son ami Pfaff, le jeune Georges Cuvier ressentait également le besoin d’une approche globale – ce qui ne l’empêchera pas de devenir bientôt un critique acharné de ce genre de conception :
2« Je pense qu’on devrait rechercher soigneusement les rapports de tous les êtres existants avec le reste de la nature, et montrer surtout leur part dans l’économie de ce grand Tout. En faisant ce travail, je voudrais qu’on partit des choses les plus simples, par exemple, de l’eau et de l’air, et qu’après avoir parlé de leur influence sur l’ensemble, on passait peu à peu aux minéraux composés ; de ceux-ci aux plantes, et ainsi de suite, et qu’à chaque pas on recherchait exactement le degré de la composition, ou, ce qui revient au même, le nombre des propriétés que ce degré présente de plus que le précédent, les effets nécessaires de ces propriétés, et leur utilité dans la création. Un pareil ouvrage est encore à faire2. »
3En 1800, Lacepède publia un discours d’introduction au deuxième volume de son Histoire naturelle des poissons, dans lequel il abordait les thèmes de la durée des espèces, de la finalité et du style de l’histoire naturelle, de la classification des corps vivants. Selon Lacepède, le naturaliste devait soigner son style pour intéresser le lecteur et l’amener à contempler les merveilles de la nature, la gradation imperceptible de ses formes3. Lacepède, qui avait pourtant montré qu’il connaissait bien les méthodes taxinomiques de Linné, confirmait sa position, commune à Daubenton, Sonnini et Lamarck, selon laquelle les espèces, les genres, les ordres et les classes ne sont « au fond que des abstractions de l’esprit4 ». La forte ressemblance entre des groupes d’individus induisait à formuler le concept d’espèce. Une fois les caractères qui définissaient une espèce désignée, les naturalistes étaient tentés d’y inclure des individus montrant des ressemblances marquées avec les représentants de ce groupe. Le critère du choix, cependant, était arbitraire. En outre, sur de longues périodes de temps – le temps étant une quantité infinie toujours à la disposition de la nature –, les espèces pouvaient disparaître, soit « lorsqu’une catastrophe violente bouleverse la portion de la surface du globe sur laquelle elle vivoit », soit « par une longue suite de nuances insensibles et d’altérations successives ». Trois causes principales étaient indiquées :
4« Premièrement, les organes qu’elle [l’espèce] présente peuvent perdre de leur figure, de leur volume, de leur souplesse […] au point de ne pouvoir plus produire, transmettre ou faciliter les mouvements nécessaires à l’existence.
5« Secondement, l’activité de ces mêmes organes peut s’accroître à un si haut degré, que tous les ressorts tendus avec trop de force, […] soient dérangés, déformés, et brisés.
6« Troisièmement, l’espèce peut subir un si grand nombre de modifications dans ses formes et dans ses qualités, que, sans rien perdre de son aptitude au mouvement vital, elle se trouve, par sa dernière conformation et par ses dernières propriétés, plus éloignée de son premier état que d’une espèce étrangère : elle est alors métamorphosée en une espèce nouvelle. Les élémens, dont elle est composée dans sa seconde manière d’être, sont de même nature qu’auparavant ; mais leur combinaison a changé : c’est véritablement une seconde espèce qui succède à l’ancienne ; une nouvelle époque commence ; la première durée a cessé pour être remplacée par une autre, et il faut compter les instans d’une seconde existence5. »
7L’homme pouvait modifier les espèces par la sélection des caractères qu’il souhaitait mettre en évidence dans l’espèce qu’il voulait domestiquer, mais son influence était minime, comparée à celle de la nature qui « agit par des forces foiblement graduées, par des opérations très-prolongées, par des changemens insensibles6 ». Selon Lacepède, l’agent principal des changements affectant les espèces était le climat, élément que l’homme ne parviendrait jamais à maîtriser ni à utiliser pour agir plus profondément sur les espèces utiles. L’homme, en effet, « ne dispose pas, comme la Nature, de l’influence du climat. Il ne détermine ni les élémens du fluide dans lequel l’espèce est destinée à vivre, ni sa densité, ni sa profondeur, ni la chaleur dont les rayons solaires ou les émanations terrestres peuvent le pénétrer, ni son humidité ou sa sécheresse ; en un mot, aucune des qualités qui, augmentant ou diminuant l’analogie de ce fluide avec les organes de la respiration, le rendent plus ou moins propres à donner aux sucs nourriciers la mouvement vivifiant et réparateur7. »
8Lacepède intervenait dans le débat sur les espèces disparues, s’arrêtant longuement sur le cas des restes parfaitement bien conservés de l’éléphant retrouvé par Pallas en Sibérie. L’auteur reconnaissait à Cuvier (sans le nommer) le mérite d’avoir identifié les différences spécifiques entre l’éléphant de Sibérie et les deux espèces – également différentes entre elles – de l’éléphant d’Afrique et de celui d’Asie.
9« Et cependant des naturalistes ne pourroient pas se servir de cette belle observation pour contester à des géologues la ressemblance des habitudes et des besoins de l’éléphant d’Asie avec ceux que devoit offrir l’éléphant de Sibérie, puisque ce même éléphant d’Asie et l’éléphant d’Afrique présentent les mêmes facultés et les mêmes mœurs, quoique leurs formes soient pour le moins aussi dissemblables que celles des éléphans asiatiques et des éléphans sibériens8. »
10L’autorité scientifique et le prestige personnel de Lacepède étaient incontestables, aussi bien au Muséum que dans la communauté scientifique nationale et internationale. Cuvier – qui attendit de faire l’éloge funèbre de son confrère pour dire ce qu’il pensait vraiment de celui qui était considéré comme le grand et digne successeur de Buffon – poussa probablement un soupir de soulagement quand Lacepède se retira de l’arène scientifique en 1802 pour accepter d’instituer la Légion d’honneur, fonction dont Napoléon l’avait personnellement chargé. Le ton ironique de Cuvier et la façon dont il dénigra les œuvres du défunt Lacepède sont d’autant plus déplaisants que ce dernier, qui avait vécu extrêmement retiré en raison d’une grave maladie de sa femme, avait pris la peine d’aller voter pour Cuvier, afin qu’il reprît la chaire de Mertrud9.
11L’année 1800 fut indéniablement l’une des plus difficiles pour Cuvier, bien que le naturaliste eût marqué deux points importants : son élection comme secrétaire de la Première Classe à l’Institut, position qu’il sut exploiter fort habilement, et sa nomination à la chaire d’histoire naturelle au Collège de France. Ce fut peut-être pour désamorcer d’éventuelles protestations de la part d’amis de Delamétherie, en commençant par Dolomieu, de géologues et de minéralogistes, que Cuvier décida de céder une partie de ses cours à son confrère plus âgé, geste qui apparut à beaucoup comme très généreux et désintéressé. Dans le débat sur l’histoire naturelle, les attaques directes ou indirectes contre les axes de recherches privilégiés par Cuvier, Bichat, Haüy et autres réformateurs semblaient gagner du terrain. L’idée que le moment était venu de tenter des hypothèses générales et d’établir des lois fondamentales en histoire naturelle semblait avoir également gagné Geoffroy Saint-Hilaire, un naturaliste qui s’était pourtant résolument rangé du côté des réformateurs. Celui-ci était parti en 1798 pour l’Égypte, à la suite de l’armée napoléonienne. Du Caire où avait été créée une branche de l’Institut, Geoffroy Saint-Hilaire envoyait des mémoires et des lettres à ses collègues parisiens. C’est ainsi qu’il leur annonça avoir abordé avec succès la question complexe des rapports entre la physique et la physiologie et entre le principe vital, le fluide nerveux et le calorique : « D’une part, donc, il est avéré que le calorique est un des principes constitutifs de toutes les parties des corps organisés et de l’autre il est également certain qu’il peut remplir les fonctions attribuées à ce fluide inconnu, à ce fluide nerveux de Haller, c’est-à-dire qu’il peut traverser avec une vitesse au-dessus de toute expression, les cordes nerveuses dans lesquelles on n’a remarqué aucune apparence vasculaire10. »
12Toujours vers 1800, l’hypothèse de la génération spontanée, déjà formulée par Delamétherie et suggérée par plusieurs auteurs participant au débat sur l’histoire de la Terre, fut reprise avec autorité, bien qu’en termes différents, par un membre influent de l’Institut, le médecin et philosophe Pierre-Jean-Georges Cabanis (1757-1808). Le dixième mémoire de son livre Rapports du physique et du moral de l’homme (1802), probablement lu en 1801 à ses confrères de la plus illustre institution scientifique de Paris, développait des « considérations relatives à la vie animale ». Cabanis notait que les infusions de matière végétale en décomposition semblaient donner vie à des corpuscules animés : « Nous voyons les éléments inorganiques se combiner pour produire différens corps organisés ; et des produits de la végétation sortent la vie et le sentiment avec leur principaux attributs. Ainsi donc, à moins qu’on ne suppose que la vie est répandue partout […], il faut nécessairement avouer que, moyennant certaines conditions, la matière inanimée est capable de s’organiser, de vivre, de sentir11. »
13Certains ont rapproché les hypothèses de Cabanis sur la génération spontanée de celles de Lamarck. En réalité, comme nous le verrons, les deux théories révèlent de profondes divergences qui renvoient à des conceptions physiques et chimiques opposées. Contrairement à Lamarck, Cabanis croyait à l’existence, dans la nature, de forces d’« attraction élective moleculaire », à la formation de minéraux par un processus de cristallisation progressive et à l’existence d’organismes microscopiques qui reliaient le monde animal au monde végétal. Cabanis intervenait aussi brièvement sur la question des révolutions de la croûte terrestre et sur l’extinction des espèces fossiles. Pour cet influent médecin-philosophe, il était indéniable que certaines espèces avaient été détruites par une catastrophe soudaine, mais il était également probable que de nombreuses formes de vie s’étaient progressivement transformées en espèces analogues vivant aujourd’hui à la surface du globe et dans l’eau de mer : « N’est-on pas forcé d’admettre la grande antiquité des animaux, attestée par leurs débris fossiles qui se rencontrent à des profondeurs considérables de la terre ? pourrait-on nier la possibilité des variations que le cours des âges et les violents convulsions de la nature ont pu leur faire éprouver ?12 »
14L’origine de la vie, la possibilité d’expliquer en termes physiques les caractéristiques des fonctions vitales et d’interpréter en termes évolutifs la succession des formes de vie sur la Terre, étaient des sujets largement débattus dans la communauté scientifique parisienne des dernières années du xviiie siècle. Loin d’être un penseur isolé, Lamarck participait à un débat de grande portée, ayant un retentissement certain et qui attirait la curiosité ou l’attention de bon nombre de ses contemporains.
Le « Discours d’ouverture » de 1800
15La première réponse de Lamarck aux questions centrales des débats que nous avons brièvement décrits est contenue dans certains passages de son discours d’ouverture de l’an VIII (1800), publié comme préface au Système des animaux sans vertèbres (1801). Le texte de sa leçon reprenait les thèmes classiques de la réflexion lamarckienne sur l’ordre naturel des êtres vivants et sur la méthode à suivre pour représenter les rapports naturels existant entre les différentes formes de vie. En fait, Lamarck reproduisait presque intégralement le texte de ses discours précédents (dont il nous reste quelques rédactions manuscrites) en y introduisant cependant quelques modifications fondamentales, quoique non dépourvues de certaines ambiguités et incertitudes. Des chercheurs ont fait observer que la première formulation de la doctrine lamarckienne dans le texte de 1800 semblait presque être le fruit d’un ajout tardif, d’une sorte de revirement. Elle ne se présentait pas comme une théorie dûment élaborée mais comme une simple allusion à une nouvelle façon d’interpréter la série graduée des êtres vivants13. Lamarck faisait en effet vaguement allusion à la possibilité de la « génération spontanée »– sans jamais mentionner l’expression, toutefois – alors qu’il traitait longuement de l’influence des habitudes et de la façon de vivre sur les formes et sur les dimensions de certains organes externes des animaux supérieurs. Ce n’est qu’avec les Recherches sur l’organisation des corps vivans, publiées en 1802, qu’il élaborera en détail sa propre théorie de la transformation graduelle des formes de vie. Cependant, les arguments que Lamarck développe dans son Discours d’ouverture, et qu’il reprendra en grande partie dans ses œuvres suivantes, contiennent des éléments clés pour comprendre le développement de sa pensée et de son approche du débat sur l’histoire naturelle.
16Le Discours d’ouverture avait pour but de montrer l’importance et l’utilité de l’étude des invertébrés et d’initier l’auditoire à la connaissance des propriétés fondamentales des corps organisés. Comme plusieurs de ses contemporains, Lamarck proposait de diviser les corps naturels en « corps organisés, vivans » et « corps bruts et sans vie ». Il répétait encore une fois qu’un « hiatus immense » séparait les premiers des seconds, et il développait sa théorie sur la production de tous les minéraux à partir des dépouilles des corps vivants14. Dans sa discussion sur les caractéristiques des animaux et sur la façon la plus naturelle de classer méthodiquement les êtres vivants, Lamarck reprenait des arguments qu’il avait déjà traités dans ses œuvres de botanique et appliqués à sa classification des invertébrés. La contemplation de l’organisation des êtres vivants montrait « cette étonnante dégradation dans la composition de l’organisation, et cette diminution progressive des facultés animales qui doit si fort intéresser le Naturaliste philosophe15 ».
17Dans ses ouvrages de botanique, Lamarck avait déjà observé que la disposition graduelle – ou plus exactement le dispostion par niveaux décroissants de complexité structurelle – n’était possible que pour les familles de végétaux. Les travaux de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire sur l’organisation animale et sur la classification naturelle des êtres vivants – travaux auxquels se référait Lamarck sans toutefois les citer – avaient confirmé que cette observation était également valable pour la taxinomie zoologique. Dans ses Leçons d’anatomie comparée, Cuvier critique sévèrement les tentatives qui visent à émettre des hypothèses sur l’origine physico-chimique de la vie et souligne les écarts qui existent entre les différents systèmes d’organes, ce qui empêche de disposer les êtres vivants sur une ligne graduée, et laisse encore moins supposer une filiation génétique entre les différentes formes. Cuvier admet qu’il y ait des ressemblances prononcées entre plusieurs espèces d’une même classe, qui paraissent « s’éloigner comme par degrés d’un type primitif » :
18« En effet, en restant dans certaines limites, et sur-tout en considérant chaque organe isolément et en le suivant dans toutes les espèces d’une classe, on le voit se dégrader avec une uniformité singulière ; on l’apperçoit même encore en partie, et comme en vestige, dans des espèces où il n’est plus d’aucun usage, en sorte que la nature semble ne l’y avoir laissé que pour demeurer fidèle à la loi de ne point faire de saut. Mais d’une part les organes ne suivent pas tous le même ordre de dégradation : tel est à son plus haut degré de perfection dans une espèce, et tel autre l’est dans une espèce toute différente, de manière que si on voulait ranger les espèces d’après chaque organe considéré en particulier, il y auroit autant de séries à former que l’on auroit pris d’organes régulateurs, et que, pour faire une échelle générale de perfection, il faudrait calculer l’effet résultant de chaque combinaison : ce qui n’est presque pas possible. D’un autre côté, ces nuances douces et insensibles s’observent bien tant que l’on reste sous les mêmes combinaisons des organes principaux, tant que ces grands ressorts centraux restent les mêmes. Tous les animaux chez lesquels cela a lieu semblent formés sur un plan commun, qui sert de base à toutes les petites modifications extérieures : mais du moment où on passe à ceux qui ont d’autres combinaisons principales, il n’y a plus de ressemblance en rien, et on ne peut méconnoître l’intervalle ou le saut le plus marqué16. »
19Dans leurs mémoires publiés entre 1795 et 1800, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier ont répété plusieurs fois que les caractères principaux qu’il fallait prendre en compte dans une taxinomie zoologique réformée étaient les caractères internes, car ils constituaient les systèmes d’organes principaux des différentes familles. Les caractères externes ou les organes périphériques, moins nécessaires à la vie de l’individu, étaient sujets à des modifications. L’environnement dans lequel vivaient les différentes espèces de chaque genre ou les genres des différentes familles jouait un rôle fondamental dans ces changements.
20Lamarck était tout à fait réceptif à ces observations, et à celles de Cuvier en particulier, qui confirmaient ses propres réflexions sur la classification des végétaux. Dans la Philosophie zoologique, il reconnaissait même qu’il était possible de se prononcer plus précisément sur la dégradation des systèmes d’organes animaux que sur celle des végétaux grâce aux études d’anatomie comparée. Il invitait cependant ses lecteurs à ne pas faire trop attention aux conclusions anti-transformistes que les anatomistes tiraient de leur analyse sur les écarts existant entre les différents systèmes d’organisation17. Ainsi, dans son Discours de 1800, reprenant les conclusions de Cuvier, Lamarck faisait remarquer que :
21« Par cette gradation nuancée dans la complication de l’organisation, je n’entends point parler de l’existence d’une série linéaire, régulière dans les intervalles des espèces et des genres : une pareille série n’existe pas ; mais je parle d’une série presque régulièrement graduée dans les masses principales, telles que les grandes familles ; série bien assurément existente, soit parmi les animaux, soit parmi les végétaux ; mais qui dans la considération des genres et sur-tout des espèces, forme en beaucoup d’endroits des ramifications latérales, dont les extrémités offrent des points véritablement isolés18. »
22La gradation des principales « masses » d’êtres vivants, c’est-à-dire des systèmes d’organes qui caractérisaient chaque famille animale, était donc un fait attesté, que Lamarck décrivait en utilisant indifféremment des expressions telles que « diminution progressive » ou « complication insensible de l’organisation19 ». Toujours dans la perspective d’un classement méthodique des êtres vivants déjà élaboré dans ses travaux de botanique, il se servait indifféremment du critère de gradation croissante ou décroissante qui mettait « aux deux extrémités de l’ordre les êtres les plus dissemblables, les plus éloignés sous la considération des rapports, et par conséquent ceux qui forment les termes extrêmes que l’organisation, soit animale, soit végétale, peut présenter20 ».
23Il était clair que les vertébrés, et les mammifères en particulier, constituaient un extrême de l’ordre, mais il était difficile de se prononcer précisément sur l’extrême opposé, qui devait présenter le « minimum […] dans la réunion des principales facultés de l’animalité21 ». Il était néanmoins certain que la classe des « polypes », septième et dernière division des invertébrés, selon la classification proposée en 1800, contenait les espèces du règne animal qui présentaient le degré minimal d’organes et de facultés : « C’est parmi eux que se trouve le terme inconnu de l’échelle animale, en un mot les ébauches de l’animalisation que la nature forme et multiplie avec tant de facilité dans les circonstances ; mais aussi qu’elle détruit si facilement et si promptement par la simple mutation des circonstances propres à leur donner l’exis tence22. »
24En faisant allusion à la nature qui « forme » ces êtres inconnus, Lamarck évoquait probablement la possibilité de générations spontanées, mais il ne s’est pas arrêté sur ce point et n’a jamais parlé de « générations spontanées » dans son Discours. En fait, l’autre allusion aux êtres les plus simples de l’échelle animale, contenue dans le texte de 1800, était formulée avec une prudence que d’autres chercheurs tels que Delamétherie, Bertrand, Lacepède ou Cabanis ne partageaient pas. Parlant de l’« étonnante dégradation dans la composition de l’organisation », il affirmait que les invertébrés « nous conduisent insensiblement au terme inconcevable de l’animalisation, c’est-à-dire à celui où sont placés les animaux les plus imparfaits, les plus simplement organisés, ceux en un mot qu’on soupçonne à peine doués de l’animalité, ceux peut-être par lesquels la nature a commencé, lorsqu’à l’aide de beaucoup de tems et des circonstances favorables, elle a formé tous les autres23 ».
25Dans son Discours d’ouverture, si Lamarck évoquait un début probable de la vie sur la Terre ainsi que son développement favorisé par le temps et les circonstances, il n’approfondissait pas cette idée. En revanche, dans un long passage qui résumait plusieurs des thèmes qui seront largement développés dans les Recherches de 1802, il expliquait précisément ce qu’il entendait par « circonstances » :
26« Quant aux circonstances dont elle a eu besoin et dont elle se sert encore chaque jour pour varier ses productions, on peut dire qu’elles sont en quelque sorte inépuisables.
27« Les principales naissent de l’influence des climats, des variations de température de l’atmosphère et de tous les milieux environnans, de la diversité des lieux, de celle des habitudes, des mouvemens, des actions, enfin de celle de moyens de vivre, de se conserver, se défendre, se multiplier, etc. Or par suite de ces influences diverses, les facultés s’étendent et se fortifient par l’usage, se diversifient par les nouvelles habitudes long-temps conservées ; et insensiblement la conformation, la consistance, en un mot la nature et l’état des parties ainsi que des organes, participent des suites de toutes ces influences, se conservent et se propagent par la génération24. »
28Lamarck n’était pas en mesure de désigner les animaux qui pouvaient être considérés comme ayant été directement produits par la nature, et il considérait même qu’il s’agissait d’êtres qui échappaient à la connaissance humaine en raison des circonstances particulières dans lesquelles ils étaient produits et de leur extrême petitesse. En revanche, il était convaincu qu’il était possible de montrer comment le milieu pouvait influer sur l’organisme. Lamarck bousculait cependant les idées reçues selon lesquelles le milieu provoquait des modifications et des adaptations dans certaines parties de l’organisme. Il affirmait que l’individu possédait une capacité de réaction aux changements des circonstances environnementales et il soulignait que, par « circonstances », il ne fallait pas seulement entendre les facteurs géo-climatiques, mais également les relations de l’individu avec les autres formes de vie présentes dans sa région25.
29Lamarck citait quelques exemples pour montrer comment des individus d’espèces animales parvenaient à s’adapter à leur milieu en changeant certaines de leurs habitudes d’une façon appropriée, et en modifiant par conséquent la forme de certaines de leurs parties. Bien que Lamarck assurât qu’il était en mesure de donner des exemples pris dans « toutes les classes, tous les ordres, tous les genres et les espèces des animaux qui existent », les cas qu’il présentait étaient tous choisis dans l’ornithologie :
30« L’oiseau que le besoin attire sur l’eau pour y trouver la proie qui le fait vivre, écarte les doigts de ses pieds lorsqu’il veut frapper l’eau et se mouvoir à sa surface. La peau qui unit ces doigts à leur base, contracte par-là l’habitude de s’étendre. Ainsi avec le tems, les larges membranes qui unissent les doigts des canards, des oies, etc. se sont formées telles que nous les voyons. Mais celui que la manière de vivre habitue à se poser sur les arbres, a nécessairement à la fin les doigts des pieds étendus et conformés d’une autre manière. Ses ongles s’alongent, s’aiguisent et se courbent en crochet pour embrasser les rameaux sur lesquels il se repose si souvent. De même l’on sent que l’oiseau de rivage, qui ne se plaît point à nager, et qui cependant a besoin de s’approcher des eaux pour y trouver sa proie, sera continuellement exposé à s’enfoncer dans la vase : or, voulant faire en sorte que son corps ne plonge pas dans le liquide, il fera contracter à ses pieds l’habitude de s’étendre et de s’alonger. Il en résultera pour les générations de ces oiseaux qui continueront de vivre de cette manière, que les individus se trouveront élevés comme sur des échasses, sur de longues pattes nues ; c’est-à-dire dénuées de plumes jusqu’aux cuisses et souvent au-delà26. »
31Plusieurs spécialistes de Lamarck ont souligné la particularité de ces exemples, pris dans un secteur de la classification zoologique – l’ornithologie – auquel le naturaliste n’avait jamais accordé et n’accordera jamais beaucoup d’attention. On a également fait remarquer que les exemples cités, exprimés d’une façon pour le moins ambiguë, furent en partie responsables des déformations de la pensée de Lamarck. En effet, il faudra attendre 1802 pour que le naturaliste tente d’expliquer ce qu’il entendait par habitudes et par besoins ; mais, même à ce moment-là, il ne changea pas foncièrement les termes dans lesquels il présentait ses exemples. La formulation malheureuse de ses exemples se prêtait sans aucun doute à des parodies ironiques et malveillantes. Comparant au manuscrit original un passage du Discours sur les révolutions du globe – dans lequel Cuvier se référait indirectement aux théories de Lamarck –, Burkhardt a retrouvé un paragraphe, ensuite rayé par l’auteur, qui donnait une idée du genre d’arguments qu’utilisait probablement l’influent naturaliste pour discréditer le travail de son confrère. Cuvier feignait de résumer la pensée de Lamarck, lequel, croyant à la transformation graduelle des êtres vivants, aurait affirmé : « L’habitude de mâcher par exemple, finit au bout de quelques siècles par leur donner des dents ; l’habitude de marche leur donna des jambes ; les canards à force de plonger devinrent des brochets ; les brochets à force de se trouver à sec se changèrent en canards ; les poulets en cherchant leur pature au bord des eaux, et en s’efforçant de ne pas se mouiller les cuisses, reussirent si bien à s’alonger les jambes qu’elles devinrent des hérons ou des cicognes. Ainsi se formèrent par dégrés ces cents mille races diverses, dont la classification embarrasse si cruellement la race malheureuse que l’habitude a changé en naturalistes27. »
32L’ironie de Cuvier, qui donne une idée du genre de traitement qui était réservé à certains exemples ou théories de Lamarck, n’aide évidemment pas à comprendre ce qui avait motivé ce dernier à tirer ses premiers exemples des modifications organiques de l’ornithologie. On mesure l’importance de ces exemples au fait que l’auteur se flattait de pouvoir donner des illustrations concrètes de modifications imposées par le milieu, alors même qu’il restait encore très prudent quant à la possibilité d’identifier les premières formes de vie « peut-être » directement produites par la nature. Les historiens qui ont remarqué et souligné l’étrangeté du choix de ces exemples ont à juste titre suggéré que Lamarck avait peut-être l’intention d’intervenir dans le débat sur la classification des oiseaux. À la fin du siècle, ce secteur de la recherche zoologique était dominé par des auteurs tels que Lacepède, John Latham (1740-1837), Mathurin-Jacques Brisson (1723-1806) et Cuvier lui-même28. Un examen des textes ornithologiques de l’époque, ou plus exactement des années au cours desquelles Lamarck a reformulé ses convictions sur les propriétés de la vie et la possibilité d’une transformation progressive des organismes, met en lumière des points de convergence entre les arguments développés par le naturaliste et les observations sur le rôle des habitudes et des modes de vie dans la classification des oiseaux. Ces observations, dues à des auteurs tels que François Levaillant (1753-1824) et François-Marie Daudin (1774- 1804), ont également été reprises, à peu près en même temps que le Discours de 1800, par Virey et Sonnini dans leurs écrits ornithologiques.
33Dans son Histoire naturelle des oiseaux d’Afrique, Levaillant proposait que les habitudes des animaux, leur façon de se procurer de la nourriture, et leurs rapports de prédation avec les autres être vivants d’un même territoire, soient considérés comme parties intégrantes et indispensables d’une classification naturelle29. Cet ornithologue voyageur était très polémique à l’égard des constructeurs de systèmes, des « nomenclateurs » qui utilisaient des néologismes grecs et latins, des naturalistes de cabinet qui étudiaient des oiseaux empaillés, et des professeurs du Muséum en particulier :
34« La vraie langue d’une science est celle qui en facilite l’étude, en mettant ses principes à la portée de tout le monde. […] Le pédant seul qui ne cherche qu’à s’imposer et non à enseigner, surcharge ses leçons de termes inutiles, et sème à chaque pas des difficultés qui finissent par dégoûter celui qui son inclination portoit naturellement à l’étude, et qui y auroit pris goût si on lui avoit applani les routes de la science, au lieu de les hérisser d’épines : manière qu’ont adopté, au reste, nos petits charlatans scientifiques que pour éblouir les sots qui, entendant des mots qu’ils ne comprennent souvent pas, regardent ceux qui les débitent comme des êtres doués d’un savoir supérieur30. »
35À la grande consternation de Sonnini, Levaillant ne se privait pas non plus de critiquer sévèrement Buffon, qui, d’après lui, s’était servi d’informations de seconde main pour classer les oiseaux exotiques ou du Nouveau Monde.
36« Je trouve que ceux qui ont donné les variétés d’âge ou de sexe de la même espèce comme autant de différentes espèces, ont moins fait de mal que Buffon, qui s’élève si fort contre eux, lorsqu’il nous indique comme trois variétés de climat, trois oiseaux qui, non seulement sont de différentes espèces, mais même de genres différens, comme je le prouverai en parlant des pies-grièches du Cap ; et dans cent autres articles, je prouverai aussi que ce grand naturaliste, en écrivant son ornithologie, n’a peut-être jamais vu l’oiseau dont il parloit, ou du moins qu’il ne l’a certainement pas examiné31. »
37Il se refusait également à interpréter la multiplicité des formes animales comme les dégradations d’un nombre limité de souches originaires. Contrairement à de nombreux disciples de Buffon, il n’admettait pas l’idée selon laquelle c’étaient « la succession des succession des temps, les différentes nourritures, les différens degrés de chaleur et de froid, et enfin peut-être les diverses combinaisons des molécules organiques » qui avaient généré les espèces, les genres et les familles d’animaux32 :
38« Enfin, nous voyons que d’encore en encore, et en réduisant toujours, nous pourrions facilement conclure qu’il n’y avoit originairement qu’un seul oiseau, dont seraient descendus tous les autres oiseaux. On sent bien qu’en appliquant la même théorie successivement aux quadrupèdes, aux poissons, aux insectes, etc., enfin à tous les différens ordres du règne animal, à qui nous trouverions bien certainement à chacun en particulier, entre tous les êtres qui les composent, les mêmes rapports que ceux que nous avons vus dans chacun d’eux pris 33 séparément33. »
39Levaillant travaillait dans un cadre rigidement fixiste, centré sur le concept de l’adaptation parfaite de chaque espèce à son milieu naturel. Cependant, sa définition du milieu comprenait une grande variété de notions. Pour lui, les conditions climatiques ou la nature du territoire étaient aussi importantes que le tissu écologique dans lequel s’intégrait l’animal et que les rapports qui le liaient aux espèces, qui le nourrissaient ou dont il devait se défendre. Ainsi, les étourneaux d’Amérique, « destinés à vivre dans les savannes noyées du Nouveau-monde, ont des becs évasés et applatis par le bout, pour avoir plus de facilité à fouiller la vase ou les terres humides dans lesquelles ils cherchent leur proie, tandis que ceux des déserts arides de l’Afrique ont le bec plus pointu, plus propre enfin à piocher un terrain plus solide34 ». Quant au « mangeur de serpents », il « a la jambe et le tarse très-longs ; ce qui élève son corps de terre et le garanti encore plus facilement de la morsure des reptiles venimeux qu’il combat35 ». Pour presque tous les oiseaux qu’il examinait, Levaillant décrivait en détail le rapport étroit qui existait entre leurs « habitudes », leurs « modes de vie », et la conformation de leurs griffes, de leur bec, de leur cou, de leurs ailes et de leurs pattes.
40« Ceci montre, comme tant d’autres exemples, combien les habitudes dépendent des formes, et comment aussi la nature les modifie lorsqu’elle veut diversifier les mœurs ; quand, par exemple, elle a besoin d’oiseaux de proie pour la plus basse partie de l’air et la surface de la terre. L’autruche, le casoar, le touyou, etc., destinées seulement à courir sur la terre sans la quitter jamais, ont tous les aîles dépourvues de pennes propres à les soutenir dans l’air, pendant que leurs pieds robustes et massifs, leur servent si bien dans les longues marches qu’ils sont obligés de faire. Il en est de même des manchots, qui, formés pour habiter les eaux, n’ont, au lieu des ailes, non-seulement que des espèces de nageoires, mais dont les pieds sont encore tellement posés par derrière, qu’ils ne peuvent marcher quatre pas à terre sans tomber à plat sur le ventre36. »
41Entre 1799 et 1800, Daudin publia les deux volumes de son Traité élémentaire et complet d’ornithologie. L’auteur suivait attentivement les résultats des recherches anatomiques de Vicq d’Azyr et de Cuvier, mais il reconnaissait l’importance de l’étude des « habitudes » et des « modes de vie » dans la classification des oiseaux. Daudin citait de longs passages de l’ouvrage de Levaillant, et paraphrasait à plusieurs endroits ses descriptions des espèces africaines37. Pour Daudin, il était important de souligner que chez l’oiseau « les formes et la structure des diverses parties de son corps sont liées étroitement avec ses habitudes et son naturel38 » :
42« On peut reconnoître en partie, à la forme extérieure des oiseaux, quel est leur genre de nourriture ; au moins est-il constant que tous ceux dont les pieds et le cou sont alongés, se rendent dans les lieux aquatiques, parmi les marais ou les champs découverts, pour y chercher des vers et des petits reptiles ; que les espèces dont les doigts sont réunis par une longue membrane, nagent sur la surface des flots, pour y pêcher des poissons ; et enfin que ceux dont les doigts sont armés d’ongles forts et crochus, et dont le bec est formé par des mandibules robustes et tranchantes, ne vivent que de rapine et des foibles animaux qu’ils ont fait périr sous leurs coups.
43« […] Chaque espèce vivant ainsi dans les lieux qui lui conviennent, y remplit sans contrainte les divers devoirs qui lui ont été imposés ; chacun pourvoit à sa propre conservation, se nourrit suivant ses goûts, satisfait tous ses besoins. […] La Nature semble leur avoir indiqué des lois dont ils ne s’écartent jamais, à moins que l’homme par son empire, ne veuille dénaturer leurs habitudes et leurs penchans39. »
44Comme on pourra le constater en comparant ces passages au paragraphe de Lamarck que nous avons cité plus haut, les exemples ornithologiques du Discours de 1800 semblaient presque répondre point par point aux affirmations de Daudin et de Levaillant. Lamarck n’était pas le seul naturaliste à appliquer les considérations sur l’usage et l’atrophie d’un organe à la description des structures des oiseaux, mais il était certainement le seul à en tirer des conclusions transformistes. Dans les premiers mois de l’an IX (septembre-novembre 1800), et quelques mois après la leçon inaugurale de Lamarck, Virey s’occupa de l’appareil critique et des notes de l’Histoire des oiseaux de Buffon, sous la direction de Sonnini de Manoncourt. Ce jeune naturaliste, d’une grande érudition, cita abondamment les œuvres de Levaillant et de Daudin. Il inclut leurs observations dans un ensemble complexe de connaissances anatomiques et d’observations sur les caractéristiques de la vie, sur le rapport entre le développement du système nerveux et les facultés intellectuelles des animaux.
45Virey se révéla être un lecteur particulièrement attentif aux œuvres de Vicq d’Azyr, de Cuvier et de Geoffroy Saint-Hilaire. Interprétant librement la distinction entre les organes primaires et les organes secondaires, introduite par ces deux derniers auteurs, Virey élabora une théorie sur la plasticité et la variabilité des organes périphériques des animaux, auxquelles il opposa la stabilité des systèmes d’organes principaux qui caractérisaient les différents ordres de la série animale :
46« Les viscères principaux qui donnent le mouvement et la vie à la machine animale sont moins susceptibles de recevoir des changemens que les organes de la circonférence. Plus une partie est éloignée du centre, plus elle subit d’altérations profondes. L’intérieur de l’animal vertébré et de la plante demeure presque entièrement semblable au type le plus parfait, tandis que l’extérieur, étant composé d’organes moins essentiels, est exposé davantage et avec moins de danger aux impressions des corps étrangers qui l’entourent40. »
47Virey attribuait une grande importance au système nerveux ; l’homme possédait évidemment le système nerveux le plus développé, et donc les meilleures facultés intellectuelles. On notait, parallèlement à la dégradation progressive de la complexité du système nerveux, un appauvrissement des facultés intellectuelles. Même à l’intérieur des différentes familles d’oiseaux, on assistait à une dégradation progressive « de la masse du viscère cérébral [qui] paroît donner la mesure de l’intelligence qu’on doit accorder à chacune d’elles41 ». L’auteur appliquait le principe de la corrélation des parties à la description des différentes formes d’oiseaux et soulignait que l’usage et le défaut d’usage d’un organe produisaient des modifications qui se répercutaient dans toute l’organisation animale :
48« Les pieds ont plus de vigueur pour marcher ou pour nager à mesure que les organes du vol sont moins puissans, comme on l’observe chez les gallinacés, quelques échassiers et des palmipèdes. Au contraire, plus les ailes sont étendues et fortes, les muscles pectoraux robustes, le vol élevé et soutenu, moins les jambes sont faites pour la marche ; elles semblent même s’obliterer dans les hirondelles, les engoulevens, les oiseaux de paradis, les frégates, etc. Ainsi l’on peut deviner le genre d’action des êtres, par l’inspection de leurs organes ; ainsi la vie s’accumule, pour ainsi dire, dans les membres les plus exercés ; elle les grossit, elle les fortifie autant qu’elle laisse les autres dans l’imperfection42. »
49En examinant comment la configuration des organes était étroitement liée au mode de vie des animaux, Virey en vint à utiliser d’une façon orginale et convaincante les observations anatomiques d’auteurs tels que John Clayton (1693-1773) et Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840) :
50« Une singularité remarquable dans le sens du goût de la plupart des oiseaux, et surtout des espèces aquatiques, qui fouillent dans la vase avec de longs becs, c’est qu’un rameau du nerf de la cinquième paire s’épanouit dans la matière cornée et tendineuse qui revêt les bords de ces becs, et y distribue le sentiment du goût. Ne falloit-il pas, en effet, que ces animaux puissent trouver leur proie dans l’eau trouble et bourbeuse sans le secours des yeux ?43 »
51Loin de déduire de cette observation intéressante un rôle actif du vivant dans la formation de structures d’adaptation aussi complexes, Virey admirait la « prévoyance bienfaisante de la nature conservatrice, sans laquelle ces êtres n’auroient pu rencontrer leur substance alimentaire ». La collection d’exemples qu’il présentait à propos du rapport habitudes-structures morphologiques était vraiment impressionnante, et par bien des aspects beaucoup plus complexe que les exemples de Lamarck, même si l’on tient compte de ceux qu’il ajouta dans les présentations ultérieures de son système. Virey, cependant, continuait à donner une interprétation téléologique des structures organiques et des modifications des formes des membres des oiseaux qu’il décrivait :
52« Je devine la cause pour laquelle toutes les gélinottes et autres gallinacés lourds, qui habitent dans les pays froids et les montagnes, ont des doigts dentelés ; c’est parce que ces animaux ont besoin de se tenir fermes, et de grimper sur les roches glacées, sur les neiges et les montagnes glissantes où ils vivent. En effet, ces oiseaux, si bons coureurs, auraient pu difficilement marcher sans ces mécanismes. On en trouvera beaucoup d’autres en examinant les diverses organes des animaux, qui sont toujours en rapport avec leurs besoins. Sans cela il foudroit que la Nature eût formé des êtres sensibles, et leur eût mis dans l’impuissance d’éviter leur destruction. Sans voir ici des causes finales théologiques, on a trop d’occasion de s’apercevoir de la sagesse de la Nature pour les nier par-tout, et fermer les yeux à leur aspect44. »
53Nous ne sommes pas arrivé à savoir si Virey connaissait les exemples ornithologiques choisis par Lamarck, ni à rassembler beaucoup d’éléments sur les rapports qui existaient entre les deux naturalistes. Lamarck avait certainement d’excellentes relations avec Sonnini de Manoncourt et surtout avec le collaborateur et ami intime de ce dernier, Pierre Denys de Montfort (1768-1820 env.). Latreille, ami et collaborateur de Lamarck, connaissait bien Virey, avec lequel il s’était occupé de l’édition de plusieurs volumes des œuvres de Buffon. Cependant, Virey, qui aimait tant faire étalage de citations, n’a jamais nommé le professeur du Muséum dans ses notes sur l’Histoire des oiseaux. En 1803, en revanche, après avoir lu les Recherches sur l’organisation des corps vivans, il s’opposa vivement aux conclusions que Lamarck avait tirées de ses exemples sur le rapport entre les modes de vie et la conformation anatomique des oiseaux. Il est donc fort probable que, dans ses notes et ajouts à l’œuvre de Buffon, Virey, tout comme Lamarck, ait développé et interprété d’une façon originale les observations de Daudin et de Levaillant, deux auteurs qu’il citait souvent dans ses notes. Virey et Lamarck ont tous deux essayé d’appliquer les observations de médecins et de physiologistes sur les effets de l’usage et du défaut d’usage des organes et sur le mécanisme des habitudes à la question du rapport entre les individus et le milieu. Cette approche commune montre bien le climat scientifique de ces années-là et la pluralité des positions qui s’exprimaient dans le débat sur l’histoire naturelle. Virey, cependant, comme Levaillant et Daudin de leur côté, n’a jamais laissé entendre qu’il voulait interpréter en termes d’adaptation de l’animal les rapports qu’il avait décrits, et il s’opposa au contraire fermement aux conclusions de Lamarck, dès qu’il en eut pris connaissance.
54D’un point de vue historique, l’aspect le plus problématique du Discours de 1800 est le rôle central qu’occupaient les exemples de modification de la structure anatomique des oiseaux, modification induite par les circonstances environnementales et par le « besoin » de se procurer de la nourriture : pour être plus explicite, il est étonnant que Lamarck n’ait cité aucun exemple tiré de sa propre collection de coquillages vivants et fossiles, ou de ses connaissances en botanique (comme il le fera dans la Philosophie zoologique). Or, cette question aussi révèle un lien étroit avec certains aspects du débat naturaliste souvent négligés par les historiens de cette période. Bien que nous ne puissions traiter ce problème dans cette étude, il convient de noter que les positions de Daudin, Levaillant, Sonnini et Virey s’exprimaient dans un contexte résolument polémique à l’égard de ceux qui voulaient ramener l’histoire naturelle à une description de formes mortes, de squelettes, qui n’avaient jamais vécu. Dans leurs écrits, les ornithologues que nous avons cités affirmaient que la classification des êtres vivants devait également tenir compte de la façon dont les corps organisés forgeaient des liens avec le monde qui les entourait. L’anatomie comparée était un instrument de grande importance pour l’étude des formes vivantes, mais qui ne dispensait absolument pas d’examiner les conditions de vie des êtres.
55Par ses interprétations évolutives de la forme des pattes des oiseaux, Lamarck intervenait d’une façon polémique dans le débat sur l’ornithologie. Il paraphrasait les descriptions contenues dans les ouvrages de Levaillant et de Daudin, reprenait la même terminologie que celle dont usait les deux auteurs (habitudes, besoins, façons de vivre) et proposait clairement à ses lecteurs une interprétation opposée :
56« Je pourrais prouver que ce n’est point la forme soit du corps, soit de ses parties, qui donne lieu aux habitudes, à la manière de vivre des animaux ; mais que ce sont au contraire les habitudes, la manière de vivre et toutes les circonstances influentes qui ont avec le temps constitué la forme du corps et des parties des animaux. Avec des nouvelles formes, de nouvelles facultés ont été acquises, et peu à peu la nature est parvenue à l’état où nous la voyons actuellement45. »
57Le Discours de 1800 ne contenait qu’une ébauche, presque un programme de recherche pour la théorie lamarckienne. Certaines incertitudes apparaissaient dans la discussion sur l’échelle de complexité organique croissante ou décroissante que présentait la série animale. Par ailleurs, des « peut-être », des « il se peut que » accompagnaient les allusions – car ce n’étaient que de simples allusions – à la production directe des formes de vie premières et élémentaires. Ce sont ces hésitations qui constituent les différences les plus importantes avec la doctrine formulée en 1802. En outre, Lamarck ne semblait pas avoir encore décidé de la façon dont il allait traiter la question du mécanisme responsable de la modification des structures anatomiques. Les exemples des oiseaux préfiguraient une explication permettant de comprendre comment, en partant d’une souche commune, déjà dotée d’un système d’organes et de fonctions, les différentes variétés, ou « races » comme Lamarck préférait les nommer, s’étaient développées grâce à une adaptation progressive au milieu climatique, géologique, à la faune et à la flore de l’endroit où des groupes d’individus de l’espèce animale devaient vivre. Lamarck se contentait d’évoquer indirectement la question de la différenciation des systèmes d’organes, affirmant que le temps et les circonstances diversifiaient « les parties ainsi que les organes46 ». En revanche, il mettait fortement l’accent sur le « fait » incontestable de la dégradation de la complexité structurelle des organismes de la série animale, tout au moins au niveau des masses, processus qui « fait pressentir la marche qu’a tenue la nature dans la formation de tous les êtres vivans47 ».
58Le Discours de 1800 n’était pas destiné à présenter d’une façon raisonnée les principes théoriques que Lamarck était en train d’élaborer. Dans le Discours de 1801, lu une nouvelle fois en 1802, et qui constitue la première partie des Recherches de 1802, le naturaliste a développé ses conceptions transformistes et présenté une première formulation systématique de sa doctrine. La structure du Discours de 1800 reproduisait celle de ses précédentes leçons inaugurales. Cependant, le texte rompait nettement avec certaines doctrines à la base de ses travaux de physique-chimie. Il abandonnait sa théorie fixiste des espèces et la négation explicite de la génération spontanée. L’expression « marche de la nature », dont il s’était servi pour désigner un ordre statique de complexité structurelle décroissante, prenait désormais un sens dynamique et suggérait un parcours historique allant du plus simple au plus complexe. En 1794, il avait défini la vie comme un « principe inconcevable » qui s’exprimait par une série de « mouvements organiques ». En 1797, il identifiait la vie « au mouvement lui-même » ; la génération sexuelle n’était que l’accomplissement d’une disposition particulière, un « ordre », et un mouvement de fluides à l’intérieur d’une masse gélatineuse. L’analyse de la génération sexuelle introduisait indéniablement l’idée que le mouvement des fluides « modelait » la matière organique. Cependant, dans les manuscrits antérieurs à 1800, il ne considère jamais la possibilité d’interpréter la dynamique organique de l’individu en développement comme une force capable d’en modifier les structures.
59Le Discours de 1800 et la prise en compte des activités de Lamarck entre 1799 et 1800 donnent des indications importantes sur ce qu’a pu être son cheminement intellectuel. Les études sur l’usage et le défaut d’usage par des auteurs tels que Duvernoy, ou les mémoires sur l’habitude du célèbre médecin Jean-Louis Alibert (1768-1837), avaient démontré que le mouvement des fluides nerveux ou nutritifs était capable de faciliter certaines actions et influait même sur la forme et les dimensions des organes destinés à la fonction habituelle, renforcée par sa répétition. Ainsi, Lamarck attribuait au mouvement organique, qu’il identifiait à la vie, la capacité de modifier partiellement les structures.
60En prenant en compte le mouvement organique, les habitudes, l’action de l’usage sur la conformation de certaines parties de l’organisme, Lamarck mettait au centre de sa réflexion un élément de dynamique organique observable, et qui avait même été étudié : en d’autres mots, un élément qui répondît à l’une des exigences méthodologiques qu’il avait formulées en 1794 à propos des différentes théories de la Terre, selon laquelle on ne pouvait faire de la science qu’avec ce que l’on pouvait observer dans le monde actuel. Toute la géologie que Lamarck avait élaborée dans les mois qui avaient précédé le Discours de 1800 était fondée sur le principe de l’uniformisme et de l’actualisme. Il devenait donc légitime de se demander quelle pouvait être, au cours du temps, l’action de ce mouvement organique particulier qui avait la capacité de produire des modifications significatives dans la structure des parties. L’étude de la série animale et des caractéristiques fondamentales de la vie s’enrichissait donc d’un élément dynamique qui introduisait avec force la dimension du temps et du changement progressif. En outre, en écrivant le texte de 1800, Lamarck avait déjà tracé les lignes générales de sa théorie géologique et il était convaincu que la surface de la terre avait constamment subi des changements, sans qu’aucun signe n’indiquât un début ni une fin. Les êtres vivants, les oiseaux décrits par les ornithologues de l’époque, montraient une adaptation parfaite aux endroits dans lesquels ils vivaient, endroits qui, selon les termes de la géologie lamarckienne, étaient soumis à des changements continuels. Le mécanisme de l’usage et de l’hérédité des caractères expliquaient l’adaptation, et comment, sans avoir recours à la providence de la nature, on pouvait concilier la diversification des formes et les changements d’endroits.
61La réticence de Lamarck à se prononcer clairement sur l’hypothèse de la génération spontanée et son refus absolu d’affronter, ou d’aborder, l’histoire de la vie dans le contexte d’une histoire de la Terre révèlent la présence d’un problème fondamental. Le développement de la dynamique terrestre, que nous examinerons en détail au chapitre suivant, avait introduit un modèle dynamique général d’explication qui pouvait être utilisé pour élaborer une dynamique organique. La série des êtres mettait donc en évidence une « marche » historique de la nature dans la production de tous les organismes vivants. Cependant, contrairement à la « marche » géologique, la « marche » biologique semblait avoir un début – la génération spontanée – et un point d’arrivée, l’homme, même si cet aboutissement pouvait encore être dépassé. La conciliation de ces deux perspectives n’était pas facile pour un auteur qui soutenait obstinément que tous les minéraux dérivaient de débris organiques, et qui avait donc besoin d’une théorie de la Terre qui exclût toute référence à une origine du monde. D’autre part, le Discours de 1800 avait clairement introduit le thème d’un début de la vie : l’allusion à cette possibilité indiquait déjà que Lamarck prenait le problème en considération. Comme nous le verrons, le naturaliste ne parviendra jamais à concilier vraiment les deux pôles – géologique et biologique – de sa grande théorie de la Terre.
La dynamique terrestre
62Deux fois déjà, dans ses écrits antérieurs à 1800, Lamarck avait appréhendé des questions inhérentes à l’histoire de la Terre et, chaque fois, il avait refusé de les discuter à fond. Dès 1794, il avait reconnu la possibilité d’une objection sérieuse à sa théorie de la formation des minéraux, mais il s’était contenté d’observer que l’on ne pouvait pas faire de recherches sur les conditions de vie probables des premiers organismes : le naturaliste devait s’en tenir à l’étude des phénomènes du monde actuel. La recherche naturaliste montrait qu’il n’existait aucune force dans la nature capable de combiner les éléments et de former des minéraux ou des cristaux ; la seule cause connue était l’action des organismes, qui, par la nutrition, absorbaient des éléments et des composés, et produisaient des substances de plus en plus complexes. Le problème des conditions initiales de la Terre et des conditions de vie des premiers organismes était donc impossible à aborder d’un point de vue scientifique.
63D’un tout autre avis étaient les amateurs de « théories de la Terre », genre très apprécié en cette fin de siècle, et qui discutaient passionnément du système qui saurait donner l’explication la plus satisfaisante à la formation successive des différents minéraux et de la croûte terrestre. Dans les Mémoires de physique et d’histoire naturelle de 1797, Lamarck avait tenté de s’opposer aux doctrines géologiques et minéralogiques dominantes, ou qui suscitaient la curiosité et l’intérêt de ses contemporains. Il avait ainsi âprement critiqué la thèse selon laquelle il existait dans la nature des formations de calcaire primitif, d’origine purement minérale, et il avait répété que seuls les êtres organisés pouvaient produire des composés48. Lamarck reconnaissait évidemment que la présence de fossiles d’origine marine au sommet des montagnes prouvait que la mer avait un jour recouvert des terres désormais émergées, mais il niait que l’on pût expliquer ce phénomène en ayant recours aux catastrophes ou à l’hypothèse de l’océan primordial. L’auteur émettait l’hypothèse que les mers « eussent successivement recouvert tous les continents », à la suite d’un déplacement progressif du bassin des océans. Cependant, il refusait encore une fois de discuter cette hypothèse en détail car, d’après lui, il s’agissait de « grands points de vue, dans lesquels il est trop facile et trop commun de s’égarer49 ».
64Les mois suivants, le naturaliste dut se convaincre qu’il était opportun, et même indispensable, de « se perdre » dans la recherche des causes qui avaient produit des mutations à la surface du globe. Les contacts et les discussions qu’il avait eus avec Delamétherie, le débat sur l’extinction des espèces, les vives discussions sur les thèmes géologiques et minéralogiques qui animaient chaque numéro du Journal de physique, du Magasin encyclopédique ou du Journal des mines firent comprendre à Lamarck qu’il était urgent d’élaborer sa propre « Théorie de la Terre », afin de défendre son explication sur l’origine des minéraux. Comme on peut facilement le comprendre, c’est la crédibilité de tout le système physique et chimique de l’auteur qui était en jeu. Il est également probable que Lamarck ait voulu faire valoir ses droits de « naturaliste-philosophe », et montrer comment un domaine de la recherche naturaliste comme la géologie pouvait, à l’instar de la minéralogie, être ramené à des lois, à des principes « philosophiques » fondamentaux, et sortir du stade pré-scientifique dans lequel il se trouvait.
65En février 1799, Lamarck commença à lire à l’Institut un mémoire « Sur les fossiles, et l’influence du mouvement des eaux, considérés comme preuve du déplacement continuel du bassin des mers, et de son transport sur les différents points de la surface du globe ». On ne possède pas le texte de ce mémoire de Lamarck ; cependant, l’auteur informait les lecteurs de son Hydrogéologie, publiée en 1802, que les trois premiers chapitres de son livre (pp. 3- 90) approfondissaient les thèses qu’il avait déjà énoncées en 1799. Ce mémoire de 1799 a été résumé par Pierre Lassus (1741-1800) dans le premier numéro du Magasin encyclopédique de 1799. Ce résumé confirme que le texte de 1802 était très proche, tout au moins sur le fond de la doctrine, au mémoire lu trois ans plus tôt à l’Institut. Le quatrième chapitre de l’Hydrogéologie (pp. 91-172) contenait, en revanche, une exposition des théories minéralogiques de Lamarck, dans laquelle celui-ci vantait l’harmonie qui existait entre sa propre théorie de la Terre – la seule, selon lui, qui répondait à des critères scientifiques sérieux – et les doctrines chimiques qu’il avait déjà formulées depuis un certain temps. Suivant son habitude, il ne se donnait pas la peine de nommer les auteurs qui avaient inspiré ses réflexions sur la géologie et dont il avait tiré une grande partie des doctrines qu’il présentait50. Dans les derniers paragraphes de son Hydrogéologie, il reconnaissait ouvertement ce qu’il devait à plusieurs auteurs de son époque, tellement connus, d’après lui, qu’il était superflu de citer leur nom ou leurs œuvres. Un examen systématique de la littérature géologique française des années 1798-1801, s’ajoutant aux sources déjà mises en évidence par les historiens qui s’occupent de cette question, aiderait à reconstituer l’arrière-plan immédiat de nombreuses affirmations de Lamarck.
66L’originalité de la synthèse lamarckienne consistait sans aucun doute, comme l’auteur l’a fait remarquer lui-même, à avoir élaboré et systématisé des thèses déjà avancées par Buffon, par son ami Bruguière et par les nombreux auteurs qui participaient au débat sur la géologie. Bien que composée de thèses connues de ses contemporains, la théorie de la Terre de Lamarck représenta une rupture radicale avec les diverses « histoires de la Terre » élaborées par les géologues et les minéralogistes de l’époque. Fidèle au principe énoncé en 1794, selon lequel on ne pouvait faire de la science qu’avec des phénomènes observables, Lamarck tentait d’expliquer tous les changements de la surface de la Terre en se référant uniquement aux « moyens connus » par lesquels la nature opérait ordinairement, et qui étaient révélés par « l’observation de ce qui se passe continuellement sous nos yeux ». Cependant, si d’un côté il fallait absolument éviter « les systèmes ingénieux » et les « brillantes hypothèses », il fallait aussi s’élever au-dessus des « petits faits » et identifier les principes qui régissent la multiplicité des phénomènes naturels observés51.
67Lamarck considérait que le mouvement des eaux était la cause naturelle qui avait modelé et continuait à altérer, d’une façon constante et immuable, toutes les régions de la Terre. L’action des eaux à la surface du globe créait une situation d’équilibre instable entre les terres émergées et les bassins de la mer, donnant naissance à un système complexe de mouvements qui produisait des modifications constantes de la croûte terrestre. Les précipitations atmosphériques et l’effet de l’excursion thermique sur les roches érodaient et creusaient les terres émergées. Les torrents et les fleuves charriaient continuellement des masses énormes de terre et de débris dans le bassin de la mer. Cette action des eaux fluviales était également responsable de la formation des montagnes que les eaux de torrents impétueux, par leur action de creusement, « entaillaient » sans cesse dans les terrains plats. Le niveau de l’eau de la mer, malgré l’apport continuel de débris, restait constant52. Le flux et le reflux des marées provoquées par l’influence de la Lune et du Soleil produisaient un mouvement oscillatoire des grandes masses d’eau, qui creusaient le fond des mers et poussaient vers les côtes les débris qui, autrement, se seraient accumulés dans le fond. Les eaux de la mer participaient en outre au mouvement général de la rotation de la Terre et « éprouvant, de la part des mêmes astres, une influence qui les retarde, en acquièrent un mouvement particulier d’orient en occident, qui, par sa continuité, déplace peu à peu leur bassin, et lui fait parcourir successivement tous les points de la surface de la terre53 ».
68En raison de son mouvement vers l’ouest, la mer tendait progressivement à éroder les côtes orientales des continents et à pousser vers les côtes occidentales les débris charriés par les fleuves54. Ainsi, « dans cette opération, dont la lenteur est inappréciable, la mer divise, détruit et envahit constamment d’un côté les continens qu’elle rencontre sur son passage, tandis que de l’autre côté elle s’abaisse sans cesse, abandonne le sol après l’avoir élevé, et renferme derrière elle de nouveaux continens qu’elle reviendra détruire un jour55 ».
69Le mouvement des bassins de la mer vers l’ouest ne s’arrêtait jamais et Lamarck était convaincu que les océans avaient « déjà sans doute parcouru non-seulement une fois, mais même plusieurs fois, tous les points de la surface du globe56 ». Le déplacement du bassin des mers, prouvé par la présence de fossiles marins presque partout, dans les plaines comme au sommet des montagnes, donnait une idée de la très grande ancienneté de la Terre. Lamarck se refusait à en préciser les termes chronologiques, car une théorie de la Terre qui aspirait à une représentation « scientifique » des processus naturels pouvait uniquement expliquer les changements constants des différents points de la surface de la terre, et identifier les agents naturels responsables de ces processus. Ces agents auraient agi et continueraient à agir indéfiniment : « Dans le globe que nous habitons, tout est soumis à des mutations continuelles et inévitables, qui résultent de l’ordre essentiel des choses […]. Pour la nature le tems n’est rien, et n’est jamais une difficulté ; elle l’a toujours à sa disposition, et c’est pour elle un moyen sans bornes, avec lequel elle fait les plus grandes choses comme les moindres57. »
70Le monde lamarckien n’avait pas de début et ne laissait pas entrevoir de fin. Ce message de l’Hydrogéologie était clairement exprimé dans plusieurs passages. L’auteur mettait l’accent sur la régularité et la constance des mouvements des eaux à la surface de la Terre, ainsi que sur le principe général de l’uniformité d’action des lois naturelles. Le paragraphe dans lequel il évoquait la possibilité de représenter un hypothétique état des choses originel, un point de départ au mécanisme complexe d’actions et de réactions décrit dans le texte, n’était en réalité qu’une confirmation supplémentaire de l’impossibilité de fonder des théories sur l’origine de la Terre :
71« Si l’on suppose que toute la partie découverte de la surface du globe ait été dans son origine une vaste plaine, c’est-à-dire, n’ai présenté à l’extérieur qu’une surface plane, n’offrant ni montagnes ni vallons, et n’ayant d’autre courbure que celle qu’elle reçoit de la forme générale du globe ; quoique cette supposition ne soit pas nécessaire, parce que sans doute les terrains abandonnés successivement par la mer ne sont pas tous sans inégalité dans leur plan, il m’est aisé de faire voir qu’au bout d’un tems quelconque l’influence des eaux pluviales aura dénaturé ou détruit le niveau et la régularité de cette vaste plaine, et par la suite aura pu former des montagnes semblables à celles que nous connoissons58. »
72En d’autres termes, même dans son hypothèse d’une plaine originelle, Lamarck suggérait l’existence d’un terrain émergé de l’océan ; en outre, il supposait la présence de l’atmosphère, de pluies, de fleuves et d’une mer capable de recevoir les eaux courantes. Ainsi, l’hypothèse lamarckienne d’un « moment zéro » de l’histoire de la Terre était profondément différent des théories en vogue à l’époque et qui présumaient l’existence d’un magma primitif d’origine cosmique, ou d’un océan qui recouvrait toute la surface de la Terre. On pourrait rappeler qu’à ce sujet, Bruguière, qui était également un partisan convaincu du modèle uniformiste, admettait cependant l’hypothèse d’un océan primordial. Pour Lamarck, s’il était possible de réfléchir à un moment initial, l’hypothèse qui le décrivait devait tenir compte de tous les éléments de la dynamique terrestre. Mais Lamarck faisait remarquer que, de toute façon, sa théorie n’avait pas besoin d’une telle hypothèse59.
73Lamarck essayait de trouver une réponse à une critique qui risquait d’invalider son système, ou tout au moins de le mettre sérieusement en difficulté. La thèse selon laquelle toutes les montagnes avaient été « découpées » par les eaux des fleuves, qui avaient charrié la plupart des roches et des terres de la plaine abandonnée par la mer, exigeait que le niveau de la plaine atteignît au moins la hauteur des plus hautes montagnes observables dans le monde actuel. Lamarck, qui présentait cette objection d’une façon qui lui fût aussi favorable que possible, affirmait que le lecteur pourrait trouver étonnante l’idée de plateaux aussi hauts. En réalité, une autre critique le préoccupait probablement davantage. Il ne pouvait nier que, bien que l’on observât actuellement des montagnes de plusieurs milliers de mètres de haut, il n’y avait aucune trace de plateaux aussi vastes que ceux qu’exigeait sa théorie, ni d’une hauteur au moins comparable à celles des cimes les plus élevées.
74Que Lamarck redoutât cette critique entre toutes est clairement montré par sa référence ultérieure au haut plateau de Tartarie, qu’il décrivit comme « très élevé », mais qui n’atteignait certes pas le niveau des montagnes les plus hautes60. Le naturaliste introduisait alors une distinction entre les montagnes d’origine volcanique, qu’il admettait comme une exception à son système, et qui se seraient formées par une lente accumulation de laves et de sédiments au cours des siècles, et les montagnes produites par le mécanisme d’excavation qu’il avait décrit. Les montagnes volcaniques atteignaient certainement des hauteurs considérables, à cause des nombreuses éruptions de laves, mais leur hauteur ne dépendait pas de l’existence d’un haut plateau originel, puisque leur formation était différente de celle des montagnes ordinaires. Sur des positions défensives évidentes, Lamarck énumérait ensuite une série de montagnes, dépassant toutes les 3000 mètres. Il observait que les plus hautes, comme le Pichincha en Équateur, qui atteint 6 274 mètres, ou l’Etna, étaient en réalité d’origine volcanique et qu’elles ne remettaient donc pas sa théorie en question.
75Après avoir tenté de convaincre indirectement son lecteur qu’il ne fallait pas exagérer la hauteur des montagnes produites par le mécanisme de creusement des fleuves, étant donné que les montagnes les plus élevées étaient presque toujours d’origine volcanique, Lamarck décrivait le processus qui expliquait la formation de hauts plateaux à la hauteur exigée par les sommets des montagnes non volcaniques observables de nos jours. Le terrain atteignait son premier niveau au moment même de sa formation. Les eaux qui quittaient un territoire contribuaient à élever lentement son niveau par les débris que le mouvement des vagues et des marées poussaient vers les côtes. Ensuite, le terrain, désormais au sec, se recouvrait de végétation et d’animaux qui, par leurs débris et les minéraux qui en dérivaient, élevaient encore le niveau du plateau par rapport à la mer. En outre, selon l’hypothèse de Lamarck, plus la mer s’éloignait des côtes, moins le terrain était sujet à l’érosion des eaux douces :
76« Sans doute une plaine qui doit un jour fournir les montagnes que les eaux douces tailleront dans sa masse, a pu, lorsqu’elle était encore peu distante de la mer, n’avoir qu’une médiocre élévation au dessus de ses eaux ; mais à mesure que le bassin des mers s’est éloigné de cette plaine, le bassin s’enfonçant dans l’épaisseur de la croûte externe du globe, et le sol de la plaine s’élevant perpétuellement par les détritus des corps vivans, il a dû arriver qu’à la suite des siècles l’élévation de la plaine dont il s’agit, soit à la fin suffisante pour qu’un jour de hautes montagnes puissent être formées et taillées dans son épaisseur61. »
77Les hauts plateaux de Tartarie, que Lamarck jugeait avoir « une élévation très-considérable […] parce qu’elles ont cessé d’être sous les eaux depuis un tems immémorial », étaient destinés à se changer en région montagneuse. La mer, à cause du déplacement de son bassin, s’approcherait de plus en plus de la Tartarie ; les fleuves, de plus en plus près de la mer, accéléreraient leur cours, et « les mouvements des eaux douces y creuseront d’énormes vallées62 ». Pour éviter toute équivoque sur la cohérence de sa théorie de la Terre, à la fin de son ouvrage, Lamarck revenait une fois encore sur la question de l’élévation progressive des plaines :
78« Malgré les dégradations causées par les mouvemens des eaux douces […], le sol des plaines ne cesse point de s’exhausser tant qu’il est couvert de corps vivans. […] Toute terre bien couverte de corps vivans, s’exhaussant d’un pied par siècle, aura donc le tems d’élever son sol à une énorme hauteur, avant que les eaux marines viennent le détruire et le submerger63. »
79Après avoir longuement hésité à aborder la question de l’histoire de la Terre, et à se confronter aux théories géologiques et minéralogiques acceptées par la plupart de ses contemporains, Lamarck avait donc exposé sa propre théorie. Son monde, tel qu’il est décrit dans l’Hydrogéologie, n’avait pas d’« histoire » dans le sens que donnaient à ce mot Delamétherie, Bertrand, Patrin, Faujas de Saint-Fond, Lacepède ou Cabanis, ou même leurs illustres prédécesseurs Pallas et Saussure, ou confrères tels que Werner et Dolomieu. On ne pouvait établir une chronologie de l’ordre d’apparition des différentes substances qui composaient la croûte terrestre, qu’elles fussent minérales, végétales ou animales. La dynamique terrestre décrite par Lamarck tenait pour évidente l’existence de l’atmosphère, des terres émergées, des mers et – point essentiel dans la théorie minéralogique de l’auteur – d’une quantité stable de corps vivants. En effet, les corps organisés étaient partie intégrante et indispensable du mécanisme naturel qui transformait lentement, mais inexorablement, chaque point de la surface de la Terre. Si l’on éliminait l’action d’accumulation exercée par les êtres vivants, la surface terrestre se transformerait rapidement en une surface lisse, recouverte par les eaux. Dans le monde de Lamarck, il n’y avait pas de « débuts » ni d’éléments primitifs, tels que les océans, les magmas, les masses minérales en voie de cristallisation préconisées par Delamétherie64.
80Lamarck excluait également les diverses hypothèses qui expliquaient la naissance des montagnes, l’abaissement du niveau des mers, ou la disposition contournée de nombreuses couches de la croûte terrestre, par de soudaines catastrophes. Il ne niait pas la possibilité de bouleversements causés par des tremblements de terre, des glissements de terrain, des éruptions volcaniques et des inondations. Ces phénomènes faisaient partie du cours régulier de la nature et étaient dus à la concomitance casuelle de circonstances locales. L’exception, cependant, ne pouvait servir de base à une théorie qui expliquait les transformations de la croûte terrestre par une succession de catastrophes plus ou moins étendues65. Pour Lamarck, l’hypothèse des catastrophes n’était qu’un « moyen, si commode pour ceux des Naturalistes qui veulent expliquer tous les faits de ce genre sans prendre la peine d’observer et d’étudier la marche qui suit la Nature66 ».
81La dynamique terrestre élaborée par Lamarck demandait d’immenses quantités de temps pour réaliser les changements et les bouleversements de la croûte terrestre. L’ancienneté de la Terre était telle qu’on ne pouvait indiquer un début aux phénomènes observés à la surface du globe : « L’antiquité de ce même globe est si grande, qu’il est absolument hors du pouvoir de l’homme de l’apprécier en aucune manière !67 » À la fin de son ouvrage, Lamarck en venait à parler de « la marche éternelle de la nature » que sa théorie pouvait finalement « dévoiler sans obstacle à nos yeux68 ». Ceux qui s’obstinaient à parler des « débuts » de l’histoire de la Terre devaient avoir recours à des situations (l’existence d’un océan primordial) ou à des agents (volcans en activité partout, déluges) qui n’étaient plus observables à la surface de la Terre, qui n’avaient plus l’intensité requise par la théorie et étaient certainement étrangers au cours uniforme et graduel des processus naturels. Quant au récit biblique, Lamarck ne cachait pas son dépit pour des « fables » pareilles : « Oh ! quelle est grande, l’antiquité du globe terrestre ! et combien sont petites les idées de ceux qui attribuent à l’existence de ce globe une durée de six mille et quelques cents ans, depuis son origine jusqu’à nos jours !69 »
82Ayant ainsi nié toute légitimité scientifique et méthodologique à l’hypothèse d’un état de choses primordial à partir duquel le monde actuel se serait développé, ou ayant de toute façon relégué le problème à des temps indéfinis et indéfinissables, Lamarck put consacrer le quatrième et long chapitre de son Hydrogéologie à l’exposition de ses théories sur l’origine des minéraux. Dans les Recherches sur les causes des principaux faits physiques et dans les Mémoires de 1797, Lamarck avait déjà développé des théories analogues mais sur un ton mesuré dans la discussion et en employant des expressions de respect formel pour ses collègues. La nouveauté la plus frappante de l’Hydrogéologie était un ton polémique exacerbé contre les nouveaux chimistes, les minéralogistes et les géologues contemporains, qu’il accusait de s’approprier ses découvertes et ses théories, ou de les attribuer à d’autres savants. Lamarck revendiquait l’honneur exclusif d’avoir énoncé le premier la théorie selon laquelle les minéraux s’étaient formés à partir des dépouilles des corps vivants, et il contestait l’attribution de cette découverte à Buffon par certains de ses confrères. Lamarck faisait observer dans une note assez acrimonieuse que le grand naturaliste disparu s’était contenté de dire que le calcaire était d’origine organique : « Il y a bien loin de cette idée à la théorie que j’ai publiée à cet égard, d’autant plus que la craie qui a été formée par la voie de coquilles, ne constitue qu’une très-petite portion de celle qui existe et qui se renoue continuellement dans la Nature. On oublie d’ailleurs que ce n’est pas à celui qui énonce une vérité qu’il entrevoit, qu’on doit en rapporter la connaissance, mais à celui qui la démontre ou la met en évidence70. »
83Le quatrième chapitre de l’Hydrogéologie de Lamarck représente son dernier essai d’envergure explicitement et directement consacré à des questions de chimie et de physique. Sous bien des aspects, il révèle la distance qui s’était creusée entre ses théories et les progrès de la chimie ou de la minéralogie de l’époque. À la multitude d’articles, mémoires et textes qui décrivaient des dizaines et des dizaines de nouvelles analyses chimiques, qui annonçaient la découverte de nouveaux minéraux, métaux et gaz, aux nombreux débats sur le rôle de la chimie ou de la géométrie dans les classifications minéralogiques, Lamarck répondait par le principe général que toutes les substances et les « composés » étaient en réalité « le résultat des altérations » qu’avaient subies les dépouilles organiques :
84« Toutes les petites modifications qu’ils observent dans les corps, sont pour eux des motifs suffisans pour en former autant de substances particulières qu’ils supposent exister essentiellement dans la Nature. Aussi dans leurs listes, qui s’agrandissent chaque jour, les terres nouvelles, les nouveaux métaux, les nouveaux acides, les gaz nouveaux ; en un mot, les nouvelles substances de tout genre se multiplient de manière qu’il est à croire qu’on est encore loin du terme qui doit en borner la quantité71. »
85Aux tenants du « détail » et des « petits faits », Lamarck opposait « le principe qui nous apprend ce que toute matière composée peut devenir et présenter dans tous les cas possibles » : un principe qui était l’unique « objet [de la] véritable science, la seule digne de l’attention du philosophe, la seule utile à l’homme qui n’étudie, non ces petites choses, mais la marche même de la nature72 ». Puis, Lamarck exposait la thèse sur laquelle étaient fondées toute sa chimie et toute sa minéralogie :
86« Les corps bruts composés qui appartiennent au règne minéral, qu’on trouve dans presque toutes le parties de la croûte externe du globe, qui en forment la principale partie, et qui la modifient continuellement par les altérations et les mutations qu’ils subissent, sont tous, sans exception, le résultat des dépouilles et des détritus des corps vivans73. »
87L’ardeur polémique avec laquelle Lamarck vantait la supériorité de ses conceptions minéralogiques renforce la thèse selon laquelle la théorie élaborée dans l’Hydrogéologie était sa réponse à la prolifération de théories géologiques et minéralogiques qui affirmaient, chacune différemment et avec toutes sortes de nuances, la formation des minéraux avant l’apparition des vivants, ou qui essayaient d’établir une chronologie de leur apparition progressive sur la croûte terrestre à la suite de changements d’ordre chimique. La complexité de la dynamique terrestre qu’il présentait dans son œuvre lui permettait d’affirmer d’une façon polémique la supériorité de sa théorie minéralogique – qui ramenait la variété des formes minérales connues et connaissables à un seul principe génétique – sur les explications de type cosmogonique et essentialiste que privilégiaient ses contemporains. Cette façon de faire lui attira des réactions négatives aussi bien de la part des partisans de la nouvelle chimie et de la nouvelle minéralogie que de la part de ceux qui étaient disposés à partager ses critiques contre les récents développements scientifiques, mais qui se sentaient accusés de coupables indulgences envers des hypothèses et des théories invérifiables.
88Entre 1800 et 1802, Lamarck travailla frénétiquement au Système des animaux sans vertèbres, à l’Hydrogéologie, à ses Annuaires météorologiques, aux Recherches sur l’organisation des corps vivans. Nous savons que l’auteur, pressé par diverses obligations didactiques et éditoriales, engagé à fond dans la controverse sur l’histoire naturelle, remettait à l’imprimeur les différentes parties de son manuscrit à mesure qu’elles étaient prêtes. Il est donc impensable que la théorie géologique et celle du transformisme de Lamarck ne se soient pas nourries l’une de l’autre. Pourtant, peu d’éléments de sa pensée ont suscité des interprétations aussi disparates ou aussi péremptoires. Mais il ne nous appartient pas d’examiner ici en détail les différentes positions des historiens qui se sont penchés sur ce problème74.
89Les hésitations de Lamarck lui-même à propos du rapport entre la théorie de la Terre et l’histoire de la vie, sa réticence à se prononcer explicitement sur les nombreux problèmes restés ouverts aussi bien dans l’Hydrogéologie que dans les Recherches sur l’organisation des corps vivans – et qui ne seront que partiellement résolus dans les œuvres suivantes – rendent plus complexe encore l’exégèse de ses textes. Plutôt que de proposer une interprétation supplémentaire qui découvre des correspondances cachées ou des contradictions évidentes entre les différentes facettes de la pensée lamarckienne, nous nous contenterons de suivre l’auteur à travers le développement de ses thèses énoncées dans l’Hydrogéologie, le Système des animaux sans vertèbres et ses œuvres transformistes.
90La lecture de l’Hydrogéologie montre qu’il y avait indiscutablement des éléments communs entre la doctrine de la transformation graduelle des formes de vie animale et végétale, et les principes d’uniformisme géologique élaborés en même temps. En outre, dans un appendice au Système des animaux sans vertèbres, intitulé « Sur les fossiles », Lamarck était intervenu dans la polémique sur l’extinction des espèces et avait appliqué les résultats de ses réflexions géologiques à la solution du problème. Le naturaliste prenait position contre ceux qui expliquaient la présence de coquillages au sommet des montagnes par l’hypothèse de catastrophes universelles75. Il reconnaissait volontiers qu’à côté de fossiles dont on pouvait trouver des espèces analogues toujours vivantes dans la mer, il y en avait beaucoup, peut-être la majorité, qui ne ressemblaient que très peu aux formes de vie actuelles : [Ce] « sont là, nous dit-on, des espèces perdues76 ». Lamarck refusait la solution proposée par Cuvier, selon laquelle les fossiles avaient été détruits par des catastrophes naturelles. La surface de la Terre était sujette à de continuelles mutations sur laquelle « tout change de situation, de forme, de nature et d’aspect » :
91« Or si, comme j’essaierai de faire voir ailleurs, la diversité des circonstances amène, pour les êtres vivans, une diversité d’habitudes, un mode différent d’exister, et par suite, des modifications ou des développemens dans leurs organes et dans la forme de leurs parties, on doit sentir qu’insensiblement tout être vivant quelconque doit varier dans son organisation et dans ses formes77. »
92Cette référence à la théorie du développement successif de l’organisation animale représentait un éclaircissement important par rapport aux théories qu’il avait ébauchées dans le Discours de 1800, publié en 1801 comme introduction au Système. La mutation constante de la surface terrestre induisait des changements dans les modes de vie des corps organisés, lesquels étaient lentement contraints de se modifier. Tous les changements subis par l’organisme étaient transmis d’une façon héréditaire aux nouveaux êtres. Lamarck semblait attribuer à la seule dialectique organisme-milieu la capacité de « former de nouvelles espèces, de nouveaux genres et même de nouveaux ordres » ; il ne faisait aucune allusion à l’hypothèse d’une tendance à l’augmentation de la complexité organique, hypothèse qui apparaîtra d’une manière problématique à la fin de la première partie des Recherches, en 180278. Il ne s’agissait de toute façon que d’un passage secondaire qui lui permettait de mettre l’accent sur le processus de modification organique graduelle qui accompagnait la lente transformation des différentes régions de la Terre. Le naturaliste concluait cette brève discussion sur les fossiles en faisant observer que sa doctrine expliquait les différences entre les fossiles et les formes analogues vivant aujourd’hui sans parler d’extinctions ni de catastrophes. Il était même plutôt étonnant qu’il y eût des fossiles semblables à certaines formes vivantes du monde actuel : il s’agissait sans doute d’organismes récents qui n’avaient pas eu le temps de changer sensiblement, car la région dans laquelle ils vivaient était restée inaltérée.
93Si l’uniformisme géologique fournissait un élément clé à la discussion sur les fossiles, on ne peut pas dire que la théorie de la mutation des formes de vie ait joué un rôle important dans l’Hydrogéologie. Au moment de la parution de cet ouvrage, Lamarck avait déjà écrit la première partie des Recherches sur l’organisation des corps vivans, qui reprenait le texte du Discours de l’an IX, réutilisé en l’an X (1802). Sa théorie avait donc trouvé une formulation plus précise, à l’exception peut-être de la doctrine complète de la génération spontanée. Pourtant, dans les discussions sur les mutations de la croûte terrestre, l’idée des changements des êtres vivants n’apparaissait que dans un seul passage et n’était évoquée que pour renforcer l’idée de l’ancienneté de la Terre :
94« Combien cette antiquité du globe terrestre s’agrandira encore aux yeux de l’homme, lorsqu’il se sera formé une juste idée de l’origine des corps vivans, ainsi que des causes du développement et du perfectionnement graduels de l’organisation de ces corps, et surtout lorsqu’il concevra que, le tems et les circonstances ayant été nécessaires pour donner l’existence à toutes les espèces vivantes telles que nous les voyons actuellement, il est lui-même le dernier résultat et le maximum actuel de ce perfectionnement, dont le terme, s’il en existe, ne peut être connu !79 »
95Dans toute l’Hydrogéologie il n’y pas une seule allusion à la génération spontanée, doctrine qui aurait pu être intégrée sans problème à une dynamique terrestre de type lamarckien, si elle avait été accompagnée d’une clause spécifiant que des phénomènes semblables se répétaient constamment dans la nature. On y trouve, en revanche, la dernière apparition d’une formulation du rapport vie-nature qui semble rappeler l’antithèse entre ces deux principes qu’il avait déjà énoncée en 1794. La nature « travaille sans relâche à détruire tous les composés qui existent », tandis que le « pouvoir de la vie » est la « cause étonnante qui répare sans cesse par son activité la quantité de composés qui existent »80. Il est évidemment difficile de savoir si Lamarck s’est exprimé ainsi pour donner de l’emphase à sa théorie, ou si, entraîné par la rapidité avec laquelle il a écrit ce texte, il a repris presque automatiquement des termes et des expressions qu’il avait déjà employés dans des œuvres précédentes et dans des contextes théoriques différents. Quoi qu’il en soit, Lamarck n’a pas ajouté les mises au point fondamentales qui, quelques mois plus tard, définiront la nature comme un état de choses également capable de former la vie lorsque les conditions sont réunies.
96Le passage que nous avons déjà cité, dans lequel Lamarck soulignait l’ancienneté de la Terre en se référant à la transformation subie par les organismes vivants, contenait peut-être les raisons de sa réticence à combiner en une synthèse unitaire la théorie de la Terre et l’histoire de la vie sur la Terre. Le naturaliste parlait de l’homme comme du degré maximum de perfection organique atteinte par les formes de vie ; et il annonçait des progrès ultérieurs indéfinis. La théorie de la Terre de Lamarck n’admettait pas de débuts, alors que, pour s’exercer, sa dynamique géologique supposait la présence active de tous les agents minéraux et organiques. L’Hydrogéologie laissait ouverte la question – qui n’était jamais abordée de front – qui aurait consisté à concilier cette théorie de la Terre et celle de la dynamique géologique avec sa conviction, exprimée en 1800, que l’échelle de complexité organique croissante révélait la « marche » de la nature dans la formation de tous les corps vivants. En outre, dans le contexte théorique de l’Hydrogéologie et de la chimie lamarckienne, la théorie de la formation de tous les minéraux « sans exclusion » à partir des dépouilles des corps organisés rendait impossible la conception d’un monde dans lequel les êtres vivants apparaissaient soudainement, puis se développaient graduellement. En exaltant l’éternité du cours de la nature ou de l’écoulement indéfini du temps, Lamarck éludait le problème des « débuts » de la minéralogie, mais ses recherches sur l’histoire de la vie sur Terre le réintroduisait d’une façon encore plus pressante.
97L’Hydrogéologie présupposait des cycles indéfinis et uniformes d’opérations, alors que la chimie lamarckienne exigeait la présence d’êtres vivants à toutes les époques de l’histoire de la Terre. Les modèles d’explications prétendant résoudre ce problème et concilier la théorie minéralogique avec l’histoire de la vie sur la Terre ne manquaient pourtant pas à l’époque. Buffon, dont Lamarck citait les œuvres géologiques, s’était déjà posé le problème et l’avait résolu de façon que cela préserve la cohérence de son système. Pour ce grand naturaliste aussi, il n’existait que quatre éléments (le feu, l’air, l’eau et la terre). Toutes les formes minérales et organiques étaient produites par la combinaison de ces éléments et par la force d’attraction universelle81. Buffon supposait que les molécules organiques avaient existé avant les êtres organisés et qu’elles étaient aussi anciennes que le feu :
98« Un atome de lumière ou de chaleur, est par lui-même une molécule active, qui devient organique, dès qu’elle a pénétré un autre atome de matière ; ces molécules organiques une fois formées ne peuvent être détruites ; le feu le plus violent ne fait que les disperser sans les anéantir ; […] étant aussi universellement répandues que les atomes de lumière, tout concourt à démontrer qu’elles servent également à l’organisation des animaux, des végétaux, et à la configuration des minéraux82. »
99Pour Buffon, aucune matière ne pouvait prendre une figure régulière si elle n’était « travaillée » par les molécules organiques : « Comme la figuration est le premier trait de l’organisation, et qu’après l’attraction, il n’y a d’autre puissance active dans la Nature, que celle de la chaleur et des molécules organiques qu’elle produit, il me semble qu’on ne peut attribuer qu’à ces mêmes élémens actif le travail de la figuration83. »
100Dans un mémoire intitulé De la figuration des minéraux, Buffon montrait comment l’action du feu et de la force d’attraction sur des particules de matière ductile pouvait expliquer la production directe de molécules organiques, ainsi que de formes animales et végétales : « Ainsi, par la combinaison de ces deux forces actives, la matière ductile, pénétrée et travaillée dans tous ses points, et par conséquent dans les trois dimensions à la fois, prend la forme d’un germe organisé, qui bientôt deviendra vivant ou végétant par la continuité de son développement et de son extension proportionnelle en longueur, largeur et profondeur84. »
101Pour Buffon, toutes les formes minérales étaient donc dues à l’action d’un principe organique, généré naturellement et directement par l’union d’un élément premier (le feu) avec des particules de matière indifférenciée. Il est clair que le modèle de Buffon ne pouvait apparaître à Lamarck que comme une suggestion d’ordre général et ne pouvait en aucun cas être transposé dans sa chimie ni dans sa géologie. Buffon supposait que le monde avait commencé dans un magma cosmique incandescent, et il ne pensait pas, contrairement à Lamarck, que toutes les formes minérales dérivaient des dépouilles d’animaux et de végétaux pleinement formées. Pour Buffon, la présence d’une molécule organique indifférenciée suffisait à travailler les minéraux, à leur donner des structures plus ou moins régulières, et à générer les « monades » des êtres vivants, qu’ils soient animaux ou végétaux.
102La théorie géologique élaborée par Lamarck avait donc des rapports précis, mais problématiques, avec le développement du transformisme. Aux variations uniformes des parties de la surface terrestre correspondaient des modifications tout aussi graduelles des êtres vivants. En même temps, l’actualisme et l’uniformisme de Lamarck lui créaient des problèmes de cohérence théorique, surtout en ce qui concernait l’histoire de la vie sur la Terre. Nous verrons comment il essaiera de concilier la théorie de la Terre avec l’histoire de la vie dans ses œuvres destinées à illustrer ses doctrines transformistes. Mais l’on peut d’ores et déjà dire que l’on chercherait en vain l’énoncé d’une théorie globale qui unifiât ces deux aspects. Il est indéniable qu’il suggéra que la vie avait son origine dans l’eau et qu’il décrivit comment, à partir des animaux marins, les amphibies et les mammifères terrestres s’étaient progressivement diversifiés ; cependant, il n’essaya jamais d’expliquer en détail comment son histoire de la vie, caractérisée par un début, par un processus de développement progressif, et par une fin (même temporaire), pouvait être compatible avec une dynamique géologique et une théorie minéralogique qui excluaient le problème des débuts et exigeaient la présence indéfinie de tous les composants organiques et inorganiques de la croûte terrestre85.
103On peut identifier un autre élément de contact important entre l’exposition de la théorie géologique et l’élaboration de la doctrine de la transformation progressive des formes de vie. L’examen du discours inaugural de 1800 a mis en lumière, sinon des arguments, tout au moins un ton nouveau dans la façon dont Lamarck concevait le mouvement organique. En observant l’effet de l’usage, qui renforçait certains organes ou parties de l’être vivant, Lamarck reconnaissait au mouvement des fluides la capacité d’altérer les structures organiques. Cette idée était absente de ses écrits précédents et de ses manuscrits antérieurs à 180086. Dans sa théorie géologique, entièrement fondée sur une dynamique des fluides, il fut amené à considérer les effets plastiques du mouvement des eaux et des agents atmosphériques qui altéraient et modifiaient constamment la surface de la Terre. L’analogie entre les fluides organiques et les fluides examinés dans la dynamique géologique n’était pas difficile à faire, d’autant plus qu’il y avait une identité partielle des éléments physiques responsables des mouvements organique et géologique.
104La référence aux pluies, aux phénomènes de l’excursion thermique, aux ouragans, aux variations de climat, à l’action de l’électricité dans l’atmosphère, introduisait dans le domaine de la géologie les résultats des recherches que Lamarck avait faites en météorologie. Cette discipline avait également pour objet une dynamique des fluides : Lamarck annonça son intention de s’atteler à une grande œuvre de physique atmosphérique, intitulée Météorologie87. Sa conception de la vie comme mouvement organique, son observation d’un phénomène « actuel » de modification morphologique exercée par le mouvement lui-même à travers l’usage d’une partie, intégraient parfaitement la science des vivants dans le contexte d’une ambitieuse Physique terrestre. Ce système expliquait comment les lois dynamiques étaient responsables de toutes les transformations de la surface terrestre dans son ensemble, des corps organiques qui l’habitaient et des corps inorganiques qui la composaient. L’élaboration d’un cadre de référence « dynamique » qui unifiait tous les phénomènes physiques, chimiques et organiques connus réalisait donc l’idéal lamarckien d’une science de l’observable, qui n’avait recours ni à des hypothèses cosmologiques ni à la multiplication des substances et des forces naturelles qui caractérisait, selon lui, le déplorable développement de la science contemporaine :
105« Une bonne Physique terrestre doit comprendre toutes les considérations du premier ordre, relatives à l’atmosphère terrestre ; ensuite toutes celles du même genre, qui concernent l’état de la croûte externe de ce globe, ainsi que les modifications et les changemens qu’elle subit continuellement ; enfin celles de la même sorte, qui appartiennent à l’origine et aux développemens d’organisation des corps vivans. Ainsi toutes ces considérations partagent naturellement la physique terrestre en trois parties essentielles, dont la première doit comprendre la théorie de l’atmosphère, la Météorologie ; la seconde, celle de la croûte externe du globe, l’Hydrogéologie ; la troisième enfin, celle des corps vivans, la Biologie88. »
106On a beaucoup discuté sur ce nouveau terme introduit par Lamarck pour désigner la science des êtres vivants, et sur la portée conceptuelle de ce choix. Pour certains, le choix de ce mot a eu une importance cruciale dans l’histoire de la science moderne, au point de constituer une véritable révolution scientifique. D’autres commentateurs ont fait remarquer que Lamarck n’était pas le seul naturaliste à avoir ressenti l’exigence d’unifier les recherches sur les corps organisés menées par des zoologistes, des anatomistes et des médecins en une seule discipline ayant pour objet spécifique l’organisme et les fonctions du vivant. Ce n’est pas un hasard si, outre Lamarck, des naturalistes tels que Bichat, Karl Friedrich Burdach (1776-1847), Gottfried Reinhold Treviranus (1776-1837) et – dès 1797 – Theodor Georg August Rose (1771-1803) ont employé en même temps que lui, différemment sans doute et avec d’autres intentions, le terme de « biologie » pour désigner cette nouvelle subdivision de l’histoire naturelle89.
107Pour Lamarck, la biologie ne devait pas être une science différente de la chimie ou de la physique, et encore moins être en opposition avec elles ; il la considérait comme une branche de la « physique terrestre », destinée à étudier la dynamique des fluides propre aux corps organisés. Comme nous le verrons, la prise en considération des fluides et de leurs mouvements permit au naturaliste de dépasser la dichotomie nature-vie, qui semblait encore caractériser certains passages de l’Hydrogéologie. Une fois la première forme de vie élémentaire constituée, grâce à l’action des fluides agissant à la surface de la Terre – et notamment de la chaleur – qui structuraient et dotaient de mouvement les petites particules de matière ductile, une forme rudimentaire de circulation s’instaurait à l’intérieur du corps organisé et peu à peu transformait, subdivisait et agrandissait cet organisme. Cependant, comme Lamarck le répétera vigoureusement dans la Philosophie zoologique, les lois physiques qui régissaient tous les phénomènes naturels étaient toujours les mêmes : seuls changeaient leur façon d’opérer et les résultats obtenus90.
108La biologie était une discipline spécifique, avec sa propre méthode, mais le modèle d’explication, les objets et les phénomènes dont elle s’occupait en faisaient une branche de la dynamique terrestre. À la fin de Y Hydrogéologie, l’auteur annonçait que la leçon inaugurale de l’an IX (1801) contenait une illustration des principes fondamentaux de la nouvelle science et devait être considérée comme une sorte d’ébauche de sa grande Biologie – œuvre qui, de même que la Météorologie, ne vit jamais le jour. En juillet 1802, quelques mois après la parution de Y Hydrogéologie, Lamarck publia les Recherches sur l’organisation des corps vivans, première synthèse de ses réflexions sur la vie et ses transformations.
109L’importance du modèle dynamique et l’influence exercée par la dynamique géologique sur le développement de la doctrine transformiste étaient clairement soulignées dans l’annonce de son nouvel ouvrage sur la biologie, que l’auteur avait insérée à la fin de Y Hydrogéologie et qui représentait la première formulation synthétique de sa doctrine. Les réflexions de Lamarck avaient sans aucun doute accompli des progrès fondamentaux par rapport aux thèses qu’il avait énoncées dans quelques paragraphes du Discours de 1800, ou dans l’appendice sur les fossiles publié dans le Système des animaux sans vertèbres :
110« Les observations que j’ai faites sur les corps vivans, et dont j’ai exposé les principaux résultats dans le discours d’ouverture de mon cours de l’an 9 au Muséum, feront le sujet de ma Biologie, troisième et dernière partie de la Physique terrestre.
111« On y trouvera […] un grand nombre d’observations qui attestent que l’organisation des corps vivans, c’est-à-dire, que la conformation interne de ces corps et de leurs parties est uniquement le résultat des mouvemens des fluides qu’ils contiennent, et des circonstances qui ont concouru à l’extension et à la diversité de ces mouvemens ;
112« Que l’état de cette organisation dans chaque corps vivant a été obtenu petit à petit par le progrès de l’influence des mouvemens de ses fluides ;
113« Que les formes acquises furent conservées et transmises successivement par la génération, jusqu’à ce que des nouvelles modifications eussent été de nouveau acquises par la même voie et par des nouvelles circonstances ;
114« Enfin, que, du concours non interrompu de ces causes ou de ces lois de la Nature et d’une série incalculable de siècles qui ont fourni les circonstances, les corps vivans de tous les ordres on été successivement formés91. »
115Ainsi, le déploiement dans le temps de la chaîne des êtres – ou, plus exactement, de la chaîne des « masses » principales de l’organisation des êtres vivants – pouvait créer des problèmes à la géologie et surtout à la minéralogie de Lamarck. Cependant, l’Hydrogéologie et la météorologie donnaient à la biologie un modèle important d’explication dynamique, qui permettait d’intégrer le phénomène de production et de reproduction des formes de vie au processus général du mouvement des fluides terrestres et atmosphériques. En outre, de même que les fluides exerçaient des mutations imperceptibles, mais constantes et substantielles, à la surface du globe, avec la même lenteur et la même efficacité, le mouvement des fluides intériorisés par l’organisme en modelait les formes et les transformait selon les besoins d’adaptation éprouvés par l’être vivant.
Notes de bas de page
1 Sue, an VI (1797), p. 331.
2 Cuvier, 1858, p. 70, lettre VI, 17 novembre 1788.
3 Lacepède, in Buffon, an VII (1798) 1808, vol. 65, an XI (1803), pp. 361-413, « Discours sur la durée des espèces ». Dans l’édition Sonnini, le Discours était placé à la fin du premier volume. Sur l’œuvre de Lacepède, voir Barsanti, 1979, pp. 243-250. Hahn, 1974, 1975b, 1997.
4 Lacepède, in Buffon, an VII (1798) 1808, vol. 65, an XI (1803), p. 372.
5 Ibidem, pp. 374-376.
6 Ibidem, p. 380. « Ce n’est qu’à des époques incertaines et éloignées, et par l’effet de circonstances que le hasard seul paroît réunir, que la Nature rapproche des êtres qui, remarquables par un commencement d’altération dans leurs qualités, se perpétuent par des générations, dans la suite desquelles ces traits particuliers, que de nouveaux hasards maintiennent, fortifient et accroissent, peuvent constituer une espèce nouvelle », pp. 382-383.
7 Ibidem, pp. 380-381.
8 Ibidem, pp. 385-386.
9 Roule [1917] 1918, pp. 166-167. Le 20 octobre 1802, Lacepède alla voter pour Cuvier, quittant pour une fois sa femme malade, qui mourut le 31 décembre 1802.
10 Laissus, 1972, p. 380. Geoffroy Saint-Hilaire I., 1847.
11 Cabanis [1823] p. 114 ; sur les rapports entre Cabanis et Lamarck, voir Jordanova, 1976, et Barsanti, 1979. Sur l’œuvre de Cabanis, voir Moravia 1974a ; Staum, 1980.
12 Cabanis 1823, pp. 130, 118 et sq.
13 Burlingame, 1973a ; Burkhardt 1977 ; Omodeo, 1969, « Préface ».
14 Lamarck, Discours d’ouverture prononcé le 21 floréal an VIII, in Lamarck, an IX (1801a), pp. 3-5.
15 Ibidem, p. 11.
16 Cuvier, an VIII-IX (1800-1805), vol. I, pp. 59-60.
17 Lamarck, 1809, vol. I, p. 47.
18 Lamarck, Discours d’ouverture prononcé le 21 floréal an 8, in Lamarck, 1801, pp.16- 17.
19 Ibidem, voir par ex. pp. 11 et 16 ; p. 19 : « Cette gradation soutenue dans la simplification ou dans la complication d’organisation des êtres vivans. »
20 Ibidem, p. 18. Voir Burlingame, 1973a, pp. 278-310.
21 Lamarck, Discours d’ouverture prononcé le 21 floréal an 8, in Lamarck, 1801, p. 16.
22 Ibidem, p. 41.
23 Ibidem, pp. 11-12.
24 Ibidem, p. 13.
25 Sur le concept de « milieu » chez Lamarck et sur la bibliographie correspondante, voir Jordanova, 1976 et 1978b ; Barsanti, 1979 ; Braunstein, 1997.
26 Lamarck, Discours d’ouverture prononcé le 21 floréal an 8, in Lamarck an IX (1801a), pp. 14, 13-14 ; Lamarck, an X (1802b), pp. 96 et sq. ; Lamarck, 1809, vol. I, pp.249- 250.
27 Burkhardt, 1977, p. 199.
28 Burlingame, 1973a, pp. 288-289 ; Burkhardt, 1977.
29 Levaillant, 1799-1808, vol. I, p. 1 et vol. II, p. 138 : « Étudions les mœurs des animaux ; suivons-les dans leur vie privée et dans leurs habitudes, c’est alors que les rapports qu’ils ont les uns avec les autres ne nous échapperont pas, et que nous connoîtrons leurs vraies places, celles que la nature leur a assignées. »
30 Ibidem, vol. II, pp. 191-192. Voir aussi vol. I, pp. IX-X : « La plus grande partie des membres du comité d’instruction publique virent mon cabinet ; des commissaires furent nommés pour le visiter ; la commission temporaire des arts fut elle-même saisie de cette affaire ; les citoyens Richard et Lamarck firent un rapport à ce sujet ; enfin, aucun moyen économique d’entrer en possession des seules richesses que je possedasse au monde ne fut négligé. Mais des affaires plus intéressantes sans doute, firent oublier la mienne. » Burkhardt, 1995, p. XXXV. admet que Lamarck aurait pu être intéressé par les exemples de Levaillant, mais affirme qu’il ne cita jamais les ouvrages de l’ornithologue. De toute façon. Lamarck citait très rarement les ouvrages de ses collègues, mais il connaissait bien Levaillant et avait visité sa collection, comme le montre la citation précédente. Levaillant avait demandé 60 000 livres pour sa collection d’oiseaux d’Afrique. Sur le destin de la collection, voir Grant, 1957.
31 Ibidem, vol. I, p. 26 ; voir aussi vol. II. pp. 93-96, 136-138 et 191. Burkhardt (1995) n’a pas trouvé de critiques de Buffon dans le texte de Levaillant.
32 Ibidem, vol. II, p. 96.
33 Ibidem, vol. II, p. 95.
34 Ibidem, vol. II, p. 137.
35 Ibidem, vol. I, p. 104.
36 Ibidem, vol. II, p. 82.
37 Daudin, 1799-1800, vol. II, pp. 297-300 ; cf. Levaillant, 1799-1806, vol. II, pp. 136- 137 ; Daudin, 1799-1800, vol. II, pp. 31-33 ; cf. Levaillant, 1799-1806, vol. I, p. 104. Dans son Discours préliminaire, Daudin acceptait la division entre « vertébrés » et « invertébrés » proposée par Lamarck, p. 13. Sur Daudin et Levaillant, voir Streseman, 1971 ; Levaillant, 1973 ; Farber, 1997.
38 Daudin, 1799-1800, vol. I, p. 84. Daudin a collaboré à l’édition des œuvres de Buffon sous la direction de Sonnini de Manoncourt ; voir Daudin, 1802-1803.
39 Ibidem, vol. I, pp. 15-16, 23. Il ne s’agit pas d’établir ici une filiation directe, mais simplement d’indiquer la présence, autour de Lamarck, et vers 1800, d’un intérêt très fort pour l’ornithologie, d’une véritable « mode », à l’intérieur de laquelle des considérations d’ordre téléologique et providentialiste émergeaient avec force.
40 Virey, in Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 37, an IX (1800), pp. 119-120.
41 Ibidem, p. 123.
42 Ibidem, pp. 145-146.
43 Ibidem, p. 127.
44 Ibidem, vol. 42, an IX (1800), pp. 60-61.
45 Lamarck, Discours d’ouverture prononcé le 21 floréal an 8, in Lamarck, an IX (1801a), p. 15.
46 Ibidem, p. 13.
47 Ibidem, p. 15.
48 Lamarck, an V 1 (797a), pp. 323-336, 342.
49 Ibidem, pp. 346-347. À propos de la formation du granit par cristallisation, Lamarck affirmait que l’hypothèse « du citoyen de la Métherie » lui semblait vraisemblable ; mais il ne pouvait accepter « que tout le globe de la terre eût été couvert par des eaux dont la hauteur surpassait celle des plus hautes montagnes », p. 346.
50 Lamarck, an X (1802a), p. 172 : « Les bases de cet écrit ont été d’abord rédigées sous la forme d’un Mémoire qui fut lu à l’Institut national le 21 pluviôse an VII […] Ce qui fait que le sujet du quatrième chapitre n’y était pas compris, parce que j’en avais déjà publié l’essentiel dans mes Mémoires de physique et d’Histoire naturelle. » Voir Carozzi, 1964 ; Burkhardt, 1977 ; Burlingame, 1973a ; Laurent, 1987 ; Gohau, 1997.
51 Lamarck, an X (1802a), pp. 14, 5-6, 7.
52 Ibidem, p. 27 : « Cependant tout homme capable de méditer profondément sur les grands objets que la Nature offre à son observation, ne peut s’empêcher d’éprouver de l’étonnement en voyant que les eaux marines ont constamment un bassin et des limites pour les contenir, et qu’elles sont toujours enfoncées dans l’épaisseur de la couche ou croûte externe du globe, de manière qu’en tout tems et partout leur niveau est plus bas que cette couche externe. »
53 Ibidem, p. 38.
54 Ibidem, pp. 42-54 ; la disposition des masses continentales actuelles et les courants marins empêchaient toutefois le mouvement des eaux, aussi Lamarck discutait-il les différentes déviations auxquelles elles étaient soumises, p. 50 : « On voit donc que, quoique le mouvement général des mers soit essentiellement de l’est vers l’ouest, puisqu’il résulte de l’action de la lune qui retarde les eaux marines dans leur mouvement commun avec la masse entière du globe, néanmoins les obstacles qu’éprouvent les mers dans leur cour vers l’ouest, les forçant de dévier, depuis bien de siècles, du côte du sud, le déplacement du bassin des mers est en train de se faire de ce côté, et non uniquement vers l’ouest. »
55 Ibidem, p. 54.
56 Ibidem, p. 68.
57 Ibidem, p. 67.
58 Ibidem, pp. 11-12.
59 Pour une interprétation différente, voir Barsanti, 1979.
60 Lamarck, an X (1802a), pp. 18-19 et 14-15.
61 Ibidem, pp. 17-18.
62 Ibidem, pp. 18-19.
63 Ibidem, pp. 174 et 178.
64 Ibidem, pp. 14et 152-153.
65 Ibidem, pp. 66-68, 83-84 ; p. 83 : « Les seules catastrophes qu’un naturaliste puisse raisonnablement admettre comme ayant pu avoir lieu, sont les catastrophes partielles ou locales, celles qui dépendent de causes qui n’agissent qu’en des lieux isolés : tels sont les bouleversemens qui sont causés par des éruptions volcaniques, par des tremblemens de terre, par des inondations locales, par de violens ouragans, etc. Ces catastrophes sont avec raison admissibles, parce qu’on en a observé d’analogues, et qu’on connaît leur possibilité. »
66 Ibidem, p. 22.
67 Ibidem, p. 88.
68 Ibidem, p. 151.
69 Ibidem, p. 88.
70 Ibidem, p. 170-171.
71 Ibidem, p. 93.
72 Ibidem, pp. 94-95.
73 Ibidem, p. 115.
74 Burlingame, 1973a ; Jordanova, 1976 ; Burkhardt, 1977 ; Barsanti, 1979 ; Szyfman, 1982 ; Laurent, 1987.
75 Lamarck, an IX (1801a), p. 407.
76 Ibidem, p. 408.
77 Ibidem, pp. 409-410. Barsanti, 1979, pp. 47-54.
78 Lamarck, an IX (1801a), p. 410. Sur les différences entre les thèses énoncées en 1800 et celles de 1801, voir Burlingame, 1973a/c, pp. 308-310.
79 Lamarck, an X (1802a), pp. 89-90.
80 Ibidem, pp. 105-106 et 117.
81 Buffon, an VII (1798)-1808, vol. 9, an VII (1798), p. 373 : « Dans la Nature, et surtout dans la matière brute, il n’y a des êtres réels et primitifs que les quatre élémens. »
82 Ibidem, p. 364.
83 Ibidem, vol. 9, an VII (1798), pp. 363-364.
84 Ibidem, vol. 7, an VII (1798), p. 360.
85 Lamarck, 1809, vol. I, p. 134 ; vol. II, pp. 85, 465 et sq.
86 Voir Burkhardt, 1977, chap. V, pp. 115-142.
87 Lamarck, an X (1802a), p. 187.
88 Ibidem, pp. 7-8.
89 Voir Barsanti, 1979 et 1997a ; Müller, 1983.
90 Lamarck, 1809, vol. II, pp. 91-93.
91 Lamarck, an X (1802a), pp. 186-187. On remarquera le style particulièrement compliqué de ce passage, d’ailleurs typique des œuvres de Lamarck, et qui est l’une des causes des difficultés d’interprétation de sa pensée.
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