Chapitre 3. Geoffroy Saint-Hilaire adhère au transformisme
p. 47-70
Texte intégral
1Premier acte de la bataille pour le transformisme, le débat des années 1825- 1832 entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire a consisté en une évaluation des théories en présence (parfaitement opposées sur presque tous les sujets de l’histoire naturelle) à l’aune de faits paléontologiques nouveaux, parmi lesquels les fossiles de « crocodiles » jurassiques découverts à Caen, en Normandie.
La découverte des « crocodiles » de Caen
2En 1817, de jeunes naturalistes amateurs portent à l’attention de Félix Lamouroux, professeur d’histoire naturelle à l’université de Caen, la découverte de fossiles de l’ère secondaire ressemblant à des restes de crocodiles. Lamouroux publie sa découverte et en avertit la Société d’histoire naturelle de Caen ainsi que le baron Cuvier, le paléontologue des vertébrés le plus célèbre de l’époque. Georges Cuvier étudie le premier « crocodile » de Caen et fait paraître ses conclusions en 1823, dans le tome V de sa grande encyclopédie de paléontologie, Recherches sur les ossements fossiles. Il attribue la partie supérieure de l’animal fossile à une espèce disparue du genre gavial (Gavialis), sans autre précision.
3Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, novice en matière d’anatomie des fossiles, mais expert dans la détermination des espèces de crocodiles et dans l’analyse des pièces osseuses de la respiration des vertébrés, présente à l’Académie des sciences (dans un mémoire ayant pour titre : « Des affinités du crocodile de Caen, et de la formation à son sujet d’un nouveau genre sous le nom de Téléosaurus »), en 1825, une nouvelle étude sur le « crocodile » de Caen. Le long titre d’un second mémoire mérite d’être cité en entier, puisqu’il marque l’adhésion officielle de Geoffroy au transformisme : « Recherches sur l’organisation des gavials ; sur leurs affinités naturelles, desquelles résulte la nécessité d’une autre distribution générique, Gavialis, Téléosaurus et Sténéosaurus ; et sur cette question, si les Gavials (Gavialis) aujourd’hui répandus dans les parties orientales de l’Asie, descendent, par voie non interrompue de génération, des Gavials antédiluviens, soit des gavials fossiles, dits Crocodiles de Caen (Téléosaurus), soit des Gavials fossiles du Havre et de Ronfleur (Sténéosaurus) »
4Pour Cuvier, le fossile, témoin d’une espèce disparue, sans doute lors d’une révolution du globe, prouvait la discontinuité entre les ères géologiques, et donc le fixisme. Mais selon Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, le téléosaure appartient à un genre de crocodiles assez éloigné des espèces actuelles. Cet animal se révélait étonnant par son apparence très proche du gavial, tout en possédant des caractères anatomiques qui semblaient rappeler les mammifères. La place taxinomique précise du téléosaure (le « reptile perfectionné ») ne pouvait donc être découverte grâce à un examen superficiel, ce que prouvait l’erreur de détermination de Cuvier. De plus, son aspect composite en faisait un exemple d’être intermédiaire entre les faunes du passé et les espèces vivantes. Geoffroy voyait donc dans ce fossile une preuve en faveur du transformisme.
5Félix Lamouroux fit poursuivre les recherches sur le site normand où avait été exhumé le premier « crocodile » de Caen, et Jacques-Armand Eudes-Deslongchamps, l’un des découvreurs des précieux restes, entreprit de se spécialiser dans la paléontologie des crocodiles. Jacques-Armand Eudes-Deslongchamps et son fils Eugène, qui poursuivit l’œuvre de son père, confirmèrent par la suite la détermination de Geoffroy Saint-Hilaire, toujours avérée à l’heure actuelle, en plaçant les téléosaures dans un groupe spécifique de la taxinomie animale (ordre des Crocodiliens, sous-ordre des Mésosuchiens, alors que les gavials font partie du sous-ordre des Eusuchiens). Le téléosaure n’est pourtant pas l’ancêtre des mammifères actuels, comme l’avait suggéré secondairement Saint-Hilaire.
6Dès 1825 cependant, Cuvier réplique dans l’article « Nature » du Dictionnaire des sciences naturelles et dénonce le transformisme qui n’est pour lui qu’une « spéculation de l’esprit ». C’est donc Cuvier, défenseur du fixisme traditionnel, qui lance le débat sur la question du transformisme. De 1825 à 1832, Geoffroy cherche à accumuler les preuves en faveur de l’existence d’êtres intermédiaires aux espèces actuelles, mais ayant vécu dans le passé. Il se convertit alors à l’évolution, mais Cuvier campe sur ses positions. Le débat entre ces deux illustres naturalistes culmine lors des séances du 15 février au 29 mars 1830 à l’Académie des sciences, où la controverse concerne les procédés anatomiques de Geoffroy Saint-Hilaire.
Le débat académique sur l’unité de plan
7L’interprétation admise aujourd’hui est que cette controverse ne pose pas la question de l’évolution, mais que les a priori fixiste et transformiste des auteurs y apparaissent implicitement.
8La controverse débute avec la lecture par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire de son Rapport sur l’organisation des mollusques, le 15 février 1830. Les scientifiques mettent un terme au débat après la lecture d’un dernier mémoire par Geoffroy, le 29 mars. Dans son rapport sur le mémoire intitulé Quelques considérations sur l’organisation des mollusques que les auteurs Laurencet et Meyranx avaient présenté à l’Académie, Geoffroy énonce trois points de théorie qui sont essentiels pour comprendre ses conceptions anatomiques.
9Il y affirme d’abord la ressemblance philosophique entre les mollusques et les vertébrés, en niant le hiatus que Cuvier a placé entre les embranchements. Cette ressemblance est fondée sur la théorie des analogues, et, en particulier, sur le principe des connexions. Celui-ci, appliqué aux deux embranchements les plus élevés du règne animal, montrerait que les mollusques et les vertébrés possèdent des organes « analogues », placés dans les mêmes connexions.
10Cette approche de la zoologie, appelée morphologique, remplace la téléologie, a priori traditionnel qui remonte à Aristote. Au lieu d’envisager l’étude des organes par leurs fonctions, on analyse, dans ce cadre, leur structure et leurs rapports.
11Dans son premier mémoire du 22 février, Georges Cuvier conteste les prétentions de Geoffroy à réformer l’anatomie animale. Cuvier récuse l’idée d’unité de plan, promue par Geoffroy, en maintenant qu’il existe des degrés dans les différences entre les animaux. À l’intérieur d’un embranchement, les êtres classés peuvent être dits « ressemblants », tandis qu’entre les taxons supérieurs, ils doivent être regardés comme « différents ». Le fondateur de l’anatomie comparée attaque également la théorie de Geoffroy sur le plan du vocabulaire. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire entend-il par « ressemblance » une identité de composition ? En d’autres termes, les mollusques et les vertébrés sont-ils pour lui composés des mêmes organes arrangés de la même manière ? Il ferait en ce cas une erreur grossière que n’importe quelle dissection révélerait. Enfin, Cuvier soutient que la ressemblance entre mollusques et vertébrés est une fausse découverte, puisque les auteurs du mémoire en question n’ont rien apporté de plus sur le sujet que les propres analyses de Cuvier.
12Dans sa Seconde argumentation, lue le 22 mars, Georges Cuvier change de cible et veut démontrer l’invalidité de la théorie des analogues, y compris à l’intérieur d’un embranchement. Dans un premier temps, Cuvier récuse l’approche purement morphologique préconisée par Geoffroy et démontre, à l’aide de l’exemple de l’os hyoïde, que la théorie des analogues est inapplicable à l’intérieur du phylum des vertébrés. Cuvier réaffirme donc sa confiance dans les principes téléologiques qui l’ont guidé jusque-là. En conséquence, il limite les cas d’analogie dans l’anatomie et fait dépendre ces homologies (analogie structurelle) des analogies fonctionnelles en général.
13Au total, c’est Étienne Geoffroy Saint-Hilaire qui parle le plus, lisant trois mémoires de plus que Cuvier devant l’Académie. Ses arguments sont les suivants. Il montre d’abord que l’approche téléologique de l’anatomie ne permet pas de comprendre la causalité des phénomènes étudiés. Dire que l’animal doit jouer un rôle dans la nature revient effectivement à abuser de la notion de cause finale. Si l’on n’étudie pas les organes uniquement du point de vue de leur structure et de leurs relations, aucune connaissance objective ne peut en être obtenue. Geoffroy pose également la question de savoir comment on peut fonder les critères de ressemblance et de différence. Il maintient que l’on ne peut l’affirmer a priori. D’autre part, le concept de ressemblance dépend du jugement, et non de l’expérience, ce qui grève d’une incertitude absolue les points de vue des deux compétiteurs. Malgré les critiques de Cuvier dirigées contre sa théorie des analogues, Geoffroy en réaffirme la validité, garantie par son utilité. Il parvient à démontrer que Cuvier s’en sert également pour déterminer les ossements fossiles et classer tous les animaux qu’il étudie. Enfin, il reconnaît manquer de faits prouvant la validité de sa théorie d’un plan unique depuis les vertébrés jusqu’aux mollusques. Geoffroy ne répond pas, comme il aurait pu le faire, que la critique de Cuvier à son encontre est insuffisante pour invalider son principe, et même en nier le caractère général, car les exemples qu’il choisit ne sont pas concluants.
14Le débat réside surtout dans l’affrontement entre deux approches opposées mais complémentaires de l’anatomie que sont la téléologie et la morphologie. Cuvier n’a pas compris le principe des analogies découvert par Geoffroy. En revanche, Geoffroy Saint-Hilaire accordait trop de crédit à son idée d’unité de plan. D’une part, il ne pouvait réduire toutes les ressemblances entre organes à son type d’analogies structurelles (homologies) car il existe aussi des ressemblances de type fonctionnel. D’autre part, si son idée d’unité de plan est valable à l’intérieur de chaque embranchement, elle paraissait encore peu vraisemblable entre les phyla. Cette idée a reçu seulement récemment une confirmation définitive.
15Les historiens de la biologie se sont passionnés pour identifier le vainqueur du débat. Il s’avère étonnant que Cuvier n’ait débouté Geoffroy que de ses prétentions à fonder des homologies entre les embranchements. L’approche morphologique de l’anatomie, au contraire, parce qu’elle est plus efficace, fut adoptée par la communauté scientifique. Les principes téléologiques encore utilisés par Cuvier ne devaient plus être pris en considération par les naturalistes de la génération suivante. Geoffroy convainquit donc là où les connaissances de l’époque lui donnaient raison.
16T.A. Appel a montré que la victoire de cette approche morphologique sur la téléologie en anatomie était une condition nécessaire de la victoire du transformisme sur le fixisme. Darwin a lu les Principes de philosophie zoologique discutés en mars 1830 au sein de l’Académie des sciences, ouvrage dans lequel Geoffroy expose tous les mémoires lus devant l’Académie, annotés et complétés de remarques générales sur sa théorie. Le rejet de la téléologie, et donc des causes finales hors de l’anatomie comparée a permis de poser la question de l’origine de la ressemblance réelle entre les êtres vivants. Les animaux les plus ressemblants devaient être considérés comme de proches parents.
17Ainsi, le débat porte indirectement sur la question de l’évolution. On peut voir, dans la controverse, que Cuvier est motivé par un a priori essentialiste et « différentialiste » qui insiste sur les hiatus entre les grands groupes taxinomiques, et qui peut trouver son corollaire, sinon son explication, dans son fixisme. Celui-ci nie tout rapport généalogique, et par conséquent réel, entre les structures des divers animaux. De même, Geoffroy Saint-Hilaire est certainement poussé par son a priori transformiste qui lui fait implicitement voir les animaux comme (parfois trop) proches les uns des autres.
18Ce débat concrétise l’opposition entre Cuvier et Geoffroy qui était latente depuis une dizaine d’années. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire aurait souhaité provoquer Cuvier devant l’Académie au sujet de l’origine des espèces. Diverses raisons expliquent que cela ne se produisit pas. Pourtant, un débat sur le transformisme eut bien lieu, contrairement à ce que certains historiens ont pu écrire. Mais celui-ci était informel, provoqué par Geoffroy qui contredit l’interprétation que Cuvier donne des « crocodiles » de Caen. Geoffroy et Cuvier se sont ainsi apostrophés à coups d’arguments et de réflexions percutantes dans leurs mémoires de paléontologie. De 1830 à 1832, c’est-à-dire jusqu’à la mort de Cuvier, les deux savants s’affrontent par le biais de mémoires de paléontologie présentés devant l’Académie des sciences ou le Muséum d’histoire naturelle.
L’ultra-positivisme de Cuvier
19Les arguments épistémologiques dominèrent les débats, même si les convictions politico-religieuses des naturalistes ont déterminé leur choix majoritaire en faveur de Cuvier. Mais grâce à l’existence même du débat, nous savons que Cuvier n’a pas voulu, ou plutôt n’a pas pu empêcher l’examen d’arguments objectifs. Et le fixisme y a également trouvé des armes, plus ou moins fortes, contre l’évolutionnisme dans le cadre de l’épistémologie de son époque. Ni le nombre ni la qualité des fossiles utilisés ne pouvait donc résoudre le problème posé : ainsi, on peut se demander si la question de l’origine des espèces et les méthodes d’investigation paléontologiques relèvent de la connaissance objective.
20Cuvier recommandait dans tout travail scientifique une nette distinction entre faits et théories. Il est resté fidèle toute sa vie à une épistémologie empiriste naïve, à laquelle il a souscrit très tôt. Cuvier écrit ainsi à Pfaff en 1788 : « Je voudrais que tout ce que l’expérience nous montre soit dégagé avec soin des hypothèses [...]. La science doit fonder sur des faits, en dépit des systèmes » (in Bourdier, 1967, p. 3). Il s’exprime approximativement dans les mêmes termes le 15 mars 1832, peu avant sa mort : « Les pures conceptions de l’esprit, les dissertations théoriques, les hypothèses [...] tombant bientôt dans le même oubli où sont tombées les hypothèses et les théories qui les avaient précédées [...], ce recueil [les Annales du Muséum d’histoire naturelle] [...] ne sera composé que de faits positifs » (in Bourdier, 1967, p. 3).
21Tout au long de sa carrière, Cuvier n’a donc pas changé d’avis et se prononce absolument en faveur d’un esprit d’analyse exacerbé qui aurait seul sa place en science. Sa position peut être résumée par son expression : « Les théories sont inutiles et même nuisibles ; seuls les faits comptent » (in Bourdier, 1967, p. 3). On pourrait encore citer : « L’histoire naturelle est une science des faits » (Cuvier et Valenciennes, 1828), et : « Nous, nous savons nous borner à décrire » (in Courrier, 1970-1971 ; Bourdier, 1972). Cuvier fait sortir du champ véritablement scientifique toute généralisation issue d’observations scientifiques. Il indique encore à Pfaff : « Les systèmes sont des moyens, et non pas le but » (in Roule, 1932b).
22R. Anthony soutient cependant que Cuvier, dans ses réflexions épistémologiques, n’aurait fait preuve que de prudence envers l’usage des théories scientifiques. Se basant sur la « Réflexion sur la marche culturelle des sciences et sur leurs rapports avec la société », que Cuvier publia le 14 avril 1807, il écrit que le naturaliste « estime que s’il fallait finalement aboutir à une théorie biologique, celle-ci devrait s’appuyer sur une quantité tellement incroyable de faits, de notions claires et précises qu’une vie humaine ne suffirait pas à les accumuler » (Anthony, 1932, p. 23).
23Il est ici sous-entendu que Cuvier dut reconstruire l’histoire naturelle française quasiment ex nihilo à partir de 1793, le Jardin du roi d’alors ayant été vidé de ses anciens occupants. Ainsi, toujours selon R. Anthony, Cuvier aurait « vu que la science était explicative de par sa nature même, et qu’il lui fallait des théories sous peine de n’exister point ». Mais l’auteur n’a recours ici a aucune citation explicite, et pour cause : son argumentation se détruit toute seule. En effet, l’historien conclut ainsi : pour Cuvier « l’heure des théories n’a pas encore sonné de son temps ». Cuvier aurait donc admis ne pas être un scientifique, alors que, justement, il se proclame tel en voulant exclure les théories de la science. Cette interprétation a au moins le mérite d’attirer l’attention sur un point : la définition de l’histoire naturelle comme une science n’était pas évidente à l’époque.
24En réalité, dans ces citations, Georges Cuvier se révèle sous l’aspect qui lui plaisait le plus : celui de « législateur de la science », de grand censeur des sciences qui guide l’Académie hors des impasses intellectuelles où risquerait de la conduire le verbalisme des littérateurs et des romanciers de la science. C’est d’ailleurs Geoffroy lui-même qui lui avait écrit en 1795 : « Venez à Paris ; venez jouer parmi nous le rôle d’un autre Linné, d’un législateur de l’histoire naturelle » (in Bourguin, 1864, p. 68).
25Pour Cuvier, la notion de science est obligatoirement liée à celle de progrès. Or, selon le vieil adage qui veut que l’on ne construise solidement et durablement que sur des bases saines, le baron Cuvier consacre la biologie officielle, grâce à son poste de secrétaire perpétuel à l’Académie des sciences, obtenu dès 1803. À sa mort, il fait partie des trois académies, ainsi que de plusieurs sociétés savantes, dont la très célèbre Société d’histoire naturelle.
26La science se résume pour lui à un catalogue de faits dûment enregistrés par les institutions compétentes : l’Académie et le Muséum. Il distingue lui-même la vérité de ce qui n’est pas scientifique : « Je ne suis qu’un Pérugin... J’amasse des matériaux pour un futur grand anatomiste, et lorsque viendra celui-ci, je désire qu’on me reconnaisse le mérite de lui avoir préparé la voie » (in Anthony, 1932, p. 24). Cuvier se compare ici à Pietro di Cristoforo Vannucci (il Perugino), dit en français, le Pérugin, peintre italien (1445-1523) précurseur de Raphaël en tant qu’initiateur d’un art clair et reposé qui participa à la décoration de la chapelle Sixtine. Cuvier ne fait certainement pas référence ici à l’autre aspect du personnage, le Pérugin assoiffé d’argent et d’honneur qui guida son art vers le commerce parfois au détriment de la qualité... D’autre part, cette touche culturelle montre plus l’art oratoire de Cuvier que son naturel modeste.
27Cuvier souhaite donc léguer personnellement à l’histoire naturelle des faits positifs, qu’il imagine éternellement acquis par sa discipline : « Plusieurs d’entre eux sont décisifs et j’espère que la manière rigoureuse dont j’ai procédé pour leur détermination permettra de les regarder comme des points définitivement fixés, dont il ne sera plus permis de s’écarter » (Cuvier, 1992, P- 47).
28Notons enfin que c’est dans le même esprit que Cuvier aborde l’histoire des sciences en général, notamment dans sa « Réflexion sur la marche culturelle des sciences et sur leurs rapports avec la société » (1807) : « Il n’est pas de science dont l’histoire ne soit utile aux hommes qui la cultivent ; mais l’histoire des sciences naturelles est indispensable aux naturalistes. En effet, les notions dont ces sciences se composent ne sauraient être le résultat de théories faites a priori [c’est-à-dire, ici, sans base factuelle]. Elles sont fondées sur un nombre presque infini de faits qui ne peuvent être connus que par l’observation. Or notre expérience personnelle est tellement limitée par la brièveté de notre existence, que nous ne saurions presque rien si nous ne connaissions que ce que nous pouvions apprendre nous-mêmes [...]. Ce dernier enseignement (celui qui permet de découvrir le mode d’investigation qui conduit le plus sûrement aux découvertes) est de la plus haute importance, car telle est l’influence de la méthode dans les sciences naturelles que pendant les trente ou quarante siècles qui ont déjà été employés à leur développement, tous les systèmes a priori, toutes les pures hypothèses, se sont détruits réciproquement, et ont laissé avec eux dans les obscurités du passé les noms de ceux qui les avaient imaginés ; tandis que, au contraire, les observations, les faits qui ont été décrits avec exactitude et clarté, sont venus jusqu’à nous » (in Anthony, 1932).
Étienne Geoffroy Saint-Hilaire plus métaphysicien que scientifique ?
29De nombreux historiens du xixe siècle, à la suite de Georges Cuvier lui-même, ont attaqué la théorie transformiste d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire au nom de l’idée incomplète, sinon totalement fausse, qu’ils se faisaient de la démarche scientifique. Les historiens cuviéristes insistent sur le manque d’objectivité de Geoffroy. Celui-ci suivrait Lamarck dans la lignée des spéculateurs français. Ses conclusions dépasseraient ce qu’il est possible de prouver scientifiquement.
30Ces explications traditionnelles sont fondées sur un système simple : Cuvier a gagné le débat des années 1825-1832 parce qu’il incarnait la vérité scientifique. À une époque où le transformisme n’avait pas encore triomphé du fixisme, les historiens des sciences ne remettaient pas en cause son autorité, car nombre d’entre eux étaient non seulement des scientifiques, mais aussi et surtout des disciples de Cuvier, ou du moins des épigones impressionnés par son aura intellectuelle. Pour expliquer ces prétendus égarements de la part de Geoffroy, on s’en remettait aveuglément aux accusations de son adversaire : Étienne Geoffroy Saint-Hilaire se serait égaré dans la philosophie au lieu de s’en tenir à l’évidence proclamée par les faits et révélée par l’observation.
31Dans les années 1840 et 1850, historiens et scientifiques français, y compris Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (mais Blainville exclu), font l’apologie de Cuvier. À ces panégyriques se sont ajoutées de niaises hagiographies, comme celle qu’écrit le baron Trémont1, qui fait pourtant quelquefois montre d’un sens critique plus aigu : « Esprit presque universel, quelle qu’ait été son aptitude pour les affaires publiques, il est à regretter que cet illustre savant ait eu le désir de s’en occuper, et qu’il n’ait pas consacré tous ses instants à la science. On eût facilement trouvé cent bons conseillers d’État en France, l’Europe ne comptait qu’un Cuvier [...]. Il était si laborieux qu’il travaillait, même dans sa voiture, lorsqu’il faisait des visites. »
32L’abondance des superlatifs et l’absence d’expressions restrictives ne peut que semer le doute chez les historiens. Selon Blainville, il existe aussi une vingtaine d’éloges signés par des personnes incompétentes en science. J. Viénot appelle encore Cuvier, en 1932, « le Napoléon de l’intelligence ».
33Après la parution de L’Origine des espèces, en 1859, les historiens pro-Cuvier se muèrent rapidement en anti-Geoffroy. Afin de prouver que le naturaliste anglais Charles Darwin avait tort, il fallait montrer que le débat avait déjà eu lieu en France et que les transformistes avaient perdu d’avance. Les flèches décochées contre Geoffroy, en atteignant quelque peu sa réputation posthume, visaient en fait Darwin, contre lequel elles étaient d’ailleurs de peu d’effet.
34Ainsi en 1864, Pierre Flourens s’en prend à Geoffroy dans le Journal des savants, jetant la confusion parmi ses confrères qui avaient entériné les découvertes anatomiques permises par la méthode de Saint-Hilaire. Milne-Edwards et Quatrefages, à sa suite, font également de Geoffroy un évolutionniste à tout crin. D’après I.E. Amlinsky, de nombreux historiens estiment que Geoffroy manquait d’objectivité. Il serait un esprit chimérique attiré par la Naturphilosophie. H. Le Guyader (1988), quant à lui, reprend l’opposition entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire en termes philosophiques : « Ils [Geoffroy et Cuvier] résument, et parfois caricaturent, les deux grands courants de pensée qui parcourent depuis toujours (et jusqu’à maintenant) la biologie. Qu’on les appelle “nomenclateurs” et “systémateurs” ou “réductionnistes” et “holistes” [...] on retrouve toujours la même volonté de pragmatisme chez les uns, une tendance à l’idéalisme chez les autres ».
35Goethe, le grand penseur allemand, qui fut aussi naturaliste, voit dans la controverse un nouvel épisode de la lutte commencée par Aristote et Platon entre l’école des faits et celle des idées. Les épistémologies qui s’opposent au début du xixe siècle se nomment positivisme et rationalisme. Dès 1830, Goethe, en tant que philosophe de la Nature, soutient Geoffroy. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, à sa suite, plaide pour le droit à la généralisation scientifique. Il impute l’échec de son père à l’épistémologie rétrograde de l’époque, qui, d’avance, empêchait l’expression des idées de Geoffroy.
36Pour Cuvier, Saint-Hilaire extrapole et va bien au-delà de ce qui est autorisé par les faits. Dans son mémoire « De la théorie des analogues appliquée à la connaissance de l’organisation des poissons », lu le 22 mars 1830 devant l’Académie des sciences, Cuvier estime que pour arriver à un principe d’unité de plan entre les différents embranchements, il faut « sortir du champ des faits réellement comparables ». Il interpelle ainsi Saint-Hilaire : « Vous lui donnez une étendue qu’il faudrait au contraire restreindre, afin de se renfermer dans de plus étroites limites » (in E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847).
37Peu à peu, avec la victoire de l’évolutionnisme sur le plan scientifique, les historiens accusèrent Cuvier d’entrave à la bonne marche de la science. Mais pendant plus de cinquante ans, Geoffroy avait été considéré comme plus philosophe et rêveur que scientifique, car il n’aurait pas étayé ses vues de suffisamment de faits.
38« Geoffroy sort [-il] du champ des faits réellement comparables » (Cuvier, in E. Geoffroy Saint-Hilaire, 1847) ? Quelle est la réalité des attaques de Cuvier ? La théorie transformiste de Geoffroy a-t-elle été établie à l’aide d’une méthode scientifique ?
La réalité des accusations
39Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces attaques semblent au premier abord parfaitement justifiées aux scientifiques successeurs de Georges Cuvier, adeptes du positivisme ou d’un empirisme marqué. Geoffroy interprète donc les faits bien au-delà de ce qui est légitime, ou, ce qui revient au même, les théories de Geoffroy ne bénéficient pas d’une assise factuelle suffisante. Comme les philosophes de la Nature, il prononcerait des assertions difficiles à contrôler. Il serait dans sa nature romantique de promouvoir des idées générales insuffisamment établies.
40Cuvier connaissait les « délires égyptiens » de son jeune ami parti avec Bonaparte et son expédition. Loin des critiques de ses collègues et en proie à une grave cyclothymie pendant son séjour en Afrique (de 1798 à 1801), Étienne Geoffroy Saint-Hilaire se livre à la généralisation métaphysique. Inspiré par le système des cristaux de Haüy, il construit une grandiose théorie des fluides et des forces qui était supposée expliquer tout l’univers. À renfort d’expériences et de calculs mathématiques, Geoffroy voulait réduire tous les phénomènes du monde physique à des attractions et des répulsions de la matière et des « fluides impondérables » (lumière, chaleur, électricité et fluides nerveux). Il devait cependant tempérer son enthousiasme devant les résistances de ses collègues et les critiques du baron Joseph Fourier (1768-1830), mathématicien et physicien, commissaire auprès du sultan.
41Geoffroy dut, pour son retour, demander l’aide de son camarade Cuvier, resté à Paris, afin de sauver sa réputation. Geoffroy écrit à Cuvier le 19 décembre 1801 : [Fourier, alors rentré d’Égypte, tandis que Geoffroy attend son rapatriement, est] « un homme de beaucoup d’esprit et de vérité. Nous avons été si rapprochés et ses prétentions devinrent tellement ambitieuses que nous nous sommes souvent heurtés [...].
42« Son plan, depuis le départ de Berthollet, a été, par des sarcasmes injurieux, de prouver que tous ses collègues de l’Institut étaient ignorants [...]. Quand ma découverte sur le fluide nerveux, le calorique, la lumière, l’électricité, etc., ont été connues, il y eut quelques personnes qui l’exaltaient, soit par persuasion, soit par ressentiment contre Fourrier. Celui-ci [...] voulut prouver que ce n’était qu’une niaiserie [...] il imagina [...] de me faire passer pour fou. Je fus piqué, j’écrivis. Je rassemblai toutes mes preuves et je me proposai d’autre vengeance que de commencer à le convaincre, ce à quoi je suis très certainement parvenu. Je regrette, mon cher ami, d’être entré dans tous ces détails, et de vous écrire nos petites discussions provinciales : mais comme je désire que vous me rendiez service à cet égard, j’ai dû vous mettre au courant, surtout je vous prie de ne point publier ces détails.
43« Je ne sais si Fourier en conserve quelque ressentiment : dans ce cas, il ne me ménagerait pas auprès de Monge et de Berthollet et leur donnerait [...] sur mon travail des préventions qu’il serait bien difficile de détruire [...]. Le service [...] serait de surveiller Fourier en ce qui me concerne, de détruire autant que possible les impressions déjà faites et de réclamer, avant le prononcé de jugement, l’arrivée et l’audition de la partie adverse [...] » (in Haüy, 1901).
44À sa décharge, nous pouvons rappeler que ces spéculations sur la théorie des fluides et forces restent très différentes dans son esprit des excellents travaux d’expérimentation et d’observation qu’il mène par ailleurs sur la faune égyptienne. Ses mémoires sur le polyptère, un poisson de la mer Rouge, furent en particulier très remarqués pour leur précision.
45Geoffroy enterra ses idées à proprement parler non scientifiques jusqu’à la fin des années 1830. L’essentiel de son œuvre échappa donc à la fougue métaphysique de l’auteur qui resta prêt des faits. Selon l’historien T.A. Appel, Geoffroy a très tôt dans sa carrière restreint son penchant pour les théories spéculatives afin d’obtenir de l’avancement. Il retira par exemple l’expression « hypothèse chimérique », dont il qualifiait l’idée de la chaîne des êtres dans un de ses premiers mémoires de zoologie, pour plaire à Daubenton, son directeur.
46Geoffroy n’a cependant jamais totalement abandonné ses généralisations parfois contestables. Ainsi, l’hypothèse anatomique selon laquelle les insectes seraient enfermés dans leurs vertèbres lui a causé beaucoup de tort. En 1820, il doit retirer son « Rapport sur un mémoire de monsieur Audouin concernant l’organisation des insectes » (1820). Les propos qu’y tient Geoffroy sont effarants : « De ces faits, il y a à conclure que les insectes sont des animaux vertébrés : et si tout doit se réduire à une vertèbre, c’est chez les insectes que cette proposition est dans toute son évidence. En dernière analyse, nous allons sur ce résultat : tout animal habite en dedans ou en dehors de sa colonne vertébrale. » Il faut néanmoins signaler que n’ayant jamais étudié personnellement les insectes, Geoffroy utilise des travaux d’un autre naturaliste, Latreille, pour écrire son rapport. Aussi pèche-t-il ici par incompétence.
47Lors du débat académique de 1830, Cuvier critique précisément Geoffroy Saint-Hilaire sur des aspects techniques. Dans l’Histoire naturelle des poissons, où il s’en prend pour la première fois à l’idée d’unité de plan, ainsi que dans ses mémoires lus devant l’Académie des sciences en 1830, Cuvier décompose la théorie de Geoffroy pour ne critiquer que des faits. Les exemples pris en compte sont l’opercule des poissons et l’os hyoïde. Il apparaît, de la confrontation de toutes les analyses du débat, qu’aucun des deux orateurs ne put l’emporter.
48En effet, les faits cités par Cuvier sont admirablement traités par Geoffroy. Certains historiens n’ont pas compris l’acharnement de ce dernier à porter le débat sur le plan de la théorie. Pourtant, certaines « preuves » proposées étaient très étonnantes, comme la « plicature » des mollusques, destinée à démontrer l’homologie de structure avec les vertébrés : « La première idée que fait naître la situation bizarre et anormale des céphalopodes qui ont le cloaque appliqué sur la nuque est que ces animaux marchent et nagent, en présentant le vertex soit vers la terre, soit vers le fond des eaux [...]. Figurons-nous un animal vertébré marchant sur la tête ; ce serait absolument la position d’un de ces bâteleurs qui renversait leurs épaules et leur tête en arrière pour marcher sur leurs mains et sur leurs pieds ; car, alors l’extrémité du bassin de l’animal, dans ce renversement, se trouverait appliquée sur la partie postérieure du cou » (Laurencet et Meyranx, in Geoffroy Saint-Hilaire, 1847). Une telle « plicature » devait permettre de se rendre compte que la seiche était analogue à un vertébré replié sur lui-même, à partir de la position abdominale, et renversé en arrière. Pour Cuvier, ce passage était trop fantaisiste et pittoresque pour constituer un apport positif. Pour Goeffroy Saint-Hilaire, plus attentif à la portée générale de la théorie qu’à la précision des faits, si un exemple était effectivement faux, il fallait recommencer la démonstration ailleurs.
49Quant à son recours fréquent à l’imagination, que Geoffroy recommande pour valider son unité de composition organique, les arguments du célèbre anatomiste sont confus. Le paléontologue Jean Piveteau, à l’issue de son analyse, conclut : « Geoffroy Saint-Hilaire imagine des transformations en géomètre, sans se préoccuper si les stades intermédiaires sont physiologiquement possibles, ce qui était pour lui [Cuvier] l’essentiel. »
50La théorie anatomique de Geoffroy Saint-Hilaire (l’unité de plan de composition) s’appuie sur un grand nombre de faits avérés. Son auteur ne pouvait donc la laisser critiquer aussi facilement. Sur le plan épistémologique, on peut estimer que Geoffroy avait raison. Néanmoins, aucune autre homologie de structure entre mollusques et vertébrés n’était apparue aux scientifiques soutenant l’idée d’unité de plan, et pour cause, puisqu’il n’y en a pas. L’entêtement de Geoffroy n’est pas métaphysique lorsqu’il réagit aux critiques de Cuvier touchant aux exemples déjà cités. L’unité de plan a permis des progrès considérables dans le domaine de l’anatomie des vertébrés. On ne pouvait donc refuser ce principe par avance. Cuvier a cru, à tort, que toute la théorie des homologies (la méthode, en quelque sorte) était erronée, ce qui n’était pas le cas. En ce sens, l’historien T.A. Appel souligne pertinemment que Cuvier soutenait un point de vue extrême en anatomie.
51Malgré tout, Cuvier critique Geoffroy : « Concluons donc que s’il y a des ressemblances entre les organes des poissons et ceux des autres classes, ce n’est qu’autant qu’il y en a entre leurs fonctions. [...] concluons surtout qu’ils ne sont ni des anneaux de cette chaîne imaginaire des formes successives [...] ni même de cette chaîne non imaginaire des formes simultanées et nuancées, qui n’a de réalité que dans l’imagination de quelques naturalistes, plus poètes qu’observateurs » (Cuvier et Valenciennes, 1828, 1, p. 550-551).
52Les arguments anatomiques présentés lors du débat académique de 1830 se sont révélés insuffisants pour emporter la conviction des naturalistes français. Cuvier a toutefois eu tort de mettre à mal la méthode inductive de son adversaire. En premier lieu, parce qu’elle n’est pas en cause, ensuite parce que Cuvier utilise aussi l’induction dans ses travaux de systématique.
53Il est à remarquer d’une part que le débat académique de 1830 fut donc véritablement scientifique, et d’autre part que ses conséquences furent exactement celles auxquelles on pouvait s’attendre, c’est-à-dire l’abandon de la recherche obstinée, devant l’échec, d’homologies entre les différentes classes du règne animal, même si la méthode à l’intérieur de chaque classe en particulier était conservée et homologuée par la science officielle. Les naturalistes avaient en effet été très nombreux à travailler et à obtenir de bons résultats grâce à la méthode de Saint-Hilaire. Cuvier ne put s’opposer à eux éternellement. Les analyses anatomiques de Flourens et de Blainville, les plus grands anatomistes après Cuvier, ainsi que celles de ses successeurs, utilisent les concepts de Geoffroy. Notons enfin que Saint-Hilaire lui-même abandonna la partie, et ne s’occupa plus essentiellement que de paléontologie dans les années 1830, preuve supplémentaire qu’il était d’abord un scientifique.
54Bien après la mort de Cuvier, dans ses dernières publications, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire renoue avec les vastes théories bâties trop vite. Il développe notamment la loi « d’attraction de soi pour soi », utilisée d’abord en embryologie. Ce principe postule que les organes similaires (les membres antérieurs ou les oreilles, par exemple) ont tendance à subir une variation de manière équivalente, à s’attirer ou se repousser mutuellement lorsqu’ils en sont affectés. Il explique la plupart des monstruosités doubles. Geoffroy envisage ensuite de généraliser l’étendue de cette découverte dans le cadre d’une vision complètement spéculative de l’univers. Elle fut évidemment utilisée par les historiens cuviéristes pour justifier la validité du fixisme. Frédéric Cuvier, le frère du fondateur de la paléontologie des vertébrés, dénonce ainsi les spéculations de Saint-Hilaire, lors de la séance académique du 27 août 1837 : « Nous sommes en droit, en y mettant de la générosité, d’en traiter et de les caractériser paroles hasardées, légères et dépourvues de tout fondement.2 »
55L’historien T.A. Appel écrit que, durant les années 1830, Geoffroy semble évoluer vers un style non professionnel, plus romantique et plus matérialiste. L’anatomiste expose toujours ses idées à l’Académie, mais il est fantasque, capricieux et s’aliène la patience de ses collègues. Geoffroy était, pour eux, plus un embarras qu’une nuisance. Il est parfois uniquement philosophe, y compris dans certains écrits pour l’Académie, telles les Études progressives (1835) et Les Notions synthétiques (1838), auxquels aucun académicien ne prit la peine de répondre. Il y tient des propos sans aucun fondement et, par surcroît, irréligieux. Lors de la lecture, en septembre 1834, d’un mémoire intitulé « Puissance du monde ambiant gouvernant l’engendrement des causes auxquelles les formes différentes et la multiplication des espèces vivantes », Geoffroy admet qu’en parlant de botanique il sort de son domaine d’étude. Il justifie pourtant ses références par son besoin de rassembler plus de preuves, et il s’en remet à des autorités compétentes (Moquin-Tandon). Isidore Geoffroy Saint-Hilaire sortit de la salle en suivant la majorité des spectateurs et personne n’écouta cette « homélie longue et ennuyeuse », lue avec « lourdeur et emphase » (Moquin-Tandon, 1944, p. 105-116). Cela devait gravement contribuer à discréditer la théorie transformiste. À partir de 1834, la majorité des savants considèrent que le naturaliste est en dehors de la réalité. Le docteur Quoy, pourtant admirateur de Geoffroy dans les dernières années de sa vie, en témoigne : « M. Geoffroy, ce pauvre homme ! Aimant le bruit pour faire parler de lui [...] avec son idéalisme extravagant, son élocution insoutenable et son style de cuisinière [...] maintenant, sur certaines choses, on le considère à peu près comme un demi-aliéné » (Quoy, 1907).
56Ce penchant s’aggrave encore avec la vieillesse. En effet, dans une Note à l’Académie que Saint-Hilaire écrit en 1837, il promet d’étudier plus tard l’essence de l’âme corporelle de saint Augustin, mais en épargne finalement l’Académie3. Ses mémoires de 1839 contiennent des expressions peu scientifiques à l’époque, telles que « physique intrastellaire ». Malgré tout, il nous apparaît que ces pensées, qui sont l’œuvre d’un jeune homme très inexpérimenté, puis celle d’un vieillard diminué, n’entachent en rien ses remarquables monographies de paléontologie notamment et, plus particulièrement, celles des années 1825-1832 qui prouvent le transformisme.
57En général, Geoffroy Saint-Hilaire est bien renseigné, même s’il ratisse tous les domaines pour obtenir des indices confirmant ses idées. Geoffroy accorde sans doute trop facilement le bénéfice du doute aux travaux des autres savants. Toutefois, il ne renonce pas aux principes qu’il est censé abandonner pour manque de preuve. Cette recherche acharnée montre donc que Saint-Hilaire n’affirme rien de façon totalement péremptoire.
58F. Bourdier assure qu’en ce qui concerne la taxinomie, Geoffroy était au moins l’égal de Cuvier, et, sa précision éclipsait parfois celle de l’illustre naturaliste. Geoffroy a même peut-être davantage pratiqué la dissection que Cuvier. T. Cahn et H. Le Guyader mettent en avant sa rigueur de pensée. Il est également à l’origine de l’adoption par la biologie de certaines méthodes utilisées en physique et en chimie.
59Pour Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, l’unité de composition organique, n’est pas une construction métaphysique (au sens d’assertion non scientifique parce que trop générale par rapport à la base factuelle qui a permis de les élaborer), mais une loi démontrée à partir de l’observation de la nature. Il réalise de brillantes déterminations d’organes (os hyoïde, opercule des poissons comparé aux os des l’oreille interne des vertébrés) grâce à ses lois : « Toutefois, ses propres recherches et celles de ses continuateurs ont montré dans la suite qu’il s’agissait là plus que d’une hypothèse de travail énoncée à la légère et jusqu’à aujourd’hui, ce principe est resté un guide fécond de recherches » (Cahn, 1962).
60Geoffroy maintient également que, si certaines applications de ses lois se révèlent fausses, d’autres savants les réfuteront, et que la science y gagnera. Il avait été très suivi avant 1830 et Cuvier l’avait même félicité au commencement de ses recherches, preuve que ses idées en anatomie n’ont provoqué l’hostilité générale qu’après leur généralisation excessive. Avant 1820 et les premières condamnations par Cuvier, la majorité des chercheurs travaillent à prouver l’unité de plan. Dutrochet, Savigny, Blainville, de Candolle surtout, mais aussi Milne-Edwards, Audouin et Latreille développèrent le principe d’unité de plan et espéraient en étendre l’application aux autres classes animales. Il serait, par ailleurs, faux de croire que les naturalistes poursuivant la recherche des principes de morphologie édictés par Étienne Geoffroy Saint-Hilaire étaient minoritaires dans les années 1820, époque à laquelle Cuvier commence à s’opposer à lui. Après cette date, l’école de Cuvier y renonce, excepté Flourens, qui est rappelé à l’ordre par son directeur de recherches.
61Les premiers travaux anatomiques de Saint-Hilaire sont donc originaux, rigoureux et souvent pertinents. Ses nombreuses découvertes d’homologie dans l’embranchement des vertébrés sont reconnues par l’obtention d’un siège à l’Académie (1807). Même après 1830, et l’échec philosophique de l’idée d’unité de plan, son contenu, du moins pour les vertébrés, est annexé en totalité par la science officielle, et la recherche des homologies, à l’intérieur de cette classe, poursuivie. La zoologie contemporaine a d’ailleurs entériné les conceptions et définitions de Geoffroy concernant les homologies.
62Dans le cadre de ses études embryologiques, Geoffroy montre d’autre part que le fixisme impose l’idée de la préexistence des germes. Cette théorie, élaborée par le médecin Pierre-Sylvain Régis vers 1690, suppose que les germes des monstres ont dû être produits à l’origine des temps avec ceux des êtres normaux. Le mécanisme de la reproduction les rendrait simplement plus propres à croître d’une manière sensible. La majorité des scientifiques du début du xixe siècle, dont Cuvier, ont adopté cette idée. Mais Geoffroy défend la théorie opposée de l’épigenèse. Son ami Étienne R.A. Serres (1786-1868) l’exprime ainsi en 1827 : « Des embryons qui, placés dans les circonstances ordinaires, se seraient développés normalement sont devenus, leur développement ayant été troublé, anormaux, monstrueux même. Donc les anomalies ne préexistent pas à la fécondation. »
63En effet, si les espèces biologiques sont fixes et créées de toute éternité, c’est qu’il existe un invariant fondamental gouvernant leur forme. Celui-ci ne peut être que le germe embryonnaire, quintessence et origine de l’individu. Or, l’épigenèse est prouvée par Geoffroy. En conséquence, il n’y a pas de prédestination à la monstruosité, car celle-ci peut-être provoquée expérimentalement. L’hypothèse transformiste est ainsi validée, et le fixisme rejeté. Malgré tout, Cuvier s’obstine, de façon peu objective : « De là découle naturellement la conséquence, qu’en prenant les classes supérieures à l’état d’embryon, on doit retrouver les parties des inférieures, et que la composition doit être la même dans toutes, sauf le plus ou moins de développement de certaines parties. Mais ces rapports, qui offrent quelque chose de plausible, quand on ne les énonce qu’en termes très généraux, s’évanouissent aussitôt qu’on veut entrer dans le détail, et faire la comparaison de point en point » (1825b).
64Geoffroy décrit également trente genres de monstruosités. Il en organise la première classification établie à partir du principe de subordination des caractères, et pour laquelle tous les organismes classés relèvent d’un même plan de base. L’embryologiste explique alors les monstres unitaires, la plupart du moins, par sa théorie des retardements et des arrêts de développement : « Il nous paraît alors que la pensée des théoriciens comme Geoffroy et Serres est bien plus fine et plus précise qu’on le dit généralement [...] il faut [...] les voir comme des esprits très rigoureux qui n’acceptaient pas de mêler ce qui n’était pas a priori mêlable avec certitude » (Le Guyader, 1988, p. 121).
65Geoffroy recourt à l’expérimentation, alors même que Cuvier la refuse sur les êtres vivants sous principe (et il est important d’insister sur certaines idées sans fondement scientifique du chercheur) que « les machines qui font l’objet de nos recherches ne peuvent être démontées sans être détruites » (in Piveteau, 1950, p. 344).
66Or, c’est dans cette unité fondamentale des individus que réside la vie, et donc le principe explicatif biologique. Geoffroy, au contraire, étudie l’embryogenèse sur le plan expérimental. Il observe les œufs des autruches en Égypte et conçoit déjà des programmes expérimentaux pour tenter de provoquer des changements anatomiques en modifiant le milieu de développement des embryons. À Auteuil, puis à Bourg-la-Reine, entre 1820 et 1826, il élabore, avec Étienne Serres, des processus expérimentaux sur une très vaste échelle, en élevant 500 à 600 œufs de poule en incubation artificielle. Geoffroy et Serres obtiennent quelques monstruosités artificielles de types très divers.
67Allen Thomas, en 1844, affirma avoir refait avec succès les expériences de Geoffroy, ce qui ne fut pas le cas pour Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui avait repris la tératologie après la mort de son père (Rostand, 1964). Les monstruosités provoquées permirent à Étienne Geoffroy Saint-Hilaire d’élaborer les premières lois embryogéniques de l’histoire, comme celle des arrêts de développement, que Meckel confirme ensuite grâce à des faits positifs. Malgré le recours continuel à la pensée critique (et heureusement pour lui), Geoffroy reste donc en contact permanent avec la réalité. Jean Rostand, le biologiste de Ville-d’Avray, cite un manuscrit inédit du Muséum d’histoire naturelle concernant un processus expérimental possible de Geoffroy : « l’œuf se nourrit durant l’incubation des fluides répandus dans l’atmosphère [...]. Dès que l’air est un agent de nourriture, il serait avantageux de couvrir des œufs donnés à l’incubation de vernis ou de papiers vernissés, en plaçant ces vernis par zones très variées. Ce serait un moyen d’apporter des perturbations dans le développement du poulet, et de se procurer comme à volonté des monstres.4 »
68Étienne Geoffroy Saint-Hilaire tente d’autres processus modificateurs. Il met les œufs dans la position verticale ou enfonce des épingles dans l’embryon. C’est d’ailleurs en réussissant à créer des monstres que Geoffroy trouve des preuves en faveur de l’évolution.
Les preuves directes du transformisme
69En paléontologie, force est de constater que Saint-Hilaire a attendu de disposer d’un exemple précis, les « crocodiles » de Caen, avant de s’avouer transformiste. S’offrent alors à nous deux possibilités d’interprétation. Geoffroy pouvait être transformiste avant 1825, comme il est probable, et, dans ce cas, attendant une preuve irréfutable pour se prononcer, le naturaliste suit une méthode parfaitement positive, sans verser dans la métaphysique. Geoffroy peut aussi avoir été converti au transformiste par les nouveaux fossiles, auquel cas il ne suit aucune idée a priori et demeure à l’abri de toute accusation idéologique possible. Cela expliquerait sa fureur, d’après les témoins, à la lecture et l’audition des reproches et des accusations peu fondées de Cuvier contre ses idées.
70Les arguments d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire sont bien concrets lorsqu’il déclare adhérer au transformisme. En effet, il s’appuie sur l’observation de fossiles de crocodiles, animaux qu’il connaissait très bien sur le plan anatomique, et certainement mieux que Cuvier puisqu’il rectifie l’erreur commise par celui-ci dans le tome V des Recherches sur les ossements fossiles. Geoffroy a beaucoup étudié les crocodiles en Égypte, où il put disséquer des animaux momifiés par les anciens Égyptiens. De retour à Paris, il publie en 1803 un « Mémoire sur les crocodiles ». En 1807, Geoffroy fait paraître un « Mémoire sur les habitudes attribuées par Hérodote au crocodile du Nil » ainsi qu’un article intitulé « Détermination des pièces qui composent le crâne des crocodiles » (Annales du Muséum d’histoire naturelle, tome 3). En 1824, juste avant de se plonger dans la paléontologie évolutive, Geoffroy écrit un mémoire intitulé « Des pièces crâniennes chez le crocodile... » (1824). Saint-Hilaire est l’auteur de nombreux mémoires sur ces animaux : « Notice sur une nouvelle espèce de crocodiles d’Amérique », « Description des crocodiles d’Égypte », « Observation des crocodiles du Nil », « Des crocodiles d’Égypte », « Description de deux crocodiles qui existent dans le Nil comparés au crocodile de Saint-Domingue » et « Quelques conditions générales des rochers et de la spécialité de cet organe chez le crocodile ». On le voit, c’est sur des bases très sérieuses, et non à la façon d’un amateur, qu’il construit sa théorie transformiste.
71La concurrence fut donc rude avec Cuvier, également spécialiste de l’anatomie des crocodiles. En témoignent ces divers titres de mémoires : « Sur les différentes espèces de crocodiles vivants et sur leurs caractères distinctifs » (1801) ; « Mémoire sur les ossements fossiles de crocodiles, en particulier sur ceux d’Honfleur » (1804) ; « Mémoire de paléontologie sur les os des reptiles et des poissons des carrières à plâtre des environs de Paris » (1812). Cuvier a également participé à la détermination d’espèces de crocodiles nouvellement découvertes, telles que Paleosuchus palpebrosus, que l’on appelle ordinairement « caïman de Cuvier » ou « caïman nain de Cuvier ».
72Sur le plan des faits, on peut établir facilement une comparaison entre les travaux anatomiques des deux savants en étudiant de façon systématique leurs brouillons et schémas, que l’on peut consulter dans les différentes bibliothèques des sciences de Paris. Tout ce qui concerne l’anatomie des crocodiles paraît très semblable. Pour n’insister que sur la méthode de Geoffroy Saint-Hilaire, on sera très vite persuadé qu’il ne suit pas un raisonnement abstrait, ni une idée préconçue sans s’appuyer sur des faits concrets, en regardant simplement les rapports symétriques et statistiques établis lors de ses dissections, études paléontologiques ou embryologiques.
73De même, Geoffroy se rend en province pour étudier directement les fossiles, sans passer par les dessins, qui sont reconnus pour leur grande beauté d’exécution, mais aussi pour les fréquentes erreurs commises par les dessinateurs. F. Bourdier estime que l’interprétation fautive de Georges Cuvier à propos de la détermination des « crocodiles » fossiles de Caen publiée dans le tome V des Recherches sur les ossements fossiles est due à ce que ce dernier se servit « de documents médiocres, tel un dessin inexact, fait de mémoire par Eudes-Deslongchamps » (Bourdier, 1967, p. 8). De plus, chaque vue correspond à une sélection dans l’esprit de celui qui commande le dessin. Une découverte tout à fait inattendue pouvait donc restée ignorée en raison des inconvénients inhérents au système. Ainsi, Geoffroy se rend-il à Caen, par trois fois entre 1830 et 1831, puis à Neschers en Auvergne en 1833, afin d’examiner par lui-même les animaux fossiles. À la fin 1837, il retourne à Caen, où il a observé le fossile d’un mégalosaure. L’Académie refuse de lui accorder une subvention pour les recherches qu’il souhaite entreprendre à Oxford, en Angleterre, pour étudier « deux genres de crocodiles [qu’il] tient pour les auteurs ou la souche des familles présentement existantes » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1837, p. 11). Il décide d’y aller par ses propres moyens. Parti en septembre 1836, il tombe malade à Londres et interrompt son voyage.
74Alors que certains faits sont laissés dans l’ombre par les collègues de Geoffroy, celui-ci attire leur attention sur certaines découvertes capitales. Celles-ci sont relativement peu connues, car elles furent éclipsées par d’autres, moins significatives, mais sans doute plus préoccupantes pour l’époque. L’intérêt porté par Geoffroy aux fossiles de mammifères d’Auvergne, où il se rend dès 1833, en est un exemple. De même, Saint-Hilaire insiste sur l’importance de la première découverte, en 1834, d’un fossile de singe. Son intuition d’un nouvel intermédiaire présumé entre les lézards et le reste des reptiles trouvé à Caen en 1838 est remarquable.
75Dans son mémoire intitulé « Des affinités du crocodile de Caen, et de la formation à son sujet d’un nouveau genre sous le nom de Téléosaurus » (28 février-7 mars 1825), Étienne Geoffroy Saint-Hilaire soutient que la tête d’un crocodile embaumé retrouvé dans les catacombes de Thèbes possédait un orifice respiratoire plus exigu aux arrière-narines que l’espèce actuelle. Avec le temps, il se demande si des variations importantes et permanentes pourraient être responsables de l’organisation des êtres vivants.
76Lorsqu’il écrit son mémoire intitulé « Sur de grands sauriens trouvés à l’état fossile vers les confins maritimes de la Basse-Normandie, attribués d’abord au crocodile, puis déterminés sous le nom de téléosaurus et de sténéosaurus » (4 octobre 1830), Geoffroy est évolutionniste. Sa comparaison du crâne des « crocodiles » de Caen avec celui des mammifères lui fait entrevoir l’existence de caractères intermédiaires entre les classes d’êtres vivants. Les animaux qui ont ce caractère mixte, en l’occurrence, les téléosaures, semblent être les ascendants des animaux actuels auxquels ils ressemblent le plus. C’est donc pas à pas que Geoffroy avance sur la piste transformiste, en validant par des faits précis chaque étape de son raisonnement. Il nie d’abord le caractère absolu des éventuelles catastrophes de Cuvier, puis tente de modifier expérimentalement les espèces vivantes, dans le cadre de ses recherches tératologiques. En 1825, le transformisme est encore présenté comme une hypothèse : « Les physiciens et géologues ne doutent pas que de grands changements n’aient été successivement introduits dans les conditions physiques et matérielles du globe [...]. Or, ces changements sont de nature à avoir agi sur les organes [...] et de l’avoir fait précisément dans la mesure des deux lois posées par M. de Lamarck dans sa Philosophie zoologique. Nier l’influence de pareilles circonstances sur l’organisation, c’est se placer sous la charge bien difficile de démontrer que de telles variations sont impossibles » (Geoffroy, 1825, p. 150).
77Acceptant donc dans un premier temps, sans doute faute de mieux, l’hypothèse de l’hérédité des caractères acquis de l’auteur de la Philosophie zoologique, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire ajoute : « Les décompositions animales, les reformations et les nouvelles compositions se passent dans un même milieu ou sous l’action des mêmes agents physiques et chimiques, les mutations se produisent de la même manière ; d’où, à chaque métamorphose, c’est-à-dire dans chaque âge, les êtres placés sous ces influences restent des répétitions exactes les uns des autres. Mais que, tout au contraire, il en soit autrement : de nouvelles ordonnées, si elles interviennent sans rompre l’action vitale, font varier nécessairement les êtres qui en ressentent les effets [...]. Ce qui dans les grandes opérations de la nature, exige un temps quelconque considérable, est toutefois accessible à nos sens et se trouve produit en petit et sous nos yeux dans le spectacle des monstruosités [...] » (Geoffroy, 1825, p. 152).
78Le 11 octobre 1830, Geoffroy n’hésite plus à qualifier les téléosaures de « chaînons manquants » (1833, p. 39), contemporains des mosasaures, plésiosaures et ichtyosaures de l’ère secondaire et ascendants des crocodiles et des mammifères du Tertiaire. En outre, l’embryologiste est convaincu que l’individu se moule dans son milieu au cours du processus de l’ontogenèse, et qu’il n’y a aucune raison que le changement évolutif d’une espèce à une autre se fasse sur un modèle différent. Il a prouvé son assertion de 1825 : « Ainsi, des êtres qui seraient différents de leurs ascendants pourraient, à l’instar des monstruosités par rapport à leurs tiges maternelles, provenir de ces souches anciennes d’où, [...] les crocodiles de l’époque actuelle peuvent descendre par une succession non interrompue des espèces antédiluviennes, retrouvées aujourd’hui à l’état fossile sur notre territoire. Leurs différences, assez grandes pour pouvoir être rangées selon nos règles dans la classe des distinctions génériques, n’indiquent qu’un plus grand degré dans l’action modificatrice intervenante et dans la variation ressentie. Car, enfin, nous avons vu plus haut que les caractères par lesquels le crâne des Téléosaures se distingue de celui des Crocodiles, tout importants qu’ils sont dans l’échelle organique, sont de tous cependant les plus susceptibles de ressentir les effets de l’influence pathologique [...], et de ressentir par conséquent toutes les modifications possibles des agents physiques ou chimiques » (Geoffroy, 1825, p. 153).
79Geoffroy entreprend alors d’accumuler le maximum de preuves concernant l’évolution. Il soutient que la faune momifiée rapportée d’Égypte n’est pas rigoureusement identique à celle d’aujourd’hui, malgré les publications en ce sens des naturalistes au tout début du siècle. Pour lui, les crânes d’éléphants, en particulier, sont différents, et on s’est trop hâté pour conclure à l’identité parfaite.
80Un certain nombre d’observations anatomiques prouvent, pour Geoffroy, le transformisme. Il les expose dans un article scientifique présenté au Muséum, intitulé : « Mémoire où l’on se propose de rechercher dans quels rapports de structure organique et de parenté sont entre eux les animaux des âges historiques, et vivant actuellement, et les espèces antédiluviennes et perdues » (1828b, p. 211-212). Saint-Hilaire observe que les fossiles d’espèces disparues entrent tous dans les cadres de la classification des espèces vivantes. Aussi les animaux des temps passés et ceux d’aujourd’hui ne sont-ils pas très différents sur un plan général. Ensuite, Geoffroy signale que tous les animaux vertébrés, fossiles et vivants, ont des organes analogues (nous dirions aujourd’hui homologues). Ils semblent tous être les modifications d’un seul animal, de « cet être abstrait connu sous le nom d’animal vertébré ». Il faut signaler que Saint-Hilaire refuse de le spécifier, peut-être par prudence envers ses propres théories. Cela constituerait alors un réflexe salutaire et tout à fait remarquable. Enfin, les organes issus de la monstruosité accidentelle sont plus différents que ceux des fossiles. Entre eux ne se glissent que quelques changements superficiels concernant la position et le volume des parties, mais rarement leur nombre. Les monstres de poulets obtenus à Auteuil sont souvent très différents des formes « normales » de leurs parents. La nature peut donc produire les variations qui permettent d’expliquer la descendance par la modification divergente à partir d’ancêtres communs, soit le transformisme. C’est un argument identique que devait utiliser Darwin dans L’Origine des espèces, trente ans plus tard.
81À partir de 1831, Geoffroy se préoccupe de proposer un mécanisme évolutif distinct des « lois » de Lamarck. Ce qui semble être une explication du mécanisme évolutif sert en même temps à prouver ce dernier. Il s’agit, pour Geoffroy, de rendre compte de la majorité des faits mis en évidence par la zoologie de son temps.
82Dans le « Mémoire sur le degré d’influence du monde ambiant pour modifier les formes animales ; question intéressant l’origine des espèces téléosauriennes et successivement celle des animaux de l’époque actuelle » (28 mars 1831), Étienne Geoffroy Saint-Hilaire envisage une influence directe de particules encore indéterminées sur l’organisme animal, qui s’en trouve plus ou moins troublé et plus ou moins favorisé (1833, p. 68). Le milieu n’est capable d’influencer le développement de l’individu que pendant l’embryogenèse. C’est ainsi qu’il reconnaît deux sortes de faits guidant la première phase de l’ontogenèse : ceux qui appartiennent à l’essence des germes, et qui produisent des enfants identiques en tous points à leurs parents, et ceux qui proviennent de l’intervention du monde extérieur.
83L’anatomiste croit ainsi que les mutations de l’organisation sont permises grâce au mécanisme de la respiration. Geoffroy n’envisagea que tardivement le rôle supposé de l’alimentation. Il préfigure la sélection au stade embryonnaire, que l’on retrouve dans la théorie darwinienne, lorsqu’il écrit que, si les modifications éprouvées par les animaux lors de leur embryogenèse ont des effets nuisibles, alors la mort les fait disparaître. Ils sont remplacés par d’autres, ayant des formes un peu changées à la convenance des nouvelles circonstances. Ces changements se révèlent irréversibles. Il s’agit de « variations », qui produisent des accommodais phénotypiques non héréditaires, et de « mutations » (monstruosités brusques) qui forment des accidents « un peu considérables » (1833, p. 79). Dans « Des recherches faites dans les carrières... » (9 mai 1831), Geoffroy donne un exemple de sélection d’une macromutation en imaginant ce qu’il serait advenu d’un homéotherme à l’ère secondaire : tout « animal à sang chaud [qui] serait apparu comme une monstruosité, aurait été éliminé à la naissance à cause de la composition de l’air » (1833, p. 58).
84Anticipant la découverte d’archéoptéryx, Geoffroy Saint-Hilaire envisage le passage des reptiles aux oiseaux par un accident embryologique. Il est donc très proche de l’idée de saltation, refusée par Darwin, mais qui prend place dans certaines théories contemporaines : « Ce n’est évidemment pas par un changement insensible que les types inférieurs d’animaux ovipares ont donné [...] le groupe des oiseaux. Il a suffi d’un accident possible et peu considérable dans sa production originelle, mais d’une importance incalculable quant à ses effets (accident survenu à l’un des reptiles, ce qu’il ne m’appartient point d’essayer même de caractériser) pour développer en toutes les parties du corps [le] type ornithologique » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1833, p. 80-84).
85Cette interprétation de Geoffroy, superficielle au regard des découvertes du début du xxe siècle, est brillante pour 1830. Les ambiguïtés qui concernent le mécanisme des mutations de l’organisation ne sont que le reflet des balbutiements des recherches concernant l’embryologie et la transmission des caractères. La théorie de Saint-Hilaire s’accorde très bien avec les faits connus de l’époque. Geoffroy donne l’exemple du protée, ce reptile qui vit dans l’eau et qui semble être un intermédiaire entre les reptiles et les amphibiens. Le protée n’est qu’un monstre adapté. La monstruosité ressemblerait alors à la métamorphose qui s’observe dans le passage de la chenille au papillon, ou du têtard à la grenouille. De là à concevoir l’intervention directe du milieu dans l’organisation animale, il n’y a qu’un pas facile à franchir.
86La théorie de Saint-Hilaire dépasse également le lamarckisme, avec lequel on ne peut le confondre. Geoffroy Saint-Hilaire fournit par exemple une nouvelle explication de la cécité de la taupe, modèle par excellence de la théorie de Lamarck. Pour Geoffroy, la taupe est aveugle parce que son appareil olfactif est hypertrophié en raison de l’intervention directe des conditions physico-chimiques de son milieu. Notons que cette interprétation est intermédiaire entre celle de Lamarck et celle du néodarwinisme.
87Malgré tout, l’originalité de la pensée de l’embryologiste s’arrête devant l’hérédité des caractères acquis. On peut s’étonner que Geoffroy ne cherche pas à étudier la descendance de ses poulets monstrueux obtenus à Auteuil et à Bourg-la-Reine. Il aurait peut-être eu la chance d’apercevoir, en deuxième génération, des poulets aussi monstrueux que leur géniteur, alors que leur développement embryonnaire n’avait pas été modifié, c’est-à-dire de vraies mutations génétiques qui l’auraient conduit à modifier sa théorie des transformations par influence directe du monde extérieur.
88Geoffroy semble s’en remettre entièrement à l’œuvre de Lamarck, dont il cite les deux « lois » dès 1825, ainsi que d’autres observations. Tout comme pour l’extension de l’unité de plan à l’ensemble du règne animal, Geoffroy Saint-Hilaire s’en remet, pour les travaux dont il n’est pas spécialiste, à des scientifiques dont il ne vérifie pas lui-même les conclusions, et qui, malheureusement, ne font pas toujours autorité dans leur discipline, ou qui ont pu commettre des erreurs. Dans le Rapport fait à l’Académie sur un mémoire de Roulin ayant pour titre « De quelques changements observés dans les animaux domestiques transportés de l’ancien monde dans le nouveau continent », établi en 1828, Geoffroy analyse les transformations subies par les animaux domestiques retournés à l’état sauvage en Amérique. Les changements n’affectent que des caractères secondaires de l’anatomie animale : couleur devenue uniforme, oreilles redressées, agilité, caractère farouche, qui semblent donc être naturels, puisque les modifications que ces espèces avaient connues au contact de l’homme, telles que la variabilité des coloris et la docilité, ont disparu. Pourtant, d’autres caractères semblent acquis, car il paraît qu’après plusieurs générations, les chevaux sauvages marchent encore l’amble, et les chiens chassent le pécari. Néanmoins, ces exemples et ces observations sont bien maigres pour l’importance des conclusions qui en sont tirées. Ce n’est sans doute pas seulement par conformisme qu’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire fait confiance à son prédécesseur spécialiste des invertébrés. En effet, quel intérêt aurait-il eu à réfuter l’un des plus puissants arguments destinés à ruiner le fixisme ?
89C’est donc parallèlement aux travaux de Lamarck que Geoffroy imagine une sorte de demi-monstruosité généralisée, provoquée par une variation naturelle de la composition chimique du milieu et, en particulier, la concentration en oxygène. La température, l’humidité, le taux d’oxygène, par fixation dans les roches calcaires, ont évolué dans l’histoire de la Terre, selon Geoffroy Saint-Hilaire. Cela aurait entraîné des modifications de l’appareil respiratoire. Le naturaliste se propose de renouveler expérimentalement la production des êtres du passé, puisqu’il estime cela théoriquement possible. En modifiant expérimentalement le milieu, on changera « l’arrangement moléculaire [...] des tissus organiques. [...] le fils naissant dès lors sous d’autres influences que le père, ne peut en tous points lui ressembler. [...] la possibilité de pareilles expériences [fait] pressentir les nouvelles destinées de l’histoire naturelle du globe » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1828a, p. 83-84).
90Geoffroy propose de surcroît, pour chaque étage géologique, un changement dans la composition de l’atmosphère. Le facteur décisif des modifications subies par les êtres vivants serait la respiration qui constituerait « une ordonnée si puissante pour la disposition des formes animales, qu’il n’est même point nécessaire que le milieu des fluides respiratoires se modifie brusquement et fortement pour occasionner des formes très-peu [sic] sensiblement altérées [...]. Les modifications insensibles d’un siècle à l’autre finissent par s’ajouter et se réunissent en une somme quelconque, d’où il arrive que la respiration devient d’une exécution difficile, quant à de certains [sic] systèmes d’organes ; elle nécessite alors et se crée à elle-même un autre arrangement. »
91Constatant à la fois la grande stabilité naturelle des êtres vivants, puisque les animaux n’engendrent que rarement des descendants monstrueux, et la relative facilité pour l’expérimentateur d’obtenir des monstres en gênant le développement normal de l’embryon, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire postule l’existence d’un principe régulateur des structures anatomiques. Il nomme « nisus formativus » cette tendance de la vie à conserver les mêmes formes et les mêmes caractères lorsque l’environnement s’y prête. Il s’agit d’un « effort ou tendance de l’organisation pour se développer d’une seule et même manière pour donner les résultats qui sont ceux de la règle pour faire réapparaître des produits qui répètent exactement les formes des anciennes races » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1828a).
92C’est pour lui un « pouvoir inhérent à l’organisation », qui oblige au retour des mêmes formes et des mêmes espèces et qui fait que les animaux ont été « nécessairement dans les lignes de filiation une même répétition les uns des autres » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1828b, p. 214-215).
93Son modèle explicatif est donc le suivant : les changements de l’environnement ont une influence pathologique sur le développement embryonnaire. Mais si l’on envisage, sur un temps très long, un changement graduel des conditions physiques et chimiques de la vie sur la Terre, les animaux se sont transformés insensiblement ; les changements à chaque étape étaient réduits et n’ont pas rompu la continuité de la vie.
94Si le milieu a une action directe sur le développement embryonnaire, celle-ci n’est pas directrice. C’est le nisus formativus de l’individu, en relation constante avec le milieu, qui adapterait chaque être vivant au milieu dans lequel il vit. Geoffroy perçoit la nature comme un agent perturbateur. Cette conception originale de l’hérédité des caractères acquis est, malgré sa pertinence dans le combat contre le fixisme, une hypothèse fausse.
95En conclusion, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire reste l’un des plus grands naturalistes français du début du xixe siècle. Certains de ses acquis furent non seulement entérinés par la communauté scientifique de l’époque, mais également durables. Mis à part quelques cas bien précis de généralisations excessives, qui ne concernent pas l’essentiel, c’est-à-dire ses grands principes anatomiques, ses découvertes embryologiques et le bien-fondé de l’épigenèse et du transformisme, l’œuvre de Geoffroy ne doit pas être rejetée pour des raisons méthodologiques. Saint-Hilaire a d’ailleurs tenté d’expliquer sa méthode, en s’opposant aux principes épistémologiques de Cuvier.
Contre l’ultra-positivisme
96Dans son Discours préliminaire du deuxième tome de la Philosophie anatomique, Geoffroy décrit sa méthode qui ne laisse supposer aucun excès rationaliste : « [...] je me défie des faibles lumières de ma raison ; je me garde de prêter à Dieu aucune intention : je reste où il me semble qu’un naturaliste ordinaire5 doit se tenir. Je me renferme dans le devoir de la plus stricte observation des faits ; je ne prétends qu’au rôle d’historien de ce qui est » (1822, p. 10).
97Il est indéniable que, lorsqu’il traite des principes méthodologiques de la biologie, Geoffroy refuse de rester dans le vague des considérations abstraites. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire défend honnêtement son droit à la généralisation : « L’esprit humain me paraît riche d’assez de matériaux et de lumières diffuses, pour que l’on doive se croire en mesure de les embrasser philosophiquement, pour qu’on vienne à les rassembler, à les comparer et à les éclairer en définitive en les soumettant au critérium d’un système de vue unitaire. Quoi qu’il en soit, j’insiste au moins sur ce point de fait, c’est que je me suis permis, uniquement dans ces derniers actes de ma carrière, de recourir à l’expression peut-être reprochable, et à quelques égards ambitieuse, que comporte le mot de loi universelle » (Geoffroy Saint-Hilaire, 1838b).
98Malgré tout, Geoffroy soutient que l’Académie devrait accueillir toutes les hypothèses même si elles paraissent téméraires et non fondées car elles peuvent cacher ou être les prémisses d’une grande découverte. Lorsqu’il sous-entend que les théories ne doivent pas être refusées a priori, mais après discussion sur les faits qui les motivent, Saint-Hilaire a raison. Beaucoup d’idées originales sont cependant souvent avancées sans preuve. Or, c’est à celui qui propose une idée nouvelle de la prouver.
99Lorsque Cuvier l’accuse de manquer de preuves, Geoffroy donne l’exemple de ses illustres prédécesseurs (Buffon, Lavoisier, Lamarck) qui ont énoncé des théories scientifiques valables basées sur des faits faux. Ils avaient pu entrevoir la vérité et conclure selon leur génie. Geoffroy invite le lecteur à avoir confiance en sa pensée. Là, il commet une grave erreur car un néotype épistémologique est toujours accepté « faute de mieux » par la communauté scientifique (Kuhn, 1983).
100Geoffroy Saint-Hilaire refuse d’être assimilé aux philosophes de la Nature. Il n’est pas des leurs car ces derniers ne s’arrêtent pas à l’observation, mais suppléent à l’insuffisance des faits par la subtilité de leur pensée. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire reproche aux naturalistes allemands leur précipitation et « un trop vif élan d’imagination » (1829a, p. 32). Pour lui, comme pour Cuvier, énoncer des vérités non fondées revient à courir le risque de commettre autant d’erreurs que de succès : « Que de chances alors pour que l’erreur soit conçue et serve de fondement aux principales propositions ou maximes de la science ! » (1829a, p. 35)’.
101Surtout, Geoffroy écrit : « J’ai désiré présenter la défense des philosophes de la nature dans tout son avantage avant de faire remarquer que plusieurs d’entre eux m’ont fait l’honneur d’assimiler mes travaux aux leurs. On a pu croire à leur naissance, que quelques-uns présentaient ce caractère. Mais certes le principe de l’unité de composition organique qui les domine et les comprend en grande partie, bien qu’apparaissant sous la forme d’une proposition abstraite et générale qui ne saurait être donnée comme une conception a priori, comme un pressentiment vague, plus ou moins invraisemblable, et qui ne reposerait encore sur rien de bien étudié et d’accompli, mais, tout au contraire, devenu le continuel sujet de mes méditations et de recherches a posteriori incessamment suivies pendant une carrière déjà longue, ce principe me semble constituer un fait parvenu à ce degré de démonstration et d’évidence [...] » (1829a, p. 40).
102Ainsi, les premières critiques de Cuvier adressées à Geoffroy Saint-Hilaire se révèlent non fondées. Pourtant, il peut discréditer la méthode de son adversaire car l’épistémologie de Cuvier est partagée à l’époque par la plus grande partie de la communauté des naturalistes français.
103Il apparaît dès lors clairement que le transformisme n’a pu être rejeté objectivement pour manque de faits ; Étienne Geoffroy Saint-Hilaire semble avoir été encore plus prudent en paléontologie, discipline où Cuvier règne sans partage, qu’en anatomie. Dans ce domaine pourtant, la fougue généralisatrice de Saint-Hilaire lui apportait autant d’idées nouvelles que de reproches sur la méthode de la part de ses collègues naturalistes. Toute la stratégie de Cuvier a donc consisté, pour discréditer l’idée dévolution et les preuves indubitables apportées par Goeffroy, à faire passer le transformisme pour une nouvelle idée fumeuse des philosophes de la Nature. Réalisant ainsi un amalgame puissant, Cuvier obtint la confiance d’une communauté sans doute encore loin d’être prête à se remettre en cause profondément au sujet de l’origine des espèces vivantes. Georges Cuvier devait également aller plus loin, en rejetant complètement la question des origines dans la métaphysique.
Notes de bas de page
1 Ms. f 12757, Collection de lettres autographes des personnages célèbres des xviiie et xixe siècles, Bibliothèque nationale.
2 Cité dans les « Mémoires de paléontologie » d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Mémoires du Muséum d’histoire naturelle, préambule. Lettre-attaque, observation sur la séance académique du 27 août 1837, p. 307 du livre des comptes rendus.
3 CR 4, Archives de l’Académie des sciences, 1837, p. 259-263.
4 Ms. 2295, « Sur la méthode expérimentale et les travaux tératologiques ».
5 Geoffroy a introduit une note que je restitue ici : « Pour nous autres naturalistes ORDINAIRES : expressions familières de M. Cuvier, au sein de l’Académie des sciences ; reproduites plusieurs fois, elles ont obtenu l’effet qu’on en attendait : mais peut-être beaucoup au-delà des prévisions calculées. »
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