Conclusion
p. 213-217
Texte intégral
1La question syrienne appartient sans aucun doute à l’histoire des relations internationales. À la veille de la guerre, on mesure à quel point l’avenir de l’Orient ottoman est lié au condominium des puissances européennes. Le sort de la Syrie se joue à Londres, à Paris, à Berlin, à Pétrograd, à Rome, secondairement à Constantinople. Est-ce pour autant une seule affaire diplomatique entre États ? Les historiens des relations internationales, depuis les dernières décennies, ont cherché à dégager des causalités historiques appartenant au champ des « forces profondes ». Ces dernières se répartiraient en trois domaines : la géographie-démographie, les forces économiques et financières, les mentalités collectives. Elles s’exprimeraient et s’affronteraient jusque dans le sein de la décision de politique étrangère1.
2La politique adoptée par la France à l’égard de l’Empire ottoman obéit pleinement à ce schéma. Depuis le xixe siècle, elle se constitue progressivement en Méditerranée un espace sous domination (Afrique du Nord) dont la volonté d’extension vers le bassin oriental est freinée par les rivalités européennes (la question d’Orient). Les responsables français, depuis les années 1880, considèrent que l’axe géographique de l’expansion de la France, c’est la Méditerranée. Il faut donc préparer la prise de possession des régions orientales en favorisant le développement de la présence économique, financière, culturelle, linguistique de la France. À la veille de la guerre, les Français disposent d’un véritable système d’influence sur l’espace ottoman. L’appellation géographique de ce réseau de domination indirecte renvoie à une histoire en partie réinventée de l’action de la France en Orient : le Levant. La projection géographique rejoint la vision stratégique : en août 1914, la France dispose de la prééminence navale sur la conduite des opérations militaires dans toute la Méditerranée.
3Dans le champ des forces économiques et financières, l’implantation française dans l’Empire est considérable. Les capitaux français sont majoritairement présents dans la dette ottomane et les investissements financiers dans les entreprises de travaux publics ont essaimé dans toutes les grandes villes ottomanes. La présence économique de la France est l’objet d’un rapport de force constant avec les autres puissances, rendu parfois difficile par l’attitude des entrepreneurs et capitalistes français qui rechignent à consolider leurs intérêts dans la région. Les diplomates doivent intervenir pour préserver la position de la France2. Ce champ d’influence économique est doublé d’un champ d’influence culturel et intellectuel : réseaux scolaires, facultés, institutions charitables, missions religieuses, etc. Le dispositif de la présence française repose sur une multiplicité d’acteurs qui ont en vue leurs propres intérêts : retirer des bénéfices d’une concession ferroviaire, scolariser la jeunesse locale pour obtenir une subvention du gouvernement français, convertir les chrétiens d’Orient au catholicisme par le développement d’une œuvre prosélyte. C’est à l’Etat et à ses représentants qu’incombe la tâche d’organiser ces réseaux dans le sens plus large de l’intérêt national. Cette dernière dimension soulève la question du poids des mobiles nationaux et de la place des soubassements intellectuels et mentaux de la politique extérieure d’une nation3. La politique syrienne de la France avant 1918 est au cœur de ce champ causal. Son étude démontre la pertinence de certains facteurs explicatifs, qui ressortissent à la sphère des mentalités collectives, et du caractère plus secondaire de schémas qui obéissent davantage au cadre de l’Empire ottoman qu’à la question syrienne.
4L’histoire de la politique syrienne de la France, c’est d’abord l’histoire d’une vision, d’un mécanisme collectif de perception des sociétés orientales par les Français. La façon dont s’est construit ce regard n’est pas l’objet de cette étude. Elle renvoie à une dimension pluriséculaire profondément inscrite dans le fonctionnement intellectuel des sociétés européennes : l’orientalisme4. Pendant la guerre, deux interprétations se combinent : une version religieuse et confessionnelle qui répartit les Orientaux en faisceaux communautaires chrétiens, musulmans et juifs ; une version sécularisante qui interroge le devenir des sociétés arabes et l’émergence d’une identité nationale. L’ambivalence de ces deux schémas traverse les cercles de décision et l’on peut même avancer qu’elle agit jusque dans les consciences individuelles. Les Syriens sont-ils un agrégat de groupes religieux, sont-ils un peuple, sont-ils arabes, appartiennent-ils à un ensemble plus large ? À la veille de la guerre, ces questions sont embryonnaires dans la mesure où la France agit sans véritablement s’en soucier. Les Syriens sont encore dans le champ des indéterminations identitaires, balancés entre l’appartenance à la citoyenneté ottomane et l’expression de singularités culturelles et linguistiques les projetant dans l’histoire des Arabes. La France met sur pied une politique musulmane en Syrie, qui répond à sa politique chrétienne (protectorat catholique, patronage des catholiques ottomans). Elle demeure dans le champ religieux. Un Arabe est un musulman.
5Durant la guerre, cette vision change, sous l’influence de deux facteurs essentiels : la politique arabe de la Grande-Bretagne et la révolte du Hedjaz. Lors de la négociation de l’accord Sykes-Picot, les Français sont amenés à accepter une ligne de frontière entre Arabes et non-Arabes qui s’étend au cœur même de la Syrie intégrale, le long de la ligne Damas-Alep. La révolte du chérif de La Mecque fait par ailleurs apparaître l’existence d’un « Islam arabisé », s’opposant à l’Islam ottoman. Il existe désormais un « monde arabe » qui n’est plus seulement une expression ethnographique, mais qui devient une identité politique. L’évolution de certains dirigeants français ou les analyses de Louis Massignon à la fin de la guerre démontrent l’existence potentielle d’un saut étymologique dont les conséquences géographiques bouleverseraient les fondements de la présence française en Méditerranée. Massignon évoque en effet une Afrique du Nord arabe, en faisant référence à un projet séculier et non plus seulement religieux (le « vouloir vivre ensemble » de Renan). Mais cette évolution est refusée par la majorité des responsables français : les hauts fonctionnaires du Maghreb, les colonialistes, le gouvernement. Outre qu’elle risque de faire basculer l’Afrique du Nord vers le « panarabisme », cette prise de conscience identitaire conforte la vision britannique et néglige la clientèle traditionnelle de la France en Orient. La seule évolution sémantique consiste à opposer désormais une « Syrie musulmane » (Syrie arabe) à un littoral assimilé pour certains au Grand-Liban Mais les débats qui surgissent durant la guerre annoncent ceux des années 1930 sur le nationalisme arabe et la politique arabe de la France.
6L’histoire de la politique syrienne de la France ne repose pas seulement sur une vision des autres mais également sur une vision de la puissance française projetée outre-mer. Sous la IIIe République, les élites politiques et intellectuelles se livrent à une réflexion, dont la dimension devient peu à peu collective, sur les caractères qui font de la France une grande puissance mondiale. À l’exception de l’exportation des capitaux, les critères les plus objectifs – démographie, force armée, flotte de guerre, appareil industriel, colonies – mettent à chaque fois la France derrière d’autres nations européennes. Il se construit donc progressivement un schéma reposant sur des critères plus immatériels, ceux de la puissance morale : la France est le phare de la civilisation, du progrès, le vecteur de l’universalité par sa langue, ses traditions historiques, une puissance humanitaire. Alors qu’ils s’affrontent sur le sens de la république en France, laïques comme catholiques français se retrouvent souvent à l’unisson pour défendre ce « patrimoine éternel »5.
7Durant la Première Guerre mondiale, le discours sur la possession de la Syrie s’articule entièrement autour de ces arguments : la France dispose dans cette région d’un vaste groupe francophone considéré comme français d’adoption (la France du Levant), l’histoire de la région renvoie à des épisodes profondément inscrits dans les « lieux de mémoire » des Français (croisades, esprit chevaleresque, aventure bonapartiste), l’expédition de 1 860 constitue l’archétype même du syndrome humanitaire français, fondé sur des traditions à la fois chrétiennes et séculières (l’héritage de la Révolution française)6. À l’inverse des possessions coloniales, la France dispose en Syrie d’auxiliaires « naturels », liés à elle depuis la nuit des temps, qui forment en Orient les « colonies morales » de la nation française. On ne peut comprendre les mobiles des décisions prises par les dirigeants français si l’on ne prend pas en considération ces soubassements fondamentaux de la politique orientale de la France et qui aboutissent à remettre en question la somme des intérêts économiques et financiers français sur l’ensemble de l’Empire ottoman. Ces considérations de puissance, qui touchent au cœur de la définition de l’être français, sans être quantifiables, rejoignent un autre sentiment collectif intervenant quelquefois dans la décision de politique extérieure : l’expansionnisme ne se nourrit d’aucun mobile propre en dehors de l’expansion elle-même7. C’est l’opinion de Poincaré ou de Georges Leygues lorsqu’ils affirment qu’ils ne souhaitent pas le partage de l’Empire ottoman, à cause des nombreux intérêts économiques, culturels et diplomatiques que son maintien apporte à la France, mais que dans le cas où ce partage se ferait malgré eux, ils devront réclamer un lot français de même taille que les autres.
8Les arguments économiques et financiers d’une prise de possession de la Syrie sont des arguments a posteriori pour renforcer la légitimité des « droits » de la France, tout comme Jules Ferry justifiait dans les années 1890 la prise de possession de la Tunisie ou du Tonkin par des arguments économiques singulièrement absents lors de la discussion des mobiles de l’intervention française dans les années 1880. Dans le cas syrien, un véritable « habillage » économique se construit à partir de 1919, avec le congrès de Marseille, puis au printemps 1920, lors du célèbre débat parlementaire de la Chambre sur les affaires syriennes, au cours duquel Briand invoque les plaines céréalières de Cilicie, les soies libanaises et le pétrole mésopotamien pour justifier l’accord Sykes-Picot, décrié par les socialistes comme la marque de l’impérialisme, et pour blâmer Tardieu, qui défend l’abandon de la région de Mossoul à la Grande-Bretagne par Clemenceau le 4 décembre 19188.
9On ne peut négliger les forces économiques et financières qui interviennent dans la question syrienne, mais celles-ci demeurent les moyens qui permettent la prise de possession de cette région après la guerre, en aucun cas les déterminants ou les mobiles de cette intervention. On peut être étonné de l’effacement des relais institutionnels ou informels des forces économiques durant la guerre. En premier lieu, il faut rappeler que les arguments économiques existent dans la politique orientale ; mais ils sont essentiellement l’apanage du « parti » ottoman, Bompard en tête. Les syrianistes sont mal à l’aise pour développer le même raisonnement en faveur de la Syrie intégrale. En second lieu, la prise de décision se modifie profondément au cours de la guerre. La désorganisation totale de la société française à partir d’août 1914 renforce certaines structures de l’exécutif : l’Elysée, le gouvernement, le Quai d’Orsay, le ministère de la Guerre, l’état-major, l’amirauté. Les organismes de défense des intérêts économiques et industriels, les groupements colonialistes, soit disparaissent, soit réapparaissent lentement au cours des années 1915-1916. Le « groupe directionnel9 » se comprime et les décisions se prennent entre quelques hommes, entraînant l’analyse scientifique vers le champ de l’histoire individuelle. L’étude des consciences politiques et diplomatiques de ces dirigeants reste à faire, mais elle montre que l’homme peut modifier brusquement « l’ambiance » qui jusque-là déterminait les caractères d’une politique.
Notes de bas de page
1 Les travaux épistémologiques sur ce sujet sont très nombreux. Voir Renouvin Pierre et Duroselle Jean-Baptiste, Introduction à l’histoire des relations internationales, Paris, Colin, 1991, pp. 6-282 et la revue Relations internationales, « Vingt ans d’histoire des relations internationales », n°41-42, 1985.
2 Ainsi Paul Cambon, ambassadeur à Constantinople à la fin du xixe siècle. Plusieurs exemples sont donnés dans Thobie Jacques, Intérêts et impérialisme..., 817 p.
3 Le terme « mental » doit ici être compris non comme le résultat du fonctionnement intellectuel de l’esprit mais comme l’expression d’un sentiment profond et collectif qui se passe parfois d’une traduction orale ou écrite. D’où la difficulté pour l’historien de le saisir.
4 Les travaux sont innombrables sur ce point. Pour la vision française des Arabes, voir Laurens Henry, Le Royaume impossible..., 278 p.
5 Voir sur ce point mon analyse dans « La France du Levant.. », pp. 20-28. Sur la notion de puissance dans les relations internationales, Aron Raymond, Paix et guerre entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1984, pp. 58-102.
6 Voir une utilisation exemplaire de cette double argumentation chez Pinon René, « L’évolution de la question d’Orient depuis le Congrès de Berlin (1875-1906) », Revue des Deux Mondes, t. 35, 15 sept. 1906, p. 281.
7 Schumpeter Joseph, impérialisme et classes sociales, Paris, Flammarion, 1972, pp. 41-153.
8 « La discussion du budget des Affaires étrangères et les affaires du Levant à la Chambre des députés », L’Asie française, n° 184, juillet-août 1920, pp. 252-253.
9 L’expression est de Jean-Claude Allain.
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La France et la question de Syrie (1914-1918)
Ce livre est cité par
- Kévonian, Dzovinar. (2003) Réfugiés et diplomatie humanitaire. DOI: 10.4000/books.psorbonne.46236
- Méouchy, Nadine. (2008) Khoury Gérard D., Une tutelle coloniale – Le mandat français en Syrie et au Liban – Écrits politiques de Robert de Caix, Paris, Belin, 2006, 535 p.. Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. DOI: 10.4000/remmm.5153
- Andurain (d’), Julie. (2017) La « Grande-Syrie », diachronie d’une construction géographique (1912-1923). Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée. DOI: 10.4000/remmm.9790
La France et la question de Syrie (1914-1918)
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