Introduction. Du dirigeant à la figure emblématique
p. 9-46
Texte intégral
1Jusqu’à son dernier souffle, Marcel Cachin voulut noter ses impressions, rassembler ses informations, raconter ses rencontres et esquisser ses analyses. Il mourut le 12 février 1958, à l’âge de 88 ans. Ses obsèques furent l’occasion d’une manifestation grandiose, manière de consécration posthume qui, de la médaille puis du buste à son effigie dans les années 1930 jusqu’à son 80e anniversaire, fêté selon les rites staliniens en 1949, fut l’un des multiples indicateurs d’une aura qui, évidente pour tous les communistes, dépassait largement les rangs du PCF.
2Entre 1935 et 1947, bornes choisies pour ce quatrième et dernier volume de ses carnets, le parti communiste français connut deux périodes d’intense et spectaculaire croissance, sur fond de politique unitaire, au moment du Front populaire et à la Libération. De par la culture politique dont Cachin était l’héritier et le porteur, de par son comportement antérieur, il est clair qu’il se trouva alors en parfaite harmonie avec de telles pratiques et, au bout du compte, avec deux moments essentiels de l’insertion du mouvement communiste dans la société française.
3Il semblait donc placé au mieux pour jouer un rôle de premier plan. On garde cependant aujourd’hui l’image d’un symbole plus que d’un acteur, d’une figure emblématique plus que d’un haut responsable politique, même si l’on sait qu’il garda constamment la direction de l’Humanité et qu’il resta membre du Comité central et du Bureau politique. La lecture des carnets et la consultation des archives du Komintern, accessibles depuis peu, amènent à nuancer le tableau et à se méfier d’une lecture rétrospective : la guerre constitua bien une césure majeure, autant pour Cachin que pour l’image et la place des autres dirigeants communistes dans la société française.
4L’intérêt premier des carnets est donc d’éclairer ce changement. Les lacunes sont nombreuses, cependant, dans cette dernière période : on regrette ainsi l’absence des années 1934 et 1938, et, pour l’essentiel, des années de guerre, pour lesquelles nous ne disposons que de notes prises à l’écoute de la radio en 1940 (dont la BBC, très écoutée et très tôt, comme on le sait, en Bretagne) ou de longs développements sur la physique nucléaire ou la philosophie, qui déboucheront sur des textes de vulgarisation publiés après guerre. D’autres sources nous permettent heureusement de combler cette lacune. En outre, après 1947, les carnets de Cachin se réduisent à des notes prises jour après jour dans la presse ; ils n’ont pas non plus été retenus pour publication. Nous renvoyons donc le lecteur éventuellement intéressé aux Archives nationales, où sont déposés tous les carnets1. Pour le reste, à la différence des années couvertes par le volume 3, pour lesquelles seuls ont été retenus les comptes rendus de ses voyages à Moscou, les carnets « français », outre le copieux récit du VIIe Congrès de l’Internationale communiste en 1935, sont particulièrement riches pour les informations qu’ils nous apportent sur la vie interne du Parti (Bureau politique et l’Humanité), sur l’action internationale de Cachin (Rassemblement universel pour la paix-RUP) ou sur ses responsabilités parlementaires avant comme après guerre.
Cachin en phase
5Le tournant des années 1920-1930 fut une période difficile pour Marcel Cachin. Il est peu de dire qu’il ne fut pas en harmonie avec la stratégie « classe contre classe » voulue par le Centre. Et s’il garda officiellement ses responsabilités dans les instances dirigeantes du PCF et de l’IC, il fut dans les faits mis à l’écart à partir du coup de force contre l’Humanité en 1929. Or, qu’il s’agisse de la stratégie ou de sa situation personnelle, elles furent à nouveau bouleversées par le changement stratégique opéré en 1934, ce début des « années Front populaire » où Marcel Cachin retrouva, déjà âgé de 65 ans cependant un rôle politique de premier plan dans les instances nationales et internationales.
Les années Front populaire
Le contexte change
6Sans revenir en détail sur les conditions du changement de stratégie, quelques rappels sont nécessaires pour dessiner la toile de fond sur laquelle s’inscrit l’action développée par Cachin2. La montée en puissance des nazis puis l’accession au pouvoir de Hitler avaient suscité plusieurs initiatives convergentes, à l’initiative du PCF et admises par l’IC, visant à rassembler les forces « contre la guerre et le fascisme ». Au point qu’en mars 1933 la direction française s’adressait à la SFIO pour mettre en œuvre des actions communes en faveur des victimes du nazisme. Réticences socialistes face à un parti qui inscrivait toujours ses propositions dans une stratégie d’ensemble « classe contre classe » ; mais surtout opposition de l’IC, qui ne tarda pas à mettre un terme à cette phase semi-unitaire : dans une déclaration publiée le 1er avril 1933, le presidium stigmatisait la social-démocratie comme la principale responsable de l’accession au pouvoir de Hitler. La fermeté était encore à l’ordre du jour à l’issue du plenum de décembre.
7Dès lors, le changement de stratégie ne pouvait être impulsé que du Centre. Les enjeux diplomatiques furent alors décisifs ; la diplomatie soviétique cherchait à éviter l’encerclement, et la diplomatie française, sous la houlette de Barthou, dans la suite de son prédécesseur, Paul-Boncour, qui avait pris les premiers contacts, développait une politique dynamique à l’est et au sud de l’Europe. Des pas décisifs furent franchis au premier semestre 1934, le tournant s’opérant à la mi-avril, quand s’éloignèrent les perspectives d’accord entre l’Allemagne et l’URSS, d’une part, et la France (via l’Angleterre) et l’Allemagne, d’autre part. D’autres facteurs sont à prendre en compte cependant : ainsi des contradictions au sein du Komintern, avivées par l’arrivée à sa tête de Dimitrov, libéré des geôles hitlériennes et fermement résolu à privilégier l’action antifasciste ; ainsi des initiatives timides du PCF en 1932-1933, bloquées, on l’a vu, en avril 1933, mais qui virent les intellectuels s’engager en nombre dans la brèche ; ainsi de la dynamique du mouvement social dont témoignent les réactions unitaires après les manifestations du 6 février 1934.
8L’imbrication des facteurs est complexe d’où sortit la nouvelle ligne, mais le tournant fut long à prendre, compte tenu de l’expérience malheureuse de l’année précédente. Malgré les manifestations unitaires dans de nombreuses villes de France les 11 et 12 février, Thorez dénonça encore la social-démocratie comme le principal support du fascisme. L’affrontement qui l’opposa, au sein de la direction, à Jacques Doriot, favorable aux initiatives unitaires au sommet comme à la base, illustre les hésitations de Thorez, qui fut convoqué à Moscou avec Doriot (qui lui ne vint pas) pour voir résoudre le conflit. Il y apprit la nouvelle ligne, dont il donna l’essentiel dans un article paru dans l’Humanité du 30 mai (« Le Komintern, d’accord avec le Comité central du PCF, est d’avis qu’un appel aux dirigeants de la SFIO pour un Front unique de lutte (serait) non seulement justifié, mais, dans des conditions à déterminer, nécessaire »). Dorénavant, il fallait unir les forces du mouvement ouvrier pour faire barrage au fascisme et le mot même de « social-démocratie » disparaissait très rapidement des éditoriaux du quotidien du PCF3. La défense des libertés démocratiques (auparavant « démocratie bourgeoise ») devenait une priorité car leur remise en cause n’était plus censée déboucher sur une situation révolutionnaire, mais, à l’inverse, sur l’écrasement du mouvement ouvrier et de son avant-garde. L’affaire alla alors très vite : elle fut entendue au cours de la réunion de la conférence nationale à Ivry les 23-26 juin, et confirmée par la signature d’un pacte unitaire avec la SFIO le 27 juillet.
9Dès lors, conforté par une dynamique propre et fort des soutiens qu’il pouvait escompter au sein de l’appareil de l’IC, Thorez (et avec lui Eugen Fried, le représentant très influent de l’IC auprès du PCF) gagnait des marges de manœuvre. C’est lui qui lança, dans le contexte des élections cantonales de 1934, le mot d’ordre de « Front populaire », qui signifiait avant tout l’élargissement de l’alliance politique au parti radical, et sociale aux classes moyennes. Le 9 octobre, deux jours après le premier tour, Thorez lançait son idée à l’occasion d’une réunion du comité de coordination prévue par le pacte de juillet. Le lendemain, l’Humanité titrait : « À tout prix, battre le fascisme. Pour un large Front populaire antifasciste ». À l’issue du second tour, le PCF se trouvait conforté dans sa stratégie, triplant le nombre de ses sièges (28 contre 10). Quelques jours plus tard, à Nantes même, où se tenait le lendemain le congrès du parti radical, Thorez précisait ses propositions. Élections ; congrès du parti radical ; on remarque combien les interventions communistes s’inscrivaient dès lors dans les échéances traditionnelles de la vie politique française.
10Dans le même esprit, les municipales de 1935 marquèrent une nouvelle étape, décisive. Le PCF gagnait 39 villes de plus de 5 000 habitants, et au mythe de la ceinture rouge s’ajoutait la réalité, 26 municipalités de la Seine se retrouvant gérées par des édiles communistes. En outre, là où la question se posait, l’électorat radical plébiscitait sans équivoque l’antienne du parti radical : « Pas d’ennemi à gauche ». Dans la foulée, le 14 juillet 1935, à l’initiative, dans un premier temps, du comité Amsterdam-Pleyel, piloté par les communistes, puis de la Ligue des droits de l’homme et d’une pléiade d’organisations de gauche, le Rassemblement populaire était scellé, et un serment prêté par l’ensemble des organisations présentes, parti radical y compris. Tout se combinait pour donner une forte charge symbolique à ce qui voulait être la réunion entre la tradition du mouvement ouvrier et la tradition républicaine. À l’inverse du calcul fait par Laval, alors président du Conseil, la signature du pacte franco-soviétique et le nouveau changement radical du PCF qui suivit en matière de défense nationale – et sur lequel nous reviendrons – donnèrent d’autant plus de jeu aux communistes français. À une autre échelle et suivant d’autres modalités, l’élection de Marcel Cachin au Sénat est également le résultat d’une dynamique unitaire. Après le congrès de la réunification syndicale de mars 1936, entre les ex-unitaires et les ex-confédérés au sein de la CGT, les élections législatives d’avril-mai 1936 marquèrent la victoire et d’une alliance électorale, et de la nouvelle stratégie. Le parti communiste passait de 10 à 72 députés, et doublait presque ses voix, passant de moins de 800 000 en 1932 à près de 1,5 million en 1936 (soit 12,3 % des inscrits). On voyait là un premier aboutissement du processus engagé par le PCF en 1934 d’intégration au sein de la vie politique française.
11Mais cette incursion n’était pas sans conséquence, et tout le dispositif socio-politique se trouvait profondément modifié. Il en est ainsi des rapports entre mouvement social et État, comme le souligne Serge Wolikow :
« La victoire électorale des partis du Front populaire a modifié la représentation que le monde ouvrier se faisait de l’État et de la politique rendant ainsi possible le mouvement social. En retour, l’essor du mouvement gréviste, qui diversifia et amplifia la mobilisation jusqu’alors symbolisée et exprimée par les grands défilés, influa sur l’exercice gouvernemental et l’œuvre législative. »4
12Les lieux et les modes de l’expression politique communiste s’en trouvaient grandement modifiés. Marcel Cachin était toujours au premier rang de ces grands rassemblements à forte symbolique unitaire. Il avait prononcé le discours le 12 février 1934, avant que les deux cortèges – socialiste et communiste – se rejoignent ; il était encore l’un des trois orateurs, avec Thorez et Blum, le 24 mai 1936, devant le mur des Fédérés, à l’issue de la traditionnelle manifestation qui prit, on l’imagine, une ampleur et une signification toutes particulières. Sans abandonner – on le voit – les lieux habituels de la protestation populaire, le PCF investissait les lieux traditionnels de la vie politique française, et usait par exemple de la tribune de la Chambre des députés.
13Mais le phénomène le plus spectaculaire, et qui convint à merveille à Cachin, fut la réappropriation de l’histoire nationale. Là encore, la chose est connue et ne demande que d’être évoquée. De plus en plus à l’aise, après mai 1935, dans ses nouveaux vêtements, le PCF fut en pointe pour célébrer la Révolution française, une célébration qui fut le vecteur principal du nouveau message politique qu’il souhaitait délivrer. Comme le note Pascal Ory, « La Révolution française a, entre autres fécondités posthumes, facilité la grande réintégration patrimoniale du mouvement communiste français. »5 Ce furent, rappelle-t-il, la cérémonie du 2 juin 1936 pour le centenaire de la mort de Rouget de Lisle, le congrès d’Arles en 1937, les fêtes de Vizille et de Grenoble en juillet 1938. Mais le point d’orgue fut constitué par les fêtes du cent-cinquantenaire, qui contrastèrent avec la grande discrétion des cérémonies officielles d’un État empêtré dans les contradictions de l’immédiat avant-guerre, incapable d’assumer la Révolution comme un bloc, dans le brouillage des frontières politiques et idéologiques et des systèmes de représentation6. Les fêtes champêtres furent nombreuses en cette fin du printemps 1939, mais l’apogée fut la fête organisée par le Comité central du PCF le 25 juin au stade Buffalo. L’inauguration du « Musée de l’histoire » à Montreuil, trois mois plus tôt, quelques ouvrages et le film de Renoir (la Marseillaise) ajoutèrent à l’ampleur de cet investissement.
14À la clef, c’est bien d’un changement de rapport de forces dans le champ sociopolitique qu’il s’agit. A moins de 30 000 adhérents à son étiage de 1933, le PCF dépassait les 300 000 en 1937, soit plus que la SFIO, pour la première fois depuis 1924. La presse suivit, comme nous le verrons en détail pour l’Humanité, ou comme le signalent une large diversification de sa presse et l’apparition d’un nouveau quotidien, Ce Soir, le 1er mars 1937, sous la direction d’Aragon et de Jean-Richard Bloch.
15La double croissance des effectifs et de l’implantation électorale ne changea pas fondamentalement la dominante de son implantation, forte d’abord parmi les ouvriers et singulièrement parmi la main-d’œuvre qualifiée des grandes entreprises. Mais, si la traduction électorale est limitée en termes quantitatifs, l’audience désormais acquise dans de larges couches intellectuelles fournit au Parti d’importants relais.
16La physionomie du monde ouvrier est aussi largement bouleversée par cette période d’intense mouvement social. Il suffit de dire qu’au lendemain de la réunification la CGT réunissait quelque 800 000 adhérents, et près de 4 millions à la fin de 1936. Cette croissance était particulièrement spectaculaire dans les entreprises privées, où les anciens « unitaires » étaient traditionnellement mieux implantés. Si bien que le rapport de forces au sein de la CGT réunifiée profita largement aux ex-unitaires qui contrôlaient, 7 UD et 6 fédérations en mars 1936, mais 17 UD et 12 fédérations en juillet 1937, et, à la fin de 1937, plus de la moitié des adhérents de toute la confédération7.
17Nouvelle expérience politique, croissance exponentielle, ancrage dans la société française, nouvelle culture politique : le PCF apparaissait profondément transformé par l’expérience du Front populaire. Pour autant, les adhérents des périodes antérieures représentaient toujours l’armature essentielle d’un parti qui restait sous tutelle, même si l’originalité de l’expérience qu’il traversait et les succès qu’il rencontrait lui donnaient une certaine latitude.
La position de Cachin
18C’est sans surprise qu’on trouve Marcel Cachin en phase, à chaque étape, avec la politique d’ouverture et de nouvelles alliances. Pour autant, il prit toujours soin de ne pas remettre en cause deux piliers de la foi communiste, à savoir la fidélité à l’Union soviétique, pays de l’utopie réalisée, et la fidélité au Parti, instrument unique pour mettre en œuvre le projet révolutionnaire8.
19On le sait en pointe quand il s’est agi de mettre sur pied en 1932 le comité d’Amsterdam, puis la fusion Amsterdam-Pleyel. Avec le raidissement de l’IC, il se replia, et, au début de 1934, on le sait proche des positions unitaires de Doriot, soutenues par Renaud Jean, ou Jerram, dirigeant d’Amsterdam-Pleyel, mais il refusa de se désolidariser du Bureau politique. Le tournant stratégique qui finalement suivit ne put que le satisfaire.
20Il accompagna, en première ligne, celui qui s’opérait l’année suivante à la suite de la signature du pacte franco-soviétique et de la déclaration arrachée par Laval à Staline par laquelle ce dernier se félicitait des efforts exercés par la France en matière de défense nationale. C’est Cachin qui intervint dans son journal, le 23 mai 1935, pour justifier l’acrobatie qui voulait que tout changeât mais que rien ne changeât La citation vaut autant pour le lexicologue, intéressé à décrypter le discours communiste, que pour l’historien, qui voit affirmée sans ambages l’identité communiste :
« Nous avons, nous communistes français, un double devoir. Dussé-je étonner nos alliés socialistes, je dirai que le premier de ces devoirs, c’est de défendre l’URSS, car si le fascisme hitlérien parvenait à ses fins d’écrasement des soviets, le fascisme serait le maître de l’Europe et c’est assez que l’Allemagne et le centre du continent lui soient asservis provisoirement, à la suite d’une mauvaise politique, condamnée par l’histoire. Et le second devoir, c’est de nous souvenir toujours que la mission du prolétariat français est de préparer sans arrêt et de faire sa révolution. Défendre l’URSS et préparer par tous ses actes la révolution ne sont pas deux tâches contradictoires, mais complémentaires. Aux prolétaires français de le comprendre sans chicaner à perte de vue sur les textes. »
21Les archives de l’Internationale nous fournissent l’occasion d’une suggestive mise en parallèle, entre Marty et Cachin, même si l’on aura garde d’oublier que le premier s’exprimait devant le Bureau politique, le 23 mai, et le second devant le Comité central, le 1er juin :
Marty : « Le trouble est profond dans le parti. Je regrette que le BP du PCF soit mis devant un fait accompli. »
Cachin : « Il est clair que dans le parti, il y a eu pendant quelques jours, à la suite de la déclaration politique de Staline, un petit remous, même à la tête du parti. Mais il faut dire que le tâtonnement a été extrêmement bref, et il faut dire que le Parti, dans son ensemble, a eu une attitude de premier ordre, une attitude de confiance complète, même au moment où il ne saisissait pas très bien le tournant de la plus haute importance politique. »9
22Il est clair que, pour exprimer la même situation d’incertitude au sein de la direction, les deux hommes n’avaient pas les mêmes mots ni la même opinion. Cachin s’était déjà vu confronté avec Marty, ainsi quand ce dernier prit en janvier 1934 la direction effective de l’Humanité pour y faire entendre plus clairement la ligne la plus sectaire. Après le plenum de décembre 1933, où il avait ouvertement critiqué le PCF pour ses positions d’ouverture, il s’était vu confier cette tâche par la direction du Komintern, en remplacement de Ferrat. La nouvelle ligne imposée par Staline en 1935 ne pouvait gêner un Cachin, satisfait, sans doute, de cette étape supplémentaire dans le processus qui insérait toujours davantage le PCF dans le jeu politique national, et convaincu, également, que primait toujours pour lui la défense de l’URSS. Cette dernière conviction l’amena deux ans plus tard à défendre les grands procès auxquels il assista ; à son retour, il signa avec Paul Vaillant-Couturier une brochure sous le titre : Guerre, sabotage, assassinat, trahison. Le procès du centre de réserve trotskiste.
23Auparavant s’était posée la question de la participation au gouvernement de Front populaire. Dans un article publié en 1980, Serge Wolikow avait montré qu’elle avait été posée et réglée à l’automne 193510. Dans les mois qui avaient précédé, les dirigeants communistes français avaient à plusieurs reprises évoqué cette éventualité, mais une mise au point ferme du Komintern avait bientôt mis fin à ces velléités. Ainsi, l’affaire était réglée depuis longtemps au moment de la victoire. À la réunion du Comité central qui suivit, le 25 mai 1936, la réaction de Cachin mérite d’être relevée car il enregistrait certes l’acquis mais ne pouvait dissimuler des réserves évidentes pour qui prend soin de décrypter le discours communiste et connaît un peu la rhétorique de l’auteur. En outre, à le lire, la référence au discours que prononça Dimitrov en août 1935 légitimait la position arrêtée :
« Et alors sans insister davantage, je n’ai pas besoin de demander aux camarades responsables du cc et aux députés qui auront leur part de responsabilités de réfléchir bien longuement sur les conséquences que nous avons à tirer des faits (...) La question du gouvernement, j’avais pensé d’abord qu’elle était à l’ordre du jour. La question de notre participation, elle n’est plus à l’ordre du jour. Notre parti est assez fort pour accepter sa décision, et la décision du parti est à l’heure actuelle acceptée par tout le monde (...). D’ailleurs nous n’avons pas besoin de longues discussions, nous n’avons qu’à revenir à notre directive générale tracée d’une manière définitive par notre VIIe Congrès, et chacun de vous, comme moi, devra se pourvoir du discours de Dimitrov que je vous prie de lire et de relire comme je viens de le faire (...). »11
24Or Dimitrov, dans ce discours, mettait des conditions suffisamment floues pour autoriser l’interprétation la plus large. Et quand il s’agissait de choisir entre le soutien et la participation, il prêchait le pragmatisme :
« Quant au problème de la participation des communistes au gouvernement, il dépend exclusivement de la situation concrète. Les questions de ce genre seront résolues dans chaque cas particulier. Ici on ne saurait donner d’avance aucune recette toute faite. »
25Il semble, également, qu’il prit toujours grand soin de défendre à tout prix le Front populaire et ses acquis, y compris après que Blum eut décrété au printemps 1937 la « pause » dans les réformes sociales. Si l’on en croit le compte rendu détaillé qu’en fit l’inspecteur des Renseignements généraux qui assista au compte rendu de mandat public que Cachin présenta le 21 juillet, soit un mois après la chute du gouvernement Blum, le sénateur communiste souligna les difficultés intérieures et extérieures qui amenaient le nouveau gouvernement à « mettre de l’ordre dans nos finances ». Il s’agissait bien en priorité de faire barrage à l’expansionnisme fasciste et nazi, quitte à faire, en France, les sacrifices indispensables12.
26S’il prit bien soin, au contraire, de ne pas s’isoler au sein du PCF, il y fit entendre constamment la voix de l’union et de la nécessaire insertion dans le jeu politique national. En parfaite harmonie avec la nouvelle stratégie, il était au premier rang des principales manifestations publiques. Cette « normalisation » du PCF, et la montée en puissance spectaculaire qui l’accompagna, se traduisit par un changement important dans sa vie. Au début de 1936, le Parti installait le couple Cachin dans une grande maison, à Choisy-le-Roi, rue Auguste Blanqui, dans l’une des demeures construites au XVIIIe siècle pour accueillir les gardes de la Pompadour. Les années 1930 virent également ses enfants s’installer. Son aînée, Marie-Louise, avocate, s’était mariée en 1933 avec Marc Jacquier, avocat brillant qui fut un temps secrétaire et toujours protégé d’Anatole de Monzie. Son fils, Charles, qui deviendra chirurgien et grand amateur d’art (comme toute la famille en l’occurrence), s’était marié en juin 1934 avec Ginette Signac, la fille du peintre Paul Signac, que Marcel Cachin connaissait depuis bien longtemps. Quant à la benjamine, Marcelle, engagée comme son frère dans des études de médecine et qui soutint sa thèse en 1939 (voir Carnet), elle épousa en 1936 Paul Hertzog, bientôt chirurgien. En deux générations, la promotion sociale avait été spectaculaire (voir l’introduction générale au volume 1 des Carnets et, pour plus de précision dans notre période, les notes des carnets « français » de l’année 1935).
Des responsabilités nationales importantes
Le directeur de l’Humanité
27S’il n’avait cessé depuis 1918 d’être directeur de l’Humanité, on sait que la période « classe contre classe » l’avait vu mis de côté par une équipe très sectaire, et si Ferrat avait donné un ton plus ouvert au moment des velléités d’ouverture de l’automne et de l’hiver 1932-1933, un nouveau raidissement se traduisit par l’arrivée au premier plan d’André Marty, avant, cependant, que le tournant stratégique vît réapparaître, avec la fonction mais sans le titre, l’ancien rédacteur en chef du journal, Paul Vaillant-Couturier. Avec celui qui lui était si attaché, qu’il avait formé et qu’il chérissait comme un fils, avec celui dont l’écriture journalistique détonnait par rapport à la langue de bois officielle et qui tranchait à chaque moment par l’utilisation des formules stratégiques les plus hardies, Cachin retrouvait une place de premier plan au sein du journal13.
28Décidément très soucieux de ces questions, il avait souligné dans son discours au congrès de Villeurbanne, en janvier 1936, la nécessité de rompre avec la phraséologie révolutionnaire. « Nous avons appris maintenant à parler au peuple, nous avons simplifié des exposés dont l’argumentation d’un dogmatisme rébarbatif faisait peur à tout le monde. »14
29C’est encore ce point qu’il soulignait au cours du BP du 1er juin 1939 qui faisait un long point sur les difficultés du journal communiste. Le décès de Paul Vaillant-Couturier, le 10 octobre 1937, outre qu’il atteignit profondément Cachin, marqua une nouvelle éclipse au sein du journal, même s’il continuait à y écrire très régulièrement des éditoriaux. Cogniot et Dorval y montaient en puissance, de même que, rapidement, Darnar. Dans une courte intervention, il souligna que l’art de Vaillant-Couturier était de pouvoir changer de formule générale pour s’adapter aux événements, et offrir une présentation plus dynamique. Il en appelait également à une direction forte, sous la houlette de Cogniot qui devait, à son sens, être débarrassé de toute autre tâche, et à la mobilisation des militants communistes pour leur journal.
30De fait, les résultats collationnés au printemps 1939 n’étaient guère réjouissants, même si la baisse des ventes ne saurait cacher leur hausse spectaculaire dans les plus belles années du Front populaire. Nous disposons ainsi des chiffres de vente sur Paris, en moyenne journalière par quinzaine, entre avril 1935 et juillet 193915.
16-30 juin | 1-15 juillet | 16-31 juillet | |
1935 | 35 047 | 37 732 | 37 361 |
1936 | 61 736 | 59 700 | 57 544 |
1937 | 79 519 | 67 927 | 60 837 |
1938 | 54 249 | 51 329 | 48 424 |
1939 | 46 940 | 46 710 | 45 090 |
31On aura garde d’oublier l’impact de la conjoncture, ainsi de l’explosion de ventes au paroxysme du mouvement social (première quinzaine de juin 1936), ou les conséquences de la création, en 1937, d’un quotidien communiste du soir (à spectre politique beaucoup plus large cependant). Pour autant tout indique, pour Paris, une forte croissance des ventes du journal jusqu’à un pic à la fin juin 1937, avant une longue et régulière décrue pour revenir en deçà des chiffres de la campagne électorale de 1936. Dans une étude plus complète sur l’ensemble de la France, on noterait, selon ce rapport, une vente journalière de 365 000 exemplaires à la fin de 1937 (tirage de 452 000), puis de 300 000 en mai 1939 (tirage de 350 000). La baisse était plus importante à Paris que dans la banlieue parisienne, tandis que le journal gardait ses récents acquis dans la France des petites villes de province. Il faut rappeler cependant que le tirage de l’Humanité était encore deux fois et demie plus important qu’en 1934.
La personnalité nationale
32Dans ce cadre, Cachin était l’homme qu’il fallait à la place qu’il fallait. Les volumes précédents nous ont permis de constater l’importance et la diversité des contacts qu’il avait pu tisser dans le monde politique et intellectuel, fort d’un itinéraire politique déjà très riche au moment où naissait le parti communiste, et d’un intérêt constamment témoigné pour les arts. Le réseau fonctionna pleinement au moment où, d’une part, le PCF s’engageait dans une stratégie d’alliance et, d’autre part, les intellectuels se mobilisaient massivement pour le combat antifasciste. Comité Amsterdam, puis Amsterdam-Pleyel, Comité de vigilance de intellectuels antifascistes (CVIA), Rassemblement universel pour la paix (RUP), etc., les structures d’accueil ne manquèrent pas dans les années 1930.
33Les réseaux, ce sont aussi des lieux. Pour Cachin, il y avait la Côte d’Azur. Il passait chaque année quelques semaines à Antibes, où il avait loué l’appartement de son oncle pour accueillir sa belle-mère, la mère de Lilite, jusqu’à son décès, en 1930. Il y rencontrait régulièrement les Thorndike, qui habitaient le vieux port de Nice et avaient eux-mêmes connu Soutine, Modigliani, Utrillo, Signac, Matisse ou Luce, Cachin entretenant dès lors des liens étroits avec ces trois derniers. Il y avait également Barbusse, qui avait une propriété au Trayas, au milieu de l’Estérel. Barbusse décéda en 1935.
34Autre lieu aux racines plus personnelles, la Bretagne était le lieu de vacances de la famille chaque année, plus précisément à Lancerf, en bordure de l’estuaire du Trieux. C’est là également que, entraîné par les Thorndike, Signac loua chaque été une maison, jusqu’à son décès, en 1935. Non loin, à Bréhat, habitaient les Sadoul. À l’Arcouest, au début du siècle, Seignobos avait réuni autour de lui des scientifiques et des artistes, et, dans la période qui nous occupe, Irène et Frédéric Joliot-Curie, les Perrin et les Langevin, ou les graveurs Howard et Dignimont. Tout ce monde se retrouvait régulièrement autour de Marcel Cachin, qui recevait, en outre, nombre de visites occasionnelles.
35On ne peut faire non plus l’impasse sur les liens très nombreux qu’il tissa dans le monde politique grâce à une vie parlementaire déjà longue. Conseiller municipal de Bordeaux entre 1900 et 1906 puis de Paris entre 1912 et 1919, et député de la Seine de 1914 à 1932, il avait une longue expérience d’édile. Le 20 octobre 1935, il fut élu sénateur de la Seine sur la liste de Rassemblement populaire conduite par Théodore Steeg. Il rassembla au second tour 620 voix sur 1 241. Devenu le premier sénateur communiste, il était rejoint peu après par Clamamus, qui profitait ainsi du désistement de Laval lequel, élu également au titre du département du Puy-de-Dôme, avait choisi l’Auvergne.
36Se trouvant dès lors à la direction du groupe communiste composé par les élus des deux assemblées, Cachin multiplia les interventions générales (en particulier sur la politique étrangère) et spécialisées (ainsi sur la retraite des vieux, dont le parti et lui firent leur cheval de bataille en 1939). Il fut également accueilli à la commission sénatoriale de l’Armée. Le carnet de 1939 en donne plusieurs comptes rendus. Évoquons simplement sa participation le 8 février à la réunion commune et secrète des commissions de l’Armée, de la Marine et de l’Air et de la sous-commission de contrôle des crédits affectés à la Défense nationale, en présence de Daladier, de Campinchi, ministre de la Marine et de la Chambre, ministre de l’Air. Citons également deux importantes réunions sur le Ravitaillement, les 22 et 29 mars, ainsi que deux nouvelles auditions de Daladier, les 7 et 16 juin.
37Sa position, son passé et ses multiples contacts en faisaient un intermédiaire privilégié. Il le fut à plusieurs reprises entre le gouvernement ou les socialistes et le PCF, quand il fallait faire passer un message officieux ou tâter le terrain. Il le fut sans doute également, même si l’on n’en conserve guère de trace, entre le gouvernement français et les Soviétiques, comme il l’avait été en 1922 (voir le volume 3). À ce titre, il dut tenir un rôle complémentaire de celui de son ami Jacques Sadoul, alors correspondant en France des Izvestia. C’est net, pour tous les deux, en septembre 1939, quand ils s’acharnèrent, non sans résultats, auprès de l’entourage de Daladier pour faire passer l’idée que le pacte germano-soviétique et même, trois semaines plus tard, l’attaque contre la Pologne n’entamaient pas nécessairement la volonté d’alliance de l’URSS avec les puissances occidentales, ou même son désir de voir, à terme, le nazisme défait. Quoi qu’il en soit, il a toujours accordé une attention toute particulière aux questions internationales.
D’importantes responsabilités internationales
38Et c’est sur ce terrain qu’il intervint au premier chef dans la seconde moitié des années 1930. Toujours aux avant-postes dans le combat des communistes contre le nazisme et le franquisme, il devait aussi faire montre de toute son habileté pour mesurer la complexité croissante de la situation où le pacifisme, l’antifascisme et l’anticommunisme brouillaient singulièrement les clivages politiques traditionnels, et toujours davantage à mesure que grandissait le danger de guerre.
39Membre du presidium du Komintern, il fut chargé ainsi des contacts avec l’Internationale socialiste (IOS) en compagnie de Thorez. Le 15 octobre 1934, ils rencontrèrent Adler et Vandervelde, avant d’être chargés officiellement de poursuivre ces contacts à l’issue du VIIe Congrès de l’IC.
40Depuis quelque temps déjà, on l’a vu, Cachin était engagé avec d’autres intellectuels d’Europe dans la mise en place d’une structure internationale de « lutte contre le fascisme et la guerre », et devenait l’un des principaux animateurs du Comité international dit « Amsterdam-Pleyel », né de la fusion en juin 1933 entre le Congrès antifasciste européen et le Comité de lutte contre la guerre. L’analyse des mouvements pacifistes implique de prendre en compte non seulement les courants qui les traversèrent mais la chronologie, car le dispositif d’ensemble changea à plusieurs reprises, en liaison le plus souvent avec les aléas de la stratégie communiste. Si l’on met de côté le pacifisme de l’extrême droite, qui ne sera jamais concerné par ces structures, on peut distinguer le pacifisme modéré attaché à la SDN et à la sécurité collective, le pacifisme intégral et le pacifisme communiste. On constate sans surprise que Félicien Challaye et nombre de pacifistes intégraux participèrent au Comité mondial contre la guerre et le fascisme, avant de le quitter quand le PCF changea de stratégie. Dès lors, les pacifistes « genevois » devenaient les interlocuteurs privilégiés des communistes, d’autant qu’ils étaient de moins en moins disposés à accepter la paix à n’importe quel prix. Commença alors, à côté du Comité Amsterdam-Pleyel, une expérience originale à laquelle Marcel Cachin consacra une partie importante de son temps, le Rassemblement universel pour la paix (RUP)16.
L’historique et les objectifs du RUP
41Le schéma est simple, au premier abord. L’homme clé du Komintern pour la mobilisation internationale antifasciste, Willy Münzenberg, comprit rapidement la nécessité, et la possibilité, de mobiliser de vastes forces, au-delà des limites du Comité mondial contre la guerre et le fascisme. Il disposa pour cela d’un relais de grande qualité, Louis Dolivet, l’homme de confiance de Barbusse. L’affaire se concrétisa à la fin de l’été 1935 par une offensive dans deux directions : en France, Dolivet profita du contexte si favorable du Rassemblement populaire pour solliciter plusieurs personnalités, Cachin bien entendu, mais également des radicaux de la gauche du parti et des socialistes résolument antifascistes ; en Angleterre, il disposait naturellement, via Norman Angell, le leader britannique du Comité mondial, d’un intermédiaire privilégié pour toucher les élus travaillistes, mais, en outre, la réussite du referendum pour la paix, le Peace Ballot, en juin 1935, ouvrait de nouvelles perspectives parmi les conservateurs attachés à la SDN, avec en tête lord Cecil. Les choses allèrent très vite. Le 24 septembre 1935, des personnalités anglaises faisaient une déclaration officielle à la presse, appelant à la constitution d’un rassemblement international pour la paix ; le lendemain, un groupe de personnalités françaises, dont Marcel Cachin, répondait par voie de presse à l’appel britannique, et les 13 et 14 mars 1936 se tenait la première conférence internationale du RUP. Pierre Cot et lord Cecil coprésidaient le comité international, tandis que Dolivet était le secrétaire du comité français, puis du comité international.
42Il serait donc tentant de ramener le RUP à une tentative réussie de manipulation kominternienne. Ce serait compter sans le poids des individus et les logiques institutionnelles. Certes, Willy Münzenberg s’était engagé dans le combat antifasciste en liaison étroite avec l’Internationale communiste, mais il s’avère qu’il y crut également et que, dès 1936, le Centre se méfia de ses initiatives de large alliance qui, certes, répondaient à l’objectif fixé – la mobilisation internationale contre le fascisme – mais offraient de moins en moins de garanties sur le contrôle que pouvaient y exercer les communistes. Il rompit avec l’IC l’année suivante. Quant à Louis Dolivet, c’est en 1936 également qu’il subit les premières attaques de l’appareil central. L’historienne Sabine Jansen nous apprend ainsi qu’il était en première ligne dans l’opération de « vérification » – entendre une enquête menée par le département des cadres de l’IC – qui visait le « Münzenberg-Apparat »17. Ne pouvant prouver qu’il était un agent infiltré, le département des cadres du Komintern proposait de l’attaquer politiquement afin de susciter son exclusion. Obtenant bientôt la nationalité française grâce à l’entremise de Pierre Cot, Dolivet donnait moins de prise à de telles pressions. Il resta en liaison avec le Centre, bien que régulièrement attaqué pour sa propension à suivre la logique propre de l’institution qu’il avait aidé, au premier chef, à mettre sur pied.
43Et c’est cette logique de l’institution qu’on doit également prendre en compte. Les hommes qui prirent la direction de l’ensemble avaient leurs propres réseaux et leur propre histoire. Des solidarités anciennes et nouvelles au sein d’une organisation qui n’avait pas de précédent vinrent brouiller le schéma. Ajoutées à l’initiative individuelle de fortes personnalités au sein de l’appareil du Komintern, elles incitent l’historien à la prudence. Il aurait une vue bien réductrice des choses à résumer l’histoire du RUP, et plus généralement les combats antifascistes et pacifistes des années 1930, à une simple manipulation communiste.
44À la première réunion de la conférence internationale, en mars 1936, étaient discutés les grands axes programmatiques du RUP, arrêtés le mois suivant par un comité exécutif international :
- « 1°) L’inviolabilité des obligations résultant des traités.
- La réduction et la limitation des armements par accord international et la suppression des profits résultant de la production et du commerce des armes.
- Le renforcement de la SDN pour prévenir et arrêter les guerres par l’organisation de la sécurité collective et de l’assistance mutuelle.
- L’établissement, dans le cadre de la SDN, d’un mécanisme efficace pour remédier aux situations internationales susceptibles de provoquer la guerre. »
45S’ils ne furent jamais officiellement remis en cause, ces quatre principes ne résistèrent pas à l’évolution de la situation internationale, ni au creusement d’une ligne de faille au sein du mouvement pacifiste. La radicalisation du RUP sur des bases antifascistes se retrouva dans le « Manifeste de la sécurité collective » lancé le 31 décembre 1937, et plus encore dans les positions résolument anti-munichoises prises par ses principaux dirigeants un an plus tard. Concrètement, trois terrains de lutte furent privilégiés : alors que le RUP n’intervint pas pendant plusieurs mois après le pronunciamiento de juillet 1936, la question espagnole devint importante, sinon centrale, en 1937, puis à partir de la fin de 1938. En 1937 et 1938, des actions concrètes furent lancées pour soutenir la résistance chinoise face à l’agression nipponne. Et, dès l’été 1938, le RUP se mobilisa pour exiger le maintien de l’intégrité territoriale de la Tchécoslovaquie. En 1939, dans les derniers temps du RUP, une campagne fut lancée pour un « Front de la paix », en l’occurrence pour voir scellée l’alliance anglo-franco-soviétique, aidée si possible de la puissance américaine.
Cachin, les hommes et les réseaux. Le RUP
46Avec le RUP, des ponts s’établissaient entre des hommes, des traditions politiques et culturelles et des réseaux qui s’étaient à peine croisés auparavant. Le schéma semble assez simple : d’un côté, on trouve les fervents défenseurs de la Société des nations, qui, depuis sa création, militent pour la paix mondiale suivant les principes de sécurité collective ; d’un autre côté, il y a les antifascistes, convaincus que la défense de la paix passe d’abord par l’isolement et la défaite du nazisme et du fascisme, quitte à utiliser la force. La stratégie à géométrie variable du PCF brouille le schéma. S’ajoutent les spécificités nationales, l’antenne anglaise du RUP s’appuyant sur un réseau assez dense de groupements locaux pro-SDN, l’antenne française se présentant davantage comme un conglomérat d’organisations nationales. Au surplus, les itinéraires individuels pèsent d’un poids majeur. On ne s’étonnera guère, par exemple, du poids d’un Pierre Cot, radical de gauche, antifasciste convaincu, très favorable à l’expérience du Front populaire, depuis longtemps investi dans les sociétés militant pour la SDN, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme, ayant ses entrées dans la démocratie chrétienne comme ancien militant des Jeunesses catholiques.
47On mesure la difficulté pour les communistes, y compris Cachin, à gérer cette situation nouvelle et hautement complexe. Le 17 juillet 1936, comme s’organisait le Congrès universel pour la paix, prévu à Bruxelles pour le début septembre, Cachin ne faisait pas montre d’un optimisme excessif dans ses Carnets en évoquant le comité d’organisation : « Ce comité est un ramassis du Quai d’Orsay et de l’Intelligence Service. On veut faire un congrès sauve-qui-peut et antisoviétique. » Cependant, il ajoutait :
« Il faut que nous y soyons (...). Il faut faire adhérer au Rassemblement les syndicats, les fédérateurs, les comités de base d’Amsterdam-Pleyel, nos organisations. »
48De fait, les communistes français furent très présents au rassemblement de Bruxelles. Dans son discours du 5 septembre, Cachin souligna même :
« Les partis communistes se félicitent d’avoir collaboré de tout leur cœur à cette grande entreprise humaine. Vous êtes témoins qu’ils apportent leur concours le plus loyal au travail commun. »18
49Représentant officiellement l’Internationale communiste, et de fait le PCF, au sein des instances du RUP, Marcel Cachin fut l’un des fidèles parmi les Français, toujours présent de 1936 à 1939, comme Cot, Dolivet, Grumbach, Jouhaux, Cassin et Paul-Boncour.
50Dans le dispositif, en évitant toujours la scission, les communistes prirent bien soin de définir la tactique ensemble, au sein d’une fraction clandestine. Pour le congrès de Bruxelles, Cachin notait ainsi au 1er septembre que la « conférence de la fraction communiste » comprenait, outre lui-même, Duclos, Monmousseau, Péri, Ramette, Renaud Jean, Billoux, Maranne, Waldeck Rochet et Lampe. Derrière, précise Cachin peu après, trois hommes donnaient les directives, tout au moins à l’été et à l’automne 1936 ; il s’agissait de Bohumil Smeral, du Comité mondial contre la guerre et le fascisme, Schwernick, le représentant officiel des syndicats soviétiques, et Willy Münzenberg. Reprenons le compte rendu que donne Cachin d’une rencontre avec les trois hommes, les 11 et 12 septembre 1936, peu après le congrès :
« Les résultats de Bruxelles : nous avions des directives. Mais on nous a dit : considérez la situation concrète. Si, dit Schwernick, j’avais fait le discours de Moscou, il ne serait rien resté de ce congrès. Nous avons réalisé notre tâche, nous avons gagné des liaisons dans les organisations que nous voulions. Nous aurions voulu autre chose : désigner l’agresseur, mais nous n’avons pu que coordonner les forces de paix. »
51Et l’aventure continua, dans laquelle Cachin joua toujours un rôle de premier plan. Même si le RUP ne lui fournit pas toujours le meilleur instrument d’un combat qu’il jugea alors prioritaire, à savoir la défense de la République espagnole.
L’Espagne au cœur
52Refusant, surtout au début, un engagement politique trop marqué et privilégiant la démarche juridique, appuyée sur la SDN et ses fonctions, le RUP n’intervint pas immédiatement dans la question espagnole. Le rôle et les responsabilités de la SDN suscitèrent d’importants débats dans l’organisation, qui, cependant, fit de la question espagnole sa priorité au premier semestre 1937. En mars, Cachin fut l’un des délégués du RUP pour présenter la résolution du conseil général du Rassemblement au sujet de l’Espagne à Yvon Delbos, en charge des affaires étrangères. Il en appelait à la SDN, comme dans un discours prononcé à l’occasion de la manifestation organisée le 12 mai 1937 contre le bombardement des villes ouvertes. La question fut mise à nouveau au premier rang des priorités du Rassemblement à partir de la fin de 1938, mais le RUP avait alors beaucoup perdu de sa capacité d’intervention. Il demandait le retrait des troupes et du matériel étrangers sous le contrôle de la SDN. Cachin fut de la délégation venue plaider cette thèse auprès du président du Conseil français, Daladier, le 22 novembre 1938.
53Sur la question espagnole, le Comité international de lutte contre le fascisme et la guerre avait pris d’emblée une position tranchée, et offrait à Cachin une tribune plus aisée pour affirmer son engagement, d’autant que la lecture de Paix et liberté, l’organe du comité français, ou de Clarté, celui du comité mondial, témoigne que ce nouveau front devenait une priorité absolue19. Au point d’arrivée, intervint la Conférence internationale d’aide aux réfugiés espagnols, dont Cachin fut, à la mi-juillet 1939, l’un des principaux organisateurs et orateurs. Là encore, il avait consacré nombre de ses éditoriaux de l’Humanité à l’Espagne.
54Ses enfants s’engagèrent également concrètement, sur le terrain. Ainsi, son fils Charles, membre du conseil d’administration de la Centrale sanitaire internationale, opéra dans l’hôpital Federico Manzeni, à Murcie. L’autre chirurgien de la famille, son gendre Paul Hertzog, alla à Cerbère aider à l’évacuation des réfugiés, avant d’accompagner, en compagnie de sa femme, Marcelle, un groupe de républicains espagnols en partance pour le Chili à l’été 1939.
55À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, il ressort sans conteste que Marcel Cachin s’était construit une légitimité aussi à côté du mouvement communiste. Structurelle, de par son inscription dans l’histoire longue du mouvement ouvrier, en deçà de la naissance du parti communiste, sa légitimité fut renforcée conjoncturellement par les années de Front populaire et de large alliance internationale antifasciste, car il était profondément en phase, en harmonie avec cette nouvelle démarche du PCF. On mesure dès lors le choc que représentèrent pour lui l’annonce du pacte germano-soviétique et ses suites.
L’épreuve
Le Pacte
56En effet, suite à la signature du pacte germano-soviétique, le PCF allait opérer un nouveau tournant stratégique, laborieusement pris mais d’une vaste amplitude.
57En renvoyant à l’introduction du carnet de 1939 pour plus de précision sur le contexte, nous nous bornerons à rappeler l’accélération des événements dans le mois qui suivit la signature du pacte germano-soviétique. Le PCF adopta plusieurs semaines durant une ligne « défensiste », approuvant le Pacte tout en assurant que les communistes français seraient au premier rang de la guerre contre Hitler. Dans le même temps, les deux principaux journaux communistes, l’Humanité et Ce Soir, étaient suspendus le 25 août par le gouvernement Daladier, mesure qui toucha ensuite l’ensemble de la presse liée au PC, et une première vague répressive s’abattait sur les militants étrangers en France et les « ressortissants de puissances ennemies », parmi lesquels se trouvaient les principaux dirigeants (en exil) du PC allemand. Cette mesure avait accompagné la mobilisation puis la déclaration de guerre franco-britannique à l’Allemagne du 3 septembre. Le 17 septembre, conformément aux clauses secrètes du Pacte, les troupes soviétiques entraient en Pologne, dont elles occupaient la partie orientale, la partie occidentale étant sous le contrôle des Allemands, ce qui permit la signature d’un traité d’amitié germano-soviétique le 28. Le 26 septembre, le PCF était interdit, ainsi que toute organisation relevant de la IIIe Internationale. Peu avant, ou peu après, le parti français, opérant un changement radical de stratégie, s’alignait sur la nouvelle ligne de l’IC en définissant la guerre qui commençait comme une « guerre impérialiste ». Les textes sont multiples qui résument cette analyse ; évoquons un long document inédit, signé AND[ré Marty] et MAUR[ice Thorez] en date du 4 décembre 1939, où étaient dénoncées « les lourdes fautes », « l’orientation erronée », « l’attitude légaliste », autant de défauts qui perdurèrent l’essentiel du mois de septembre :
« Contre (ceux qui ont voulu la guerre impérialiste), contre les politiciens qui gouvernent en leur nom, contre la réaction, le Parti communiste français reprend le mot d’ordre de Lénine et Liebknecht : “Notre ennemi est chez nous” »20.
58C’est une thématique qu’on ne lut jamais sous la plume de Cachin. Il participa au premier chef des « lourdes fautes » des premières semaines, une fois revenu de Bretagne. Responsable du groupe des élus communistes des deux Assemblées, il présida très logiquement les réunions du groupe parlementaire. Les communiqués presque journaliers qu’on a conservés (jusqu’au 19 septembre) témoignent de la continuité de la ligne alors défendue : appels renouvelés à l’union nationale contre l’ennemi hitlérien ; soutien sans faille à la mobilisation ; dénonciation des mesures répressives anticommunistes ; références à la dislocation des forces de l’Axe dans la suite du Pacte. Le 16 septembre, un jour avant l’entrée des troupes soviétiques en Pologne, le groupe adressait
« un fraternel hommage aux héroïques combattants de Varsovie, hommes et femmes du peuple qui, animés d’un grand courage et du désir d’en finir vraiment avec l’hitlérisme, tiennent en échec depuis plusieurs jours les hordes fascistes. »21
59C’est le même esprit qui se retrouve dans les documents qui sont propres à Cachin. Le 2 septembre, il adressait ainsi une lettre à Léon Blum (publiée dans le Populaire une semaine plus tard) dans laquelle il réaffirmait, en particulier, l’engagement des communistes « au premier rang pour défendre la sécurité du pays », en cas de guerre. Il était sur les mêmes positions le 6 septembre dans une lettre à l’adresse de ses collègues sénateurs, par laquelle il demandait la libre reparution de l’Humanité. On trouve également dans ses archives un projet de lettre aux députés, en date du 15 septembre, où il refaisait l’historique des relations avec l’Union soviétique depuis Munich pour conclure, au nom de « l’union de la nation française », à la nécessité de mettre un terme aux campagnes de suspicion contre le communisme et les communistes. Nous avons également retrouvé la trace d’un document tapuscrit de trois pages, dont seule la dernière a été conservée ; le texte est postérieur de plusieurs jours à l’attaque soviétique en Pologne (le 17 septembre) et antérieur à l’interdiction du PCF (le 26 septembre). Cachin y reprenait l’argumentaire sur la défaite que constituaient pour l’hitlérisme le pacte germano-soviétique et, depuis quelques jours, l’avancée des troupes soviétiques vers l’Ouest, et il réaffirmait l’engagement des communistes français tout en souhaitant qu’on n’écartât pas l’idée, nouvelle, d’une conférence mondiale de la paix réclamée par beaucoup en Europe22.
60L’interdiction du PCF eut des conséquences directes sur la vie privée de Cachin. Comme nous l’apprend un rapport de la Préfecture de police de Paris en date du 30 décembre en réponse à une demande de l’Intérieur du 29, il a dû quitter sa maison de Choisy-le-Roi puisqu’elle appartenait à la Société immobilière du Carrefour Châteaudun (dirigée par le PCF). La maison a donc été liquidée, comme l’ensemble des biens du PC, tandis que les meubles que possédait Cachin ont été transportés chez sa fille, Marie-Louise, et chez Édouard Lanecruse, un militant de Thiais (ville proche de Choisy). Le rapport confirme que Marcel Cachin, après vérification, habitait alors dans sa propriété de Lancerf, en Bretagne23.
Le moment clé de l’hiver 1940
Fidèle au parti, mais pas à sa stratégie
61De fait, Cachin s’installa dès lors à Lancerf, où il resta, sauf à de rares moments, jusqu’à son passage dans la clandestinité, à l’été 1942. Il y fut très étroitement surveillé par la police, surtout pendant la « drôle de guerre », comme l’indiquent les rapports conservés à la préfecture de police mais également une lettre à sa fille, Marcelle, en février 1940 et une note à destination du centre bruxellois dans laquelle Frachon se plaignait des difficultés qu’il avait à le contacter.
62En Bretagne, il s’était replié sur sa famille proche. Son fils Charles, mobilisé, avait laissé sa famille en Bretagne. Comme Marc Jacquier était également mobilisé, sa femme, Marie-Louise, venait très souvent à Lancerf. Quant à Paul et Marcelle Hertzog, ils avaient laissé depuis l’été 1939 leur petit enfant Daniel à la garde des grands-parents pour accompagner un groupe de réfugiés espagnols à destination du Chili. L’affaire du Winnipeg, le nom du bateau sur lequel ils avaient embarqué, n’est pas notre objet, si ce n’est pour relever qu’elle eut des suites judiciaires. À leur retour en Bretagne, le couple était très rapidement arrêté (le 8 janvier) et transféré au fort du Hâ, une prison où il rejoignit pour quelques jours les marins du bateau. L’affaire fut jugée en août 1940, mais le dossier de l’accusation ne tenait pas24.
63Marcel Cachin ne vint à Paris qu’à trois reprises avant l’offensive allemande, et n’y retourna jamais, ensuite, jusqu’à son arrestation de septembre 1941. Du 11 au 16 janvier 1940, il vint discuter longuement à Paris avec Me Marcel Willard, l’avocat du PC. Cela lui permit d’avoir un contact plus direct avec la direction du Parti, par l’intermédiaire de Daniel Renoult, qui l’accompagna pendant son séjour. Les 21 et 22 février, il vint déposer devant la commission sénatoriale chargée de statuer sur sa déchéance comme élu. Du 21 au 28 mars, il témoigna au procès des députés communistes.
64De fait, les difficultés de l’élu Cachin avaient commencé dès septembre 1939. À la commission sénatoriale de l’Armée, ses collègues avaient posé la question de sa participation aux délibérations compte tenu de la nouvelle donne internationale. On ne sait si la solution relève de la tradition sénatoriale ou du statut particulier de la personne visée – les deux sans doute –, mais un arrangement fut trouvé : le président de la commission obtint de Cachin qu’il reçoive effectivement les convocations... mais qu’il n’y réponde pas !25
65La situation se durcit avec le vote de la loi du 19 janvier 1940, prévoyant la déchéance de
« tout membre d’une assemblée électrice qui faisait partie de la section française de l’Internationale communiste visée par le décret du 26 septembre 1939 portant dissolution, et qui n’a pas, soit par démission, soit par déclaration rendue publique à la date du 26 octobre 1939, répudié catégoriquement toute adhésion au Parti communiste et toute participation aux activités interdites par le décret susvisé. »
66Dans les archives Cachin, on trouve copie d’une lettre envoyée en janvier 1940 au président du Sénat et qui témoigne de l’originalité de sa ligne politique encore à cette date. Il partait de la loi pour s’étonner qu’on demande essentiellement aux élus communistes
« de se déclarer fidèles à l’intérêt national menacé par l’hitlérisme. Or, nous n’avons jamais cessé de lutter contre l’impérialisme hitlérien. Nous avons soutenu toujours la politique de la sécurité collective parce que son application eût sauvé la paix et sauvegardé l’intérêt national. D’autres que nous ont fait échouer cette politique. Mais nous pensons encore que l’on doit mettre en œuvre tous les moyens les plus propres à assurer la chute de l’hitlérisme. »
67Il récusait avec véhémence les accusations de trahison, refusait de se renier, mais, s’il dénonçait la campagne anticommuniste qui, depuis Munich, visait, selon lui, à préparer à une guerre contre l’Union soviétique, il était bien éloigné de l’analyse alors développée dans la littérature communiste clandestine. En effet, la nouvelle position du PCF s’était singulièrement durcie dans le contexte de la guerre de Finlande.
68Le 31 janvier, le président du Conseil, Édouard Daladier, demandait au président du Sénat de faire prononcer la déchéance. Une commission fut mise sur pied et décida d’entendre Marcel Cachin le 21 février.
« 21 février 1940. Est arrivé hier de Lancerf. Au Sénat à 11 h 30, au bureau de la trésorerie, où il n’est resté que quelques minutes ». Suivait une note manuscrite des RG : « Marcel Cachin maintient son point de vue. La Commission a décidé à l’unanimité de proposer sa déchéance. »26
69Si, dans sa déposition, il refusait effectivement de renier son passé et sa fidélité partisane, et s’il mettait davantage l’accent dès lors sur son attachement à la paix et à la sécurité collective, il ne s’en refusait pas moins à parler de guerre impérialiste.
70Au nom de la commission de 9 membres, Achille Naudin présenta les conclusions en séance plénière du Sénat, le 29 février. Le président Jeanneney annonça que Jean-Marie Clamamus, l’ancien sénateur communiste en rupture de ban, avait demandé un congé pour ne pas assister à la séance. Seul le sénateur socialiste Alexandre Bachelet apporta une note discordante. Tout en regrettant que Marcel Cachin ait eu tort de ne pas avoir rompu avec le PCF et d’avoir affirmé qu’il ne retrouvait pas son parti dans la position prise, il trouvait, disait-il, une certaine « noblesse » à son attitude et il lui « conservait toute son estime ». La déchéance fut votée à l’unanimité27.
71Le mois suivant se déroulait le procès (à huis clos) de 44 députés communistes devant le Tribunal militaire permanent de Paris. Marcel Cachin fut convoqué à titre de témoin par la défense. On était loin de la déclaration de combat prononcée par Billoux, qui changea le texte arrêté par les députés avant l’audience. Cachin fit un discours d’une autre nature. Tout en portant régulièrement l’accent sur les qualités d’honnêteté et de dévouement des inculpés, il centra effectivement sa déposition sur le thème de la paix, mais en relisant les événements des dernières années sous cet angle ; ainsi, la lutte pour la paix amena les communistes à rejeter Munich et l’agression hitlérienne, puis à demander la signature de l’accord anglo-franco-soviétique.
« L’intérêt de la France, et de la Paix exigeait qu’on ne repoussât pas deux fois, comme on l’a fait, la collaboration de l’Urss. Cette collaboration pouvait seule empêcher Hitler d’entrer en guerre. ».
72Il était fait cependant référence à la ligne du moment en en appelant à Jaurès et à l’analyse théorique de la guerre en régime capitaliste, analysée comme la traduction de la volonté qu’ont les puissances impérialistes de se partager le monde28.
73Il est clair qu’à rassembler ainsi l’ensemble des textes de Cachin on peut imaginer la colère de la direction communiste, mais également son inquiétude.
La colère et l’inquiétude de la direction
74En cet hiver 1940, la direction était en fait éclatée entre Paris, avec Frachon, Bruxelles, avec Fried, Duclos et Tréand, et Moscou, avec Thorez (depuis le 6 novembre 1939) et Marty. L’accès au fonds français du Komintern permet de connaître avec précision l’autre face du problème posé. Il s’agit, pour l’essentiel de rapports de Frachon à destination de Bruxelles, outre deux textes de Marty et de Thorez et Duclos et une note de Duclos à Frachon. La situation n’était pas simple à Paris. Si la direction n’était pas atteinte par la répression comme elle le sera en 1942, ce n’était pas le cas des élus et des responsables syndicaux, appelés en fait à jouer le plus longtemps possible le jeu de la légalité. Mais la démission publique de beaucoup, le retrait silencieux d’un bien plus grand nombre de militants et, plus encore, l’affaiblissement lié à la mobilisation limitaient grandement les possibilités d’intervention du PCF.
75La première allusion date du 10 décembre 1939. Dans sa lettre, Frachon se plaignait de « l’atmosphère familiale », qui n’était « pas très bonne ». « Nous pourrions envisager de le planquer », concluait-il. Et c’est bien les raisons pour lesquelles Cachin resta en France qu’il faut essayer de comprendre.
76Le 14 décembre, Frachon venait d’apprendre le contenu de la lettre que Cachin avait adressée à Dormoy, « qui est loin de ce que nous étions en droit d’attendre. Tout cela est bien décevant ». Il faut dire que Cachin consacrait certes l’essentiel de sa lettre au sénateur socialiste à défendre la politique soviétique, mais en réaffirmant la continuité de son engagement personnel contre le nazisme, prenant pour exemple le vote des crédits militaires au gouvernement Daladier par l’ensemble des élus communistes, le 2 septembre, soit en pleine ligne « défensiste ». Il reprenait là aussi quelques-unes des formules de Jaurès sur la guerre.
77Le 23 décembre, c’était Marty qui écrivait à Cachin. La lettre vaut moins pour les informations précises que pour l’image qu’elle reflète de Cachin. Marty partait de longs développements sur la « guerre intérieure » dans un régime assimilable à une véritable « dictature réactionnaire ». Pour le convaincre de faire entendre sa voix, il faisait référence à l’Espagne, au Front populaire et à l’URSS, avant d’ajouter que les communistes n’avaient pas changé.
78La semaine suivante, le 30, c’était à Thorez et à Duclos de lui écrire après avoir pris connaissance de la lettre adressée à Marx Dormoy. Il se confirmait que cette lettre inquiétait grandement la direction par ce qu’elle révélait de l’analyse que faisait Cachin de la situation, mais elle montrait également l’ampleur de l’enjeu : dans le contexte d’une guerre de Finlande qui s’enlisait, et de dissidents communistes de plus en plus actifs, on pouvait craindre le pire, à savoir l’émergence d’un parti nouveau, concurrent. Or Thorez et Duclos doutaient de Cachin :
« Votre réponse n’est pas convaincante, parce qu’il semble bien que vous-même n’êtes pas absolument convaincu de la justesse fondamentale de la politique de notre Internationale communiste. »
(...)
« Comment ne pas comprendre ces vérités ? Comment hésiter à les proclamer ? Nous devons vous dire franchement combien nous sommes surpris que vous puissiez douter le moins du monde de ce qui est si évident, et que vous n’ayez pas élevé vigoureusement votre voix autorisée. »
79Ils lui demandaient donc une déclaration ferme et sans réserve approuvant la politique du Parti, de l’Internationale et de l’Union soviétique.
80Or, dans un rapport du 10 janvier, Frachon constatait que Cachin n’avait pas encore parlé ou écrit, qu’il hésitait même, selon ses informations. Le 16, il soulignait encore son inquiétude générale :
« La grande attaque est menée contre l’unité du P[arti], pour sa désagrégation, et il faut s’attendre à un développement de l’offensive amorcée par les nouveaux renégats. »
81Or Cachin avait été très difficile à contacter ; « (...) pendant quelques jours, nous avons éprouvé de grandes craintes. » Frachon semblait rassuré cependant, après avoir pu finalement le faire toucher par un militant peu connu. Mais il savait déjà que Cachin ne voulait pas vraiment partir pour Moscou : « Je n’ai pas de réponse de sa part sur la proposition de visite à Grandmère. Je crois que ce sera difficile. Il y a ici toute sa famille. » (Ses réticences étaient confirmées dans un nouveau rapport du 11 février).
82Dans une lettre adressée à Duclos et à Frachon le 30 janvier 1940, Marty (sans doute) disait plus crûment les choses. Il était clair qu’un véritable complot se développait pour atteindre le Parti, visant la scission. C’était dans ce cadre qu’il fallait interpréter la lettre à Dormoy.
« Nous pensons que ce fut une faute capitale de ne pas comprendre ce développement de la manœuvre de la réaction, et de ne pas prendre toutes les mesures politiques et d’organisation permettant d’y faire face avec succès. (...) Nous voulons vous dire franchement à vous deux, les meilleurs et les plus fermes militants de la direction, que vous-mêmes ne réalisez pas encore la gravité de la situation. »
83De fait, le 22 février, la direction parisienne qualifia de « scandaleuse » la déclaration au Sénat, dont pourtant elle attendait beaucoup. À lire cette déclaration devant la commission sénatoriale (cf. supra), la direction ne craignait qu’une chose, qu’elle fût publiée au Journal officiel. Si tel était le cas, il faudrait répondre point par point pour éviter tout risque de « décomposition » dans le Parti. On était donc à deux doigts de la rupture.
84Le paroxysme était atteint. Bientôt, l’étreinte se desserrant, le soulagement fut à l’ordre du jour, quand Cachin réaffirma sa fidélité. Pour autant la méfiance persistait, et Frachon envisageait d’appliquer le conseil de Bruxelles de voir un intellectuel détaché auprès de Cachin (lettre du 6 mars 1940).
85Le soulagement se lisait encore dans une lettre plus officielle que Thorez, Marty et Duclos adressèrent à Cachin le 26 mars, au moment du procès des députés. Il n’est pas sûr, cependant, qu’il ait apprécié le conseil qui lui était donné : « Vu votre retraite forcée – et provisoire – nous nous permettons de vous demander un travail qui nous sera précieux : continuer à écrire vos mémoires. »
86La tempête était donc passée, mais l’alerte avait été chaude. Il ressort de ces textes au moins deux séries de conclusions concernant Cachin : la direction a eu très peur que ne réussisse l’entreprise de déstabilisation du PCF par la mise en place d’une organisation concurrente qui aurait pu, éventuellement, profiter du soutien d’une telle figure emblématique. L’enjeu était de taille, car c’était la survie même du Parti qui était en jeu dans la situation d’extrême faiblesse où il se trouvait, plus isolé que jamais dans l’opinion française au moment où la guerre de Finlande faisait rage, même si l’essentiel de la direction communiste était préservée. Par ailleurs, il apparaît que très tôt un transfert à Moscou a été envisagé, mais que la proposition (si tant est qu’elle ait pu être mise en œuvre compte tenu du contrôle policier dont il était l’objet) se heurta à un refus de Marcel Cachin, qui pouvait arguer de son âge, de ses charges de famille (cf. supra) et, pour répondre à l’argument qui dut lui être avancé des exigences de la sécurité, de la relative impunité dont il disposait en France pendant la « drôle de guerre »29.
Marginalisé dans la clandestinité
87Pour connaître et analyser la position de Marcel Cachin sous l’occupation, nous ne pouvons, on l’a dit, nous appuyer sur les Carnets. Pour autant, les archives françaises et allemandes nous permettent de faire le point sur un épisode qui fit couler beaucoup d’encre, à savoir son arrestation et sa déclaration laissée aux Allemands. Quelques témoignages et ses archives propres nous éclairent également sur son passage dans la clandestinité et ses interventions ponctuelles avant la Libération.
De l’arrestation à l’affiche : une opération presque aboutie
« En quittant la prison de la Santé le vendredi 17 octobre 1941 j’ai été conduit dans les bureaux des services de la Sûreté allemande rue des Saussaies, annexe de l’ancien ministère de l’Intérieur. Là j’ai été soumis à un très long interrogatoire par le commissaire chargé de l’enquête administrative sur mon passé et ma situation présente. Invité par ce haut fonctionnaire à compléter en un document écrit mes déclarations orales en réponse à ses questions, je confirme ce qui suit. »
88Ainsi commence le texte manuscrit conservé dans le fonds Cachin de la BMP. Il s’agit d’un manuscrit de 16 pages où ces premières lignes de présentation ont été biffées, le brouillon de la déclaration remise aux Allemands le 21 octobre 1941 et dont on n’a connu très longtemps que quelques lignes qui ont été exploitées pendant la guerre même et après30.
89Il y eut longtemps incertitude sur la date de son arrestation, mais tout indique qu’il s’agit du 5 septembre 1941, ainsi la déposition de Cachin mais également l’Humanité clandestine qui annonce dès le 10 octobre la nouvelle. La date a de l’importance, comme on le verra. Le 5 septembre des hommes de la Gestapo venaient donc à Lancerf arrêter Marcel Cachin et son gendre Paul Hertzog. Après un court passage à la prison de Saint-Brieuc, mais sans avoir été fouillés, ils étaient convoyés à la prison de Rennes, pour quelques jours, puis, mi-septembre, à la Santé (Paris). Il s’avéra rapidement que ni les autorités militaires allemandes ni l’administration française n’avaient été tenues au courant. Rejoignant Paris, Marcelle Hertzog finissait par trouver l’interlocuteur compétent, en l’occurrence le Sipo-SD. Le 14 ou le 15 octobre, elle se rendait au siège, rue des Saussaies, où, reçue par le chef de l’antenne parisienne, Boemelburg, elle apprenait que son père et son mari allaient être bientôt libérés. C’était chose faite pour ce dernier le lendemain, et pour le premier le 17. La déposition était donc remise le 21, avant que les Cachin regagnassent Lancerf.
90Le document se présente donc comme le récit de son itinéraire politique. Trois thèmes y sont spécialement mis en évidence : la lutte pour la paix, des rencontres franco-allemandes de 1913 (voir volume 1) à la lutte contre l’occupation de la Ruhr et la politique des réparations (voir volume 3), jusqu’au soutien au pacte germano-soviétique, ses positions de 1914-1918 et de 1935-1939 étant soigneusement évitées ; sa fidélité au Parti et à l’URSS ; et, plus compliqué à gérer comme en témoignent les nombreuses ratures sur le brouillon, sa conception des relations franco-allemandes, prenant bien soin de parler de « peuple » et non d’« État », sans pour autant éviter les ambiguïtés. Au total, si le récit ne collait pas, loin de là, avec l’analyse et plus encore l’action développées au même moment par le parti communiste, il était écrit avec suffisamment d’habileté pour rendre difficile la moindre exploitation. Si ce n’était un paragraphe effectivement repris où il condamnait les attentats individuels :
« On m’a demandé si j’approuvais les attentats individuels contre des soldats de l’armée allemande. Je réponds que les attentats individuels se retournent contre le but que prétendent atteindre leurs auteurs. Je ne puis ni les préconiser ni les susciter. J’en ai toujours [toute ma vie]31 détourné mes camarades. »
91Il y a plus d’hypothèses que de certitudes sur les tenants et les aboutissants de cette affaire, mais le recoupement des sources permet au moins de se faire une idée à peu près claire des objectifs poursuivis par Boemelburg en liaison avec Marcel Gitton. Gitton était l’ancien secrétaire à l’organisation qui avait rompu avec le PCF après la signature du pacte germano-soviétique. Lié un temps avec Doriot, il l’avait laissé pour créer son propre parti, le Parti ouvrier et paysan français (POPF), qui se fixait pour tâche principale de recruter parmi les anciens communistes, en particulier parmi les militants emprisonnés dans les camps d’internement. Les autorités préfectorales avaient eu en effet la main très lourde pendant la « drôle de guerre », et surtout après la débâcle, envoyant derrière les barbelés nombre de suspects qui avaient souvent des liens ténus, quand ils n’étaient pas coupés, avec l’organisation communiste. Le nouveau changement de stratégie opéré par les communistes après l’agression allemande contre l’Union soviétique (22 juin 1941) donnait à Gitton de nouveaux arguments. En août 1941, Gitton faisait donc circuler une Lettre ouverte aux ouvriers communistes en forme de pétition. Or il y était affirmé : « De plus en plus nombreuses sont les défections dans les rangs du Parti. Marcel Cachin s’est retiré. » L’opération était donc en cours, en liaison avec le Sipo-SD.
92Cependant, l’exécution de Gitton par un groupe spécialisé du parti clandestin, le 4 septembre, si elle signalait l’ampleur du danger que l’opération représentait effectivement pour la direction communiste, changeait les données du problème, et l’on peut penser que, en faisant arrêter Cachin à Lancerf, Boemelburg prenait une mesure conservatoire, comme tendraient à le confirmer les conditions mêmes de l’emprisonnement. Le chef de la Sipo-SD évitait ainsi un double risque : voir le PCF le faire passer dans la clandestinité, ou les autorités militaires allemandes le désigner comme otage dans le contexte des premiers attentats individuels. Il faut en effet situer également l’opération dans le contexte de l’affrontement entre la police de sûreté (Sipo-SD) et les autorités militaires (le Militarbefehlshaber in Frankreich-MBH, et sa police, la GFP). En quelques mois, de l’automne 1941 au printemps 1942, un affrontement très dur entre les services aboutit, en fin de compte, au dessaisissement d’une bonne partie des pouvoirs de police des autorités militaires (MBH) au bénéfice de la police du parti nazi et de la SS (Sipo-SD). L’opération Cachin, de son arrestation à sa libération, fut une opération du Sipo-SD, hors de tout contrôle des autorités militaires. C’est ce qui ressort d’un rapport du MBH en date du 1er décembre 1941 :
« On a pu apprendre dans certains milieux de la population française que la libération du communiste connu Marcel Cachin a eu des échos considérables et désagréables. Une démarche d’information effectuée auprès du Sturmbannfuhrer Boemelburg a confirmé que Marcel Cachin avait été effectivement relâché : un contact avec le bureau le ou avec le commandement administratif n’a pas eu lieu, comme l’a attesté le Dr Bock, conseiller administratif militaire. Il est tout à fait indispensable qu’avant la libération des communistes il y ait discussion entre les différentes autorités concernées. En outre après les événements de ces derniers jours, il importe d’une manière urgente de prendre en considération de savoir si le communiste M. Cachin doit être arrêté de nouveau, à moins que d’autres raisons décisives ne soient contraires à une telle mesure. Néanmoins de telles raisons ne sont pas connues. »32
93Il fallut attendre encore la mi-février 1942 pour connaître la réponse de Boemelburg, qui permet, en l’occurrence, de fournir une des raisons de la libération : il craignait qu’à son âge (il avait alors 72 ans) Cachin ne supportât pas une détention prolongée dans une prison ou dans un camp d’internement, et il avait confirmation qu’il n’était en rien actif, sa mise en liberté s’avérant donc moins grave de conséquences que sa mort éventuelle dans un camp. Il ne précisait pas qu’il disposait en outre d’un atout important avec la déclaration signée. On peut également ajouter, pour expliquer cette libération, le poids des interventions personnelles, par les avocats, via De Monzie dont Jacquier, le gendre de Cachin, était le protégé, ou par les médecins, le fils Charles intervenant auprès de Marcel Capron, le successeur de Gitton à la tête du POPF et ancien maire d’Alfortville, pour le dispensaire duquel Charles avait travaillé, et chercha encore à travailler en janvier 1942, apprend-on dans les archives de la Préfecture de police. Il faut enfin remarquer – la chronologie fine s’impose encore – que nous nous trouvons à la mi-octobre dans une période de relative accalmie, entre deux vagues d’attentats.
94Les conclusions s’avèrent moins évidentes encore, et les hypothèses plus hasardeuses, pour comprendre la position prise par Cachin et la réaction éventuelle du PCF. À l’été 1941, le PCF s’était engagé dans la lutte armée et l’exécution de l’aspirant Moser, au métro Barbès, par un commando sous la direction de Pierre Georges (le futur colonel Fabien) fut comme un signal. La réaction des autorités allemandes fut immédiate et brutale : l’exécution d’otages suivrait tout attentat contre l’armée d’occupation. Ce fut chose faite, on le sait, surtout à la mi-octobre et à la mi-décembre, mais l’affaire était rendue plus complexe par l’intervention de l’État français, et plus encore par les réactions de l’opinion publique. Or, comme en témoigne la lecture des Humanité clandestines, la direction communiste ne revendiqua aucun des attentats de l’automne, prenant sans doute en compte les réactions de l’opinion, mais également au sein d’un parti qui, effectivement, avait toujours, par principe théorique, rejeté ce type d’action. En revanche, constatant l’émotion croissante de l’opinion devant l’exécution d’otages, elle avança peu à peu l’idée qu’une riposte s’imposait. Dans un rapport du 22 décembre 1941, les Renseignements généraux relevaient qu’après avoir nié jusqu’il y a peu toute implication dans les attentats les communistes revendiquaient dès lors ce type d’actions33.
95Compte tenu de ce contexte et de l’isolement de Cachin à Lancerf, malgré quelques contacts épisodiques avec le Parti, la condamnation des attentats individuels pouvait ne pas apparaître comme une condamnation du Parti. Selon le témoignage de Marcelle Hertzog, ce serait alors la visite d’Auguste Havez, un cadre clandestin important, qui aurait donné son approbation au texte. Mais c’est là l’épisode le moins étayé. Sans qu’elle permette de se faire une idée définitive puisque son auteur pouvait avoir tout intérêt à ne pas mêler la direction communiste à cette affaire, une note manuscrite, établie par « Jean », pseudonyme de Maurice Thorez, le 3 mars 1943, pour le Komintern, faisait un point succinct sur l’attitude de Cachin depuis le Pacte :
« Sous l’occupation – précisait-il –, il a vécu en Bretagne, coupé du Parti et de son activité. Arrêté en 1941, il fut relâché après interrogatoire de la Gestapo. Il fit alors une déclaration inopportune, et fausse politiquement, contre le « terrorisme », contre « les attentats individuels », que les traîtres firent placarder par la suite, comme étant une condamnation par Cachin de l’activité des patriotes. (...) Dans toute cette période Cachin a subi l’influence de sa famille, de sa femme, de sa fille aînée surtout, mariée à un avocat, elle-même avocat, et longtemps secrétaire du “kollaborateur” de Monzie. »34
96Restait que l’opération montée par Gitton et Boemelburg avait porté ses fruits. Et, en l’occurrence, la police française était plus au courant que les autorités militaires allemandes : dans une note du 24 octobre 1941, soit trois jours après la remise de la lettre, les Renseignements généraux précisaient :
« Marcel Cachin, ex-sénateur communiste de la Seine, qui avait été arrêté récemment par les Autorités allemandes, vient d’être remis en liberté. Il a signé un papier réprouvant l’action clandestine de l’ex-Parti communiste et s’est engagé à ne se livrer à aucune activité politique. Son gendre, M. Hertzog, condamné lors de la mutinerie du Winnipeg, a signé la même déclaration. Les Autorités allemandes envisagent de publier ces deux déclarations. »35
97L’exploitation vint en mai 1942. Une affiche du POPF montrait sous une photo de Cachin le texte de sa déclaration concernant les attentats individuels. Un mois plus tard, Cachin s’expliquait dans un texte à la direction du Parti, où il évoquait la visite à Lancerf, peu avant, de deux émissaires du POPF, ou supposés tels, Darnar, que Cachin avait formé au journalisme, et Barbé, ce dirigeant communiste de la fin des années 1920 auquel il s’était affronté pendant la période « classe contre classe ». Les services de Boemelburg fournirent au POPF les 800 000 F nécessaires à l’impression de l’affiche36. L’importance et l’objectif de l’opération d’ensemble étaient confirmés par l’utilisation qui était faite de ces quelques lignes dans la seconde « Lettre aux ouvriers communistes » que sortit alors le parti de Capron. On imagine également dans quelle situation cela mettait la direction clandestine communiste.
Le passage dans la clandestinité
98Au secrétariat général à la Police, on craignait dans l’immédiat un attentat, comme le montre une lettre du 18 juillet 1942 au préfet des Côtes-du-Nord, et l’on demandait que toutes les précautions soient prises. Ce fut sans doute le sens de la visite d’un commissaire, le 25 août, à Lancerf. Marcel Cachin s’appuya sur cet épisode pour maquiller le passage dans la clandestinité qu’il avait fini par accepter. Dans une lettre laissée à son ami, voisin et complice, Marcel Gelgon, et qui fut transmise à la police, il écrivait ainsi en date du 27 août :
« Mon cher Marcel,
Un représentant du commissariat spécial de police de Saint-Brieuc étant venu me dire que ma sécurité n’est pas garantie à Lancerf, je vais essayer de prendre des mesures pour être à l’abri des menaces dont la police m’a averti. Excuse-moi de partir en un moment où tu es absent. Je te prie de croire à notre amitié. »37
99En fait d’absence, Marcel Gelgon avait participé à l’opération urgente décidée par le PCF. La première phase fut réalisée par une équipe bretonne. Les deux époux Cachin aboutirent ainsi près de Savenay pour quelques semaines. De là, soit parce qu’ils avaient été repérés, comme le laisse entendre Marcelle Hertzog dans son récit, soit parce que la seconde phase était prévue d’emblée après une première intervention d’urgence, la direction monta une opération de grande envergure, menée par un commando de choc puisqu’il était composé de Pierre Georges (celui-là même qui avait tiré sur Moser), Stock et Foccardi. Après nombre de péripéties déjà racontées, le couple fut récupéré à Malakoff, en banlieue parisienne, par Raph (Raymond Dallidet), le responsable du réseau de « planques » mis en place en banlieue sud pour les principaux dirigeants du Parti. Marcel et Lilite furent logés à Verrières-le-Buisson en octobre, avant de rejoindre Bourg-la-Reine à la fin décembre38. Ils restèrent ainsi à 4 kilomètres de la porte d’Orléans jusqu’à la Libération.
100La priorité, pour le Parti comme pour Marcel Cachin, était de couper court aux ambiguïtés nées de l’exploitation publique de la déposition. Ce fut chose faite dans l’Humanité clandestine du 19 février, où le directeur du journal, dont le nom put réapparaître dans l’en-tête, réaffirmait hautement sa fidélité et sa volonté de participer au combat :
« Pour moi, ma place est au milieu de mes compagnons de lutte ! Elle est marquée toujours dans le Parti communiste, qu’aucun emprisonnement, aucun chantage, aucune menace n’a jamais pu me faire renier. »
101Un autre texte, très long, est moins connu. Il s’agit de la lettre qu’il adressa à de Gaulle, président du CFLN, à la fin 1943. Il s’agissait de plaider, rappel historique à la clé, la signature d’un traité franco-soviétique dans la suite du texte signé en 1935. Les premières pages étaient consacrées en fait à justifier la politique du parti communiste au moment du pacte germano-soviétique. Suivaient deux longs développements sur la politique de l’Union soviétique de 1935 à 1939, et sur ses exceptionnelles capacités militaires (humaines et matérielles) malgré les calomnies les dénigrant :
« L’année 1943 est venue et avec elle la révélation de l’URSS qui, à elle seule, a battu la plus puissante armée du monde. Ses chefs, ses stratèges, et à leur tête Joseph Staline, ont surclassé les fameux généraux prussiens “imbattables” ! Son industrie s’est affirmée capable de surpasser l’industrie allemande. Ses soldats se classent comme les premiers de l’Histoire, son peuple de l’avant et de l’arrière fait l’admiration de l’univers. Alors prennent fin les calomnies et les illusions et les mensonges éhontés. »39
102Au total, le rôle de Marcel Cachin pendant la guerre fut donc très limité. Ce n’en fut pas moins un moment important dans son itinéraire politique et personnel. L’essentiel se joua, on l’a vu, pendant la « drôle de guerre ». Il ne rompit certes pas avec le PC clandestin, mais la correspondance de la direction confirme l’importance qu’il avait encore, et la crainte longtemps entretenue de le voir cautionner une opération de déstabilisation montée par les nombreux élus communistes en rupture de ban. De fait, la lecture des textes qu’il a produits alors pouvait susciter quelques craintes, tant le décalage était important avec la ligne officielle. Cependant, il ne semble pas avoir jamais eu l’intention de rompre. Le risque et l’importance du symbole furent encore en cause en 1941 quand fut tentée une nouvelle opération de déstabilisation, l’arrestation étant bientôt suivie d’une déposition encore en décalage avec la ligne suivie, puis de son exploitation publique.
103Ainsi, alors même qu’il s’était montré pour le moins réticent devant l’abandon de la ligne « défensiste » et le renvoi dos à dos des impérialismes (quand il ne s’agissait pas de fait de favoriser l’alliance avec l’un d’entre eux, l’allemand en l’occurrence), c’est après le déclenchement de la guerre à l’Est que le vieux militant fut mis en difficulté. À la Libération, il ne pouvait se targuer d’une légitimité construite dans la Résistance ; toute sa légitimité tenait dans son passé de dirigeant socialiste puis communiste. Mais, précisément, c’était déjà du passé.
La figure emblématique
104Ce changement de statut explique que l’aperçu sur la dernière période de sa vie soit beaucoup plus succinct. Il est vrai que l’homme qui sort de la clandestinité, quand Paris est libéré, avait 75 ans. S’il restait membre du Bureau politique et du Comité central, il n’avait plus les responsabilités politiques officielles ou officieuses de l’avant-guerre. Pour autant, il conservait la direction officielle de l’Humanité et, comme on va le voir, il prenait très à cœur ses tâches de parlementaire.
Le parlementaire
Le retour
105On sait peu de chose sur sa situation après la Libération ; on apprend ainsi qu’il habita chez sa fille à Suresnes à partir du 25 octobre, au retour d’une tournée d’une dizaine de jours en Bretagne. Les quelques notes qu’il a laissées pour le dernier trimestre sont très elliptiques si ce n’est qu’elles sont souvent très critiques à l’égard des socialistes et qu’elles reflètent une opposition nette, début novembre, avec la conception qu’avait de Gaulle du retour à la légalité républicaine. Les 2-3 novembre 1944 en effet, Cachin opposait une autre conception, fondée sur une organisation politique de masse, permanente, qui s’appuierait sur le réseau des comités locaux de Libération.
« Il ne faut pas que le CNR se suicide, se dissolve. Il faut que les comités départementaux de la libération subsistent car ils ont des droits politiques. Une légalité nouvelle se forme d’après le rapport des forces. »
106C’est un élément de plus dans le débat sur les velléités qu’aurait eues le PCF de prendre le pouvoir à la Libération. Nous ne reviendrons pas en détail sur un débat qui court depuis de nombreuses années et pour lequel l’accès à des documents inédits a permis, d’une part, de progresser singulièrement, d’autre part, de confirmer que loin de parler d’elles-mêmes les archives nécessitent un questionnement fin et précis. Les conclusions qui sont tirées alors entretiennent, et non pas clôturent, la controverse historienne qui se trouve cependant très enrichie.
107Dans la mesure où tous les historiens s’accordent actuellement sur le fait qu’il n’y eut pas d’ordre précis donné par le Centre mais que le PCF, comme on peut l’imaginer, s’est fixé toute son histoire comme objectif de prendre le pouvoir, nous avancerons l’idée que la question des velléités communistes à prendre le pouvoir est devenue une fausse bonne question. On semble se trouver devant une situation classique où un parti communiste use des voies politiques traditionnelles (élections) et d’une culture politique propre (mobilisation, mouvement social, relais d’implantation) pour renforcer sa position dans l’appareil d’État et dans l’opinion. Il est clair que la situation exceptionnelle de la Libération offrait une occasion singulière, mais l’étude régionalisée montre également que les résultats furent inégaux. Comme le confirment les notes de Cachin, le retour de Maurice Thorez se traduisit par la mise en sourdine des vecteurs parallèles du pouvoir et l’affirmation d’un soutien clair à la légalité républicaine sous ses formes traditionnelles40.
Le cursus
108Déjà représentant du PC à l’Assemblée consultative d’Alger, avant la Libération, Cachin fut élu député de la 2e circonscription de la Seine (1er, 2e, 8e, 9e, 17e et 18e arrrondissements) aux deux Assemblées nationales constituantes : le 21 octobre 1945, il recueillait les voix de 100 192 des 457 737 votants (22,6 %), et, le 2 juin 1946, de 98 866 des 457 556 votants (21,8 %). Tête de liste du PCF, il était réélu le 10 novembre 1946 (105 120 des 459 292 votants, 23,2 %), le 17 juin 1951 (80 611 des 425 224 votants, 19,3 %) et, enfin, le 2 janvier 1956 (102 638 des 507 179 votants, 20,9 %). Dans le même temps, le 10 novembre 1946, sa fille, Marcelle Hertzog-Cachin, était élue député de la 5e circonscription de la Seine41.
109Si sa candidature répétée à la présidence de l’Assemblée fut toujours un combat symbolique, perdu d’avance, il n’en fut pas moins, privilège de l’âge oblige, le président d’un jour, une bonne partie de la période, pour prononcer le discours de rentrée parlementaire à chaque début de session annuelle, en janvier.
110Mais, surtout, il fut élu en décembre 1946 à la présidence de la prestigieuse commission des Affaires étrangères, qu’il conserva jusqu’en février 194842. Ce n’était pas le fait du hasard. Outre son aura personnelle et sa capacité à résoudre les contradictions qui pouvaient se faire jour dans des situations plus ou moins conflictuelles, outre la force du PCF qui permettait au Parti de revendiquer des responsabilités nationales importantes, il avait toujours montré un vif intérêt pour les questions internationales (lire ainsi l’introduction générale au premier volume des Carnets). Encore dans l’après-guerre, malgré son âge, il effectuait de nombreux voyages, principalement en Europe de l’Est. Il fut également très marqué par les progrès de la révolution chinoise, dont la victoire finale, en 1949, lui apparut comme le plus grand événement du siècle depuis la révolution bolchevique de 1917, et devait nourrir les plus grandes espérances.
111Cependant, cela ne se passa pas sans difficultés avec le secrétaire général du PCF et ministre d’État, Maurice Thorez. Ce dernier n’avait déjà guère apprécié que de Gaulle ait envisagé, avant son départ du pouvoir en janvier 1946, de faire de Cachin un ministre. La publication récente de l’entretien entre Staline et Thorez le 18 novembre 1947 confirme l’importance symbolique majeure du personnage, mais également les craintes qu’il suscitait (Thorez rassura Staline qui se demandait s’il « n’est pas sujet à des rechutes dues à son passé »), et surtout il nous apprend l’agacement du secrétaire du PCF :
« C’est un communiste très énergique et actif, mais pourquoi tente-t-il de se persuader que le fait d’appartenir à la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale lui donne le droit de diriger toute la politique extérieure ? »43
Le symbole
112En fait, au-delà de cet épisode, Cachin restait une figure emblématique, un symbole. Cependant, le PCF avait gagné une nouvelle visibilité. Son engagement dans la Résistance, son inscription profonde et durable dans la société française, l’image très positive de l’URSS au sortir de la guerre s’accompagnèrent de la montée en puissance de nouvelles figures. Tel fut le cas de Maurice Thorez, dont la célébration du 50e anniversaire vint à la fois confirmer et amplifier la place dans le dispositif politique du Parti. Un premier pas avait été franchi sous le Front populaire avec la publication de ses Mémoires sous le titre de Fils du peuple, mais le cinquantenaire fut l’occasion d’une débauche de manifestations forgeant un véritable culte de la personnalité sur le modèle stalinien.
113Jacques Duclos avait su également s’affirmer, conforté par ses responsabilités majeures à la tête de la résistance communiste, mais également par un talent oratoire qui commençait à être connu et reconnu. Il se plaçait sur ce plan en héritier de Marcel Cachin. Il faut citer également Benoît Frachon, dont on connaissait également l’action dans la Résistance, et qui confortait son image de grand dirigeant syndical avec la prise de contrôle de la CGT à nouveau réunifiée. On peut également citer le cas particulier de Charles Tillon, qui, bien que militant ancien et aguerri du parti, avait construit l’essentiel de sa nouvelle légitimité dans la lutte armée sous l’Occupation, à la tête des FTPF, soit en dehors de l’appareil communiste stricto sensu. Cela n’est pas sans expliquer ses démêlés ultérieurs.
114Quoi qu’il en soit, le résultat est là : sorti profondément renforcé de la guerre, le PCF n’avait plus de problème de visibilité interne et externe ; fort de sa légitimité passée, Marcel Cachin n’avait plus cette position de monopole qui lui donna un telle importance avant la guerre. Il n’en restait pas moins directeur de l’Humanité. Il semble bien y avoir conservé ses habitudes, et, chaque jour, avec l’aide de sa femme, il travaillait au journal. Cependant, les véritables responsabilités étaient concentrées dans les mains de Jean Dorval et de Florimont Bonte. Entré au journal comme chef du service de comptabilité en 1931, Jean Dorval était devenu son administrateur dès 1932 occupant une place croissante dans les années 1930, comme le montra la réunion du Bureau politique du 1er juin 1939 (cf. supra). À la Libération il fut l’administrateur de l’essentiel de la presse nationale du Parti et de l’Agence centrale de publicité, mais également le vice-président de la Fédération nationale de la presse française. Quant à Florimond Bonte, il fut le responsable politique de la presse communiste de 1945 à 1947, avant d’être remplacé par Maurice Kriegel-Valrimont.
115Cachin était toujours de toutes les grandes manifestations et de tous les discours, qu’il s’agisse de célébrer les grandes dates républicaines de l’histoire nationale ou de renouer avec les commémorations de l’histoire du mouvement ouvrier. Les obsèques officielles des résistants communistes fusillés ou morts en déportation furent également l’occasion de grandes manifestations publiques.
116En 1949, son 80e anniversaire fut l’occasion d’une célébration par l’ensemble du parti et du mouvement communistes. On trouve ainsi, dans son dossier personnel conservé à Moscou, une lettre de Léon Mauvais, secrétaire du parti français, qui envoyait le 5 septembre au Comité central du PC(b) US des photographies et des notes biographiques le concernant. Peu après, Staline lui envoyait un télégramme personnel. Et les diverses manifestations organisées en France atteignaient leur apogée avec le meeting de la Mutualité, tenu le 20 septembre 1949 sous la présidence de Maurice Thorez. Le temps était au culte de la personnalité, puisque dans le même temps était largement diffusée la deuxième édition de Fils du peuple, l’autobiographie de Maurice Thorez, et la fin de l’année était marquée par la célébration du 70e anniversaire de Staline44. La consécration du mouvement communiste international arriva le 20 septembre 1957 quand Cachin fut décoré de l’ordre de Lénine. Il avait alors 88 ans.
117Mais Lilite n’était plus là. Elle était morte le 17 novembre 1956. Six ans plus tôt, Cachin avait été déjà atteint par un deuil familial, la mort de sa sœur, Élisa, et il restait le seul survivant de ses frères et sœurs. Trois années encore et ce fut la mort de Staline, vécue aussi comme un deuil profond et personnel. Souffrant d’une artérite du pied droit depuis novembre 1957, Marcel Cachin s’éteignait à son tour, dans la douleur, le 12 février 1958. Le 14, le corps était exposé dans le hall du journal communiste à l’attention des militants. Le 15, un immense cortège traversa Paris, des Grands Boulevards et du siège de l’Humanité, au Père-Lachaise, en passant par ce rendez-vous traditionnel de la protestation populaire, la République.
118Cette ultime période de sa vie confirme l’importance majeure de cette figure dans l’histoire du communisme français. Marcel Cachin illustre parfaitement la dualité du phénomène communiste ; d’une part, projet politique et idéologique qui, pour être mis en œuvre, doit s’appuyer sur l’outil révolutionnaire que constitue le Parti, la défense de l’Union soviétique, le pays de l’utopie réalisée, étant une priorité absolue ; d’autre part, mouvement politique inscrit dans une société donnée, avec la force de ses traditions propres mais également les perturbations que suscite l’apparition de cette nouvelle force dans le paysage politique traditionnel. Toute son action montre l’imbrication de ces deux dimensions, sa culture politique propre l’amenant à être parfaitement à l’aise, en harmonie, en phase, pendant les périodes d’ouverture, mais sa fidélité à l’URSS et au Parti l’amenant à justifier les procès de Moscou et même le pacte germano-soviétique, quels que soient les problèmes qu’il rencontra pendant la « drôle de guerre ».
119Au-delà de cette unité incontestable de la période de référence, la guerre représenta sans aucun doute une rupture majeure. Il faut aussi compter avec l’usure des années. Mais, par les craintes dont elle se fait l’écho, la correspondance de la direction communiste clandestine confirme qu’avant guerre Marcel Cachin restait un vrai dirigeant, qui avait certes une place originale dans le dispositif communiste, mais également un homme avec lequel il fallait compter. Après la Libération, amoindri par les années et par les épreuves de la guerre, d’où sortait un parti communiste d’une puissance impressionnante et aux dirigeants à la stature reconnue, il ne restait plus, pour l’essentiel, qu’un symbole, qu’une figure emblématique. Les carnets qu’il rédigea alors démontrent cependant qu’il n’avait rien perdu de son acuité.
Notes de bas de page
1 Carnets de Marcel Cachin, Arch. nat., 447API à 3.
2 Pour une étude fouillée et neuve, voir Serge Wolikow, Le Front populaire en France, Bruxelles, Complexe, 1996.
3 Nous nous permettons de renvoyer à l’ouvrage que nous avons consacré à Discours communiste et Grand Tournant. Le vocabulaire de l’Humanité 1934-1936, Paris, Klincksieck, 1988.
4 Serge Wolikow, Le Front populaire, op. cit., p. 169.
5 Pascal Ory, « La commémoration révolutionnaire en 1939 », in Jeanine Bourdin et René Rémond (dir.), La France et les Français 1938-1939, Paris, Presses de la FNSP, 1978, p. 128.
6 Voir sur ce thème Pierre Laborie, L’opinion française sous Vichy, Paris, Seuil, 1990.
7 Antoine Prost, La CGT à l’époque du Front populaire 1934-1939. Essai de description numérique, Paris, Armand Colin, 1964.
8 Voir, par exemple, Vingt ans de pouvoir soviétique, Paris, La Brochure populaire, 1937.
9 Marty, BP du 23 mai, CRCEDHC (Centre russe de conservation et d’étude des documents en histoire contemporaine, Moscou), 517/1/1723, et Cachin, CC du 1er juin, CRCEDHC, 517/1/1718.
10 Serge Wolikow, « Le Parti communiste et la question de sa participation au gouvernement de Front populaire », Cahiers de l’Institut Maurice Thorez, n° 34, 1980, pp. 55-111.
11 Script du CC du 25 mai 1936, séance d’ouverture, CRCEDHC, 517/1/1781.
12 Compte rendu de mandat de MM. Cachin, Le Gall et Monjauvis, préau des écoles, rue Vulpian, 21 juillet 1937 (rapport du 22), arch. de la Préfecture de police de Paris (PP). BA cote provisoire 2.
13 Voir l’étude comparée des éditoriaux de l’Humanité entre 1934 et 1936, in D. Peschanski, Discours communiste et Grand tournant..., op. cit.
14 VIIIe Congrès du PCF, 22-25 janvier 1936, compte rendu sténographique, p. 48, cité par S. Wolikow, op. cit.
15 On trouve ces chiffres dans une note confidentielle datée du 22 août 1939, CRCEDHC, 495/10a/38. Voir également le très long compte rendu du BP consacré le 1er juin 1939 au journal, 495/10a/36, 166 p.
16 Nous empruntons beaucoup au riche DEA que Rachel Mazuy a consacré au « RUP 1935-1940. L’associationnisme politique dans le cadre du pacifisme français des années 1930 » (1991, IEP-Paris) et à la thèse qu’Yves Santamaria a consacrée au « PCF dans la lutte pour la paix » (1990, université Paris X-Nanterre). Plus en amont, il faut signaler la contribution de Michel Dreyfus au colloque organisé en 1983 sur Le PCF des années noires (Seuil, 1986, « Le PCF et la lutte pour la paix à travers les organisations de masse 1936-1939 »), les biographies d’intellectuels par Nicole Racine pour le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier (Jean Maitron et Claude Pennetier (dir.), éditions de l’Atelier) et, plus en aval, la biographie consacrée récemment à un personnage clé du RUP, Louis Dolivet, par Sabine Jansen (in Communisme, n° 40-41, 1994-1995, pp. 117-132). Nous renvoyons le lecteur à ces contributions pour leur contenu, bien entendu, mais également pour l’imposante bibliographie sur le pacifisme des années 1930.
17 S. Jansen, art. cit., avec pour source essentielle dans cette affaire le rapport d’Erna Mertens (Grete Wilde) : Münzenberg-Apparat, Mertens, 15 décembre 1936, CRCEDHC, 495/12/123.
18 Cité par Rachel Mazuy, op. cit. Il y avait 5 000 participants, dont 4 050 délégués. 750 organisations nationales et 40 internationales étaient représentées. La délégation française comprenait à elle seule 2 200 à 2 500 membres.
19 Le comité fut également à l’origine d’une grande conférence internationale « pour la défense de la démocratie et de la personne humaine ». Plus de 800 délégués se retrouvèrent ainsi à Paris, les 13 et 14 mai, dont Julien Benda, Aragon, Prenant, Paul-Boncour, Nehru, Guglielmo Ferrero ou Marins Moutet. Il s’agissait alors, comme pour le RUP, d’en appeler à un accord entre « les grandes puissances démocratiques : Angleterre, France, Etats-Unis, URSS ». Cachin présida la 4e commission débattant de « l’aide efficace aux peuples victimes d’agression », assisté de Le Munster Latinis et d’Isabel Brown ; orateurs : Isabel Brown, Madeleine Braun, Wang Hai King et Yu Tchen-Pong (fonds Cachin de la Bibliothèque marxiste de Paris [BMP], boîte 18, dossier 2).
20 AND et MAUR pour PCF Bruxelles, 4/XII/39, CRCEDHC, 495/10a/31.
21 On trouve la plupart des communiqués du groupe communiste dans le fonds Cachin de la BMP. Dans sa thèse, Guillaume Bourgeois a complété la série en glanant quelques communiqués de presse dans des archives privées (Communistes et anticommunistes en France pendant la drôle de guerre, doctorat de 3e cycle, université Parix X-Nanterre, 1988).
22 Tous ces documents se trouvent dans le fonds Cachin de la BMP, boîte 18, dossier « Pacte germano-soviétique ».
23 Rapport du 30 décembre 1939, arch. de la PP, BA cote provisoire 2.
24 Voir Dominique Grisoni et Gilles Hertzog, Les brigades de la mer, Paris, Grasset, 1979, chap. 9 et 10. L’affaire fut rejugée en 1948.
25 Arch. du Sénat, procès-verbaux des réunions de la commission de l’Armée, 1939.
26 Arch. de la Préfecture de police de Paris (PP), notes du 21 février 1940, B A cote provisoire 2.
27 Compte rendu in ibid., Sénat, informations de séance, 29 février 1940.
28 Le texte complet de son intervention se trouve dans le fonds Cachin de la BMP, boîte 19, dossier 1, procès des députés communistes. Marcelle Hertzog-Cachin en a reproduit l’essentiel dans son ouvrage Regards sur la vie de Marcel Cachin, op. cit., pp. 219-222.
29 Toutes les lettres citées sont issues des fonds du CRCEDHC (Moscou) ou de la BMP (Paris) (précisé dans ce dernier cas seulement) : 10/12/39 (495/10a/93), 23/12/39 (517/1/1906), 30/12/39 (BMP 852), 10/1/40 (BMP 852), 16/1/40 (517/1/1903), 30/1/40 (517/1/1906), 11/2/40 (517/1/1903), 22/2/40 (517/1/1903), 6/3/40 (517/1/1903), 26/3/40 (517/1/1906). Pour suivre le procès des députés communistes, Frachon avait désigné Vassart, mais ce dernier rompit avec le Parti et en décembre il dut le remplacer par Gabriel Péri ; cependant, deux mois plus tard, il devait enregistrer le refus de ce dernier et, en fait, prendre en charge directement ce travail.
30 Nous avons exhumé, présenté et analysé ce texte en 1983 ; nous reprenons ici l’essentiel de nos conclusions. Cf. D. Peschanski, « Marcel Cachin face à la Gestapo. La déposition du 21 octobre 1941 », Communisme, n° 3, 2e semestre 1983, pp. 85-102.
31 Passage biffé, comme le confirme le texte de l’affiche réalisée par le POPF, qui ne le reprend pas.
32 Rapport du 1er décembre 1941, Centre de documentation juive contemporaine, Paris, LXXV, 270. Idem pour le rapport du 17 février 1942.
33 Rapport du ministère de l’Intérieur « sur les menées communistes », 22 décembre 1941, fonds Tasca, « Resistenzia francese », Fondazione Feltrinelli, Milan.
34 Cachin Marcel, note biographique, 3 mars 1943, CRCEDHC, dossier Cachin 495/270/9010.
35 Note des RG du 24 octobre 1941, arch. de la PP, BA cote provisoire 2. Le document était resté jusqu’ici inconnu. Dans l’affaire du Winnipeg, en fait, Paul Hertzog bénéficia d’un non-lieu.
36 Voir sur ce point la biographie de Marcel Cachin de Guillaume Bourgeois et Jean Maitron, in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, op. cit. La lettre de Cachin au Parti est citée par Marcelle Hertzog, op. cit., pp. 236-239. Il y date la visite de Darnar et de Barbé du 23 avril 1942.
37 Les copies de la lettre du sous-préfet (18 juillet 1942) et de la lettre de Marcel Cachin (27 août) sont conservées à la BMP, fonds Cachin, boîte 2.
38 L’odyssée du couple a été contée en 1971 par Jean Laffitte dans Une nuit sous l’Occupation (Paris, Editions Sociales) ; Raymond Dallidet fournit nombre de précisions dans ses Mémoires parus en 1987 sous le titre Vive le parti communiste français ! (Châtillon-sous-Bagneux, Société d’éditions générales) ; Marcelle Hertzog reprend l’ensemble du récit (op. cit., pp. 241-245). Raymond Dallidet précise que le couple Cachin fut hébergé à Verrières-le-Buisson par les Le Moign, 3 rue du Château, puis à Bourg-la-Reine chez Edmond Teulet, 23 rue André-Theuriet.
39 Sans titre, BMP, fonds Cachin, boîte 19 (transcription de 27 pages dactylographiées).
40 Sur ces questions, voir en particulier Jean-Marie Guillon et Philippe Buton (dir.), Les pouvoirs en France à la Libération, Paris, Belin, 1994, et Philippe Buton, Les lendemains qui déchantent. Le PCF à la Libération, Paris, Presses de la FNSP, 1993. Voir également, pour le départ de De Gaulle en janvier 1946, la petite note de Cachin, en marge de son carnet : « Nous avons eu de Gaulle sans effrayer la population », sur laquelle revient Jean Vigreux (cf. infra).
41 Dictionnaire des parlementaires français 1940-1958, tome 3, Paris, La Documentation française, 1994, pp. 9-11.
42 Il perdit son poste après l’éclatement de la majorité parlementaire tripartite, et l’incident qui le vit refuser de proclamer les résultats de l’élection du président en janvier 1948 ; les communistes n’avaient pas accepté que Duclos n’hérite plus du poste de vice-président de l’Assemblée nationale. Voir Vincent Auriol, Journal du septennat, 1948, tome 3, édition annotée par Jean-Pierre Azéma, Paris, Armand Colin, 1975, pp. 30-36.
43 « Compte rendu de la rencontre entre I.V. Staline et Thorez, secrétaire du CC du parti communiste français », publié et présenté par Mikhaïl Narinsky in Communisme, n° 45-46, 1996, p. 46.
44 Cf. « Le PCF et le 70e anniversaire de Staline. Présentation par Sophie Jeannelle. Témoignage de Jean Chaintron », Communisme, n° 3, 1983, pp. 103- 115.
Auteur
Denis Peschanski est chargé de recherche au CNRS (IHTP).
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