Chapitre 2. La question syrienne et les négociations alliées sur le sort de l’Empire ottoman (septembre 1914 – décembre 1915)
p. 91-130
Texte intégral
Les premières négociations alliées sur le sort de l’Orient1
Delcassé et les buts de guerre alliés
1L’accord du 5 septembre 1915 est exploité de façon très subtile et particulière par le ministre français des Affaires étrangères2. Loin de signifier les buts de guerre de la France à ses alliés, Delcassé préfère attendre que ces derniers se manifestent d’abord. Cette passivité tactique parvient rapidement à ses objectifs. Le gouvernement russe commence à faire connaître dès le mois de septembre ses revendications. En ne donnant pas d’instructions particulières sur ce point à Paléologue, Delcassé encourage tacitement les ambitions russes en direction de la Pologne, de la Galicie et de l’Empire ottoman. Le « droit de veto » dont il dispose, en vertu de l’accord du 5 septembre, lui permet de laisser les demandes de la Russie s’épanouir librement. Plus elles sont importantes et plus il espère obtenir en contrepartie le soutien du tsar aux revendications françaises. Pour Delcassé, comme pour la plupart des responsables français, le but de guerre prioritaire de la France est bien évidemment la restitution de l’Alsace-Lorraine. Mais certains vont plus loin et estiment que les richesses charbonnières des territoires perdus en 1871 ne suffisent pas pour assurer l’avenir de la puissance industrielle française. Les demandes françaises doivent s’étendre à l’annexion de la Sarre, voire de la Rhénanie3. Ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, Delcassé ne pense pas que les demandes russes en direction de l’Empire ottoman puissent aller jusqu’à l’annexion : « À propos des Détroits, Delcassé a dit que lors de l’occupation du poste d’ambassadeur à Pétersbourg, il avait gardé l’idée que tout ce que la Russie désirait, c’était un passage libre à l’intérieur et à l’extérieur de la mer Noire, à partir et en direction de la Méditerranée [...]. Il ne pense pas que, même maintenant, la Russie aspire à posséder Constantinople4. »
2Delcassé se trompe. À la veille de la guerre, le gouvernement russe estime que ses intérêts en Orient ont été lésés par les guerres balkaniques et les accords diplomatiques passés entre certaines puissances sur les réseaux de chemins de fer dans l’Empire ottoman. L’affaire arménienne (automne 1913) et l’affaire Liman von Sanders ont exaspéré davantage les responsables russes5. La Russie tire de la crise la conclusion que l’équilibre dans l’Empire est rompu et que ses intérêts seront de moins en moins pris en compte. Des discussions confidentielles ont lieu, autour de Sazonov, sur l’opportunité de remettre en cause l’intégrité de l’Empire ottoman6. Elles concluent que la Russie ne peut entrer en guerre pour prendre possession des Détroits, qu’elle ne sera pas prête militairement avant 1917 et que cette éventualité ne peut se réaliser que dans le cadre d’un conflit général européen7.
3Le 25 septembre 1914, Sazonov déclare à Paléologue que la Russie doit s’assurer à l’avenir le libre usage des Détroits. Précisant que les Ottomans resteront à Constantinople, il envisage une convention qui stipulerait qu’aucune fortification ne serait construite sur les rives des Dardanelles, qu’une commission internationale assistée d’une force navale se chargerait de la police des Détroits et que la Russie disposerait d’une station fortifiée à l’entrée septentrionale du Bosphore. Certains responsables russes souhaitent aller plus loin et estiment que les Détroits doivent être à l’avenir internationalisés, les Ottomans refoulés en Asie Mineure et que Constantinople doit acquérir un statut analogue à celui de Tanger8. L’Empire ottoman est toujours neutre au moment où le gouvernement français apprend les visées des responsables russes. Delcassé semble avoir déjà fait son deuil de l’Empire pour satisfaire la stratégie diplomatique qu’il poursuit à l’égard de la Russie en vue d’obtenir l’accord de celle-ci sur la question des « marches de l’Est ». Le caractère prématuré des premiers entretiens franco-russes explique que les deux parties en restent là pour le moment. Tout change lorsque le redressement des fronts français et russes, à l’automne, laisse espérer une victoire rapide.
La précision des buts de guerre russes (novembre 1914)
4L’ouverture des hostilités entre la Porte et l’Entente précipite les demandes russes. Les pourparlers qui s’engagent alors entre les Alliés sont à l’origine d’une grande confusion diplomatique. Le 12 novembre 1914, le souverain britannique George V déclare au comte Beckendorff, ambassadeur russe à Londres : « Constantinople must be yours9 ». D’après Paul Cambon, « ce propos, tombé à la suite d’un déjeuner, n’avait pas la valeur d’un engagement, que le roi, d’ailleurs, n’aurait pas eu le droit de prendre10 ». Néanmoins, le gouvernement britannique a, semble-t-il, voulu, dès le début du conflit avec l’Empire ottoman, donner des assurances à la Russie. Le 14 novembre, l’ambassadeur britannique à Pétrograd, sir George Buchanan, déclare à Sazonov que la conduite de l’Empire ottoman dans la crise actuelle a amené son gouvernement à reconnaître les intérêts de la Russie en Orient11. La déclaration de Buchanan est plus modérée et laisse une marge d’interprétation possible des deux côtés, mais la mention de Constantinople inquiète immédiatement Paléologue. Les discussions de septembre n’avaient pas évoqué un règlement de la question de la capitale ottomane. Il en réfère à Paris, mais Delcassé n’en-voit pas d’instructions, cherchant à laisser le gouvernement russe préciser ses intentions. L’absence de réaction du côté français est interprétée par Sazonov comme une approbation tacite des déclarations britanniques12.
5Le 21 novembre 1914, le tsar affirme à Paléologue que l’Entente doit dès à présent prévoir la conduite à tenir en cas de demande de paix de la part des ennemis. Entraîné par les déclarations britanniques et le silence jugé approbateur de la France, Nicolas II considère comme nécessaire à la paix future la destruction du « militarisme germanique ». Les satisfactions russes devraient s’étendre à la Prusse orientale, à la Galicie autrichienne et à la Bukovine. En Asie Mineure, le tsar souhaite un régime autonome pour les Arméniens, voire une annexion, et la liberté de passage dans les Détroits. L’empereur estime que les Ottomans devront être expulsés d’Europe et Constantinople placée sous un régime international. Les territoires européens enlevés à l’Empire ottoman seront partagés entre la Bulgarie et la Russie (Constantinople exclue). Paléologue, qui n’est pas sorti de sa réserve jusque-là, rappelle les intérêts spéciaux de la France en Syrie et en Palestine. Il obtient de l’empereur l’assurance que le gouvernement russe ne s’opposera pas aux mesures que la France chercherait à prendre dans cette région pour sauvegarder son « patrimoine »13.
6La Russie veut désormais l’expulsion des Ottomans de Constantinople. Le tsar ne réclame pas la capitale ottomane, malgré les déclarations rapportées à Pétrograd du roi George. Les intérêts français dans la ville et dans le reste de l’Asie Mineure sont donc préservés. Paléologue n’a pas besoin pour le moment de revenir sur ce sujet, mais il sort de sa réserve, dictée par l’absence d’instructions de Delcassé, en précisant les vues françaises sur la Syrie et la Palestine. La formule relativement floue de l’ambassadeur permet aux deux interlocuteurs de se mettre d’accord. Plus importante pour Delcassé, qui n’accorde que peu d’importance à la question syrienne, est l’approbation du tsar, au cours de l’entretien, à toutes les conditions de paix que la France et la Grande-Bretagne « croiront devoir formuler dans leurs intérêts particuliers ». Le ministre français des Affaires étrangères décide de taire pour le moment la portée des revendications russes sur Constantinople. Il sait que ces dernières rencontreront de fortes oppositions tant en Grande-Bretagne qu’en France, où les partisans de l’Empire ottoman sont nombreux. Paléologue doit régler sa conduite sur ce que lui a déclaré le tsar, sans chercher à préciser les buts de guerre français. Il est fort possible que, dans l’esprit de Delcassé, la passivité de son ambassadeur à Pétrograd soit interprétée par le gouvernement russe comme un acquiescement à ses revendications. Ce résultat aurait l’avantage d’obtenir l’accord de la Russie aux demandes françaises avant que la question de Constantinople soit véritablement discutée entre les trois puissances. Sazonov est toutefois persuadé que la France et la Grande-Bretagne se sont mises d’accord pour attribuer Constantinople à la Russie14.
Les négociations alliées de mars 1915
7Le déclenchement de l’opération des Dardanelles relance l’activité diplomatique autour de l’avenir de l’Empire ottoman. Le 21 février 1915, une réunion importante a lieu dans le cabinet de Sazonov avec les principaux responsables diplomatiques russes. Le règlement de la question des Détroits doit impérativement passer par l’occupation russe de la rive européenne du Bosphore, de la mer de Marmara et des Dardanelles, d’une partie de la rive asiatique et des îles adjacentes au détroit sud. En ce qui concerne Constantinople, son annexion est envisagée, mais au cas où cette mesure rencontrerait des difficultés, le gouvernement russe pourrait proposer un régime libre avec un port franc réservé à la navigation russe15. Le 1er mars 1915, Grey et Nicolson se réunissent à Londres avec Paul Cambon et le comte Beckendorff pour discuter de l’organisation spéciale de Constantinople et des Détroits en cas de victoire dans les Dardanelles16. Beckendorff invoque les conversations entre Paléologue et le tsar, ainsi que les déclarations de Buchanan. Pour lui, les points de vue de la France et de la Grande-Bretagne concordent pour attribuer à la Russie une partie des Détroits et de la Thrace orientale et donner un régime particulier à Constantinople. À la grande surprise de l’ambassadeur russe. Grey affirme ignorer absolument les idées de Delcassé sur ce point, « la question n’ayant fait jusqu’ici l’objet d’aucun échange de vues entre les cabinets de Paris et Londres17 ». Le 2 mars 1915, Sazonov annonce à la Douma que la Russie souhaite posséder Constantinople et la Thrace. Le lendemain, le tsar déclare à Paléologue : « La question des Détroits passionne au plus haut degré l’opinion russe. Ma décision est prise. Je résoudrai radicalement le problème de Constantinople et des Détroits. La ville de Constantinople et la Thrace devront être incorporées à l’Empire. » Ne pouvant réagir directement sans instructions, Paléologue souligne que la France possède des intérêts nombreux à Constantinople et en Thrace. L’empereur répond que ces derniers seront « pleinement sauvegardés » et qu’il sera probablement nécessaire d’instituer pour l’administration de la ville un régime spécial. Craignant des difficultés du côté de la Grande-Bretagne, il compte sur les bons offices de la France pour assouplir au mieux la position britannique. Quant aux visées françaises, le tsar souscrit par avance à tout ce que son alliée peut désirer : « Prenez la rive gauche du Rhin, prenez Mayence, prenez Coblentz, allez encore plus loin si vous le jugez utile. Je serai heureux et fier pour vous18 ». Delcassé obtient ce qu’il désirait depuis son arrivée au Quai d’Orsay en août 1914 : le blanc-seing de la Russie à l’égard des visées françaises sur la Prusse rhénane. Le prix à payer est toutefois lourd et Delcassé n’entend pas céder facilement aux prétentions russes. Pour Poincaré, l’affirmation des desiderata russes est non seulement une surprise, mais elle est susceptible de compliquer singulièrement la diplomatie européenne et l’avenir de la guerre. La Russie est-elle en droit de réclamer autant alors qu’elle ne participe pas à l’opération des Dardanelles et que Constantinople sera, selon toute probabilité, occupée par des forces franco-britanniques ? Les prétentions russes risquent par ailleurs d’indisposer la Grèce et la Roumanie, dont le concours est recherché par l’Entente. Enfin, l’inquiétude majeure de Poincaré est que la Russie, une fois assurée d’obtenir Constantinople, se désintéresse totalement de la guerre contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie19.
8Le 4 mars 1915, le tsar reçoit Paléologue et Buchanan, en présence de Sazonov, afin de leur communiquer la note officielle des demandes russes20. Les gouvernements français et britannique rencontreront auprès du gouvernement russe « la même sympathie pour la réalisation des desseins qu’ils peuvent former en d’autres régions de l’Empire ottoman et ailleurs21 ». Delcassé rappelle à Paléologue le langage différent que le tsar lui a tenu le 21 novembre 1914. Si l’opinion française est prête à accepter une neutralisation des Détroits, la question de Constantinople est différente. Informé des réserves du ministre français des Affaires étrangères, Sazonov réagit vigoureusement : si l’on s’opposait aux demandes russes, les conséquences seraient « incalculables ». Il confie à Paléologue que le parti germanophile russe a reçu l’assurance que Guillaume II était favorable à l’attribution de Constantinople et de la Serbie à la Russie si celle-ci acceptait une paix séparée et la conclusion d’une alliance des trois empereurs22. Que les déclarations russes soient fondées ou non, Delcassé décide, sans en référer au gouvernement, de mettre fin aux atermoiements de la diplomatie française : « Veuillez dire à M. Sazonow que la Russie peut compter sur toute la bonne volonté du Gouvernement de la République pour que la question des Détroits et de Constantinople soit réglée conformément à ses vœux23 ».
9Le refus de Delcassé d’étudier le dossier en Conseil des ministres et l’absence d’informations dont sont victimes les responsables politiques français amènent Poincaré à écrire le 9 mars 1915 une lettre personnelle à Paléologue, afin d’obtenir des éclaircissements sur les responsabilités de chacun dans cette affaire. Qui de la France et de la Grande-Bretagne a donné la première le signal attendu par le gouvernement russe pour revendiquer Constantinople ? Le président de la République abjure Paléologue de ne pas discuter publiquement le sort futur de Constantinople et de laisser ignorer à la Roumanie, à la Grèce et à l’Italie les désirs de la Russie. Il profite de l’occasion pour décrire les buts de guerre orientaux de la France :
« L’attribution à la Russie de Constantinople, de la Thrace, des Détroits et des rives de la mer de Marmara implique le partage de l’Empire ottoman. Nous n’avons aucune bonne raison de désirer ce partage. S’il est inévitable nous n’entendons pas qu’il se fasse à nos dépens. Il faudra donc d’une part, trouver une combinaison qui nous permette de rassurer nos sujets musulmans d’Algérie et de Tunisie sur l’indépendance ultérieure du Commandeur des Croyants et, d’autre part, obtenir, outre la conservation de nos établissements d’Orient et la sauvegarde de nos intérêts économiques en Asie Mineure, la reconnaissance de nos droits sur la Syrie, sur Alexandrette et sur le Vilayet d’Adana24. »
10La possession de Constantinople et des Détroits par la Russie ne pourrait toutefois être compensée par la seule satisfaction des intérêts français au Levant. L’accès de la Russie à la Méditerranée bouleverserait radicalement l’équilibre européen. Un tel surcroît de force ne saurait être accepté par la France qu’à condition qu’elle retire de la guerre des avantages équivalents. Ceux-ci ne pourront être obtenus que par la poursuite de la guerre par l’Entente jusqu’au règlement final. La satisfaction des intérêts russes en Orient est donc assujettie au prolongement de la guerre qui, seule, permettra à la France d’obtenir une compensation à la hauteur des avantages octroyés à la Russie. Poincaré rejoint ici Delcassé et pense probablement aux « marches de l’Est ». Mais avant d’en arriver là, les Alliés doivent gagner la guerre. Il n’est pas possible de se mettre d’accord sur des parts avant de savoir ce qu’il y a à partager. Les négociations alliées doivent demeurer à l’état de revendications. Poincaré fait lire à Delcassé la lettre qu’il envoie à Paléologue. Cette précaution le met à l’abri de toute accusation d’ingérence dans les affaires du gouvernement. Elle offre également l’avantage à Poincaré de formuler des réserves qui peuvent tout aussi bien s’adresser à Paléologue qu’à Delcassé. La position adoptée par le président de la République dans la lettre du 9 mars se fonde sur ses déclarations antérieures en tant que ministre des Affaires étrangères : respect de l’intégrité de l’Empire ottoman le plus longtemps possible, mais examen de la question du démembrement au cas où celui-ci aurait lieu malgré la volonté française. Dans ce dernier cas, le scénario envisagé par Poincaré est conforme aux principes du Quai d’Orsay, ainsi qu’à la position adoptée par Paléologue le 21 novembre 1914. La lettre de Poincaré peut donc valoir instructions, en l’absence d’une position précise de Delcassé sur ce point. Même en restant dans le strict domaine de la formulation des revendications, Paléologue est invité à discuter de l’avenir du domaine français en Orient avec le gouvernement russe25.
11Le 12 mars 1915, la Grande-Bretagne précise auprès du gouvernement russe ses vues sur la Perse, le golfe Persique et la Mésopotamie. Cette ouverture équivaut à une acceptation des prétentions russes sur Constantinople et les Détroits26. Pour Grey, cette avance n’est faite à la Russie que parce que la France a déjà pris position favorablement à l’égard des demandes russes. Delcassé a effectivement envoyé, dès le 7 mars 1915, des instructions dans ce sens à Paléologue, mais elles demeurent secrètes. Il n’est donc pas impossible que Delcassé ait fait connaître confidentiellement au gouvernement britannique que la France acceptait la cession de Constantinople aux Russes27. Paléologue rencontre de nouveau le tsar le 17 mars 1915. Muni des instructions contenues dans le télégramme de Delcassé – la lettre de Poincaré ne lui est, semble-t-il, pas encore parvenue –, il demande toute liberté d’action pour la France en Syrie et en Cilicie. Paléologue indique, à titre personnel, la chaîne du Taurus, les ports de Cilicie, la chaîne de l’Antitaurus, Meskéné (à l’est d’Alep) et la frontière égyptienne. L’empereur objectant sur la question de Palestine, l’ambassadeur français répond que la Palestine « a toujours fait partie intégrante de la Syrie ». Le régime des lieux saints serait celui de l’article 62 du traité de Berlin, qui, d’après Paléologue, réussit à concilier les divers intérêts en cause, mais en réalité maintient la prééminence française dans les questions religieuses de la région. L’ancien directeur des affaires politiques et commerciales a donc fait prévaloir sa version territoriale de la Syrie28. Le tsar acquiesce aux demandes françaises, mais Sazonov refuse de considérer la Palestine comme étant comprise dans le lot. Le dialogue est assez vif :
« La Palestine, m’a-t-il dit, est le patrimoine commun de la Chrétienté. La Russie orthodoxe ne saurait abandonner les lieux saints à une Puissance Catholique. Ce serait une telle indignation dans le Saint Synode. Je doute que M. Delcassé en désignant la Syrie ait voulu y comprendre la Palestine. Ne pourriez-vous le prier de préciser sa pensée ? »
J’ai répondu : “Un Ambassadeur de France n’a pas besoin d’instructions pour soutenir que la Syrie et la Palestine évoquent dans la conscience française des souvenirs indissolubles. Depuis les croisades notre tradition n’a jamais varié et s’affirme par une longue série d’actes authentiques. J’ajoute qu’en plus de ces intérêts moraux, la France s’est constituée [d’Alexandrette ?] à Jérusalem, un vaste ensemble d’intérêts matériels qui ne peuvent être dissociés.”
“Ne consentiriez-vous pas à internationaliser la Palestine ? – Vous repoussez le principe d’internationalisation à Constantinople et vous voudriez l’établir à Jérusalem. Quel illogisme ! – Constantinople et Jérusalem, c’est tout différent. – Il y a en effet cette différence que jadis les Princes Français ont régné à Jérusalem tandis que la Russie n’a jamais vu Constantinople que dans ses rêves.
- Alors laissons les Turcs à Jérusalem.
- On voit bien que les contemporains du grand Wladimir ne se sont pas croisés pour délivrer le Saint Sépulcre.29 »
12Delcassé mène également une négociation sur ce point avec l’ambassadeur de Russie à Paris, Isvolsky. Ce dernier lui fait part du désir de Sazonov de voir la question de Palestine ajournée jusqu’à examen approfondi de la part des deux parties. Delcassé accepte et enjoint Paléologue de cesser les discussions sur la Syrie-Palestine. Pour ce qui concerne les aspirations françaises en Syrie et en Cilicie, il précise que ses instructions avaient mentionné « les régions ciliciennes », c’est-à-dire comprenant Mersine, Adana et Marache30. Delcassé reproche à l’ambassadeur de s’être aventuré sur la question de Palestine sans instructions spéciales, ce qui prouve bien que, s’il n’en donne pas lui-même, les ambassadeurs sont tenus à une certaine réserve31. Mais les visées françaises au Levant sont désormais précisées et les entretiens de l’ambassadeur français à Pétrograd créent un précédent qui inaugure le cycle des négociations sur les buts de guerre alliés en Orient.
L’entrée en guerre de l’Italie
13Le gouvernement italien poursuit, durant les premiers mois de la guerre, des négociations à la fois du côté de l’Entente et des Empires centraux afin de monnayer son éventuelle entrée en guerre. La question d’Orient est une des composantes de la discussion de l’Italie avec la France et la Grande-Bretagne. Ces dernières ont sur ce point une marge de manœuvre plus importante que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie, liées à l’Empire ottoman depuis le début du conflit. L’Entente évite de trop promettre à l’Italie. La France ne veut pas mettre le gouvernement italien au courant des échanges de vues entre les trois alliés sur la question de Constantinople et des Détroits. Pousser les revendications italiennes vers le terrain oriental risque par ailleurs d’indisposer l’influence française. Depuis 1913, l’Italie a évoqué à plusieurs reprises l’idée de prendre appui face aux îles du Dodécanèse, dans la région d’Adalia32. Le rapprochement de l’Entente avec l’Italie se dessinant plus fermement au début de l’année 1915, le député Charles Benoist est envoyé en mission secrète afin de sonder les intentions italiennes33. Il est reçu en février 1915 par plusieurs responsables italiens. Le ministre des Colonies, partisan de l’intervention de son pays aux côtés de l’Entente, réaffirme l’intérêt de l’Italie pour la question d’Asie Mineure. Il ajoute être parfaitement informé que la France « ne peut rien concéder sur le Liban et la Syrie ». Il évoque toutefois la région d’Adalia, à savoir la Lycie et la Cilicie34.
14Le déclenchement de l’opération franco-britannique des Dardanelles hâte la détermination italienne. C’est à Londres que les conversations précises s’engagent, entre le marquis Imperiali, ambassadeur d’Italie, et le gouvernement britannique. Le représentant italien pose comme condition à l’entrée en guerre de son pays des satisfactions territoriales dans l’Adriatique et en Asie Mineure. La plus ou moins grande extension des revendications italiennes dans cette région doit être étroitement surveillée par la France. Cette précaution est l’occasion pour le gouvernement français d’affirmer de nouvelles vues au nord de la Syrie. Elles concernent l’attribution aux Alliés des réseaux ferroviaires sous concession allemande. La France demande l’attribution de la portion centrale du Bagdadbahn, dans la région s’étendant d’Adana à Diarbékir35. L’arrière-pays d’Alexandrette est indispensable à l’influence française, les passages ferroviaires du Taurus lui assurant les communications nécessaires avec les régions ciliciennes. Dans le cadre de ce dispositif, il est clair que les prétentions italiennes ne doivent pas être encouragées à l’ouest d’Adalia. Afin d’éviter toute friction éventuelle entre l’Italie et la France sur ce point, la Russie propose qu’il soit réservé au futur régime ottoman en Anatolie un accès à la mer dans une région venant séparer les possessions italiennes des possessions françaises.
15Une fois de plus, Poincaré est inquiet de la diplomatie de Delcassé. Celui-ci laisse les revendications italiennes s’exprimer librement, même s’il reste préoccupé de la possible extension de cette puissance dans une région de l’Asie Mineure où la France entend défendre ses intérêts. Le président de la République demande qu’on fasse pression sur la Grande-Bretagne pour qu’elle restreigne les demandes italiennes. Le 23 mars 1915, en Conseil des ministres, Delcassé se voit reprocher ses hésitations et sa timidité à l’égard de l’Italie. Le ministre des Affaires étrangères devra demander une réponse à la Grande-Bretagne au sujet du golfe d’Alexandrette, de la Cilicie et d’Adana, et prier les alliés de la France de se joindre à elle pour résister le cas échéant aux prétentions excessives de l’Italie. Le 26 avril 1915, un traité secret est signé à Londres entre la France, la Grande-Bretagne et la Russie d’une part, l’Italie d’autre part. Il prévoit l’entrée de l’Italie en guerre contre l’Autriche-Hongrie et la constitution d’une Quadruple-Entente36. Si les Alliés occupent des territoires en Asie Mineure pendant la durée de la guerre, « la région méditerranéenne avoisinant la province d’Adalia [...] sera réservée à l’Italie qui aura le droit de l’occuper37 ». Pour Poincaré, cet accord risque de causer à l’avenir de sérieux problèmes. Promettre une part équitable à l’Italie dans la « région méditerranéenne avoisinant la province d’Adalia » n’empêche pas le gouvernement italien d’étendre ses prétentions vers Adana et Mersine. De plus, l’accord offre la possibilité à l’Italie de prendre possession de ces régions durant la guerre. Il suffit que la France et la Grande-Bretagne entrent à Constantinople, que la Russie occupe le Caucase lors de ses opérations militaires ou que la Grande-Bretagne remonte en Mésopotamie pour que l’Italie invoque le droit de débarquer à Adalia et d’occuper les provinces voisines38. En dépit des mises en garde de certains responsables français, l’état-major et l’amirauté acceptent d’amender la convention navale du 6 août 1914 afin d’y faire figurer les exigences militaires de l’Italie. Le 10 mai 1915, cette dernière reçoit, avec les encouragements de la Grande-Bretagne, la direction stratégique de l’Adriatique39.
16Le résultat de la méthode diplomatique suivie par Delcassé, entre septembre 1914 et avril 1915, est pour le moins contrasté. D’un côté, la France obtient la reconnaissance par la Russie de ses visées dans la partie occidentale de l’Allemagne, l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés des Alliés, une prise en compte de ses intérêts au Levant. Mais de l’autre côté, elle n’a pas d’engagements fermes concernant l’obtention des régions syriennes et ciliciennes en cas de démembrement de l’Empire ottoman. Delcassé a confiance dans l’avenir du système d’alliance de la France et se contente pour le moment d’intentions et d’échanges de vues qui seront concrétisés une fois la paix revenue. Il précise les territoires qui doivent être compris dans la Syrie, mais il le fait selon un schéma soustractif : la Syrie moins la Palestine, devant les réticences russes, éventuellement la Syrie moins une portion de la Cilicie, en cas d’opposition italienne. C’est parce que les Alliés l’incitent à se déclarer que Delcassé précise les visées syriennes de la France. Cette stratégie qui consiste à attendre l’ouverture de la question par les partenaires ne fonctionne pour le moment pas avec la Grande-Bretagne, qui ne cherche pas à obtenir de la France des réponses précises sur le Levant. Cette réserve de la Grande-Bretagne inquiète les partisans de la Syrie, car c’est de ce côté qu’ils entrevoient des complications futures. Suite aux négociations entre Alliés, la carte de la Syrie dessinée par la diplomatie de Delcassé est disproportionnellement étendue vers le nord et le nord-ouest et strictement limitée au sud, son centre géographique devenant Alexandrette et sa région. Le caractère très confidentiel des discussions qui amènent le ministre à préciser ses vues syriennes rend les décisions de ce dernier très faibles. Le désintérêt de Delcassé ou son imprévoyance à ce sujet lui attire progressivement l’hostilité à la fois des partisans du maintien de l’Empire ottoman et des syrianistes qui, pour les mêmes raisons – la crainte que le manque de précision des buts français soit exploité à ses dépens – mais en vue d’objectifs divergents, cherchent à peser sur la diplomatie française.
La lutte pour le maintien de l’Empire ou le « chant du cygne » du « parti ottoman »
Les avantages du maintien de l’Empire ottoman
17Depuis le début de l’expédition des Dardanelles, les partisans de l’Empire ottoman craignent que les mesures adoptées par les Alliés ne fassent trop rapidement leur deuil de ce régime. L’ouverture de la question d’Orient à Pétrograd risque de négliger les dangers d’une telle liquidation alors que le maintien de l’Empire offre encore de nombreux avantages. Le premier concerne la conservation de l’intégralité des intérêts français dans le Levant. L’expérience de 1913 montre qu’en dehors de l’espace ottoman, la préservation des outils de l’influence française est largement compromise. La question se pose surtout pour Constantinople. L’installation des Russes dans la ville doit être accompagnée des garanties les plus sérieuses à l’égard des établissements français, notamment les œuvres religieuses, car la Russie « a la passion du prosélytisme et nous savons qu’elle a peu de ménagements pour les institutions qui ne relèvent pas de son orthodoxie40 ». Le deuxième avantage est d’éviter les complications internationales d’une liquidation. Les discussions de Pétrograd et les négociations en vue de l’entrée en guerre de l’Italie aux côtés de l’Entente ont montré que, même en excluant l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie de la question d’Orient, celle-ci posait de nombreux problèmes. Pour l’ambassadeur de France à Madrid, Geoffray, le partage de l’Empire ottoman entre les États vainqueurs obscurcit l’avenir de leur coopération : « [...] ces sortes de colonies découpées forcément un peu à la diable entre les grandes puissances ne me font pas présager des avenirs de grande harmonie41 ». La crainte essentielle est le sort futur de l’Entente cordiale. Manneville42 préférerait retarder la liquidation de la Turquie d’Asie afin de préserver l’alliance franco-britannique. En cas contraire, les demandes britanniques seront tellement incompatibles avec les intérêts français, notamment sur le littoral syrien, que les germes de conflits seront inévitables43. D’après Paul Cambon, les puissances alliées ne cherchent pas le partage à tout prix. La Grande-Bretagne ne se préoccupe que d’assurer sa suprématie dans la région du golfe Persique et si elle regarde du côté de la Mésopotamie, c’est la domination de son influence plutôt que la possession directe qu’elle envisage44. Quant à la Russie, si elle se réserve une partie des rives de la mer de Marmara et de ses débouchés sur la mer Egée et la mer Noire, elle entend réviser l’intégrité ottomane sur cette seule région. L’ambassadeur n’hésite donc pas à conclure que les Français « ne trouveront [...] ni à Londres, ni à Pétrograd aucune disposition favorable à une conversation sur un partage éventuel de l’Asie Mineure45 ». La question la plus redoutable posée par une liquidation de l’Empire ottoman est évidemment celle des lieux saints. Aucune puissance chrétienne ne peut envisager de s’y installer sans faire face à des difficultés insurmontables. Seul le maintien de l’autorité ottomane peut permettre d’éviter les tensions européennes. Les résistances du gouvernement russe aux demandes formulées par Paléologue démontrent la justesse de cette opinion.
18Le troisième avantage concerne le coût de l’occupation directe. En dehors du coût matériel, les diplomates qui défendent la préservation de l’Empire insistent sur le poids politique imprévisible d’une mainmise sur certaines régions ottomanes. Le maintien de l’autorité ottomane, même en dehors de Constantinople, procurerait à la France, dans les régions où elle établirait son influence, « une administration et une force publique » lui permettant de jouir de tous les avantages de la possession indirecte à laquelle elle est habituée dans la région46. Cet argument est encore plus valable si, comme l’a fait savoir Delcassé, la France doit envisager la prise de possession de la partie centrale du chemin de fer de Bagdad et des régions adjacentes. La concession des lignes ferroviaires donne une prééminence économique, mais il est inexact d’en conclure que les régions traversées tombent dans le même domaine d’influence. En cas contraire, la France devrait-elle, comme semble vouloir le soutenir Delcassé, posséder les vilayet de Mamurat al-’Aziz et de Diarbékir ? Cette dernière région est la partie la plus importante du Kurdistan, habitée par des Arméniens, sur lesquels les Russes auront forcément des vues, et des Kurdes pillards et turbulents47. La crainte du désordre et de l’anarchie est appuyée également par Bompard qui voit, dans le pouvoir ottoman, le seul moyen d’empêcher les troubles inévitables que créeraient sa chute et la mise en place de pouvoirs européens dans la région48. L’expulsion des Ottomans de Constantinople présenterait, dans ce cadre, plus un inconvénient qu’un avantage. Le déplacement du pouvoir sultanien vers les confins de l’Anatolie le rendrait beaucoup moins accessible. La diplomatie européenne, traditionnellement faite de pressions auprès de la Porte, disparaîtrait et, avec elle, les moyens souvent efficaces de régler des litiges ou des différends entre grandes puissances ou avec les élites locales49.
19La solution préconisée est le maintien absolument nécessaire du régime ottoman en Asie Mineure. Même amputé de certaines régions, même privé de Constantinople et des Détroits, l’Empire ottoman reste un champ d’expansion pour les intérêts français. Les œuvres mises en danger par la présence de nouvelles dominations pourraient par ailleurs se redéployer vers les régions ottomanes demeurées souveraines. Paul Cambon propose que, sous la souveraineté nominale du sultan, les puissances européennes constituent des zones d’influence, « zones dans lesquelles nous exercerons chacun de notre côté une sorte de protectorat : à la France la Syrie et la Cilicie ; à l’Angleterre, la région du Golfe Persique et peut-être la Mésopotamie ; à la Russie, l’Arménie et, le cas échéant, à l’Italie la région d’Adalia. Quant au plateau central, laissons-le au Sultan dont le gouvernement sera sérieusement contrôlé par une Commission internationale composée de représentants des Puissances alliées50 ». Quant à la Palestine, un régime international s’y impose, sauf si les puissances consentent à laisser le sultan exercer son autorité sur la région. Le domaine d’influence de la France doit englober impérativement au sud le port de Caïffa, Tripoli au centre et Alexandrette au nord, Beyrouth étant « une création factice qui dépérira avec son port dès que la Syrie pourra se développer librement selon les lois de la nature ». Afin que le lot français n’apparaisse pas inférieur à ceux des autres nations, la Syrie française doit s’étendre au nord jusqu’au Taurus et à l’Amanus et au vilayet d’Adana51.
L’organisation du statut d’occupation de Constantinople
20Les réticences de Sazonov à l’égard des demandes françaises en Palestine favorisent l’ajournement de la précision des buts de guerre. Cette réserve laisse une marge de manœuvre importante aux projets d’occupation de Constantinople. Le 8 mars 1915, les services du Quai d’Orsay produisent une note importante qui examine la question du forcement des Dardanelles52. Si la flotte franco-britannique parvient devant Constantinople et est rejointe au nord par des bâtiments russes, il est essentiel qu’un accord intervienne entre les trois gouvernements de l’Entente. La prééminence du commandement britannique sur les opérations navales ne doit en aucun cas s’appliquer à la direction des opérations devant la capitale ottomane. La politique que la France doit faire prévaloir est un retour au statu quo jusqu’à la fin de la guerre. Le gouvernement français organisera la reprise intégrale du fonctionnement de ses établissements religieux, scolaires, économiques et financiers. Il est donc nécessaire de « défendre aussi longtemps que possible l’intégrité apparente de l’Empire ottoman ». L’occupation militaire de la ville n’est compatible avec la reprise des œuvres françaises que si un armistice n’écartant pas la France de Constantinople est signé avec la Porte. Dans ce cadre, il est nécessaire de mettre sur pied un organisme civil chargé de mener l’action politique jugée utile à l’égard des autorités ottomanes. Un haut-commissaire, pour chacune des puissances de l’Entente, serait désigné pour former une sorte de « commission exécutive du territoire occupé », prendre éventuellement le contrôle de certains secteurs de la haute administration de la ville ou assister les autorités ottomanes53. Les administrations consulaires seraient rétablies.
21Delcassé propose à l’Entente le projet. Pour le ministre français des Affaires étrangères, les négociations entamées à Pétrograd ne sont pas en contradiction avec l’application des mesures préconisées par le Quai d’Orsay. Il s’agit d’une « combinaison équitable, de nature à donner une première satisfaction aux susceptibilités de la Russie et qui rétablisse chacun dans la plénitude de ses droits injustement compromis54 ». Sazonov et Grey, acceptent le projet d’administration civile de Constantinople. Cette question ne se confond pas avec celle de l’organisation de l’occupation militaire de la ville. Sazonov a proposé l’établissement de trois zones : une zone française à Pera-Galata, une zone russe à Stamboul et sur la rive européenne du Bosphore, une zone britannique sur la rive asiatique, face à la capitale55. L’acceptation de ce projet par la France est conditionnée par le respect des droits et intérêts français de la part de la Russie et de la Grande-Bretagne dans leur zone d’occupation respective. Le régime capitulaire doit par ailleurs être maintenu pour les ressortissants français où qu’ils se trouvent. Delcassé insiste particulièrement sur la poursuite immédiate du fonctionnement de l’administration de la Dette publique ottomane. Un délégué russe doit être introduit au conseil de l’institution et représenter « l’engagement de la Russie de se charger d’une quote-part de la Dette publique ottomane correspondant aux revenus que l’administration de la Dette retire de Constantinople et des environs ». En ce qui concerne les établissements français religieux, hospitaliers ou scolaires, les œuvres économiques, une disposition spéciale reconnaîtra « la validité des contrats intervenus entre le Gouvernement français et des Sociétés françaises d’une part, le Gouvernement ottoman et les administrations de l’empire d’autre part ». Ces stipulations s’appliquent aussi bien aux sociétés françaises de fait qu’à celles qui sont placées sous l’étiquette et le régime ottomans56. Bompard a dressé une liste des financiers et des industriels devant accompagner les troupes françaises au moment de l’entrée dans la capitale ottomane.
22Ces projets restent lettre morte dès que l’horizon militaire aux Dardanelles s’assombrit et que l’éventualité d’une occupation de Constantinople s’éloigne. Ils témoignent toutefois de l’importance de la prise en compte des intérêts traditionnels français dans l’Empire ottoman. Les conditions mises à l’occupation russe de la ville et de sa région sont extrêmement contraignantes et l’on peut penser que si la mainmise militaire sur Constantinople avait eu lieu, elle aurait donné lieu à des tensions assez fortes entre les Alliés57. Surtout, la volonté française de maintenir une fiction ottomane sur Constantinople peut compromettre les visées russes sur la ville et sa région. Il est surprenant de constater à quel point la satisfaction des vues françaises en Syrie et Cilicie s’accompagne, au Quai d’Orsay, du maintien des positions acquises partout ailleurs en Orient. On peut affirmer même que les demandes syriennes sont conditionnées à la préservation du statu quo. Margerie, comme d’autres diplomates au Quai d’Orsay, est inquiet d’un règlement trop rapide de la question d’Orient, qui ne laisserait pas à la France le temps de trouver les moyens nécessaires à une occupation de nouvelles possessions, alors qu’elle devrait également organiser sa présence dans une partie de l’Allemagne et probablement dans les colonies allemandes attribuées aux vainqueurs58.
Les ouvertures de paix séparée entre l’Empire ottoman et l’Entente
23Dès l’automne 1914, les libéraux ottomans se sont manifestés auprès de la France, par l’intermédiaire de Pierre Loti. Ils suivent avec intérêt les projets d’expédition alliée dans les Balkans ou les Dardanelles. Le prince Sabbah ad-Din, chef du parti libéral, rencontre Gallieni le 21 novembre et lui explique qu’il peut agir contre Enver Pacha, faciliter pour la flotte française les moyens d’arriver à Constantinople et organiser une révolution en faveur de la France59. Au début de l’année 1915, une partie de l’opposition libérale se déplace à Salonique. Un comité secret y est formé et proclame comme objectif essentiel le renversement du gouvernement jeune-turc unioniste. En cas de succès, les nouveaux dirigeants reconnaîtraient à la France des « privilèges nettement définis » en Syrie60. Des échanges de vues ont immédiatement lieu entre les Alliés sur les offres du parti libéral. Buchanan estime qu’il ne faut pas les repousser, car les opposants pourraient faciliter l’occupation de Constantinople. Mais il ajoute que Grey n’entend pas revenir sur la promesse faite début novembre 1914 au gouvernement russe61. Sazonov élabore un programme d’action commun, valable autant pour les propositions libérales que pour de possibles ouvertures de la Porte. Les puissances de l’Entente ne consentiraient qu’à la conclusion d’un armistice, toute paix séparée ne pouvant être signée tant que l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie n’auront pas déposé les armes. Les conditions mêmes de l’armistice sont sévères : remise immédiate des navires allemands, désarmement des batteries sur les rives des Détroits, remise de tous les points fortifiés dont l’occupation serait jugée indispensable par les Alliés62. À la suite des échecs devant les Dardanelles, les ouvertures des libéraux sont écartées. Mais, fin mars, Pierre Loti révèle à Poincaré des contacts pris avec le ministre des Finances Djavid Bey. Un délégué ottoman a rencontré Ponsot à Paris63. Djavid Bey entre en contact à Genève avec Muhammad ‘Ali, frère de ‘Abbas Hilmi II64, afin d’étudier les moyens de négocier une paix séparée avec la France65. Bien qu’accueillies avec froideur, les tentatives de Djavid Bey éveillent l’attention du Quai d’Orsay, en tant qu’elles peuvent offrir à la France une alternative au sort de la question d’Orient, discutée par les Alliés :
« La prise de Constantinople ne pose pas par elle-même de suite l’obligation d’une entente immédiate sur le partage de l’Empire ottoman, qu’il y a certainement lieu de différer jusqu’au jour de la paix générale, où l’on pourra se rendre compte de l’ensemble des solutions territoriales en Europe, qui conditionne le règlement de la question orientale. D’autre part la prise de Constantinople n’est pas absolument certaine, en ce sens que les événements peuvent amener à accepter des conditions variables d’une soumission du gouvernement ottoman [...].
Il serait imprudent de n’envisager qu’une seule solution, qui, à tout prendre, n’est pas la plus favorable aux intérêts français. Au point de vue militaire, il n’est pas impossible que l’objectif recherché (libre passage des Détroits, expulsion des Allemands, soumission du gouvernement ottoman) soit plus rapidement atteint par l’initiative même de la Turquie.
Au point de vue politique, le doute n’est pas moindre, et l’on peut même hésiter à conclure que l’exclusion absolue des Allemands dans le développement de l’Asie Mineure puisse être considérée comme un bienfait durable : n’y aurait-il pas une imprudence très grande à vouloir enlever à l’Allemagne, qu’on ne peut se flatter de rayer comme unité nationale de la carte du monde, tout débouché extérieur après avoir déjà confisqué ses colonies ? Peut-on raisonnablement espérer lui enlever en même temps sa vitalité propre au point de vue ethnique (quelles que soient les conditions de la paix qui lui seraient imposées), vitalité qui menacera toujours plus ses voisins de l’Ouest que ses voisins de l’Est66. »
24Malgré l’opposition des hautes sphères du gouvernement. Loti, accompagné de Gheusi, part en avril pour la Suisse, à la rencontre de Djavid Bey. Les contacts pris sur place n’engagent en rien le gouvernement. Delcassé déclare à Isvolsky s’être formellement opposé à toute rencontre avec un représentant de son ministère67. Il estime toutefois qu’en accord avec les Alliés, la France pourrait éventuellement entrer en contact avec des émissaires ottomans afin de sonder les intentions de la Porte. L’activité informelle de la France et les réactions de Delcassé entretiennent, tout au long de l’été 1915, des doutes chez les responsables russes et britanniques à propos de la politique française à l’égard de l’Empire ottoman et d’une éventuelle paix séparée68.
25Le gouvernement britannique est, de son côté, le premier à ouvrir un canal de négociations avec les plus hauts responsables du régime ottoman. Le 15 mars 1915, Talaat Pacha rencontre en Thrace des agents des services de renseignements navals britanniques. La Grande-Bretagne propose un retrait ottoman de l’alliance avec l’Allemagne, la fin de la guerre et l’ouverture des Dardanelles à la flotte alliée. Le capitaine Hall, le chef du service de renseignements naval, propose, en échange et à titre personnel, le versement de 4 millions de livres d’indemnité. Les Ottomans demandent des assurances sur le sort futur de Constantinople et son maintien comme capitale de l’Empire. Les Britanniques ne peuvent leur donner cette assurance et les pourparlers s’achèvent le 17 mars, sur ordre de l’amiral Fisher, qui n’a, semble-t-il, pas été tenu au courant des négociations69.
26Plus durables sont les contacts pris avec Jamal Pacha en Syrie. Ce dernier aurait eu l’intention, aux alentours de mai 1915, de favoriser un mouvement séparatiste syrien, dirigé par lui-même, aboutissant à l’établissement d’une principauté syrienne où les demandes formulées par les Arabes au congrès de Paris seraient satisfaites. Un agent anglais aurait été dépêché auprès de Jamal Pacha, début juillet 1915, pour lui proposer de se séparer de l’Empire ottoman, de déclarer l’indépendance de la Syrie sous son autorité et d’accepter la protection de la Grande-Bretagne70. Jamal Pacha est également en contact avec un agent français. Ce dernier confirme les intentions politiques du commandant de la IVe armée. Gout propose d’utiliser le canal de la négociation sur les prisonniers civils français pour tenter d’approcher le responsable turc, « moins pour favoriser sa politique que pour semer la division à la tête du Comité Union et Progrès71 ».
27Sans pour autant engager la politique extérieure de la France, les projets sur l’administration de Constantinople et les hésitations à l’égard des possibilités de négociations séparées laissent penser que la décision des responsables français n’est pas encore arrêtée sur les buts de guerre en Orient à l’été 1915. L’attribution du lot syrien et cilicien est un objectif qui reste précaire et peut être freiné par de multiples considérations extérieures à la région. L’absence de délimitation du champ d’influence français en Syrie vient renforcer les inquiétude des syrianistes. Alors que le Quai d’Orsay hésite entre la préservation de l’Empire ottoman, celle de ses intérêts dans le Levant, la question d’une paix séparée (qui pourrait remettre en cause certains échanges de vues avec les Alliés), la définition de ses prétentions territoriales, le parti syrianiste lance, à partir du printemps 1915, une vigoureuse campagne d’opinion auprès du gouvernement.
La campagne d’opinion des syrianistes
L’action de Poincaré
28Empêché par les lois constitutionnelles et mis à l’écart des décisions par Delcassé, le président de la République entend bien utiliser le Parlement comme levier pour faire prévaloir des vues qu’il sait partagées par certains députés et sénateurs. Le gouvernement russe n’ayant pas formulé d’objection majeure concernant les prétentions françaises en Syrie et Cilicie (la question des lieux saints est réservée), le chef de l’État estime qu’un accord doit intervenir rapidement entre la Grande-Bretagne et la France au sujet de cette région, afin notamment d’apporter une solution au problème d’Alexandrette. Le 17 avril 1915, interrogeant Delcassé sur la question d’Alexandrette et d’Adana, Poincaré lui demande : « As-tu quelque preuve, quelque engagement ? – Non, mais je suis tranquille, tout viendra à son heure72. » Le chef de la diplomatie française ne considère donc pas la discussion du 8 février 1915 comme un engagement de la part du gouvernement britannique. La question d’Alexandrette et d’Adana n’a pas encore été posée aux responsables anglais et la communication des demandes françaises risque de rencontrer les plus graves difficultés. Paul Cambon s’est entretenu de la question avec Grey le 23 mars 1915, mais l’ambassadeur de France à Londres reste dans le domaine des généralités73. Alors que les négociations avec le gouvernement italien sont sur le point d’aboutir, Poincaré écrit une lettre à Delcassé pour lui faire part de ses inquiétudes :
« En ce qui concerne le partage ultérieur soit de territoires, soit de zones d’influence, il faudrait, à mon avis, nous entendre le plus tôt possible avec l’Angleterre. Je persiste à craindre que, sur plusieurs sujets, elle ne finisse par s’entendre avec l’Italie contre nous. Nous devrions, d’abord, nous montrer d’accord avec nos alliés d’hier et nous présenter étroitement unis en face de nos alliés d’aujourd’hui ou de demain. [...] Fleuriau74 ne croit pas que l’Angleterre acquiesce jamais à nos revendications ; Cambon, paraît-il, ne le croit pas non plus. Et comme ils sont tous deux dans cet état d’esprit, ils n’ont encore pas dit un mot au Foreign Office. Ils conservent l’espoir que l’Empire ottoman ne sera pas partagé et s’en réjouissent, parce que, suivant eux, ce partage ne nous apporterait que des déceptions. Mais nous ne sommes pas maîtres d’empêcher aujourd’hui ce partage. Il peut avoir lieu, malgré nous. Et du reste, s’il n’a pas lieu, il y aura toujours à répartir des zones d’influence ; et il serait aussi fâcheux que nous fussions sacrifiés dans les répartitions de zones d’influence que dans la distribution de territoires. Il me paraît donc indispensable que nous engagions une conversation [cordiale] avec l’Angleterre le plus tôt possible75. »
29Devant les hésitations de Delcassé, Poincaré fait venir Leygues à l’Élysée. Il pousse le parlementaire à user de son influence au sein de la commission des Affaires extérieures de la Chambre pour presser le chef de la diplomatie française de négocier avec le cabinet de Londres. Leygues répond qu’il souhaite d’autant plus intervenir qu’il partage les craintes de son interlocuteur et qu’il pense qu’une paix « qui ne nous donnerait pas le golfe d’Alexandrette serait désastreuse pour notre influence méditerranéenne76 ».
La campagne du Comité de l’Asie française
30Dans le numéro de L’Asie française de décembre 1914, Robert de Caix a expliqué que toute diminution de l’Empire ottoman représente une « diminution du champ d’élection pour notre activité économique et encore bien plus pour notre culture ». Se fondant sur l’expérience récente de la liquidation d’une partie de la Turquie d’Europe entre les États balkaniques, il affirme qu’une province perdue par la Porte l’est également pour l’influence française. La France doit surtout profiter de l’éradication des intérêts allemands pour mettre la main sur les concessions de chemins de fer entre le Taurus et la région d’Alep. Ses réclamations s’affirmeront essentiellement dans le cadre du maintien de l’Empire ottoman : rétablissement des capitulations, « réparations » de la Porte aux établissements français lésés par la guerre, etc. La disparition de l’Empire ne permettrait pas le retour des positions acquises par la France, la Syrie étant un lot bien trop maigre par rapport aux avantages retirés des relations avec la Porte : « [...] nous aimerions mieux contribuer à la culture d’un grand jardin ottoman que d’avoir à nous seuls un petit jardin syrien77 ». Trois mois plus tard, Robert de Caix inspire, s’il n’en est pas lui-même l’auteur, un article célèbre qui fait connaître la position du Comité de l’Asie française au lendemain de l’opération alliée dans les Dardanelles78. Les Détroits seront forcés au nord comme au sud, la capitale ottomane occupée par les armées de l’Entente. Une politique « qui parlerait encore de statu quo, serait dupe d’un radotage sénile, vide et stérile ». Le maintien du régime ottoman doit impérativement s’accompagner de l’obtention, en Syrie et dans les « régions qui la complètent, jusqu’à l’Euphrate à l’est d’Alep, et au Taurus au nord-ouest d’Alexandrette et d’Adana, [d’]une situation égale, en ce qui concerne les chemins de fer, les travaux publics et le contrôle administratif, à celle que les Britanniques s’assureraient en Mésopotamie et les Russes en Arménie ». L’acceptation de la perte des positions acquises dans l’Empire ottoman est à ce prix.
31Les revendications du Comité de l’Asie française diffèrent radicalement de celles de Delcassé dans la mesure où elles considèrent que la compensation aux visées russes sur Constantinople et à la disparition de l’Empire ottoman doit être trouvée au Levant même, alors que, pour Delcassé, l’enjeu de la négociation franco-russe demeure avant tout la satisfaction des réclamations françaises en Alsace-Lorraine et en Allemagne. Le 21 avril 1915, lors de la réunion générale annuelle du comité, Sénart et le marquis de Reverseaux examinent de nouveau la question de l’avenir du Levant, en présence notamment de Robert de Caix. Ce dernier propose l’envoi de résolutions au Quai d’Orsay. Le R.P Cattin souligne l’intérêt de spécifier les lieux saints dans la zone française. Certains sanctuaires pourraient à la rigueur être soumis à un régime international, mais sans engager la « distraction d’une notable partie de la Palestine du domaine à attribuer à la France79 ». L’installation de la puissance russe à Constantinople ne peut être payée que par l’obtention d’avantages équivalents pour la France et la Grande-Bretagne. Cette dernière puissance ne peut que demander une extension de son domaine en Perse et en Mésopotamie, se constituant ainsi un véritable empire de l’Indus à l’Euphrate. Il n’est pas possible de concevoir cet empire sans un accès à la Méditerranée. Les prétentions italiennes en Asie Mineure forment l’autre partie de l’étau qui risque de se refermer sur l’espace syrien. Le comité abandonne l’idée que la suprématie de la culture et de la langue françaises pourrait être conservée dans les régions passées à la domination de nations européennes. La diplomatie française ne peut plus se réfugier derrière des formules vagues obtenues du cabinet britannique. Elle doit obtenir des engagements fermes de son alliée et contrebalancer par des négociations son inactivité militaire en Méditerranée orientale, où elle a laissé les Britanniques prendre la direction des opérations dans les Détroits.
32En août 1915, le Comité de l’Asie française demande à Delcassé la revendication claire par la France de la part qui lui sera attribuée lors du démembrement de l’Empire ottoman. Cette part doit comprendre la Syrie, la Cilicie, le bassin des rivières qui descendent vers ces deux régions – la ligne de faîte entre la mer Noire et la Méditerranée marquera la limite nord du domaine français, le désert de Palmyre sa frontière orientale-, la Galilée, la Transjordanie et une partie de l’ancienne Judée, à l’exclusion des territoires qui entourent immédiatement les lieux saints. Les villes saintes du Hedjaz doivent recevoir un régime international dans lequel la France, la Grande-Bretagne et la Russie seront représentées à part égale. Cette revendication se fonde sur la nécessité de la compensation équitable. Le comité n’envisage pas qu’une contrepartie au démembrement de l’Empire ottoman puisse être trouvée ailleurs que dans l’Empire lui-même. Par ailleurs, la Syrie devra former un domaine capable de suffire à ses propres dépenses et ayant une étendue suffisante pour être en mesure de résister au milieu des vastes possessions de ses voisins80.
La campagne parlementaire
33Etienne Flandin a créé au sein du « comité parlementaire d’action à l’étranger » une section musulmane chargée de mener des opérations de propagande en direction du Levant, avec la collaboration du Bureau de la presse du Quai d’Orsay81. La section musulmane rassemble aussi bien des sénateurs que des députés. Georges Leygues réunit de son côté des députés syrianistes. Ce groupe informel deviendra un an plus tard le « comité d’action française en Syrie ». Etienne Flandin signe par ailleurs une série de publications sur les revendications françaises en Syrie. Son Rapport sur la Syrie et la Palestine constitue un véritable « manifeste du parti syrien »82.
34La part que la France doit se réserver est constituée d’une terre, « sur la côte occidentale de la Turquie d’Asie », s’étendant de la chaîne du Taurus à la péninsule du Sinaï, marquée dans son histoire par l’action de la France, « à tel point qu’on a pu l’appeler la France du Levant ». Flandin la revendique sous le nom de Syrie et de Palestine83. Les vues du sénateur témoignent d’une vision traditionnelle de la Syrie, pays littoral et donc principalement chrétien. L’amalgame entre Syrie-Palestine et « France du Levant » est à cet égard significatif. La Palestine est partie intégrante de la Syrie. « Malgré leur dénomination distincte, ces deux régions se confondent ». Il est prêt à reconnaître une enclave internationale de 20 kilomètres environ (probablement 20 kilomètres carrés) pour Jérusalem et Bethléem. Mais la France doit y poursuivre sa mission historique qui remonte à la remise des clés du Saint Sépulcre par Haroun al-Rashid à Charlemagne. Flandin évoque ensuite les croisades, les capitulations, le protectorat catholique, Bonaparte et l’expédition humanitaire de 1860. Son discours doit séduire les milieux coloniaux dans leur ensemble. Nombre d’entre eux ne sont pas partisans de la politique religieuse suivie par la France en Orient. Pour cette raison, Flandin expose également l’argument de la puissance musulmane de la France, qu’il sait apprécié par les milieux indigénophiles. La France compte des millions de sujets musulmans en Afrique. Elle ne peut se désintéresser de la Syrie, ce « foyer de l’islamisme », où le sentiment de « l’unité de la race arabe » s’affirme avec intensité (Flandin amalgame Arabes et musulmans). Invoquant les traditions chrétiennes françaises et la puissance musulmane que la France est devenue depuis quelques temps, il légitime les revendications françaises par les deux registres. Ainsi la Palestine est nécessaire à la France en vertu de son rôle de protectrice des chrétiens et parce qu’elle y assurera le pèlerinage des musulmans venus de l’Afrique du Nord84.
35Le 15 mai 1915, le programme et les arguments de Flandin sont exposés à Poincaré par le groupe sénatorial pour la défense des intérêts français à l’étranger. Le président de la République approuve personnellement les vues du sénateur, mais il ne leur cache pas qu’en ce qui concerne la Palestine, même en dehors des lieux saints, les objections de la Russie seront fortes. Il attire également l’attention des parlementaires du groupe sur les réticences de la Grande-Bretagne à la cession de la région d’Alexandrette et d’Adana à la France85. Les thèses parlementaires « grand-syriennes » sont relayées par les Syriens établis en France. Parmi eux, le comte Najib de Cressaty, Libanais maronite, membre fondateur de la branche française de l’Alliance libanaise, donne une série de conférences et d’articles à partir de juin 191586. Cressaty se réfère à Flandin et surtout à Leygues, dont il mentionne la célèbre phrase prononcée avant la guerre à la Chambre sur les deux pôles de la politique méditerranéenne de la France87. Les interventions du publiciste libanais reflètent la « syrianisation » croissante des intérêts français dans le Levant. Tous les arguments, déployés encore en 1914 pour définir l’influence française dans l’Empire ottoman, sont cette fois-ci utilisés dans le cadre exclusivement syrien et présentés de telle manière qu’on peut penser que la France n’a jamais eu d’yeux que pour la Syrie. Dans la Grande Guerre. La Syrie française, Cressaty énumère les intérêts « moraux » qui doivent présider à l’attribution de la Syrie à la France : réseau scolaire, diffusion de sa langue, protectorat catholique. Cherchant à démontrer l’attachement des Syriens à la France, il rappelle les principaux actes, considérés aujourd’hui comme totalement mythiques, de fidélité des chrétiens syriens à la France88.
36Étienne Flandin est en contact étroit avec Shukri Ghanim, qui mène depuis le début de la guerre une politique active de pression sur le gouvernement français. Ghanim considère, dès l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, que les intérêts français et anglais risquent de se heurter si la France ne fait rien pour assurer son domaine futur. Conscient que Delcassé n’est pas le responsable politique le mieux à même de défendre ses vues, il s’adresse directement à Poincaré. Il sait que celui-ci, lors de son passage au ministère des Affaires étrangères, a été particulièrement marqué par la rivalité franco-britannique sur la Syrie. Ses arguments tiennent compte des nouvelles dimensions de la présence française, révélées par la guerre. L’objet de la lutte d’influence entre la France et la Grande-Bretagne n’est plus seulement la Syrie, mais l’Islam89. En juillet 1915, Ghanim écrit au chef de l’État, en s’imprégnant cette fois-ci davantage des mots d’ordre colonialistes. Déniant à l’Empire ottoman toute possibilité de se maintenir sur l’ensemble des territoires qu’il domine encore, Ghanim demande que le gouvernement français décide une occupation de la Syrie ou tout au moins fasse une déclaration confirmant celle de 1912 et précisant les droits de la France. Seule une telle attitude pourrait prévenir le danger de voir la Grande-Bretagne prendre possession de la région et tranquilliser les populations syriennes90.
37Entraîné par les demandes de Poincaré et la campagne syrianiste à Paris, Leygues ouvre de son côté le dossier en août 1915. À la commission des Affaires extérieures de la Chambre, il rappelle les droits incontestables de la France en Syrie et demande à ses collègues d’interroger le gouvernement sur ses intentions91. Le 10 août 1915, Delcassé est auditionné par la commission des Affaires extérieures de la Chambre. Le dialogue entre le ministre et Leygues est très virulent et révèle les divergences profondes entre les deux hommes sur la question syrienne :
Leygues : « Nous réclamons le respect de nos droits en Asie Mineure. » Delcassé : « Nous ne partagerons la Syrie que quand nous pourrons le faire. – Il ne s’agit pas de partager la Syrie qui doit nous revenir toute entière. Personne ne demande un partage prématuré de l’Empire Ottoman. Nous avons répété que nous éviterions ce partage si cela était en notre pouvoir92. »
38Les positions n’ont pas changé : « Tant que vous n’aurez pas signé un accord avec l’Angleterre, il n’y a rien de fait. Nous vous demandons une action plus énergique, une convention en bonne et due forme. » Le député critique l’action des diplomates, notamment celle de Paul Cambon, qui défendent encore l’intégrité de l’Empire ottoman et ne souhaitent pas que la France s’engage auprès de ses alliés à propos de la question syrienne. Un ordre du jour est adopté par la commission, qui réclame l’ouverture de négociations avec la Grande-Bretagne en vue d’obtenir en Syrie « la reconnaissance formelle de droits qui ne sauraient être contestés » à la France93. Le 7 octobre 1915, Leygues est élu à la présidence de la commission. Son poids sur les décisions de celle-ci s’accroît et il peut espérer faire davantage pression sur le gouvernement.
La campagne des chambres de commerce françaises
39Entre juin et octobre 1915, sous l’impulsion du Comité de l’Asie française et des parlementaires, les chambres de commerce françaises joignent leurs voix à la campagne syrianiste, en envoyant au ministre des Affaires étrangères des vœux en faveur de l’annexion de la Syrie à la France94. Elles réclament toutes la possession de la « Syrie intégrale ». Mais cette affirmation ne revêt pas le même sens. Certaines laissent à la délimitation du pays un sens indéterminé afin d’y adjoindre éventuellement d’autres parties, au nom des intérêts de la France95. D’autres assignent clairement les mêmes limites que celles formulées par les parlementaires. Toutes les chambres revendiquent l’intégralité de la Palestine dans le lot français à l’exception notable de Marseille qui réclame un régime international96.
40Les fondements légitimes des visées françaises en Syrie sont en premier lieu l’histoire. La chambre de commerce de Marseille est la mieux placée pour avancer cet argument. Marseille possède un passé maritime et colonisateur ininterrompu depuis l’époque des croisades. Parmi les Échelles du Levant avec lesquelles la ville française a commercé, celles de Syrie ont joué un rôle considérable dans l’extension de son commerce97. Ce dogme de l’histoire de la présence française au Levant s’appuie sur toute une littérature déjà signalée. Seule la chambre de Périgueux met en doute l’ancienneté de cette influence : « Nos droits sur la Syrie sont très anciens. Peut-être est-ce un peu exagéré de les faire remonter à Charlemagne, comme le veut M. le Sénateur Flandin98 ? »
41Mais les chambres insistent surtout sur la valeur économique de la Syrie intégrale. En premier lieu, ce potentiel ne peut être exploité que si des débouchés maritimes convenables sont octroyés à la France : Tripoli, Beyrouth, Caïffa, Jaffa, et surtout Alexandrette. En second lieu, la possession des plaines d’Adana et du plateau nord d’Alep permettra d’accroître considérablement la valeur agricole de la Syrie et de la rendre autosuffisante sur le plan alimentaire. La nature du régime politique n’est évoquée par aucune des chambres. Ces dernières cherchent surtout à apporter leur caution au mouvement et ne vont pas au-delà de la formulation de revendications auprès du ministère des Affaires étrangères. Mais leur mobilisation annonce celle qui donnera lieu au congrès de Marseille de 1919 sur les intérêts français en Syrie99.
L’action personnelle de Georges-Picot
42Rappelé en France en mai 1915, François Georges-Picot garde de son passage au Caire une grande amitié pour Defrance. Les deux hommes restent en contact jusqu’au retour du premier au Levant en 1917. Son rappel à Paris semble avoir été motivé par un conseil de Jonnart à Delcassé100. L’ancien consul général de France à Beyrouth a de longs et fréquents entretiens avec Margerie et Gout. Il constate une certaine unité de vue de ses interlocuteurs sur les limites territoriales de la Syrie : le lot français doit s’étendre d’Adana-Mersine à el-Arich, avec une profondeur territoriale importante. Georges-Picot insiste notamment pour que Mossoul et Ma’an soient incluses dans le futur domaine d’influence français. En ce qui concerne Jérusalem et Bethléem, l’établissement d’un régime international ne lui semble pas souhaitable : « Rien ne me paraît plus gros de conflit dans l’avenir. » La présence des Russes entraverait l’action de la France. Celle-ci serait forcée d’abandonner les catholiques ou bien d’intervenir. Georges-Picot est en contact avec les parlementaires et s’efforce de les décider à être intransigeants sur ce point. D’après le diplomate, Delcassé est sous l’influence de Bompard, qui lui a déclaré que la Syrie ne représentait que « quelques hectares incultes » sans grande valeur pour la France. Lors d’un entretien avec Georges-Picot, le ministre a déclaré : « D’ailleurs, l’Empire ottoman sera-t-il morcelé ? Y avons-nous avantage101 ? » De ces entretiens, Georges-Picot tire la conclusion que les échanges de vues de Londres, le 8 février 1915, n’ont pas eu la portée et la précision affirmées dans les télégrammes. Il s’aperçoit que les services du Quai d’Orsay sont beaucoup plus indifférents qu’il ne le pensait à la question syrienne. L’autorité morale de Paul Cambon, opposé au démembrement de l’Empire ottoman, influence les fonctionnaires de la diplomatie française. Or le démembrement doit devenir la pierre angulaire d’un futur accord entre la France et la Grande-Bretagne. De tout cela il ressort que le gouvernement britannique a « seulement appris à connaître nos timidités102 ». Si la campagne des milieux colonialistes et des chambres de commerce est importante, elle ne semble pas vouloir modifier la ligne de conduite de Delcassé.
43Tout change lorsque Georges-Picot est nommé à Londres, à la fin de l’été 1915, comme attaché d’ambassade. Il espère faire changer d’avis Paul Cambon et entrer en contact avec le Foreign Office pour poser des jalons. Peu avant son départ, Georges-Picot rencontre Bompard. Celui-ci, bien que toujours persuadé qu’une installation de la France en Syrie serait « déplorable », ajoute : « Vos Syriens et vous avez soulevé l’opinion. Elle vous est désormais acquise et force nous sera d’ajouter cette possession aux terres trop nombreuses que nous contrôlons. » Pour rendre l’opération moins coûteuse, l’ancien ambassadeur propose d’étendre les limites de la Syrie « de l’Égypte au Taurus et pousser l’hinterland jusqu’au-delà de Mossoul, à moitié chemin de Bagdad103 ». À Londres, Georges-Picot prépare pour l’ambassadeur plusieurs notes sur l’importance des intérêts français en Syrie et en Cilicie. Il insiste sur le fait qu’aucun condominium n’est possible dans ces régions. L’une de ses notes est remise par l’ambassadeur au Foreign Office fin septembre 1915. Pour Georges-Picot, les Anglais « ont donc désormais entre les mains un texte qui pose nos revendications, et ne peuvent plus prétendre les ignorer104 ».
44De cette campagne syrienne multiforme, on ne peut conclure que les buts de guerre français vis-à-vis de la Syrie soient l’émanation des seuls groupes colonialistes. Certes, l’ampleur de la mobilisation peut laisser penser que le gouvernement est entraîné dans cette perspective par l’opinion publique. Mais peut-on en conclure que la politique impériale de la France n’est pas le fruit du gouvernement, mais de colonialistes influents et actifs qui vont même jusqu’à définir les buts de guerre coloniaux de la France pendant la Première Guerre mondiale ? En premier lieu, cette thèse méconnaît le rôle personnel de Poincaré, Margerie ou Georges-Picot. On pourra toujours objecter que ces personnalités sont toutes, à des titres différents, membres de groupes de pression colonialistes. Mais on peut également considérer que, loin d’en être les créatures, elles se servent de ces réseaux souvent informels pour gagner la partie dans la décision qui se met en place autour de Delcassé105. Ce n’est que lorsque Poincaré rencontre Leygues et que Georges-Picot arrive à Paris que la campagne syrianiste commence. Surtout, cette thèse a le grand inconvénient de réduire les seules prétentions françaises à la Syrie et à la Cilicie. Elle méconnaît l’ampleur des intérêts français au Levant et considère que la diplomatie française n’a pas vu aussi rapidement que les colonialistes qu’il fallait absolument organiser la présence française en Syrie, comme si la décision de se réserver le lot syrien était considérée comme acquise dans la décision française une fois que la campagne syrianiste commence à produire ses effets.
45Il n’est pas question ici de négliger le poids que celle-ci a pu avoir dans le processus d’activation de la politique syrienne de la France. Il s’agit simplement de rappeler en premier lieu que l’alternative ottomane mérite tout autant notre attention. Elle a l’avantage de réserver l’avenir en préservant le passé de la présence française. En second lieu, nous devons souligner que la campagne syrianiste et la présence de Georges-Picot à Londres ne sont pas des éléments suffisants pour expliquer la décision française. Deux autres facteurs jouent, dans les mois suivants, un rôle primordial : il s’agit de la modification des conditions de la guerre au Levant, notamment de la réouverture de la question d’Alexandrette, et des nouvelles conditions créées par l’éventualité de la révolte arabe.
Les nouvelles conditions de la guerre au Levant
L’émergence du front secondaire dans la décision française
46Au cours de l’été 1915, les responsables européens prennent conscience que la guerre sera longue. Jusque-là, chacun espérait encore une décision sur les fronts principaux. La crise des armements et des matériels, qui devait mettre fin à la guerre dès l’hiver 1914-1915, a été partout conjurée au prix d’un effort industriel sans précédent. Sur le front français, les offensives d’Artois de mai et juin 1915 ont échoué. Joffre doit attendre le passage de l’été pour reconstituer ses forces. L’expédition des Dardanelles, bien qu’un échec, a modifié les esprits. L’idée d’organiser un puissant front secondaire commence à être davantage évoquée par certains responsables politiques. Dès le mois de mars, Poincaré estime qu’il serait important que le pays ait une armée de manœuvre détachée du théâtre principal et prête à intervenir sur d’autres fronts106. En juin 1915, Joffre reconnaît que la guerre sera longue, qu’il faut s’attendre à une campagne d’hiver. Plutôt que de lancer des offensives localisées, lourdes en pertes humaines et inutiles, Poincaré suggère que l’armée française adopte une posture défensive jusqu’à l’acquisition d’un matériel d’artillerie suffisant pour lancer une attaque générale. Joffre s’y refuse : la défensive provisoire peut amener l’ennemi à dégarnir son front et porter son effort ailleurs, en Russie par exemple. Surtout, la défensive est pour le général le déshonneur d’un militaire107. Pourtant, l’autorité jusqu’ici incontestée de Joffre commence à être remise en question. À mesure que la guerre se prolonge, le pouvoir politique cherche à reprendre l’initiative de la décision militaire.
47Le Conseil des ministres du 22 juillet 1915 est un tournant dans la direction de la guerre. Les ministres dans leur ensemble reconnaissent que le succès des opérations dans les Dardanelles est « capital », qu’il est beaucoup plus important que les petites offensives localisées envisagées sur le front français, que toute l’action diplomatique des Alliés en dépend et qu’il a également un intérêt militaire « de premier ordre ». Le général Bailloud ayant fait des propositions à l’état-major britannique en vue de débarquer un corps expéditionnaire sur la rive asiatique, il est convenu que le gouvernement français attendra la réponse de son alliée, mais que si elle n’est pas satisfaisante, « nous envisagerons, au besoin, une expédition française renforcée et indépendante108 ». Joffre s’oppose à l’envoi de nouvelles divisions en Orient. Le Conseil passe outre l’après-midi et décide de nommer le général Sarrail commandant du corps expéditionnaire, sous l’autorité du ministre de la Guerre109. Confortée par les intentions françaises, la Grande-Bretagne lance une nouvelle opération au nord de la presqu’île de Gallipoli, le 7 août 1915, dans la baie de Suvla-Anafarta. La bataille se prolonge sans succès jusqu’au 29 août, lorsque l’état-major britannique décide l’arrêt des opérations110. L’échec britannique, loin de décourager les positions du gouvernement français, conforte au contraire la nécessité de garnir le front oriental. Le 18 août 1915, Joffre tergiverse à nouveau sur la décision d’envoyer des renforts aux Dardanelles. Poincaré affirme qu’un échec sur ce front serait un désastre. La prise de Constantinople représente pour la Russie un succès peut-être indispensable au maintien du moral de ses troupes. La crise de munitions qu’elle traverse ne peut être résolue que par un coup de force réussi dans les Détroits. En cas contraire, l’effondrement du front russe pourrait avoir des conséquences incalculables sur la poursuite de la guerre. Le Président de la République souligne qu’il n’a qu’une faible confiance dans les projets d’offensive de Joffre. Si ceux-ci sont commandés par les relations entre les puissances de l’Entente, c’est au pouvoir civil qu’incombe la décision. Or l’avis du gouvernement, c’est que l’ouverture des Détroits a plus d’importance sur l’opinion russe et le ravitaillement de l’armée russe que « le gain de quelques kilomètres sur notre front111 ». Le 11 septembre, à la conférence de Calais, le transport des troupes est décidé. Mais Joffre prépare une grande offensive pour la fin du mois de septembre. Il n’est pas concevable que des troupes, du matériel, des munitions soient distraits du front français112. L’attaque lancée par Joffre en Champagne est un échec. Entre le 25 septembre et le 5 octobre, l’armée française perd 250 000 soldats. L’échec militaire français est un singulier démenti des positions du généralissime.
48Fin septembre, la Bulgarie fait connaître son intention d’entrer en guerre contre l’Entente. La Serbie ne pourra pas tenir longtemps si elle doit disperser ses troupes sur deux fronts. Sa chute permettra aux Empires centraux de disposer d’un espace militaire unifié, de la Belgique au Sinaï, alors que les armées alliées continuent d’être séparées et ne disposent pas de cette possibilité de ventiler, à tout instant sur les différents fronts, les effectifs nécessaires. Sur le plan diplomatique, l’entrée en guerre de la Bulgarie retardera l’engagement de la Grèce ou de la Roumanie. Pour les responsables français, une opération ne doit plus être envisagée aux Dardanelles ou sur la côte asiatique, mais dans les Balkans, pour porter secours à l’armée serbe, voire tenter une opération contre la Bulgarie. Le 4 octobre 1915, à Chantilly, Joffre accepte devant Poincaré le départ de nouvelles divisions pour l’Orient. La France a décidé une intervention à Salonique. Le gouvernement grec protestera officiellement de cette violation de sa neutralité, puis laissera les armées alliées s’installer dans la ville et opérer un mouvement en direction de la Serbie et de la Bulgarie. Joffre ne pense pas pouvoir dépêcher plus de 60 000 hommes dans un premier temps113. La faiblesse du contingent employé doit être compensée par l’engagement britannique. Le 19 octobre, la Grande-Bretagne consent à apporter cinq divisions aux trois divisions françaises engagées à Salonique (150 000 hommes en tout)114. Sarrail est investi le 2 décembre du commandement en chef de l’ensemble du corps expéditionnaire, sous la direction de Joffre. Les Alliés occidentaux ont donc consenti à un engagement massif et durable sur un front secondaire, en dépit des résistances du généralissime français. L’affaire entraîne la démission de Delcassé, le 13 octobre 1915, qui refuse de cautionner une telle politique et est partisan d’un retrait des Dardanelles115. En février 1916, le contingent français de l’armée d’Orient est renforcé par l’arrivée de nouvelles divisions coloniales et métropolitaines : 21 000 hommes sont envoyés par mois à partir du début de 1917, dans le cadre surtout de la relève individuelle. L’effectif français de l’armée d’Orient s’élève en avril 1918 à 224 000 hommes116.
49Le 6 octobre 1915, l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie déclenchent une offensive concertée contre la Serbie. À la fin novembre, le territoire serbe est quasiment occupé par ses adversaires. L’armée organise sa fuite à travers l’Albanie. La flotte de guerre alliée embarque les fuyards sur la côte adriatique et les transfère à Salonique. Les tentatives terrestres de l’armée d’Orient pour porter secours à la Serbie sont des échecs117. Dès le mois de novembre, le gouvernement britannique pose la question de la nécessité de la présence alliée à Salonique. Pourtant, l’inscription de la logique du front secondaire dans les mentalités politiques et diplomatiques françaises est déjà profonde. L’Orient est systématiquement associé à cette logique.
La réouverture de la question d’Alexandrette
50Le projet d’un débarquement allié à Alexandrette resurgit après l’échec de la bataille de Suvla. Millerand et Sarrail estiment que le corps expéditionnaire pourrait être divisé en deux unités, une unité britannique demeurant dans les Dardanelles et fortifiant ses positions dans un but défensif, une unité française débarquant à Alexandrette118. Ce vaste plan de coopération des armées alliées s’appuie sur la conviction que seul le théâtre oriental offre désormais la possibilité d’emporter la décision119. Le projet d’Alexandrette est pourtant écarté, pour des raisons militaires, techniques et politiques. Du point de vue militaire, la dispersion des effectifs n’est pas souhaitable par l’état-major français. D’autre part, l’arrivée à Salonique de plusieurs divisions de la métropole et des colonies est déjà difficilement acceptable par le généralissime. Les différents plans proposés évoquent le concours d’effectifs considérables, même fractionnés entre les Alliés, que Joffre et d’autres, notamment à la Marine, considèrent comme introuvables. Du point de vue politique et diplomatique, l’arrivée de Briand à la tête du gouvernement, le 30 octobre 1915, ajourne les projets d’Alexandrette. Partisan convaincu de l’entrée en guerre de la Grèce, il considère que la France doit donner toute priorité à la poursuite des opérations offensives dans les Balkans.
51Écartée en France, la question d’Alexandrette est relancée par le gouvernement britannique en novembre 1915. L’échec des Dardanelles, celui de la Serbie et l’entrée en guerre de la Bulgarie affolent l’état-major britannique et le ministère de la Guerre. Kitchener considère que l’Allemagne dispose des moyens de prendre l’Égypte et de précipiter la fin de la guerre, la Grande-Bretagne ne pouvant poursuivre les hostilités si ce maillon essentiel du dispositif impérial britannique est perdu120. Une opération à Alexandrette est le seul moyen de conjurer le danger. Kitchener propose le débarquement de quatre divisions, dont deux prélevées sur la dotation de l’Égypte et deux sur les contingents de la presqu’île de Gallipoli121. Briand rappelle aux responsables britanniques l’échange de lettres Augagneur/Churchill. Plus qu’une expédition isolée à Alexandrette, le nouveau ministre des Affaires étrangères craint que les divisions britanniques promises n’arrivent jamais à Salonique. La nouvelle provoque également les réactions de Poincaré, qui voit dans l’annonce de Kitchener le résultat des errements de la diplomatie française à l’égard de la résolution de la question syrienne entre la Grande-Bretagne et son pays122.
52Pour les responsables militaires français, la défense de l’Égypte est plus sûrement assurée sur le canal de Suez qu’en Cilicie. La prise de l’Égypte est quasiment impossible : le front d’attaque est étroit, un débarquement est impossible, les communications à travers le désert sont très difficiles. Une défense solidement organisée oblige l’ennemi à dépêcher des contingents de plus en plus nombreux et éloignés de leurs bases d’opérations. Au cas où, en définitive, la Grande-Bretagne décide de débarquer à Alexandrette, la France doit être présente123. Le 13 novembre 1915, Poincaré réunit dans son cabinet Joffre, Briand, le général Gallieni et l’amiral Lacaze124. Le Conseil des ministres est unanime à considérer que l’expédition d’Alexandrette ne peut se faire sans concours français125. À la conférence militaire anglo-française de Londres, le 16 novembre 1915, la France réclame une présence militaire britannique plus importante à Salonique. Les 150 000 hommes envisagés ne seraient pas suffisants. Le point 2 des conclusions générales de la conférence franco-britannique de Paris (17 novembre 1915) stipule que « les deux Gouvernements sont entièrement d’accord sur l’impossibilité matérielle d’entreprendre actuellement une nouvelle opération militaire sur un autre point quelconque du théâtre d’opérations en Orient126 ». Les derniers jours de novembre sont destinés à préparer la première conférence interalliée, qui doit se tenir à Chantilly en décembre 1915. Joffre envisage une concertation des états-majors en vue de déclencher simultanément des offensives contre l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie au cours du premier semestre 1916. Pour le GQG français, les résultats décisifs ne s’obtiennent que sur le théâtre principal des opérations. « La péninsule des Balkans, le Caucase, l’Asie Mineure, etc., ne constituent que des théâtres secondaires et les opérations qui y seront conduites n’amèneront pas la décision127. » Conscient des dangers, pour la poursuite de la guerre et la stabilité des possessions coloniales franco-britanniques, de la présence allemande dans l’Empire ottoman, le GQG propose de barrer la route aux forces austro-allemandes par une intensification des opérations offensives sur... les fronts principaux. L’action des Alliés dans les Balkans ne se développera qu’en fonction des « limites déterminées », c’est-à-dire qu’il n’y aura probablement pas de renforcement des effectifs stationnés et qu’il n’est pas envisagé d’opérations de grande envergure dans cette région. Si ses partenaires peuvent mener des attaques ponctuelles sur certains théâtres secondaires, la France ne doit pas en envisager en dehors de Salonique.
53Kitchener estime que 200 000 soldats ottomans et une division allemande s’apprêtent à attaquer l’Égypte au début de l’hiver. Douze divisions sont désormais nécessaires à sa défense. Il n’est même plus question de débarquer à Alexandrette, mais de prélever sur les forces britanniques à Salonique pour garnir la défense du canal de Suez128. Au cas où le gouvernement français refuserait le prélèvement des forces britanniques de Salonique, l’état-major se verrait dans l’obligation de puiser sur les forces présentes en France. La question d’Alexandrette est donc ajournée. La défense de l’Égypte sur le territoire égyptien étant acquise, il reste à convaincre les responsables britanniques de la nécessité du maintien des forces alliées à Salonique. À la conférence interalliée de Chantilly des 6-8 décembre 1915, les Alliés décident de maintenir le front grec. Les 90 000 hommes promis par la Grande-Bretagne devront être envoyés. Suvla et le sud de la péninsule seront évacués. L’opération a lieu dans la nuit du 19 au 20 décembre 1915129. La décision prise par les Alliés à Chantilly indispose le gouvernement britannique. Le 19 janvier 1916, à la conférence du conseil de guerre interallié à Londres, la Grande-Bretagne accepte finalement de prêter le concours promis, mais une division italienne partira pour Salonique afin d’alléger la participation britannique.
54À deux reprises, la France refuse l’idée d’une intervention militaire en Syrie. En décembre 1914, c’est parce qu’elle s’oppose à l’ouverture de tout front secondaire. En décembre 1915, c’est au contraire parce qu’elle entend appliquer la doctrine du front secondaire, mais ailleurs. Dans les deux cas, l’idée d’une intervention isolée de la Grande-Bretagne est totalement exclue. Si, à la fin 1914, elle entendait empêcher une action britannique en Syrie, la multitude des plans d’intervention dans la région présentés en France pouvait laisser croire qu’elle avait une pleine conscience de ses intérêts syriens. En 1915, au contraire, l’attention portée au front balkanique prime toute considération proprement locale. Il n’y a pas trace, durant toute cette période, de plans français visant à soulever les populations arabes syriennes. Une opération à Alexandrette est envisagée un temps par certains responsables français, mais il s’agit essentiellement d’une diversion et le contingent débarqué aurait les yeux tournés vers Constantinople et non vers la Syrie. Peut-on en conclure que l’action de la France vers la Syrie a cessé au cours de l’année 1915 ?
Les débuts de la famine syrienne
55À partir de l’été 1915, Jamal Pacha décide de mener une politique de répression contre des notables syriens soupçonnés d’activisme politique. On considère généralement que la raison de ce retournement est la découverte dans les archives des consulats français de Beyrouth et Damas de listes de notables et publicistes syriens en contact avec les représentants de la France avant la guerre. Jamal Pacha possède ces documents depuis novembre 1914, mais il les a ignorés pendant la campagne militaire d’Égypte130. Son attitude change lorsque les projets de révolte arabe sont connus des services de renseignements ottomans. Afin d’enrayer toute tentative de rébellion dans l’armée, les divisions irakiennes et syriennes sont déplacées dans les Dardanelles et en Mésopotamie durant l’été 1915. Yasin al-Hashimi est rappelé à Istanbul, de nombreux officiers arabes sont arrêtés et déférés devant le tribunal militaire d’Alep. Jamal Pacha décide alors d’utiliser les documents trouvés dans les archives consulaires françaises. En août 1915, la cour martiale de ‘Alayh établit une liste d’environ 60 suspects. Si ces derniers ne se présentent pas, leurs biens meubles et immeubles seront séquestrés. Dans la liste, on trouve les noms des membres de comités syriens d’Égypte, de France et de Syrie131. La plupart des personnes citées ont fui la Syrie au début de la guerre. La cour martiale ottomane prononce quelques semaines plus tard leur condamnation à mort. Onze d’entre eux sont pendus en septembre sur la place des Canons de Beyrouth. La plupart des membres des comités syriens à l’étranger sont condamnés à mort par contumace. Les forces vives de l’organisation politique syrienne à l’étranger restent intactes, ce qui explique le rôle accru que celles-ci jouent désormais dans l’organisation du mouvement arabe. De nombreux notables musulmans sont exécutés sans que leur participation à des comités arabes puisse être prouvée, alors que de nombreuses figures majeures présentes en Syrie sont épargnées. Les représentants français veulent voir dans cette répression une politique anti chrétienne visant à supprimer les partisans de la France. Rien n’est plus faux. D’une part, la liste des condamnés à mort révèle que, si les archives consulaires françaises ont été utilisées, aucun des noms qui y sont mentionnés n’est dans un premier temps cité dans les sentences de la cour martiale132. Ces documents feront l’objet ultérieurement d’un emploi beaucoup plus systématique. Les archives privées saisies au domicile de membres d’al-Fatat ont été davantage utilisées133. D’autre part, le clergé et les notables maronites, davantage suspects de sympathies françaises, ne sont pas inquiétés. Les relations qui s’installent entre le prélat maronite et le commandant de la IVe armée sont assez mal perçues. Les Syriens sont nombreux à critiquer son « attitude de servilité loyale, au moins en apparence, envers les autorités turques134 ».
56La population syrienne souffre chaque jour davantage de la situation économique créée par la guerre. Dans la seconde moitié de 1915, les habitants du littoral commencent à endurer des privations pour plusieurs raisons : la mise en place du blocus naval franco-britannique, l’insuffisance du support logistique de l’armée ottomane, des récoltes déficitaires et des problèmes climatiques, le détournement des provisions par les tribus révoltées, la spéculation de certains commerçants sur les grains, la thésaurisation systématique des populations. L’absence de concurrence extérieure laisse les négociants libres de fixer leurs prix, à partir d’un stock inférieur aux années précédentes. La pression de l’armée, qui a besoin de réserves importantes, et la nécessité d’assurer une fourniture correcte en direction des lieux saints de l’Islam, pour des raisons politiques, accentuent la crise des habitants du littoral.
57Jamal Pacha ne semble pas avoir voulu provoquer la famine. Cette attitude aurait été entièrement contraire à la politique menée jusque-là par les responsables ottomans à l’égard du peuple135. Afin de ravitailler le littoral, les autorités ottomanes ordonnent la levée sur toute la Syrie de la dîme en nature et non en argent, mais le manque de personnel et de transports entraîne un paiement de la dîme en argent dans de nombreuses régions. Les rentrées de taxes sont moins importantes à cause de la baisse des récoltes. Les gendarmes sont sommés d’acheter les grains à un prix bas fixé par le gouvernement. Mais les producteurs cachent leur récolte et les grains atteignent la côte par le biais de la contrebande, à des prix exorbitants, malgré les premiers signes visibles de famine dans la population. Le gouverneur de Beyrouth forme un syndicat de marchands de grains, chargé d’acheter du blé dans la province d’Alep et de le transporter jusqu’à la côte dans des centres de distribution. Mais un syndicat de commerçants se forme à Alep en novembre 1915, accapare rapidement le marché de la ville et fait monter les prix du blé. Les céréales sont détournées sur le chemin de Beyrouth, rachetées par des hommes d’affaires aux responsables des compagnies ferroviaires. L’hiver 1915-1916, particulièrement rigoureux, bloque les accès aux zones montagneuses. La grande famine commence.
L’organisation politique des Syriens à l’étranger
58Comme leurs homologues européens, les réseaux politiques syriens n’ont, dans un premier temps, aucune idée de la tournure que la guerre va prendre. À une période initiale qui voit l’Entente défaite sur tous les fronts succède une période de redressement qui se manifeste notamment par la floraison des plans alliés en faveur d’une intervention en Orient, réveillant, comme à l’automne 1912, les spéculations. Défiance craint surtout que, par l’agitation syrienne, les responsables britanniques en Égypte trouvent un nouveau prétexte d’intervention. L’agitation politique des Syriens du Caire n’est en effet pas inquiétée par la censure. Dans la mouvance de l’ancien Parti de la décentralisation, l’Union syrienne met au point en juillet un programme politique réclamant l’indépendance syrienne et l’occupation par une grande puissance. Si la Syrie ne parvient pas à obtenir la souveraineté absolue, « le moins que les Syriens devraient réclamer, ce serait l’autonomie qu’ils réclameraient au Gouvernement ottoman si sa suzeraineté demeurait étendue sur le pays ». Même « l’indépendance politique absolue » est conçue sous l’égide des grandes puissances. Le projet envisage une Syrie s’étendant sur la Palestine, Damas, Alep et le Mont-Liban, « suivant ses anciennes frontières historiques ». Divisée en quatre vilayet, elle serait gouvernée par un prince choisi dans une famille régnante. Le souverain partagerait le pouvoir avec un gouvernement responsable devant une assemblée représentative. Le siège de l’Etat serait à Damas ou Beyrouth. Le gouvernement devra être composé pour moitié de musulmans et pour moitié de chrétiens. La nation syrienne pourra éventuellement faire appel à des conseillers étrangers, mais seulement si ces derniers sont pris parmi les petits États européens, comme la Suisse, et à condition de ne pas être mis à la tête de l’armée et de la police. Le gouvernement disposera de l’autorisation de contracter des emprunts. Chaque vilayet sera pourvu d’un gouvernement fédéré, issu de la communauté religieuse de la majorité des habitants et possédera un conseil administratif élu en fonction de la représentativité démographique des communautés religieuses. Les droits et les intérêts des minorités seront garantis136.
59Le système politique envisagé par les Syriens du Caire est une reprise des projets déjà formulés par le Parti de la décentralisation. Le comité s’inspire également du fonctionnement de la mutassarifiyya libanaise à propos de la confessionnalisation politique, il est vrai plus nuancée ici. La proposition de Rashid Rida d’annexer à la future nation syrienne les provinces arabes du Yémen et du Hedjaz, afin de créer un nouvel empire arabe, est rejetée. La représentation à proportion égale des musulmans et des chrétiens à l’assemblée législative et aux conseils d’administration est l’objet de débats virulents et la question demeure ouverte. Les libanistes137 développent également des thèses indépendantistes, relayées aux États-Unis par la Lebanon League of Progress, qui lance un appel aux Libanais d’Égypte pour participer à un congrès en septembre à New York. Le but de cette réunion serait de discuter et d’arrêter les moyens d’obtenir que le Mont-Liban fût érigé en principauté indépendante sous le gouvernement d’un prince étranger138. Mais le sujet de débat le plus important entre Syriens reste la question de l’appel à une puissance étrangère. La future nation syrienne ou le futur Mont-Liban peuvent-ils se passer d’une tutelle européenne ? Cette tutelle doit-elle être légère ou importante ? Un groupe de Syriens musulmans favorables à la tutelle française sur la Syrie intégrale commence à se former au Caire. Ses principales figures sont Haqqi al-’Azm et Jamil Mardam Bey, tous deux de Damas, membres respectifs du Parti de la décentralisation et d’al-Fatat.
La France et les positions syrianistes de la Grande-Bretagne
60Durant l’été 1915, le député conservateur sir Mark Sykes est chargé par Kitchener d’une mission dans les Balkans, en Égypte et en Mésopotamie. Il affirme à Saint-Quentin que son gouvernement n’entend pas prendre possession de la Syrie : « Ce sont là des utopies de spécialistes, qui ne représentent nullement notre opinion gouvernementale, ni parlementaire. » Les intrigues anglo-égyptiennes ne peuvent faire que le jeu des ennemis de l’Entente. Sykes souligne néanmoins que la Grande-Bretagne a des intérêts en Syrie, le plus souvent étrangers à la région, mais qui l’obligent à envisager d’y « prendre pied ». L’objectif essentiel de la Grande-Bretagne est de construire une voie ferrée entre la Mésopotamie et la Méditerranée. Le tracé idéal serait de passer par le désert de Syrie et de rejoindre le canal de Suez, laissant à la France la Syrie et la Palestine. Mais les conditions techniques et climatiques ne le permettent pas : « Nous serons obligés d’aller plus au nord, et d’avoir un débouché direct sur la Méditerranée. » Le port le plus méridional, Jaffa, serait parfait si ce n’était un port médiocre. La ligne devrait donc obligatoirement aboutir à Caïffa, passant à travers la Syrie par Damas, Tadmur-Palmyre et Mossoul. La Grande-Bretagne n’a pas de prétentions sur Damas, mais Sykes estime que la ville devrait être internationalisée, car c’est une capitale religieuse de l’Islam. En Palestine, la Grande-Bretagne souhaite surtout contrôler les tribus bédouines au-delà du Jourdain, pour assurer la sécurité de l’Égypte. Quant aux lieux saints, la solution de l’administration internationale est la plus souhaitable. Cette dernière doit s’étendre sur Jérusalem, Bethléem, Jéricho et Jaffa (port d’arrivée des pèlerins). Sykes rajoute : « Si une seule grande puissance était appelée à y avoir la haute main, ce devrait être la Russie, seule capable de faire entendre raison à l’élément grec, cause perpétuelle de troubles et de désordres. »
61En échange de l’abandon de la Syrie du Sud, la France pourrait s’étendre librement dans la Cilicie. Sur l’ensemble de ces régions, les puissances doivent favoriser un régime identique. Sykes propose de conserver la suzeraineté nominale du sultan et de porter au pouvoir, dans chaque zone, un prince ottoman entouré de conseillers européens. L’occupation militaire devrait se borner à l’encadrement de milices indigènes139. Avec une grande subtilité, le député conservateur repousse les intérêts français le plus loin possible vers le Nord syrien. La frontière sud pourrait même passer au-dessus de Damas et Tadmur. Le 31 août 1915, Paul Cambon remet une note au Foreign Office dans laquelle il rappelle que Delcassé et Grey se sont mis d’accord pour reconnaître que la Syrie et la Cilicie constituent pour la France une « zone réservée où ses intérêts ne souffrent pas de partage ». La note a probablement été rédigée par Georges-Picot140.
Les opérations navales françaises dans la zone syrienne
62C’est à l’initiative de Georges-Picot que le gouvernement français décide d’occuper l’île de Rouad, à quelques kilomètres en face de Tripoli. L’île de Rouad pourrait servir de dépôt de charbon pour les bâtiments qui croisent dans les eaux syriennes, entre l’Égypte et Chypre. Afin d’éviter les réticences de Delcassé, Georges-Picot fait en sorte que l’initiative vienne de la Marine, en demandant, par l’intermédiaire de Defrance, à Dartige du Fournet de proposer le plan à son ministre141. L’opération a lieu fin août 1915. Le lieutenant de vaisseau Trabaud est nommé gouverneur de l’île. Il devra veiller surtout au respect des coutumes locales, du culte, des femmes. Tout manquement à cette discipline entraînera le renvoi à bord. La vente d’alcool sera interdite. Il veillera au rétablissement de la vie normale : activités économiques (pêche), communications (navigation avec les pays neutres). Les réfugiés de Syrie venant demander asile seront bien accueillis142. La 3e escadre occupe également le 28 décembre l’île de Castelorizo, au nord-ouest de Chypre, devant les côtes de Camaranie.
63L’action de la France dans la région est marquée par une autre initiative imputable à la Marine : l’évacuation des Arméniens du Jabal Musa, en Cilicie, les 12 et 13 septembre 1915. Le contre-amiral Darrieus reçoit le commandement de l’exécution de la manœuvre. Il s’agit bel et bien d’une opération humanitaire, mais Darrieus ne cache pas qu’il la considère comme un pis-aller. L’officier de marine pose l’ambiguïté de ce type d’opération, amené à se reproduire durant le siècle qui s’ouvre : « La solution imposée ainsi par les circonstances, est un expédient humanitaire et partiel, le problème politique reste tout entier à résoudre. » Les Arméniens évacués ne sont pas seuls à chercher l’effondrement de la puissance ottomane : d’autres Arméniens en Cilicie, les ‘Alawites (ou Ansarieh) de la région de Tartus, les Shi’ites (ou Métoualis), les Libanais partagent le même esprit de révolte. Le blocus instauré par les puissances de l’Entente n’aide pas ces populations, affaiblies par des conditions économiques détestables. Après l’évacuation des Arméniens, elles peuvent demander le secours de l’escadre française : « Allons-nous recueillir par petits paquets toutes les populations que les privations, la misère, la terreur des crimes, qui sont la marque personnelle du gouvernement turc, poussent à solliciter un secours ? » Outre que les bâtiments français sont insuffisants pour envisager de telles opérations, que faire des réfugiés ? L’Égypte en absorbe déjà un lot important. Leur transport vers un point plus éloigné serait techniquement impossible avec les moyens dont l’escadre dispose. La charge économique qui résulterait du secours matériel à apporter à plusieurs centaines de milliers de Libanais, Syriens et Arméniens serait proprement insupportable. Par ailleurs, ce n’est pas dans l’intérêt de la France de favoriser un exode qui viderait la Syrie des éléments favorables à son influence et arrangerait la politique ottomane dans la région. Aussi, loin de satisfaire la 3e escadre, l’évacuation des Arméniens relance l’opportunité d’une d’intervention en Syrie143.
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64Depuis le début de la guerre, la question syrienne est passée en retrait dans la politique orientale de la France, tant sur le plan diplomatique que sur le plan militaire. Si les premiers mois de la guerre en France l’expliquent, il est toutefois erroné d’affirmer que la Syrie n’intéresse pas des responsables politiques trop absorbés par d’autres sujets. Cette question est au cœur des préoccupations de Poincaré et de quelques hommes politiques de premier plan. L’avenir de la région est abordé à Pétrograd. La question d’Alexandrette la maintient également au centre des relations franco-britanniques en Méditerranée. Toutefois, le gouvernement refuse d’arrêter une position nette face à ses Alliés. Cette réserve tient essentiellement à la politique suivie par Delcassé, peu pressé de révéler les buts de guerre politiques de la France.
65Face à cette stratégie, la Russie et l’Italie, la Grande-Bretagne à un moindre degré (Perse et Mésopotamie) précisent leurs revendications, ce qui conforte le chef de la diplomatie française, mais inquiète tous les responsables français soucieux de l’avenir de l’influence française au Levant. Ils n’acceptent pas la mise en veilleuse de la politique française en Syrie par Delcassé. La marge de manœuvre que la Grande-Bretagne cherche à se créer dans l’Orient arabe, depuis l’entrée en guerre de l’Empire ottoman, explique également pourquoi le cabinet britannique n’entend pas aborder le sujet. Mais les discussions répétées, entre décembre 1914 et décembre 1915, à propos d’Alexandrette laissent augurer des négociations difficiles. En France, en Grande-Bretagne et en Égypte, des groupes réfléchissent à l’avenir de la Syrie. En France, les groupes colonialistes, soutenus par Poincaré et certains diplomates, prennent position en faveur d’une Syrie intégrale, dans un contexte polémique en partie lié à l’influence des arguments « ottomanistes » sur Delcassé (Bompard et Paul Cambon). La forme de gouvernement envisagée n’est pas véritablement définie : Leygues et Flandin avancent des idées proches du courant colonialiste libéral indigénophile. Mais leurs projets ont le grand tort, aux yeux de ceux qui sont dans la décision diplomatique, d’ignorer la question des intérêts économiques, financiers et culturels traditionnels de la France dans l’Empire ottoman, et de soulever la question des lieux saints.
66Les débats, parfois virulents, qui ont lieu à l’été 1915 ne révèlent pas un parti syrien constitué contre un parti favorable au maintien de l’Empire, un groupe de pression parlementaire contre un État indifférent à la question. Sous la IIIe République, la décision politique est beaucoup plus partagée entre le pôle exécutif et le pôle parlementaire. En oubliant cette réalité politique, l’analyse peut faire l’erreur d’opposer deux faces de l’exercice du pouvoir en fait complémentaires – l’organisation de la propagande de guerre illustre bien cette coopération des parlementaires et des gouvernants. La précision des buts de guerre obéit à cette configuration. Pas plus sur le plan politique que sur le plan économique les buts de guerre de la France ne sont encore formulés clairement à l’automne 1915. Les initiatives en matière économique émanent à la fois du gouvernement et des groupements parlementaires et para-parlementaires, transcendant souvent les appartenances institutionnelles. Dans cette combinaison d’actions, se poser la question de la primauté de l’exécutif ou du législatif, de l’initiative publique ou des pressions privées sur la détermination des buts de guerre économiques est secondaire144.
67De leur côté, les Britanniques, tout en ne sortant pas de leur réserve officielle, laissent passer des messages à destination des responsables français. La Grande-Bretagne devra avoir un port sur la côte orientale de la Méditerranée, terminus de sa future ligne de chemin de fer. Alexandrette l’intéresse également parce qu’elle représente le seul port utile en Méditerranée orientale, en dehors de l’Égypte. Elle n’entend pas laisser les lieux saints à la France. Le projet que Sykes propose est finalement assez proche de celui de Paul Cambon : maintien de la souveraineté nominale du sultan ottoman, répartition de la région en zones d’influence avec érection de principautés arabes, internationalisation des lieux saints. Les vues de Sykes ont l’avantage, sur celles des Français, de préciser clairement la nature des futurs régimes ou modes d’administration à mettre en place dans l’Orient arabe.
68Les Syriens d’Égypte, seuls interlocuteurs après le déclenchement de la répression politique de Jamal Pacha, n’attendent pas non plus que la France se soit prononcée pour faire état de leurs revendications. S’ils rejoignent les positions françaises sur la question de la Syrie intégrale et du maintien absolu de la Palestine dans l’espace syrien, source de conflit potentiel avec la Grande-Bretagne, ils s’y opposent sur la nature du régime. Les imprécisions alliées entretiennent deux doutes majeurs : au profit de laquelle des deux puissances, Grande-Bretagne ou France, l’accord s’est-il fait concernant l’avenir de la Syrie ? Quelle sera la forme de gouvernement de la Syrie ? Comme Sykes ou Paul Cambon, ils envisagent le scénario d’un maintien de la souveraineté ottomane. Les projets constitutionnels sont une réponse aux prises de position des colonialistes français et des impérialistes britanniques. L’imprécision des objectifs de ces deux puissances laisse une marge de manœuvre aux vues indépendantistes. Les Alliés commencent à produire par ailleurs des déclarations sur la libération des populations opprimées par la tyrannie des régimes impériaux en place dans le camp ennemi, qui encouragent les positions syriennes145.
69L’affaire des Dardanelles et la prise en considération du front balkanique modifient la perception alliée de la conduite de la guerre. L’Entente sort d’une posture défensive – au Caucase, en Égypte, aux Dardanelles – pour envisager l’ouverture réelle d’un front secondaire, alimenté par des effectifs et des matériels importants. Cette attitude offensive explique pourquoi la Grande-Bretagne ne se résout que difficilement, et sous la pression alliée, à abandonner le projet de débarquement à Alexandrette. Le maintien des effectifs promis à Salonique n’est plus compatible avec l’ouverture d’un front en Syrie-Cilicie. Le retrait de Gallipoli desserre la pression sur l’Empire ottoman. La menace germano-ottomane sur l’Égypte inquiète donc doublement les responsables britanniques. Afin de pallier l’inaction des Alliés en Orient, l’idée émerge d’obtenir le concours des Arabes de la Péninsule.
Notes de bas de page
1 Un point rapide et complet a été fait récemment par Yerasimos Stéphane, Questions d’Orient. Frontières et minorités des Balkans au Caucase, Paris, La Découverte/Hérodote, 1993, pp. 87-123.
2 J’emprunte à Georges-Henri Soutou la problématique qui suit.
3 Soutou Georges-Henri, L’Or et le Sang..., p. 173.
4 Bertie à Grey, 12 novembre 1914, cité par Macfie A.L., « The Straits Question in the First World War, 1914-1918 », Middle Eastern Studies, vol.19,-n° 1, janvier 1983, p. 51,
5 Le général allemand Liman von Sanders obtient en décembre 1913 le titre de conseiller de l’armée ottomane et de commandant de la Ire armée dans les Détroits.
6 Howard Harry N., The Partition.., pp. 43-44.
7 Kerner Robert J., « Russia, the Straits and Constantinople, 1914-1915 », Journal of Modern History, vol. 1, n°3, septembre 1929, pp. 401-403.
8 MAE, A-Paix, 177, 1-2, Paléologue à Delcassé, 26-28 septembre 1914. Pichon Jean, op. cit., pp. 32-34.
9 MAE, A-Paix, 177, 67-70, Paléologue à Delcassé, 15 avril 1915. Dans les Documents diplomatiques secrets russes, une erreur ou une malveillance fait dire au roi : « Quant à Constantinople il est clair que c’est à tous qu’elle doit appartenir ». Documents diplomatiques secrets russes, 1914-1917, d’après les Archives du ministère des Affaires étrangères à Pétrograd, Paris, Payot, 1928, pp. 249-250. Pichon Jean, op. cit., p. 35.
10 BN, Mss, journal de Poincaré, 16032, 101, 5 novembre 1915.
11 Buchanan George, Mémoires de sir George Buchanan, ancien ambassadeur d’Angleterre en Russie (1910-1917), Paris, Payot, 1925, p. 69.
12 Voir le document très éclairant conservé dans MAE, papiers Jules Cambon, 79, 11-17, lettre personnelle de Paléologue à Poincaré, 16 avril 1915.
13 MAE, A-Paix, 177, 6-9, Paléologue à Delcassé, 22 novembre 1914. Tanenbaum Jan K., « France and the Arab Middle East, 1914-1920 », Transactions of the American Philosophical Society, vol. 68, n°7, octobre 1978, p. 5.
14 MAE, A-Paix, 177, 67-70, Paléologue à Delcassé, 15 avril 1915.
15 Constantinople et les Détroits..., vol. 2, pp. 19-21.
16 MAE-Nantes, Londres B, 56, note de Fleuriau, 1er mars 1915.
17 MAE, A-Paix, 177, 67-70, Paléologue à Delcassé, 15 avril 1915.
18 MAE, papiers Doulcet, 24, 58, 3 mars 1915. Doulcet est le chargé d’affaire de Paléologue.
19 BN, Mss, journal de Poincaré, 16029, 116,2 mars 1915.
20 Howard Harry N., op. cit., pp. 119-137.
21 MAE, A-Paix, 177, 24-25, Paléologue à Delcassé, 5 mars 1915.
22 MAE, papiers Doulcet, 24, 59, 5 mars 1915. Voir également Constantinople et les Détroits..., vol. 1, Lettre de la princesse Maria Vassiltchikova à Nicolas II, 25 février/ 10 mars 1915, pp. 357-359. Trumpener Ulrich, Germany..., pp. 143-148.
23 MAE, A-Paix, 177, 27-28, Delcassé à Paléologue, 7 mars 1915. Documents diplomatiques secrets russes..., pp. 255-256.
24 MAE, papiers Jules Cambon, 79, 5-10, lettre personnelle de Poincaré à Paléologue, 9 mars 1915. La lettre est datée par erreur du 9 mai 1915. La réponse de Paléologue et les informations contenues dans le texte de Poincaré confirment la date du 9 mars.
25 Delcassé souscrit au point de vue de Poincaré. Le 13 mars 1915, il écrit à Paléologue : « Parmi les aspirations de la France en Orient, à la réalisation desquelles la Russie [...] s’est déclarée prête à souscrire, je vous prie de signaler dès maintenant à M. Sazonow la Syrie, y compris la région du golfe d’Alexandrette et les régions ciliciennes jusqu’aux chaînes du Taurus. » MAE, A-Paix, 170, 1, Delcassé à Paléologue, 13 mars 1915.
26 Documents diplomatiques secrets russes..., p. 257. Buchanan George, Mémoires..., p. 70.
27 MAE, papiers Doulcet, 21, 66-69, lettre personnelle de Georges-Picot, 19 juin 1916. Georges-Picot est confidentiellement mis au courant par Doulcet du télégramme de Delcassé du 7 mars 1915, en juillet 1916. Ibid., 70, lettre personnelle de Doulcet à Georges-Picot, 7 juillet 1916.
28 Voir supra, p. 32.
29 MAE. A-Paix, 177. 40-43, Paléologue à Delcassé, 17 mars 1915.
30 Ibid., 3, 170, Delcassé à Paléologue, 17 mars 1915.
31 MAE, A-Paix, 174, 6-9, Delcassé à de Fleuriau, 20 mars 1915.
32 Howard Harry N., op. cit., pp. 54-56.
33 Benoist Charles, Souvenirs, Paris, Plon, 1934, Vol. 3 (1902-1933), pp. 231-280. Hanotaux Gabriel, Carnets..., pp. 122-180.
34 Benoist Charles, op. cit., p. 246.
35 MAE, A-Paix, 174, 6-9, Delcassé à Fleuriau, 20 mars 1915.
36 Le texte du traité de Londres est dans Hurewitz J.C., Diplomacy in the Near and Middle East. A Documentary Record : 1535-1956, New-York, Princeton, 1956, vol. 2 (1914-1956), pp. 11-12. L’Italie déclare la guerre à l’Autriche-Hongrie le 20 mai 1915.
37 Bittar Marie-Claude et Hokayem Antoine, L’Empire ottoman, les Arabes et les grandes puissances, 1914 1920, coll. « L’histoire par les documents », vol. 6, Éd. universitaires du Liban, 1981, pp. 62-64.
38 BN, Mss, journal de Poincaré, 16029, 244-245, 19 avril 1915.
39 Allain Jean-Claude, « Le commandement unifié... », p. 43.
40 MAE, Guerre 1914-1918, 850, 18-19, Paul Cambon à Delcassé, 4 mars 1915.
41 MAE, papiers Doulcet, 21,51, lettre personnelle de Geoffray, 9 juin 1915.
42 Chargé d’affaires de l’ambassade de Berlin avant la guerre, membre du cabinet de Delcassé.
43 Ibid., 191, lettre personnelle de Manneville, 23 mai 1915.
44 MAE, A-Paix, 177, 54-59, Paul Cambon à Delcassé, 27 mars 1915.
45 Ibid.
46 MAE, Guerre 1914-1918, 850, 18, Paul Cambon à Delcassé, 4 mars 1915.
47 À cette occasion, Paul Cambon écrit : « Je me demande quel accueil les Chambres Françaises feraient à un Ministre proposant des crédits ou la garantie d’un emprunt pour le Kurdistan. » MAE, A-Paix, 177, 54-59, Paul Cambon à Delcassé, 27 mars 1915.
48 MAE, Guerre 1914-1918, 850, 21-32, note de Bompard sur les questions soulevées par le forcement des Dardanelles, 5 mars 1915.
49 Ibid.
50 MAE, A-Paix, 177, 54-59, Paul Cambon à Delcassé, 27 mars 1915.
51 Ces considérations sont reprises par Delcassé dans ses instructions à Paléologue.
52 MAE, Guerre 1914-1918, 850, 44-46, projet de télégramme destiné à Paul Cambon, 8 mars 1915.
53 Berthelot est pressenti pour ce poste, assisté de Ponsot pour les questions financières.
54 Ibid., 72-73, Delcassé à Paul Cambon, 11 mars 1915.
55 Constantinople et les Détroits..., vol. 2, Sazonov au prince Koudachev, 27 février/7 mars 1915, p. 295. Mémorandum de Sazonov à Paléologue et Buchanan, pp. 301-302.
56 MAE, Guerre 1914-1918, 850, 100, Delcassé à Paléologue, 20 mars 1915, f° 100, rédigé par Berthelot.
57 Troubetskoï estime qu’avec un tel plan d’occupation, « nous travaillerons ainsi à la réalisation des espérances de nos ennemis, qui pensent que Constantinople sera, pour les alliés, un objet de discorde ». Ibid., télégramme n°430, Troubetskoï à Sazonov, 7/20 avril 1915, pp. 320-321. Troubetskoï a été choisi par Sazonov pour exercer les fonctions de haut-commissaire civil russe à Constantinople.
58 Soutou Georges-Henri, « La France... », p. 352.
59 Quella-Villegier Alain, La Politique méditerranéenne..., p. 138.
60 MAE, A-Paix, 162, 12-13, note transmise à la direction politique et commerciale, 12 février 1915.
61 MAE-Nantes, Londres B, 56, note de Fleuriau, 1er mars 1915.
62 Constantinople et les Détroits..., télégramme n°850, Sazonov à Isvolsky, 15/28 février 1915, p. 275.
63 MAE, A-Paix, 162, 68, note de Margerie à Delcassé. 22 juillet 1915, P68. Trumpener mentionne également des contacts pris par Djavid bey avec l’ancien ministre Jean Dupuy et le député Georges Boussenot. Trumpener Ulrich, op. cit., p. 149.
64 Le khédive d’Égypte s’est réfugié en Suisse après que la Grande-Bretagne a proclamé le protectorat sur l’Égypte.
65 MAE, A-Paix, 162, 51, Pascal, consul de France à Genève, à Delcassé, 31 mars 1915.
66 Ibid., 162,47-49, note pour le directeur des affaires politiques et commerciales, 29 mars 1915.
67 Constantinople et les Détroits..., Isvolsky à Sazonov, 10/23 mai 1915, p. 281.
68 Voir notamment ibid., télégramme n° 344, Isvolsky à Sazonov, 15/28 mai 1915, pp. 281-282. Télégramme n°2513, Sazonov à Isvolsky, 17/30 mai 1915, pp. 282-283. Télégramme n°328, Demidov à Sazonov, 14/27 août 1915, p. 283. Voir également Caix Robert de, « A propos de la paix. Le mensonge du statu-quo ante », L’Asie française, n° 165, avril-juin 1916, pp. 53-63.
69 French David, « The Origins of the Dardanelles Campaign... », pp. 217-218. Halpern Paul G., op. cit., p. 114.
70 MAE, Guerre 1914-1918, 869, 100-102, Millerand à Delcassé, 10 juillet 1915.
71 Ibid., 120, note de Gout, 21 juillet 1915.
72 BN, Mss, journal de Poincaré, 16029, 236, 17 avril 1915.
73 Grey Edward, Mémoires..., p. 521.
74 Chargé d’affaires de Paul Cambon à Londres.
75 BN, Mss, papiers Poincaré, 16029, 244-245, 19 avril 1915.
76 Ibid., 16030, 17, 5 mai 1915.
77 Caix Robert de, « La France et l’aventure turque », L’Asie française, n°160, juillet-décembre 1914, pp. 271-273. Voir également Andrew Christopher et Kanya-Forstner A.S., « La France à la recherche de la Syrie intégrale... », p. 267.
78 « La position de la France dans le Levant », L’Asie française, n° 161, janvier-mars 1915, pp. 6-9.
79 « Le Comité et la question du Levant », L’Asie française, n° 162, avril-juillet 1915, pp. 40-41.
80 MAE, Guerre 1914-1918, 870, 64-74, communication du Comité de l’Asie française, août 1915. Andrew Christopher M. et Kanya-Forstner A.S., « The French Colonial Party and French Colonial Aims, 1914-1918 », The Historical Journal, vol. 17, I (1974), pp. 82-83.
81 Sur cet organisme, ministère des Affaires étrangères, Maison de la Presse, Information, Propagande 1914-1928, Paris, s.d., 20 p. Montant Jean-Claude, « Propagande et guerre psychologique : la Maison de la Presse ». Baillou Jean, Les Affaires étrangères..., pp. 334-445.
82 Flandin Étienne, Rapport sur la Syrie et la Palestine : Paris ; SA de publications périodiques ; 1915 ; 16 p. Andrew Christopher M. et Kanya-Forstner A.S., « La France à la recherche... », p. 266.
83 Flandin Etienne, Rapport sur la Syrie et la Palestine..., p. 3.
84 « Puissance très-chrétienne, la France est apparue dans le passé comme la protectrice naturelle des chrétiens d'Orient. Devenue aujourd'hui une des grandes puissances musulmanes du monde, elle doit joindre désormais à son rôle de protectrice des intérêts chrétiens celui de protectrice des Musulmans arabes ». Ibid., pp. 14-15.
85 BN, Mss, journal de Poincaré, 16030, 39, 15 mai 1915.
86 Comte de , La Grande Guerre..., 40 p. (conférence reprise dans « La France et la question syrienne », Revue politique et parlementaire, n° 247, juin 1915, pp. 345-365). Le rattachement de la Syrie à la France, Paris, Floury, 1916, 32 p. (conférence prononcée le 13 avril 1916). France et Syrie, Paris, Floury, 1916, 16 p. (conférence prononcée le 18 mai 1916).
87 « L’axe de la politique française est dans la Méditerranée. Il a un de ses pôles à l’Occident, par l’Algérie, la Tunisie et le Maroc, et son autre pôle à l’Orient par la Syrie, le Liban et l’Égypte ». « L’influence française en Orient », Correspondance d’Orient, n° 133, 1er avril 1914, pp. 293-297.
88 Comte de Cressaty, La Grande Guerre..., p. 40.
89 BN, Mss, papiers Poincaré, 15996, 283-284. Lettre de Ghanim, 19 décembre 1914.
90 Ibid., 285-286, lettre de Ghanim, 30 juillet 1915.
91 AN, C 7488, dossier 90 n° 1, séance du 2 août 1915.
92 Ibid., dossier 93 n° 1, séance du 10 août 1915.
93 AN, C 7488, dossier 95 n° 1, séance du 20 août 1915.
94 Il s’agit des chambres de commerce de Marseille, Lyon. Grenoble. Vienne, Saint-Etienne. Laval, Périgueux. Andrew Christopher M. et Kanya-Forstner A.S., op. cit., p. 267. Voir également « L’opinion française et les intérêts nationaux dans le Levant ». L’Asie française, n° 162. avril-juillet 1915, pp. 42-48.
95 « La Chambre, à l’unanimité, émet un vœu pressant pour la sauvegarde de nos intérêts en Syrie, et l’extension aussi large que possible de notre influence dans ce pays à la fin des hostilités ». MAE, Guerre 1914-1918. 869. 24-25, Chambre de commerce de Grenoble, 3 juin 1915.
96 Artaud Adrien, Lettre à M. le Ministre des Affaires Etrangères sur la question de la Syrie, suivie d’une note sur la valeur économique de ce pays, Marseille, Barlatier, 1915, p. 8. Artaud est le président de la chambre de Marseille.
97 Ibid., pp. 5-6.
98 MAE, Guerre 1914-1918, 870, 124-125, lettre personnelle du directeur de la chambre de commerce de Périgueux à Margerie, 29 septembre 1915.
99 Chevallier Dominique, « Lyon et la Syrie en 1919 : les bases d’une intervention », Revue historique, n° 24, octobre-décembre 1960, pp. 275-320.
100 Cf. supra, p. 71.
101 Ces informations sont tirées de MAE, papiers Defrance, 2, 50-55, lettre de Georges-Picot, 30 mai 1915.
102 Ibid., 60-63, lettre de Georges-Picot, 29 juillet 1915.
103 MAE, papiers Defrance, 2, 68, lettre de Georges-Picot, 5 octobre 1915.
104 Ibid., 67.
105 Le 16 mai 1919, Georges-Picot déclarera à Faysal : « Nous dûmes lutter. Sir Mark Sykes et moi, contre les tendances coloniales communes au nom desquelles on demandait dans chaque pays une expression plus étroite que celle d’influence ». Khoury Gérard D., op. cit., p. 230.
106 BN, Mss, journal de Poincaré, 16029, 140, 11 mars 1915.
107 Ibid., 16030, III, 3 juin 1915. L’état-major français est fortement marqué par la logique de l’offensive. Becker Jean-Jacques. « Les trois ans et les débuts de la Première Guerre mondiale », Guerres mondiales et conflits contemporains, n° 145, janvier 1987, p. 9.
108 BN, Mss, journal de Poincaré, 16030, 231, 22 juillet 1915. Cassar George H., op. cit., p. 156. Sur la réaction de Joffre, Mémoires du maréchal Joffre..., pp. 103-104.
109 Cassar George H., op. cit., p. 161. Sur l’affaire Sarrail, ibid., pp. 151-180. Halpern Paul G, op. cit., p. 120. Mémoires du Maréchal Joffre..., pp. 104-122. Duroselle Jean-Baptiste, La Grande Guerre et les Français..., pp. 137-138. Sur le commandement de Sarrail, général Sarrail, Mon commandement en Orient (1916-1918), Paris, Flammarion, 1920, 424 p.
110 Cassar George H., op. cit., pp. 149-150.
111 BN, Mss, journal de Poincaré, 16031, 84, 28 août 1915.
112 Au cours d’un entretien avec Leygues, Joffre déclare, à propos des Dardanelles : « Cette expédition sera la perte de la France. C’est un nouveau Mexique qui se prépare. » Journal de Leygues du 19 septembre 1915. Raphael-Leygues Jacques, Georges Leygues..., pp. 85-86.
113 Façon Patrick, « Les soldats expatriés... », p. 386. Pour des informations détaillées, Ancel Jacques, Les Travaux et les jours de l’armée d’Orient (1915-1918), Paris, Brassard, 1921, 233 p.
114 Mémoires du maréchal Joffre..., pp. 132-135. Lloyd George David, Mémoires..., 1935, vol. 2., pp. 5-20.
115 Voir l’entretien de Ferry et de Delcassé sur ce sujet dans Ferry Abel, op. cit., pp. 116-118.
116 Façon Patrick, op. cit., pp. 386-387.
117 Duroselle Jean-Baptiste, La Grande Guerre et les Français..., p. 127.
118 BN, Mss, journal de Poincaré, 16031, 146, 19 septembre 1915.
119 Guerre, 7 N 2199, renseignements sur la Turquie, 13 octobre 1915.
120 Marine SS Guerre 1914-1918, A Armée navale, 164, Moreau à Lacaze. 19 décembre 1915. Le vice-amiral Moreau a pris le commandement de la 3e escadre le 8 novembre 1915.
121 Halpern Paul G, op. cit., p. 122.
122 BN, Mss, journal de Poincaré, 16032, 127, 12 novembre 1915.
123 Guerre, 7 N 2144, rapport sur un projet soumis par lord Kitchener à son gouvernement, 13 novembre 1915.
124 Respectivement nouveau ministre de la Guerre et nouveau ministre de la Marine.
125 BN, Mss, journal de Poincaré, 16032, 128-129, 13 novembre 1915.
126 MAE, Guerre 1914-1918, 988, 24, 17 novembre 1915. Gallieni Joseph, Les Carnets de Galliéni, Gaëtan Gallieni Éd., Paris, Albin Michel, 1932, p. 220.
127 MAE, Guerre 1914-1918, 981, 109, mémorandum pour la réunion des représentants des armées alliées, préparé par le Grand Quartier général des armées de l’Est, 25 novembre 1915.
128 Halpern Paul G., op. cit., pp. 122-123.
129 MAE, Guerre 1914-1918,988, 26-35, 6 décembre 1915.
130 Tauber Eliezer, The Arab Movements..., pp. 35-56.
131 MAE, Guerre 1914-1918.870, 34-37, 23 août 1915.
132 Les personnalités de la Société générale des Réformes de Beyrouth les plus proches de la France ne sont pas condamnées, même par contumace.
133 Sur l’utilisation de ces papiers privés, voir La Vérité sur la question syrienne, publiée par le Commandement de la IVe armée, Stamboul, Tanine, 1916, 168 p.
134 MAE, Guerre 1914-1918,871, 109-111, Defrance à Briand. 8 décembre 1915.
135 Voir le témoignage de Fritz Grobba, cité par Schilcher L.S., « The Famine of 1915-1918 in Greater Syria », Problems of the Modern Middle East in Historical Perspective. Essays in Honour of Albert Hourani, Spagnolo John éd., Middle East Center, Ithica Press, Reading, 1992, p. 236. La réalisation de ce développement doit beaucoup à cet article.
136 MAE, Guerre 1914-1918, 869, 108-110, Defrance à Delcassé, 10 juillet 1915.
137 Les libanistes sont favorables à l’indépendance du Mont-Liban agrandi des territoires voisins, dont Beyrouth et la Bekaa, éventuellement sous tutelle d’une grande puissance. Le mouvement libaniste est représenté depuis 1909 par l’Alliance libanaise.
138 Ibid., 153-156, Defrance à Delcassé, 23 juillet 1915.
139 Ibid., 132-139, Saint-Quentin à Delcassé, 28 juillet 1915.
140 Ibid., 870, 81, note de Paul Cambon remise à Nicholson, sous-secrétaire d’État au Foreign Office, 31 août 1915.
141 MAE, papiers Defrance, 2, 64-65, lettres de Georges-Picot à Defrance, 12 août 1915.
142 Marine SS Guerre 1914-1918, A Armée navale, 164, Dartige du Fournet à Trabaud, 31 août 1915.
143 Ibid., Darrieus à Augagneur, 22 septembre 1915.
144 L’ensemble de la question est analysé par Georges-Henri Soutou dans L’Or et le Sang..., pp. 141-192.
145 Khayrallah Khayrallah T., Le Problème du Levant : les régions arabes libérées, Syrie, Iraq, Liban, Paris, Leroux, 1919, p. 124.
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