Introduction. La France et le Levant à la veille de la Grande Guerre
p. 11-47
Texte intégral
Les fondements de la présence française au Levant
1La France prétend à une longue tradition d’influence au Levant, qui remonterait au moins aux Croisades. Ces traditions sont en fait en grande partie réinventées au cours du xixe siècle, sous l’effet de l’essor du discours historique et de la construction de l’identité nationale. Le mythe de la présence française en Orient permet de légitimer l’action diplomatique, puis économique et culturelle, du pays dans cette région.
La politique ottomane
2Depuis le xvie siècle, la France entretient des relations diplomatiques avec l’Empire ottoman. Les deux pays ont signé une alliance politique, mais celle-ci n’est pas permanente jusqu’au xixe siècle. Des périodes d’éloignement bénéficient aux autres puissances européennes. Le divorce franco-ottoman culmine lors de la crise d’Orient de 1831-1841, au cours de laquelle la France apporte un soutien enthousiaste au vice-roi égyptien Muhammad ‘Ali1. À partir de 1848, la IIe République considère qu’un retour à la politique ottomane des siècles précédents pourrait permettre à la France de sortir de l’isolement diplomatique de 1815. Le gouvernement cherche à renouer avec « ses anciennes traditions d’amitié et d’alliance avec la Turquie2 ». Durant la guerre de Crimée (1854-1856), la France est intervenue contre la Russie pour défendre l’intégrité de l’Empire ottoman. Au traité de Paris de 1856, elle appuie l’entrée de l’Etat ottoman dans le concert européen. En échange, elle demande à celui-ci l’adoption importante de réformes sur le modèle occidental. La modernisation de l’Empire se traduit par l’amorce d’une pénétration économique et culturelle de la France. La IIIe République ne fait que reprendre, en l’intensifiant, l’édification de ce système d’influence français en Orient. C’est dans la seconde moitié du xixe siècle que se cristallise le discours diplomatique de l’intégrité ottomane. Derrière la préservation de l’Empire, la France assure essentiellement la préservation et l’extension de ses intérêts, l’essor de sa puissance dans le monde. Plus que préserver l’intégrité ottomane, elle assure le maintien de l’Empire3. Si sa vision extérieure n’est pas compatible avec l’intégrité impériale, celle-ci est remise en cause, comme le montre l’exemple de l’Afrique du Nord. Mais on peut dire que, jusqu’en 1914, dans les parties européenne et asiatique de l’Empire, ses intérêts et des « traditions » pèsent davantage que l’adoption d’une politique de démembrement.
Le protectorat catholique
3Au xvie siècle, la monarchie française obtient du sultan ottoman, par le système des « capitulations », la protection de tous les ressortissants européens dans l’Empire4. Ces derniers ont l’obligation de commercer sous pavillon français. À partir du xviie siècle, les autres puissances obtenant les mêmes droits, la France ne conserve plus que la protection des religieux latins installés en Orient, le Saint-Siège n’ayant pas de relations diplomatiques avec la Porte5. À partir du milieu du xviiie siècle, la France tire prétexte de cette protection des Latins pour invoquer un protectorat catholique en Orient. Bien qu’attaquée au xixe siècle par les autres puissances, la France maintient ce qu’elle considère comme ses « droits », grâce au soutien du Saint-Siège.
4Sur le terrain, le Saint-Siège ne traite avec ses subordonnés dans l’Empire que par l’intermédiaire de la France seule. Ces derniers sont les délégués apostoliques et les patriarches catholiques d’Orient. Théoriquement, ils sont sous la protection de la France. Mais les patriarches sont également sujets ottomans. L’ambiguïté de leur statut permet à la France d’intervenir fréquemment en leur faveur, mais les autorités françaises refusent les ouvertures faites par le Saint-Siège en vue de latiniser les rites orientaux et de favoriser la constitution, autour du patriarche latin de Jérusalem, d’un millet latin6. Cette tendance affaiblirait son pouvoir de protection directe.
Le patronage des catholiques orientaux
5Si la France exerce une influence réelle sur les clergés d’obédience romaine de l’Empire ottoman, ce pouvoir de protection s’étend-il à l’ensemble des membres des communautés catholiques d’Orient ? Les principaux dirigeants français de la IIIe République n’hésitent pas à considérer que la France exerce un protectorat sur les chrétiens d’Orient, sans même préciser s’il s’agit des catholiques ou des autres rites. Juridiquement, aucune disposition dans les capitulations ne permet à la France d’étendre son droit de protection religieuse aux chrétiens ottomans7. Elle affirme néanmoins ses « droits » incontestables sur certaines communautés autochtones, tels les Mirdites (catholiques albanais), les Latins de l’Archipel et surtout les Maronites du Mont-Liban. Depuis la seconde moitié du xixe siècle, les uns invoquent un « usage immémorial », notion floue et totalement non-juridique, les autres un protectorat officieux ou « patronage » des catholiques d’Orient8. Ces arguments sont en fait le reflet du rapport de force exercé par les puissances européennes sur l’Empire ottoman. Ce dernier dénie à la France tout droit sur ses sujets catholiques mais il n’a pas les moyens de s’opposer aux prétentions françaises.
6Depuis l’expédition française au Mont-Liban en 18609, le patronage français des catholiques est devenu une réalité. Auparavant, la France soutenait plutôt l’intégration des chrétiens d’Orient dans une société ottomane en pleine transformation (tanzimat10) et affirmait être disposée à desserrer sa politique d’intervention en faveur de ces populations. Après 1860, l’opinion politique et intellectuelle en France invoque une tradition de protection avec laquelle l’Empire doit désormais composer et en dépit du soutien qui est apporté à la réorganisation de la société ottomane sur un schéma de type assimilateur. Sous la IIIe République, ce patronage se renforce, moins par conviction religieuse que parce qu’il offre le moyen d’assurer le rang de la France en Orient. Il ne s’agit pas d’une œuvre philo-chrétienne. Il s’agit de défendre des intérêts bien compris :
« Certes les prélats orientaux sont prodigues de protestations de reconnaissance et de soumission à l’égard de la France ; ils aiment, quand ils parlent à des Français, à se dire les serviteurs de notre pays ; ils se donnent volontiers à eux comme les plus fidèles et les plus dévoués de ses Agents. On leur répond sur le même ton ; peut-on faire autrement ? mais il est sous-entendu que c’est là un langage tout oriental qui ne doit pas se prendre au pied de la lettre et l’on sait bien de part et d’autre, sans toutefois jamais le dire, qu’on est surtout lié par les services qu’on se rend ou qu’on est à même de se rendre mutuellement11 ».
7Ainsi, il existe un contrat tacite liant chacune des deux parties par la défense des intérêts de l’autre. La France assure le maintien des privilèges et de la sécurité des communautés catholiques ottomanes, celles-ci assurant la prépondérance de l’influence française sur ces mêmes catholiques en n’appelant la protection d’aucune autre puissance européenne. Le patronage des catholiques orientaux n’est pas à sens unique. Ceux-ci agissent de façon tout aussi importante et déterminante sur leur protecteur. Cette situation permet toute sorte de surenchères et de tensions entre les communautés catholiques et les puissances. Pour la France, c’est sa politique d’influence au Levant qui prime sa politique chrétienne, même si à l’origine la diplomatie française était résolument orientée vers un soutien à la régénération chrétienne de l’Empire et une connivence très forte entre chrétienté européenne et chrétienté orientale. L’armature matérielle du patronage des catholiques d’Orient est donc au service de l’influence française et non l’inverse. Cette clientèle n’est par conséquent pas immuable aux yeux des diplomates. Par ailleurs, de nombreux diplomates républicains rechignent à soutenir des organisations confessionnelles qu’ils considèrent avec mépris comme de pures théocraties rétrogrades et patriarcales.
Le syndrome de 1860
8La vision religieuse des rapports entre la France et l’Orient domine toutefois l’activité diplomatique et militaire française. Elle est notamment alimentée par ce qu’on peut appeler le « syndrome de 1860 ». Dans la mesure où l’expédition de 1860 fonde une partie des « traditions » françaises au Levant, il est logique que le souvenir des affrontements confessionnels constitue un baromètre dont on mesure régulièrement les variations sur le terrain. Lorsqu’un consul français signale les mouvements d’opinion dans sa circonscription, il conclut fréquemment en précisant que ces luttes n’intéressent l’observateur qu’en tant qu’elles peuvent constituer un danger pour les populations chrétiennes, « car dans ce pays toutes les passions violentes se transforment facilement en fanatisme religieux12 ». Ainsi, même si les diplomates se déclarent prêts à dépasser les cadres traditionnels de leur influence au Levant, dans les faits, le patronage des catholiques orientaux est une politique d’assurance et de sécurité, encadrée par des schémas intellectuels fortement marqués par le souvenir des affrontements religieux. Le navire de guerre et la démonstration navale sont à ce titre à la fois des instruments de réaffirmation du prestige français dans le Levant et des témoignages de l’importance accordée par la France à toute résurgence de conflits de type confessionnel. Politique ottomane, protectorat de la France, souvenirs de l’expédition de 1860 permettent de saisir l’alchimie complexe que constitue la politique française à l’égard des Maronites.
Les Maronites
9Parmi ces traditions, la France place au premier plan sa présence dans le Mont-Liban catholique. On ne peut toutefois pas soutenir qu’il s’agit d’une tradition. Les relations de la France avec les Maronites sont traversées, depuis des siècles, par des périodes successives de rapprochement et d’éloignement. Ce n’est qu’à partir des massacres de 1860 que la France s’engage résolument dans une politique visant à faire des Maronites sa principale clientèle locale, pour faire pièce aux visées britanniques sur la région, s’appuyant elles-mêmes sur la communauté druze libanaise13. Par le protocole de 1861, les puissances européennes ont obtenu de la Porte un statut autonome pour le Mont-Liban, avec la nomination d’un gouverneur (mutassarif) catholique ottoman, mais non libanais, et la création d’un conseil administratif de douze membres, élus à proportion relative des six principales confessions de la Montagne14. La France, par ce système qui consacre pour la première fois le confessionnalisme politique libanais, consolide son influence dans la gestion de l’avenir de cette région, car les catholiques dominent la démographie libanaise, mais à la condition d’une union désormais inséparable entre les représentants français et les chefs des clergés15
10La IIIe République se donne pour tâche d’achever la clientélisation des Maronites en recourant à des instruments « républicains » – scolarisation des populations – ou en poursuivant ceux utilisés par l’Empire français – subventions aux œuvres catholiques par des campagnes de collectes de fonds en France, présence navale dans les eaux du Levant afin de maintenir une politique sécuritaire. L’interlocuteur central du dispositif français de clientélisation est le patriarcat maronite. En dépit de quelques nuances, l’opinion répandue en France est que, pour clientéliser la population catholique de Syrie, il faut clientéliser le clergé, car c’est en son sein que se prennent les véritables décisions de la communauté. Cette opinion s’appuie d’une part sur l’affirmation de l’autorité des chefs religieux, depuis le Hatt Humayun de 185616, qui renforce la structure des millet au sein de la société ottomane, et d’autre part sur une vision des sociétés orientales où religion et nation sont synonymes et où, par conséquent, les chefs religieux sont aussi les chefs « nationaux ». Toutefois, à partir du début du xxe siècle, la clientèle de la France se désorganise, se recompose et devient moins facile à encadrer. L’autorité patriarcale est remise en cause par l’émergence de ce que les observateurs français appellent une « classe moyenne », produit des effets de l’émigration libanaise (retour de fonds, investissements des émigrés au pays, importation de nouvelles idées).
Les formes plus récentes d’influence
11À ces formes dites traditionnelles viennent s’ajouter, sous la IIIe République, des instruments nouveaux qui sont à l’image des transformations des sociétés industrielles européennes : investissements économiques et financiers, grands travaux d’aménagement public, développement des transports rapides, réseaux scolaires, formation de cadres techniques, etc. Cette seconde vague d’influence bénéficie à l’Empire ottoman, mais surtout aux capitaux et aux intérêts économiques européens. Elle s’inscrit dans une nouvelle dynamique d’expansion coloniale qui surgit dans les années 1880 et dont les gouvernements opportunistes, en France, sont les principaux partisans17. Au Levant, le projet français a pu être qualifié de véritable « impérialisme d’influence18 ».
Le réseau scolaire et charitable de la France au Levant
12La France subventionne en 1914 un réseau considérable d’écoles et d’établissements charitables (hôpitaux, orphelinats, etc.) laïques ou religieux. Ils constituent le fer de lance de la présence française dans l’Empire ottoman. La République soutient financièrement autant les fondations congréganistes que les établissements laïques (Mission laïque), au nom des intérêts de la France au-dehors et malgré la séparation des biens de l’Église et de l’État depuis 1905. Les responsables français ne sont jamais intervenus pour orienter l’installation géographique de ces réseaux. Ils sont disséminés sur l’ensemble du territoire ottoman. Il existe toutefois des pôles de concentration autour de quelques grandes villes (Salonique, Constantinople, Smyrne, Beyrouth, Jérusalem) ou dans certaines régions d’influence (surtout le Mont-Liban). L’œuvre française de scolarisation concerne, à la veille de la guerre, de 65 000 à 90 000 enfants ottomans19. Le budget public alloué par le Quai d’Orsay à ces œuvres à la veille de la guerre s’élève à 2,5 millions de francs20. Cet immense réseau touche en premier lieu les populations non musulmanes (les Juifs de l’Empire sont encadrés par les écoles de l’Alliance israélite universelle). Mais il absorbe également une grande partie des enfants des autorités ottomanes et des notabilités locales (gouverneurs, administrateurs, officiers, etc.) qui y apprennent le français, seconde langue administrative de l’Empire, et préparent ainsi plus efficacement leur carrière professionnelle.
13L’élément capital du système d’influence français au Levant est formé par ce vaste espace oriental francophone qui permet à la France d’agréger à ses clientèles catholiques d’autres formes de patronage servant l’influence de la France dans la région, donc ses intérêts de puissance et ses investissements économiques et financiers :
« Pour développer notre commerce, nous construisons des routes, des canaux, des chemins de fer. De même, pour augmenter notre expansion intellectuelle, nous devons propager notre langue. Le rôle des écoles françaises est primordial au milieu des populations lointaines que nous voulons civiliser, ou simplement gagner à notre sympathie : en éludant les différences de langage, elles suppriment le plus grand obstacle à la diffusion de nos idées. Commencée à l’école primaire, poursuivie au collège, l’oeuvre s’achève dans nos établissements supérieur et spécial. Cet enseignement fait plus que vulgariser notre langue et répandre l’idée française, il crée en la personne de chaque étudiant promu avocat, médecin, professeur ou prêtre, un foyer d’influence, un auxiliaire de propagande, un instrument d’action21. »
Les investissements économiques et financiers22
14L’intervention économique et financière de la France dans l’Empire ottoman est considérable entre 1895 et 1914. Les Français ont créé de nombreuses entreprises, essentiellement dans le domaine des communications (chemins de fer, transports urbains, ports, compagnies maritimes), des aménagements urbains (éclairage public, eau, gaz, électricité), de l’exploitation des ressources naturelles et agricoles (mines, coton, soie du Mont-Liban, etc.). Ces sociétés portent des noms ottomans, mais sont bien entendu sous contrôle de capitaux français privés. Le gouvernement français intervient fréquemment, au besoin par des démonstrations navales, pour que l’Empire respecte les intérêts et les revendications de ses ressortissants. Par ailleurs, la France est présente dans le domaine financier, grâce d’une part à sa première position de créancière dans la dette ottomane qui en fait, avec la Grande-Bretagne, l’une des dirigeantes de l’administration de la dette publique ottomane, et d’autre part à son important réseau bancaire au sein de l’Empire ottoman (dont la puissante Banque impériale ottomane, fondée en 1863). Entre 1895 et 1914, les capitaux français représentent 65,93 % des capitaux étrangers placés en fonds publics ottomans, soit 1,15 milliard de francs sur un total de 1,95 milliard23. La localisation de ces réseaux économiques coïncide en général avec celle des « œuvres morales ».
La France du Levant
15Pour les responsables français, le développement de l’influence de la France dans l’Empire ottoman a créé en quelque sorte une « France auxiliaire » qu’ils aiment appeler, depuis la fin du xixe siècle, la « France du Levant », en écho aux formules gambettistes sur la « plus grande France »24. La France du Levant est assimilée au début à tous les missionnaires français qui font retentir le nom de la France dans les contrées orientales. Mais il s’agit essentiellement, par la suite, des Levantins. Commerçants italiens ou français installés depuis des siècles dans les Échelles du Levant, officiellement sujets de la Porte (ils ont accepté la sujétion ottomane pour être propriétaires), ils sont en fait sous la protection consulaire de la France. Depuis le xviiie siècle, ils sont organisés dans chaque ville en nations, présidées par le consul ou vice-consul français et représentées par des députés locaux.
16La France du Levant, c’est ensuite le monde très diversifié et parfois confus des protégés. Jusqu’au règlement ottoman de 1863, le monde des protégés est immense. Au xviiie siècle, les ambassadeurs européens ont obtenu de la Porte des barat25 de nomination pour accroître leur personnel administratif indigène. Les grandes familles commerçantes, mais aussi des hauts fonctionnaires du sultan, sollicitent à grand prix l’octroi par les ambassadeurs de ces barat, qui ont pour effet de soustraire leurs bénéficiaires à la justice et à la fiscalité ottomanes. Les représentants européens (dont les Français) se constituent de véritables clientèles de banquiers, fournisseurs de l’Etat, fermiers fiscaux, riches négociants26. La Porte a aussi permis aux ambassadeurs et consuls de se doter d’une garde personnelle de janissaires, qui sont passés progressivement sous la protection française. Les négociants français bénéficient par ailleurs du droit de choisir des courtiers (les « censaux ») parmi la population locale et de les faire jouir des mêmes privilèges. Ces protections consulaires s’étendent aux membres de la famille. Il faut attendre le règlement de 1863 pour que la protection de sujets ottomans soit limitée aux nécessités du service consulaire. Mais il n’a pas d’effet rétroactif. Tous ceux qui bénéficiaient de la protection consulaire avant 1863 continueront d’en jouir jusqu’à extinction de leur famille. De grandes familles catholiques, arméniennes, grecques ou juives demeurent ainsi dans le système de protection de la France jusqu’en 1914. Les protégés de religion chrétienne doivent néanmoins acquitter la taxe d’exonération du service militaire. Les protégés de religion musulmane seront appelés sous les drapeaux. Ces protégés ne peuvent être nommés membres de conseils provinciaux et n’ont pas le droit d’être électeurs.
17La protection accordée est essentiellement juridique. Pour tout ce qui concerne des affaires entre Français ou protégés français, les tribunaux consulaires de la France sont seuls juges. Pour le cas d’affaires entre sujets ottomans et Français ou protégés français, la compétence consulaire française varie. Le droit de juridiction est maintenu en faveur du gouvernement ottoman, mais, dans la réalité, les consuls font pression sur les autorités ottomanes pour obtenir gain de cause ; néanmoins, il leur arrive souvent de sanctionner des protégés trop remuants. On trouve, dans le système de protection français, de nombreux musulmans. Pour un certain nombre d’entre eux, la protection est uniquement fiscale ou militaire (exemption), privilèges toutefois très recherchés.
18Signifiant essentiellement une aire d’influence commerciale jusque dans les années 1860, le Levant prend à partir de cette date un contenu nettement plus politique et culturel de soutien à l’influence française. Sur le terrain, les notables chrétiens investissent les réseaux de sociabilité des nations françaises. Cette politique n’est pas une politique géographiquement définie et compacte. La raison essentielle en est que, s’appuyant sur une clientèle essentiellement chrétienne, le système d’influence français épouse les cadres de la société ottomane. Or, depuis la politique d’émancipation de l’Empire au milieu du xixe siècle, les populations chrétiennes sont structurées socialement et juridiquement au sein des millet mais sans que ceux-ci reçoivent de définition territoriale27. La politique levantine française ne peut donc qu’être elle-même sans précision territoriale.
19Ce système d’influence n’est pas remis en question par la Porte. Il est plutôt appuyé sous la période hamidienne28 en tant qu’il permet l’intégration d’une partie de la société ottomane aux dynamiques de transformation en cours. Les dangers sont ailleurs : le danger de partition de l’Empire qui obligerait la France à territorialiser son influence, la concurrence des autres puissances – concurrence continuelle mais qui ne parvient pas à remettre en cause la position française au Levant – le syndrome de 1860 – la crainte de massacres confessionnels, mêlée du sentiment inavouable que ceux-ci entraîneraient l’intervention de la France et le renforcement de son influence –, une politique exclusivement syrienne. Ce dernier point est capital car il oblige l’historien à ne pas se focaliser a priori sur la position française vis-à-vis de la question syrienne avant 1914. On n’observe pas de petite politique syrienne par rapport à une grande politique ottomane, mais une communauté de vues, notamment géographiques, entre cette dernière et une politique levantine tout aussi grande. En résumé, jusqu’aux événements surgis des guerres balkaniques, il n’y a de politique syrienne pour la France que dans la mesure où elle intègre le schéma plus large de la politique levantine, combinaison faite de protection religieuse, de patronage des communautés catholiques ottomanes, d’intérêts économiques, de réseaux scolaires et charitables et de clientélisation du Levant. C’est une illusion de croire que ces différentes caractéristiques ne concernent que la Syrie. Illusion que les clientèles levantines syriennes ont développée, du fait qu’elles ne perçoivent pas l’étendue de la sphère d’intérêts français dans l’Empire ottoman et se considèrent au centre des préoccupations de la politique d’influence de la France.
La France a-t-elle une politique syrienne ?
La question syrienne
20Si l’on quitte l’échelle de l’Empire ottoman et que l’on adopte une échelle inférieure pour se concentrer sur la Syrie, peut-on dire qu’il existe une politique syrienne, c’est-à-dire une politique spécifique et isolable au sein de la décision gouvernementale et du système d’influence de la France, entraînant la prise en compte d’intérêts syriens précis et la mise en œuvre d’actions destinées en propre à cette région ? Il ne semble pas. Le système d’influence s’applique au Levant en entier. Mais sur le terrain proprement politique et diplomatique, la Syrie intéresse au plus haut point les responsables français. On peut parler de l’existence, depuis le xixe siècle, d’une question syrienne. À plusieurs reprises, la France a songé mettre la main sur la Syrie : royaume arabe de Damas sous Napoléon III, visées territoriales de Gambetta (projet Torcy), projets Hanotaux (1894-1897)29. Depuis ce dernier, la diplomatie française s’en tient au principe de l’intégrité de l’Empire tout en réaffirmant l’attachement de la France à son influence en Syrie. En 1909, les services du Quai d’Orsay ont produit la note de référence jusqu’à la guerre :
« Comme nous nous en tenons plus que jamais à l’intégrité de l’Empire ottoman, nous devons nous garder de paraître songer à une mainmise sur la Syrie. Mais il ne faudrait pas que notre réserve assurât les autres puissances à conclure qu’elles pourraient elles-mêmes mettre la main sur ce pays sans avoir à compter avec nous. Il est bon qu’on n’oublie point que nous n’avons fait abandon à personne des intérêts traditionnels que nous possédons en Syrie30 ».
21Les responsables français ont donc confidentiellement posé des jalons : en cas de partage, le lot syrien devra revenir à la France. Il faut repousser le plus longtemps cette éventualité, mais, en même temps, préparer l’avenir et signifier constamment aux autres puissances, de manière discrète mais ferme, qu’elles doivent regarder ailleurs dans l’Empire ottoman. Cette position explique l’attention avec laquelle les responsables français suivent les évolutions politiques de la Syrie.
La question arabe et la Syrie
22Depuis les années 1860, les observateurs français constatent l’émergence de consciences identitaires dans l’Empire ottoman, sans bien en comprendre la nature et le fonctionnement. Dans la Syrie ottomane des tanzimat, les premières formes d’identité arabe sont le fait de chrétiens constitutionnalistes31 qui estiment qu’une des forces de l’Occident vient du patriotisme et de la conscience nationale. Ils ne considérent pas ce message identitaire comme séparateur. Il s’agit pour eux de renforcer la cohésion de la patrie (watan) syrienne par un travail intellectuel et historique sur la culture arabe32. Après l’échec constitutionnaliste de 1876 et le coup de force d’Abdul Hamid II, ils quittent généralement l’Empire pour s’installer en Égypte ou en Europe et nourrissent les rangs de l’opposition au régime hamidien, participant à la fondation du mouvement jeune-turc autour du Comité Union et Progrès33. Dans les provinces arabes ottomanes, une seconde vague identitaire émerge dans les milieux religieux musulmans. Au départ, il s’agit d’une volonté de rénovation de l’Islam (salafiyya) dont les figures de proue sont d’anciens constitutionnalistes, Jamal ad-Din al-Afghani et Muhammad ‘Abduh. Mais, progressivement, de nombreux jeunes religieux de Syrie adoptent un discours nettement plus identitaire (‘Abd al-Rahman al-Kawakibi, shaykh Rashid Rida, shaykh ‘Abd al-Hamid al-Zahrawi). Ces derniers affirment que le déclin de l’Islam a commencé lorsque les Arabes en ont perdu la direction. Dans sa lutte contre l’ingérence occidentale croissante, l’Islam devrait faire l’objet d’une réorganisation. L’idée d’un retour du califat aux Arabes circule à partir du début du siècle en Syrie.
23Les observateurs français ne saisissent que quelques bribes de ces évolutions. En 1905, un chrétien maronite, Najib ‘Azzuri, fait paraître en français un pamphlet intitulé Le Réveil des Arabes dans l’Asie turque34. ‘Azzuri prône la création d’un empire arabe s’étendant de la Péninsule arabique aux provinces syriennes et mésopotamiennes. Le lien qui est fait entre les différentes parties des pays arabes est refusé par les Français. Il tend à unir le sort des Syriens au sort des Arabes (les Syriens ne sont pas arabes dans la vision française). Or, depuis quelques décennies, l’agitation arabe – autrement dit bédouine ou péninsulaire35 –, qui s’est développée contre l’autorité ottomane est très mal connue. Ces Arabes sont avant tout considérés comme des musulmans fanatiques qui n’ont rien à voir avec la société policée de la France du Levant. Les Français sont persuadés que cette agitation est pilotée par la Grande-Bretagne pour lui permettre de se constituer un vaste espace sous influence entre l’Égypte et l’Inde, dans la Péninsule et dans le golfe Persique. Depuis le début du siècle, Britanniques et Ottomans s’affrontent pour le contrôle indirect de la région (crise de Koweït, crise d’Akaba).
La révolution jeune-turque
24La prise de pouvoir par les jeunes-turcs en juillet 1908 est d’abord saluée par les opposants syriens comme un aboutissement de leur combat. Les disciples des constitutionnalistes syriens réfugiés en France, Shukri Ghanim et Georges Samné, fondent la Ligue ottomane de Paris, qui apporte son soutien au nouveau régime36. D’anciens fonctionnaires arabes créent également à Istanbul la Fraternité arabe-ottomane (al-lkah’ al-’Arabi al-’Uthmani). Ses membres les plus importants sont des Syriens notoires, mais elle intègre aussi de jeunes étudiants formés dans les écoles nouvelles de l’Empire, notamment les écoles syriennes fondées sous l’action de la salafiyya37. À partir de 1909, l’écrasement de la contre-révolution hamidienne durcit l’attitude des jeunes-turcs à l’égard des libertés. Ils entendent par ailleurs placer des fidèles aux postes essentiels de l’administration de la capitale et des provinces, ainsi qu’aux directions locales du Comité Union et Progrès. Le personnel politique militant du comité étant essentiellement composé de Turcs, le résultat du changement d’attitude du pouvoir est une turquification des cadres de l’Empire. Cette politique a contre elle non seulement les notables arabes intégrés de longue date dans les rouages administratifs du régime, mais également les couches montantes de la population, qui aspirent à briguer rapidement des postes élevés dans l’administration ottomane.
25Pour réagir, de nombreuses sociétés arabes sont créées à Istanbul, en Syrie et en Europe, empruntant souvent le modèle de l’organisation clandestine de l’opposition au temps du régime hamidien. Dès la fin de l’année 1908 apparaît un Comité central pour la Syrie, dirigé par les frères Mutran (Melchites de Baalbeck)38, puis en 1909 la Société des jeunes-arabes (al-Fatat, fondée à Paris) et le comité secret réunissant des officiers arabes (al-Qahtaniyya, fondé à Istanbul)39. Ces organisations restent clandestines. La façade officielle du mouvement est le « Club littéraire » arabe (Muntada al-Adabi) fondé par des intellectuels et des personnalités religieuses arabes en 1910 et dont les filiales s’étendent sur l’ensemble de l’Empire ottoman. On y trouve tous les futurs dirigeants du mouvement national arabe40. Les revendications de ces mouvements sont encore embryonnaires : ils réclament plus de participation des Arabes au fonctionnement de l’Empire et développent les thèmes d’une autonomie culturelle et linguistique. Plutôt que de nationalisme arabe, il faut parler, à cette date, d’arabisme.
26En France, la révolution de 1908 est bien accueillie. Les jeunes-turcs se revendiquent du modèle politique et constitutionnel français et ont adopté un discours hérité des doctrines positivistes. La République radicale de Clemenceau applaudit la politique centralisatrice du nouvel Empire, l’octroi des libertés fondamentales, les velléités laïcisantes des dirigeants. La crainte d’un Islam menaçant s’éloigne (le danger panislamiste). Le centre de gravité du régime s’est déplacé vers l’Europe, la révolution est partie des milieux militaires de Salonique41. Mais, dès l’année suivante, cet unanimisme de l’opinion française se craquelle devant les massacres arméniens d’Adana (le syndrome de 1860 resurgit immédiatement) et surtout devant les tentatives faites par les autorités ottomanes et certains notables locaux pour supprimer le protocole libanais de 1861. Le Mont-Liban a décidé de résister au projet constitutionnaliste du nouveau régime en refusant d’envoyer des députés au Parlement. Les Maronites, patriarche en tête, déclenchent une vaste campagne en France et en Syrie pour obtenir le soutien des puissances européennes. En 1909, des Libanais fondent l’Alliance libanaise à Beyrouth et au Caire, qui revendique un statut d’autonomie accru pour le Mont-Liban avec de possibles agrandissements territoriaux vers Beyrouth et la Bekaa42. La France est embarrassée : le mouvement contre les privilèges libanais tend à se transformer en un mouvement contre les capitulations et les protections consulaires. Mais si elle soutient les revendications libanaises, elle risque de s’attirer l’hostilité des nouveaux responsables ottomans et celle de la population locale. Or la Syrie est en proie à d’autres agitations que la France ne sait ou ne veut pas nommer.
La France et l’agitation syrienne
27En 1908-1909, le Comité central pour la Syrie publie à Paris plusieurs manifestes en faveur de l’autonomie de la Syrie. À Damas, les Français enregistrent les signes d’un mouvement en faveur de la restauration du califat arabe43. Des révoltes bédouines éclatent en 1910 dans des régions syriennes (Hauran, Karak). Les observateurs français mettent l’accent sur la possible émergence d’un mouvement national arabe pour insister aussitôt sur l’impossibilité de son succès. Les populations arabes sont trop divisées par les questions religieuses. À ces divisions viennent s’ajouter celles qui séparent les sédentaires (ruraux et citadins) des nomades. Seuls ces derniers sont considérés comme des « Arabes purs » alors que les premiers ne sont qu’arabisés. L’arabisation ne s’étant faite que par l’adoption de l’islam, les chroniqueurs français commencent à parler de « Syriens musulmans » ou arabes face aux chrétiens de Syrie44. En Syrie, l’hétérogénéité de la population est considérable. La Syrie est composée, à l’image des régions arabes, de deux types sociaux et ethniques différents : les bédouins et les fallah (habitants des villages et des banlieues urbaines), à côté desquels on peut aussi ranger les montagnards ‘alawites, les Druzes et les Shi’ites, tous, à l’exception des derniers, ayant adopté un vernis de langue et de mœurs arabes, mais conservant au fond de leurs pratiques les éléments les plus antiques de leur paganisme ou de leurs croyances pré-islamiques. Seuls les lettrés des villes sont attirés par l’idée arabe, mais ils sont trop conscients de leurs intérêts pour opérer un mouvement de sécession avec l’Empire. En aucun cas la Syrie ne pourrait constituer le noyau d’un mouvement national. Par ailleurs, les diplomates le répètent régulièrement à partir de 1909 : si les Syriens aspirent à l’autonomie ou à l’indépendance, ce ne peut être qu’une aspiration à un changement de tutelle45. Les Syriens sont trop immatures et la population appelle depuis toujours de ses vœux la France.
28S’il existe une politique syrienne avant 1914, elle pourrait se caractériser de la façon suivante : éviter que l’agitation arabe, forcément orchestrée par les Britanniques, ne gagne la Syrie, surveiller le comportement politique des bédouins de Syrie (d’où l’importance que prend le poste de Damas à la veille de la guerre), renouer avec une politique de démonstration de l’influence française en Syrie : démonstration navale pacifique, défense des intérêts matériels de la France, défense du protectorat contre les tentatives d’empiètement des autres puissances catholiques, amorcer une politique musulmane en Syrie afin d’anticiper d’éventuelles modifications brusques du paysage politique syrien et la remise en cause des autorités confessionnelles que la France a contribué depuis 1861 à faire reconnaître comme seul interlocuteur. Au début de l’année 1912, la nécessité d’une redéfinition de l’action de la France en Syrie est devenue une question préoccupante.
L’année 1912
La République modérée et l’Orient
29Depuis 1909, la République radicale a laissé place à une République plus modérée, plus proche aussi de la droite, plus sensible aux thèmes du nationalisme. Sur le plan extérieur, les républicains modérés ont nourri depuis vingt ans les rangs du « parti » colonial au Parlement46. Disciples de Ferry et de Gambetta, ils soutiennent l’expansion outre-mer de la France et se retrouvent derrière les grandes affaires coloniales. Le « parti » colonial s’est divisé dans la question de la séparation de l’Église et de l’État et dans celle de la rupture des relations diplomatiques avec le Saint-Siège en 1904. Mais il s’est ressoudé en 1911 autour de l’affaire marocaine et de la crise d’Agadir. Il existe, depuis 1908, un « comité de l’Orient », présidé par Poincaré et Barthou et dont le secrétaire général est Georges Samné. Certains colonialistes souhaitent achever la constitution d’un espace méditerranéen sous influence française en prenant possession d’un territoire en Méditerranée orientale. Une campagne d’opinion a commencé, sous l’égide du Comité de l’Asie française47. Poincaré, nouveau chef de gouvernement en janvier 1912, y est sensible. Contrairement à son prédécesseur, Caillaux, il n’est pas partisan d’une politique conciliatrice à l’égard de l’Allemagne. La politique extérieure de la France, dont il prend la direction au Quai d’Orsay, doit contribuer à resserrer le système des alliances. Dès son investiture, il a annoncé qu’il entendait renouer avec une politique extérieure d’ambition nationale passant par la réaffirmation des instruments de la puissance française dans le monde. Poincaré montre beaucoup d’intérêt pour les affaires d’Orient, qui occupent à nouveau le premier plan sur la scène diplomatique. En 1911, l’Italie a débarqué un corps expéditionnaire en Tripolitaine ottomane. Elle est en guerre contre l’Empire ottoman qui a dépêché sur place des officiers chargés d’organiser une guérilla à partir du désert48. La Russie profite de l’affaiblissement dans lequel l’Empire se trouve pour intriguer dans les Balkans au début de l’année 1912. Mais, conformément à la ligne diplomatique française depuis Hanotaux, Poincaré reste un partisan de « l’intégrité » du territoire ottoman.
Poincaré et la Syrie
30Poincaré entend profiter de la situation de guerre entre l’Italie et l’Empire pour réaffirmer les prérogatives françaises liées au protectorat catholique. Depuis 1905, les dirigeants français s’en sont peu à peu désintéressés. L’Italie se place en première ligne pour récupérer l’héritage de la France49. Bien que les diplomates considèrent que le protectorat n’a pas subi d’entorses majeures, Poincaré décide, après accord du conseil des ministres, d’ouvrir un canal discret entre l’ambassade de Rome et le Saint-Siège, par l’intermédiaire de la congrégation des lazaristes. Il s’agit de rendre possibles des négociations entre les deux parties sur la question du maintien du protectorat en Orient50. En Syrie même, la réaffirmation des privilèges français s’accompagne de la décision de montrer davantage le pavillon français par la présence permanente d’un navire de guerre stationné à Beyrouth. Delcassé, ministre de la Marine, y est peu favorable, mais les événements fournissent à Poincaré l’occasion de forcer la décision du gouvernement. En février 1912, Beyrouth est bombardé par la flotte italienne. La France dépêche immédiatement plusieurs navires de guerre pour rassurer les populations. Les consuls français sur place reçoivent instruction de mener campagne auprès de la population syrienne pour affirmer le nom de la France. Ils n’hésitent pas à souligner les risques de violences confessionnelles : les musulmans s’en prendront aux chrétiens pour se venger des Italiens. Le syndrome de 1860 resurgit au plus grand bénéfice de l’influence française51.
31Ces mesures s’accompagnent d’un renforcement de la défense des intérêts économiques en Syrie. Certaines officines colonialistes ont envoyé des délégués en mission au Levant pour examiner l’état des établissements économiques et scolaires français52. Depuis l’année précédente, le Quai d’Orsay est favorable à une concentration des intérêts économiques français sur certaines régions de l’Empire. La résurgence de la question d’Orient fait craindre une disparition du régime ottoman. De hauts responsables diplomatiques proposent d’organiser la présence économique française en priorité en Syrie : extension des lignes et des concessions ferroviaires, obtention de concessions portuaires, etc.53 En mai 1912, Poincaré charge Joseph Caillaux d’une mission exploratoire en Syrie. Celui-ci propose à son retour la constitution d’un omnium (ou trust) des affaires économiques françaises en Syrie, autour de la Société générale, de la Banque de Salonique et de la Banque de Paris et des Pays-Bas54. La Banque impériale ottomane donne également son accord, mais le projet ne voit finalement pas le jour à cause des guerres balkaniques.
Poincaré et le Liban
32Poincaré entend également accueillir les revendications autonomistes libanaises55. En juin 1912, il accepte de rencontrer les représentants en France de l’Alliance libanaise, Shukri Ghanim, Khayrallah T. Khayrallah et Da’ud ‘Ammun. Au Mont-Liban, le consul français obtient le vote d’une motion de réforme du statut libanais par le conseil administratif. Des négociations s’engagent à Constantinople entre les autorités ottomanes et les diplomates français. Les responsables français veulent à tout prix éviter que d’autres puissances s’intéressent à la question. En dépit d’une maîtrise réelle de la négociation, la France se heurte à de nombreux obstacles. Du côté ottoman, on refuse d’accorder une plus large autonomie à la Montagne. La Porte fait pression, en septembre 1912, sur le patriarche maronite pour qu’il renonce à ses demandes. Du côté libanais, la France refuse d’entrer dans les vues d’un fort courant réclamant l’agrandissement territorial du Mont-Liban. Le 23 décembre 1912, un nouveau protocole est signé. La souveraineté ottomane est garantie, mais le Mont-Liban jouit d’une plus grande autonomie financière et administrative. Les pouvoirs du conseil administratif sont renforcés par rapport à ceux du mutassarif. Les finances libanaises sont consolidées, notamment par certains revenus des douanes. Des ports libanais sont ouverts à la navigation commerciale internationale. Ils concurrencent les intérêts maritimes français à Beyrouth mais alimentent en revanche le trafic ferroviaire sur les lignes françaises traversant la Montagne56. L’aspect économique de la renégociation du protocole libanais semble toutefois mineur en comparaison du gain moral que le gouvernement français attend de cette affaire. Il a montré à tous en Syrie que la France a les moyens de satisfaire les revendications de ses clients et de faire pression sur les autorités ottomanes pour obtenir satisfaction en Syrie. Ce sentiment de réaffirmation de l’influence française dans la région est conforté par l’évolution de l’Entente cordiale au cours de l’année 1912.
L’Entente cordiale et la question syrienne
33Depuis la crise d’Akaba de 190657, la Grande-Bretagne considère qu’elle doit se protéger en Égypte d’une éventuelle attaque ottomane. Les dirigeants britanniques estiment que cette protection doit être projetée en avant du canal de Suez, au-delà même du Sinaï, par la neutralisation ou la possession de la Palestine58. Les vues britanniques sur la Palestine sont accueillies favorablement par le khédive59 qui espère pouvoir renouer avec la politique d’expansion de ses prédécesseurs vers la Syrie. Britanniques et Égyptiens développent en Syrie et en Palestine de nombreux contacts et certains n’hésitent pas à intriguer en vue d’une éventuelle opération militaire ou diplomatique dans la région. Les responsables français et les milieux colonialistes, en dépit de l’Entente cordiale, sont encore fortement marqués par l’épisode de Fachoda et par la crise égyptienne de 1882. Ils craignent d’être évincés à nouveau d’une zone qu’ils considèrent comme devant leur revenir en cas de partage. L’alliance avec la Grande-Bretagne ne saurait souffrir aucun compromis sur la question syrienne. Poincaré est beaucoup plus partagé. Le dilemme syrien est au cœur de ses orientations diplomatiques : maintien et renforcement des systèmes d’alliance, réaffirmation de la puissance française en Orient.
34L’occasion de résoudre ces contradictions lui est offerte par l’évolution des relations anglo-allemandes en 1912. Depuis la fin du xixe siècle, l’Allemagne s’est lancée dans un vaste programme de construction navale dont les résultats sont une remise en cause du two-powers standard de la Grande-Bretagne60. Régulièrement, depuis les dix dernières années, les tentatives de rapprochement entre les deux puissances achoppent sur la question de la réduction des programmes navals allemands. Après la crise d’Agadir, l’Amirauté britannique estime que, si une guerre avait éclaté en Europe, la flotte britannique n’aurait pas eu les moyens d’empêcher un débarquement allemand en Grande-Bretagne. En mai 1912, Winston Churchill, Premier lord de l’Amirauté, prend la décision, à la conférence de Malte, de dégarnir les forces navales britanniques en Méditerranée. L’escadre de Méditerranée est ramenée de Malte à Gibraltar et pourra servir autant dans les eaux métropolitaines que dans les eaux méditerranéennes. Cette décision s’accompagne d’un mouvement d’opinion britannique favorable à un renforcement de l’alliance avec la France, essentiellement sur le plan naval. En juillet 1912, l’Amirauté britannique soumet à Delcassé un projet par lequel la France et la Grande-Bretagne concentreraient l’intégralité de leur flotte de guerre, la première en Méditerranée, la seconde entre l’Atlantique et la mer du Nord. Une telle proposition suppose que la Grande-Bretagne assure elle-même la sécurité des côtes françaises et que la France s’engage à préserver celle des possessions britanniques en Méditerranée orientale61.
35Interrogés par Poincaré, les principaux diplomates français sont hostiles au projet. En cas de guerre, la flotte française aurait la charge de l’ensemble du bassin méditerranéen. Pourrait-elle concilier la sécurité des communications entre l’Afrique du Nord et la métropole (nécessaire pour le transport des troupes nord-africaines en France) et celle du bassin oriental et de l’Égypte ? Par ailleurs, une telle décision risque d’affaiblir la position britannique aux yeux de l’Empire ottoman et de renforcer celle de la Triple-Alliance62. L’Italie profiterait sans aucun doute de cet arrangement naval pour accroître son influence en Méditerranée orientale. Au cours du printemps 1912, cette dernière a occupé Rhodes et les Sporades. Depuis la crise d’Agadir, l’Entente craint une extension de la Triplice aux questions méditerranéennes. Pour l’Allemagne, cette extension permettrait de résoudre les différends territoriaux entre ses deux alliés, l’Autriche-Hongrie et l’Italie, en incitant cette dernière à trouver des compensations en Méditerranée. Un amoindrissement de la présence navale britannique offrirait probablement aux puissances centrales l’argument essentiel pour inciter l’Italie à adopter cette combinaison63. Au-delà des systèmes d’alliance, les responsables français craignent le renforcement de l’influence morale de l’Italie au Levant.
36Malgré toutes ces réserves, Poincaré décide d’accepter les avances britanniques. Celles-ci apportent une issue satisfaisante à ses deux orientations majeures : une entente navale resserre l’alliance franco-britannique alors que l’Allemagne a tenté au début de l’année d’obtenir un accord avec la Grande-Bretagne64 ; elle laisse le champ libre à l’influence française en Syrie. Un échange de lettres a lieu les 22 et 23 novembre 1912 entre l’ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon, et sir Edward Grey, secrétaire d’État aux Affaires étrangères. Trois documents sont signés le 10 février 1913 entre les deux états-majors, établissant la coopération navale des deux puissances en Méditerranée et dans la Manche65.
La guerre balkanique
37Le 18 octobre 1912, profitant des difficultés de l’Empire ottoman avec l’Italie, la coalition balkanique (Serbie, Bulgarie, Grèce, Monténégro) déclare la guerre à la Porte, avec le soutien de la Russie. Poincaré a été mis au courant durant l’été par le gouvernement russe et n’a pas opposé de protestations66. Certains responsables français sont disposés à accepter une remise en cause de l’intégrité territoriale de la Turquie d’Europe au nom du maintien nécessaire de l’alliance franco-russe. Paul Cambon suggère au chef du gouvernement français que l’heure est venue, sinon de sacrifier les intérêts orientaux à l’alliance, du moins de « faire des concessions en Orient pour sauvegarder sa sécurité en Occident67 ». On ne peut s’empêcher de penser que la France pratique un double jeu. Le gouvernement français multiplie les assurances auprès de l’Allemagne et de l’Empire ottoman en vue de la préservation du statu quo territorial et menace les États balkaniques de ne pas reconnaître leurs éventuels gains territoriaux, mais, par ailleurs, Poincaré estime que l’évolution du système d’alliance doit passer par la reconnaissance de visées territoriales au Levant68. Cette conviction est renforcée par les succès balkaniques. En quelques semaines, la Turquie d’Europe disparaît. Les principales villes ottomanes sont assiégées (Salonique, Janina, Andrinople). Les armées bulgares sont aux portes de Constantinople. En Orient comme en Europe, on envisage sérieusement la disparition de l’Empire.
38Le gouvernement français a profité aussitôt de la situation pour renforcer sa présence navale en Méditerranée orientale. Une escadre de six cuirassés prend position à Constantinople et devant les principaux ports ottomans (Smyrne, Salonique, Beyrouth). En cas de démembrement de l’Empire, la France entend avant tout éviter les troubles locaux et se poser comme la protectrice des chrétiens d’Orient. Pour Poincaré, la Syrie fait l’objet d’un traitement particulier :
« Il est donc nécessaire qu’un témoignage effectif de notre volonté de protéger efficacement nos intérêts dans la crise actuelle vienne à la fois rassurer nos nationaux, apaiser dans notre clientèle des craintes susceptibles de provoquer des mouvements adverses et donner aux Musulmans l’impression nette que toute tentative de leur part de molester nos compatriotes ou les chrétiens de l’Empire nous trouverait prêts à les défendre.
À ce point de vue, nous devons nous préoccuper spécialement de la Syrie où nous possédons une colonie et des entreprises considérables et où les populations libanaises se réclament de la France aux heures difficiles. Il conviendrait qu’un bâtiment de notre escadre de la Méditerranée fût envoyé sans retard devant Beyrouth69. »
39L’amiral de la flotte française reçoit le commandement de l’escadre internationale basée à Constantinople. Avec l’accord des ambassadeurs européens, il organise la défense des établissements européens et des principaux bâtiments publics contre les conséquences d’une offensive bulgare. Quelques troubles ayant éclaté en Syrie contre des établissements chrétiens protégés par la France, les responsables français profitent de l’occasion pour mettre en œuvre tout un dispositif préventif de protection de leurs ressortissants ainsi que des communautés catholiques. À Damas et à Beyrouth, les consuls donnent des consignes aux principales congrégations et à certains prélats orientaux en vue de former des quartiers de résistance pour accueillir les populations chrétiennes en attendant l’arrivée d’un corps expéditionnaire70. Ces initiatives coïncident avec l’arrivée de nouveaux navires de guerre dans les eaux syriennes. Les rapports des commandants de ces navires sont pourtant formels. Il n’y a jamais eu d’agitation confessionnelle durant toute la période des hostilités. Ce serait pur fantasme des consuls français. Mais les gesticulations de ces derniers ont des conséquences nombreuses sur la population. À tort ou à raison, les chrétiens de Syrie craignent pour leur sécurité. Les mesures préparatoires des consuls sont comprises comme étant le prélude à une prise de possession de la région par la France. L’imminence de l’effondrement de l’Empire annonce le partage de ce dernier. Dans l’esprit de la population locale, il est fort probable que la France a décidé de s’emparer de la région.
L’agitation syrienne
40Pour la première fois, les chrétiens et les juifs sont mobilisés en masse avec les musulmans. De nombreuses recrues tentent d’obtenir de faux passeports, font jouer les protections consulaires ou désertent, notamment en s’enfuyant vers le Mont-Liban dont les habitants sont toujours exemptés du service militaire. Les autorités ottomanes sont toutefois réservées sur l’emploi des Syriens contre les armées balkaniques. Sur 80 000 hommes mobilisés (dix divisions), seuls 25 000 sont susceptibles d’être transférés en Turquie d’Europe71. Tout semble laisser croire que la Porte veut éviter un soulèvement par une mobilisation refusée et, dans le même temps, laisser des divisions dans la région au cas où l’agitation se développerait. Quelques jours avant le déclenchement même des hostilités, les consuls européens, surtout français et britanniques, sont soudainement assaillis par des sollicitations en tout genre de la part de certains groupes locaux. Le consul de France à Beyrouth reçoit la visite de membres du clergé maronite libanais qui suggèrent que le moment est venu pour que la France s’empare du Mont-Liban72. La nouvelle des défaites ottomanes en novembre 1912 entraîne une multiplication de ces appels. Au Caire, la communauté libanaise, dans l’entourage de l’Alliance libanaise, propose de préparer un coup d’État dans la Montagne, avec l’appui de la France. Des groupes de jeunes étudiants de Beyrouth appellent à l’occupation immédiate de la ville par la Grande-Bretagne. L’agitation touche également les notables musulmans de Damas et les milieux syriens d’Égypte, où l’on réfléchit à l’avenir politique de la Syrie73.
41Poincaré souhaite être tenu personnellement informé de l’évolution de la situation syrienne par son directeur politique et par l’ambassadeur de Constantinople. Ce qu’il craint surtout, c’est que des groupes de Syriens poussent les Britanniques à occuper la région, alors que la France vient d’obtenir un désengagement britannique de la Méditerranée orientale. Sur place, les consuls français semblent plutôt inciter les clients de la France à réclamer une intervention française et défendent ce scénario auprès du Quai d’Orsay74. La situation s’apaise brusquement lorsque l’Empire ottoman et les alliés balkaniques signent un armistice le 3 décembre 1912.
42Il semble clair que de nombreux notables, tant chrétiens que musulmans, ont tenté de faire de la surenchère auprès des grandes puissances, essentiellement la France et la Grande-Bretagne. Pour les Français, il n’y a pas d’aspiration nationale en Syrie. Ces manifestations ne peuvent que traduire un appel à une nation européenne. Rien n’est moins sûr et l’on peut être quasiment certain que même les notables maronites ne veulent pas que leur région passe sous domination française. L’appel à une nation étrangère est fréquent en Syrie depuis plusieurs décennies. Il évoque davantage un malaise politique et une volonté de changement, tout au plus une tentative de faire pression sur la Porte pour qu’elle accepte de revoir sa politique centralisatrice en la menaçant de se placer sous la tutelle d’une puissance européenne. Mais ces manifestations ne sont conséquentes que dans l’esprit des Européens, et les notables locaux s’empressent de faire un pas en arrière si ils sentent que les consuls prennent trop au sérieux leurs interventions75. Mais dans le cas présent, l’alerte a été chaude, puisque pendant quelques semaines, les Syriens autant que les Européens ont dû envisager l’effondrement de l’Empire ottoman. En conséquence, les gesticulations verbales de certaines milieux syriens et libanais peuvent se comprendre de deux façons : soit il s’agit de déclencher un mouvement indépendantiste protégé par une ou plusieurs puissances étrangères (les Libanais ont également pressenti la Grande-Bretagne, voire l’Italie), soit il s’agit de neutraliser une possible intervention française (la plus probable à cause de l’action des consuls depuis le début de la crise) en suggérant une intervention britannique en Syrie. Mais, en métropole, ces subtilités de l’action des notables sur les puissances européennes échappent largement aux responsables de la politique étrangère. Les milieux colonialistes tirent prétexte de ces protestations syriennes pour demander une intervention plus décisive de la France en Syrie76. Pour Poincaré, le danger majeur demeure les conséquences diplomatiques européennes de l’agitation syrienne. La France craint de voir les puissances se saisir de la question et internationaliser l’avenir de la Syrie. Durant la crise balkanique, l’Allemagne s’est manifestée dans les eaux syriennes, notamment dans la région d’Alexandrette. La France dépêche un navire de guerre devant ce port pour neutraliser toute initiative de Berlin77. Mais ce qui préoccupe davantage encore le gouvernement français, c’est l’avenir de l’alliance franco-britannique dans le Levant. Une crise entre les deux puissances sur la Syrie ne manquerait pas d’être exploitée par tous ceux qui souhaitent voir les deux pays s’éloigner l’un de l’autre. Au moment où la France cherche à obtenir du gouvernement britannique un engagement militaire et naval plus ferme, l’éclatement d’un contentieux sur un terrain somme toute mineur serait très mal venu. Pour certains, la décision du gouvernement britannique de réduire sa présence navale en Méditerranée est un gage suffisant. Pour d’autres, il est nécessaire de rester vigilant : la Grande-Bretagne n’a pas abandonné à la France ses intérêts dans la région, les responsables politiques et coloniaux sont partagés sur l’accord naval, les milieux anglo-égyptiens réclament la création d’une base navale à Alexandrie, la guerre balkanique a amené la Grande-Bretagne à dépêcher une partie de sa flotte en Méditerranée78. Si les Français ne manifestent pas avec suffisamment de fermeté leur intention d’être les premiers en Syrie, les puissances de la Triplice pourraient être tentées d’y prendre pied. Les conséquences pour la sécurité de l’Égypte et du canal de Suez seraient beaucoup plus graves qu’un conflit contre l’Empire ottoman.
43C’est cette seconde interprétation de la politique britannique qui domine chez Poincaré. Il considère que l’agitation en Syrie peut être préjudiciable à l’influence française. Comme il ne souhaite pas la soutenir, elle pourrait se tourner vers la Grande-Bretagne. Il faut donc obtenir de cette dernière la garantie qu’elle ne répondra pas favorablement aux appels syriens. Le chef du gouvernement français reprend en fait la vieille formule syrienne chère aux diplomates : « il ne faut pas que la réserve qu’est la conséquence de cette politique [intégrité de l’Empire ottoman en Asie, refus de prendre possession de la Syrie] amène les autres puissances à envisager une prise de possession par elles de la Syrie comme une éventualité qui trouverait la France indifférente et il est nécessaire qu’on n’oublie pas que nous ne saurions laisser s’effectuer cette prise de possession79 ». La Syrie ne peut être qu’à la France, mais comme cette dernière n’en veut pas pour le moment, elle doit demeurer sous la souveraineté ottomane et la France doit garantir cette souveraineté en obtenant si possible le désengagement des autres puissances. En décembre 1912, Poincaré charge son ambassadeur à Londres d’obtenir du gouvernement britannique cette clause de désengagement. Interrogé par Cambon, sir Edward Grey accepte de déclarer que la Grande-Bretagne n’a en Syrie « ni intention d’agir, ni desseins, ni aspirations d’aucune sorte80 ». Au Sénat, le 21 décembre 1912, Poincaré fait une déclaration sur la crise d’Orient, au cours de laquelle il souligne les intérêts traditionnels de la France en Syrie et au Mont-Liban. Sur la question des rapports franco-britanniques en Syrie, qui anime les débats de presse en France depuis quelques semaines, Poincaré affirme que la Grande-Bretagne n’a aucune « aspiration politique » dans cette région et que la France entend avant tout maintenir l’intégrité de l’Empire ottoman tout en n’abandonnant aucune des traditions françaises au Levant81. Le discours au Sénat est le point d’orgue de la politique orientale de Poincaré. C’est un aboutissement, la fin d’une crise potentielle des rapports franco-britanniques et le renforcement de l’influence politique française en Syrie. La France n’ira pas plus loin, à rencontre des attentes ou du jeu de certains notables syriens. Mais pour les responsables français, la crise que traverse le Levant nécessite de mettre sur pied une nouvelle politique.
Les forces et les faiblesses d’une politique syrienne
44Poincaré accède à la présidence de la République en janvier 1913. La politique qu’il a suivie à l’égard de l’Orient se poursuit après son départ. En Orient, le coup d’État du 23 janvier 1913 à Istanbul a entraîné la reprise de la guerre entre l’Empire ottoman et la coalition balkanique82. Une seconde vague militaire menace la capitale ottomane et l’agitation politique reprend en Syrie. Les dirigeants français prennent davantage la mesure des bouleversements en cours.
Le déclin de la France du Levant
45La victoire des États balkaniques inquiète les responsables français en ce qui concerne leurs intérêts dans la Turquie d’Europe. Pendant des siècles, la présence européenne jouissait dans cette région d’une grande liberté de commerce et de l’appui de nombreuses clientèles locales. Son influence pouvait librement s’y développer. Dès le début de l’année 1913, les premières complications surviennent touchant le sort des entreprises économiques et culturelles françaises. La première préoccupation est d’ordre économique et financier. Les sociétés françaises en territoires occupés par les États balkaniques souhaitent pouvoir continuer de fonctionner. Des concessions octroyées par la Porte risquent de ne pas être acceptées par les nouveaux États83. Les banques ottomanes à capitaux français pourront vraisemblablement poursuivre leur action. Mais, sur le plan de la dette ottomane, l’Empire demande une prise en charge par les États vainqueurs à proportion des territoires conquis. Une conférence s’engage sur ce point difficile à Paris durant l’été 1913. La France doit également se préoccuper de l’avenir de ses œuvres scolaires et charitables. Les nouveaux États risquent également de refuser les privilèges du protectorat catholique de la France. De nombreux établissements congréganistes ou missionnaires sont menacés de fermeture ou de contrôle public. Le déclin des œuvres françaises entraînera le déclin de la langue et de la culture françaises dans les Balkans, dont le rayonnement était assuré par la présence du régime ottoman84. La disparition de la souveraineté ottomane pose également la question des protections consulaires. Les nouveaux États souverains ne sont pas disposés à accepter le patronage des catholiques, dans la mesure où celui-ci ne repose sur aucun argument juridique. Le problème essentiel est la ville de Salonique. De nombreux groupes urbains sont inscrits sur les listes consulaires françaises (Maronites immigrés, musulmans ottomans, Juifs, Grecs, Arméniens). Les consuls français tentent d’obtenir pour eux une naturalisation, mais les autorités de la métropole s’y refusent car cette mesure ne serait pas conforme à la loi. L’affaire des protégés de Salonique traîne jusqu’en 191485.
46Pour de nombreux Français, la liquidation de la Turquie d’Europe annonce la fin de la France du Levant. La plupart réclament le maintien de l’intégralité de l’espace asiatique de l’Empire pour favoriser le redéploiement et l’intensification des instruments de l’influence française, mais certains reconnaissent qu’il est désormais nécessaire de jeter son dévolu sur une région précise de l’Empire, en prévision de sa disparition prochaine. En métropole se constitue désormais un groupe de pression en faveur d’une Syrie française, le parti syrien ou syrianiste86.
Le congrès arabe-syrien de Paris
47Après la crise balkanique de l’automne 1912, les Syriens décident de s’organiser politiquement pour répondre à la fois aux questions que pose la guerre à l’avenir de la région et pour réagir au regain d’intervention de la France dans les affaires locales. En décembre 1912, une Société générale des réformes est créée par des notables beyrouthins. Ses revendications sont très disparates et portent sur des modifications administratives et financières. Les membres du comité demandent que les réformes soient supervisées par des conseillers européens. C’est un moyen de garantir le respect de ces réformes et d’éviter qu’une seule puissance, la France par exemple, ne jette son dévolu sur Beyrouth. Il existe toutefois, au sein du comité, un parti francophile87. Au Caire apparaît au même moment une nouvelle organisation, le Parti de la décentralisation administrative ottomane, formé de Syriens et de Libanais d’Égypte et présidé par un riche Syrien originaire de Damas, Rafiq Bey al-’Azm. Hostile à toute intervention étrangère, ce groupe politique demande des réformes décentralisatrices dans le cadre de l’Empire ottoman, basées sur l’emploi de la langue arabe dans les services syriens et sur un recrutement administratif local. Mais certains seraient disposés à pousser plus loin vers l’indépendance syrienne et le « self-government ». Ce parti dispose rapidement de ramifications dans les provinces arabes de l’Empire ottoman88.
48Avec le coup d’Etat unioniste de janvier 1913, les revendications réformistes syriennes sont écartées par les autorités ottomanes. Les principaux journaux libéraux sont suspendus et les comités réformistes sont dissous. Une véritable résistance passive s’engage à Beyrouth et à Damas entre les dirigeants locaux, appuyés par le Comité Union et Progrès, et les éléments les plus actifs du réformisme syrien. Les responsables français sont assez favorables au mouvement sans en mesurer les conséquences possibles. L’ambassadeur à Constantinople prescrit de « favoriser discrètement » le mouvement des réformes afin de parvenir à la formule de la décentralisation. Celle-ci doit contribuer au « progrès de la région et l’aider à prendre conscience de son individualité89 ». S’agit-il de soutenir l’indépendance de la Syrie ? Non, en aucun cas. Ces tendances à l’autonomie devraient empêcher les Syriens d’évoluer vers des « aspirations séparatistes ». La formule la plus désirable pour la France est : « Les réformes par la Turquie et par la Turquie seule90 ». Autrement dit, il s’agit de donner satisfaction aux clients de la France sans pour autant remettre en cause l’intégrité de l’Empire. Les diplomates qui écrivent de tels commentaires sont-ils conscients de l’ambiguïté de leur position ? En arrière-plan, on retrouve le schéma français d’interprétation des peuples arabes. Les observateurs sont prêts à reconnaître l’existence d’un nouveau sentiment collectif qui se manifeste dans le mouvement des réformes et dans la résistance à la répression politique des unionistes du gouvernement. Il y aurait même sous la question syrienne une question arabe. Mais elle intervient trop tôt aux yeux de la diplomatie française. Un mouvement séparatiste ne pourrait être qu’un mouvement violent, donc condamnable.
49Devant l’ampleur de l’opposition des autorités aux réformes, certains prennent la décision d’organiser un congrès en dehors de l’Empire91. Cette idée est, semble-t-il, née parmi les membres de la société al-Fatat installés à Paris. Après s’être mis d’accord avec les anciens constitutionnalistes (Ghanim, Mutran), ils décident l’organisation d’une réunion de toutes les organisations réformistes à Paris en juin 1913. Des délégués de la Société générale des réformes de Beyrouth et du Parti de la décentralisation sont attendus à la fin du mois de mai en France. Certains réformistes de Damas souhaitent se joindre au mouvement mais ils n’ont pu partir, soit pour des raisons matérielles, soit devant l’hostilité des notables de la ville. Les milieux colonialistes, autour du Comité de l’Asie française, soutiennent cette initiative et font en sorte que la réunion puisse se tenir dans les locaux de la Société de géographie de Paris92. Le Quai d’Orsay est, au contraire, fortement réticent. Il a tenté d’agir sur certains Syriens de France, surtout Shukri Ghanim, pour ajourner le congrès. Il craint des prises de position trop ouvertement séparatistes (nationalistes ?). Mais comme il craint par-dessus tout que le congrès, sur un refus des autorités françaises, se tienne dans une autre capitale européenne (Londres, par exemple), il n’oppose pas de veto à la réunion des Syriens. Il fait toutefois en sorte, par un habile noyautage, notamment auprès des éléments francophiles du comité de Beyrouth, que les conclusions du congrès respectent l’intégrité de l’Empire et n’évoquent pas la nation arabe.
50Le congrès arabe-syrien s’ouvre le 18 juin 1913, sous la présidence d’une personnalité syrienne n’appartenant à aucun des comités, le shaykh ‘Abd al-Hamid Zahrawi. Dans son discours inaugural, il rappelle le rôle de guide que l’Occident joue aujourd’hui pour l’Orient, après que celui-ci a longtemps joué le même rôle pour l’Occident93. Pendant plusieurs jours, les intervenants se succèdent, représentant les différents comités et soulignant les vertus des réformes décentralisatrices. À aucun moment les délégués ne se prononcent en faveur d’une puissance européenne. La réunion s’achève le 23 juin. Les résolutions sont envoyées au gouvernement français, aux ambassades étrangères à Paris et à l’ambassade ottomane. Elles reçoivent l’appui de plus de quatre cents signatures syriennes dans les semaines qui suivent. Les congressistes demandent un régime décentralisateur, la régionalisation du service militaire, l’accroissement de l’autonomie financière du Mont-Liban. Aucune allusion n’est faite à un État arabe indépendant, encore moins au califat. Pour les responsables français, le congrès n’a pas été hostile à la France et il a respecté le cadre ottoman existant. Le 30 juin 1913, le ministre des Affaires Étrangères, Stephen Pichon, reçoit une délégation du congrès. Cette audience donne lieu à une publicité assez discrète afin de ne pas éveiller l’attention des autres puissances et l’hostilité de la Porte.
Quelle clientèle en Syrie ?
51L’évolution du mouvement des réformes en Syrie oblige la France à repenser son système d’influence. Les instruments de sa présence ont été trop longtemps dirigés vers les communautés catholiques, au nom d’un patronage douteux. Le désengagement britannique des affaires syriennes semble vouloir se confirmer au cours de l’année 1913. La France doit profiter de cette opportunité pour définir une véritable politique syrienne. En novembre 1912, pour répondre à cette demande qui émane des diplomates, Poincaré et son directeur des affaires politiques et commerciales, Maurice Paléologue, ont décidé de mettre sur pied un organisme confidentiel au sein du Quai d’Orsay, chargé de réfléchir à l’avenir de la politique française en Syrie, la « commission des Affaires syriennes »94. Composée de subalternes de la sous-direction Asie-Océanie, elle n’a pas l’autorité de la puissante « commission interministérielle des Affaires musulmanes », créée en 1911 et qui réunit des hauts fonctionnaires et des universitaires de premier plan95. Elle est chargée de donner plus de cohérence à l’influence de la France en Syrie et de réfléchir à ses moyens d’action. S’il existe une politique syrienne, c’est en ces termes généraux qu’elle doit être formulée. L’activité de la commission est importante dans les premiers mois de 1913. Elle est dissoute après le congrès arabe-syrien dont elle suit au premier chef l’organisation et le déroulement. Son action est restée limitée. Elle propose un renforcement de l’action diplomatique et consulaire française en Syrie et une intensification de la présence navale en Syrie. En revanche, son apport est utile sur deux points. En premier lieu, elle propose pour la première fois une définition géographique de la Syrie, tout en reconnaissant que le terme est « assez vague » ou renvoie à une définition exogène : « la zone française à laquelle on donne le nom [de Syrie] ». Ses membres décident que la Syrie comprend le Mont-Liban, les vilayet96 de Beyrouth et de Damas, « une partie de celui d’Alep » et la mutassarifiyya de Palestine (en fait, de Jérusalem)97. Toutefois, sur cette dernière région, les membres ne parviennent pas à se mettre d’accord. Certains ambassadeurs réagissent vigoureusement contre l’inclusion de la Palestine et des lieux-saints dans la Syrie. Le débat qui s’ouvre en 1913 montre que les responsables français ne se sont pas mis préalablement d’accord sur la définition géographique de la Syrie avant la guerre. En second lieu, la commission propose la mise en œuvre d’une politique musulmane en Syrie, c’est-à-dire d’une série d’actions visant à clientéliser des notables musulmans. Cette proposition s’appuie sur la constatation de l’évolution du mouvement des réformes en Syrie. Chrétiens et musulmans se retrouvent pour défendre la même cause. La lecture de la région par le syndrome de 1860 s’affaiblit. Par ailleurs, les responsables français sont persuadés, à tort ou à raison, que les notables musulmans regardent vers la Grande-Bretagne. Comme celle-ci vient de proclamer son désintéressement de la région, les notables musulmans constituent une clientèle captive98.
52La politique musulmane de la France en Syrie passe en premier lieu par l’établissement de liens plus étroits avec certaines communautés minoritaires : les ‘Alawites (région de Tripoli et Homs), les Shi’ites de la Bekaa et du sud de Beyrouth, les Ismaéliens (région de Lattaquié), les Algériens de Damas et de Tibériade, voire les Druzes. Les consuls sur place reçoivent instruction d’entrer en contact avec les notables de ces communautés99. En deuxième lieu, les représentants français doivent entretenir des relations cordiales avec les personnalités musulmanes les plus en vue à Damas et à Beyrouth, surtout celles qui étaient jusque-là connues pour leur hostilité marquée à la France. Tous les moyens doivent être utilisés pour les acheter : versement d’argent, bourses scolaires pour les enfants, subventions aux œuvres musulmanes, intervention des consuls chaque fois qu’un notable est l’objet de vexations de la part des autorités. En dernier lieu, la France doit mener une action sur la presse musulmane, en achetant certains directeurs de journaux100. Convoquée sur cette question, la « commission interministérielle des affaires musulmanes » examine la possibilité de créer au Caire un journal de propagande en arabe à destination des musulmans syriens, financé par le Quai d’Orsay et les administrations coloniales de l’Afrique du Nord. Mais les diplomates sont arrêtés dans cet élan par le fait que la France ne subventionne aucun journal chrétien et qu’elle ne peut donc soutenir un titre de presse musulman sans froisser les susceptibilités de ses clients traditionnels101.
53Les nouveaux instruments de la politique syrienne de la France sont mises en œuvre depuis quelques mois lorsque le déclenchement de la guerre vient freiner l’élan impulsé. Ils n’en démontrent pas moins l’existence d’une politique spécifique à l’égard de la question syrienne. L’élément majeur de cette politique est la volonté de se constituer une clientèle plus élargie, ne s’appuyant plus uniquement sur les foyers traditionnels d’influence française au Levant. Peu d’observateurs notent le soubassement démographique de cette réorientation de la politique française, le déclin de la natalité chrétienne et les débuts d’un fort accroissement naturel des populations musulmanes102. Cette transformation s’accompagne d’un certain dénigrement à l’égard des Levantins et des chrétiens. La France ne doit absolument plus donner l’idée qu’elle est en Orient pour protéger les chrétiens103. Elle est une « puissance musulmane importante » et doit d’autant plus se concilier les sympathies des musulmans que son avenir dans la Méditerranée est moins subordonné à ses égards pour quelques centaines de milliers de catholiques disséminés dans l’Empire ottoman qu’à l’attachement des millions de musulmans de l’Afrique du Nord et de l’Orient qui constituent pour la France « un facteur de puissance bien autrement important104 ». Par ailleurs, la France n’a rien à redouter d’une animosité des chrétiens d’Orient, mais elle a tout à craindre des sentiments d’hostilité qui pourraient naître chez les musulmans vis-à-vis de la France. À l’exception toutefois du Mont-Liban, il faut se garder de donner l’impression que la protection des éléments catholiques se fait au détriment du sort des musulmans. Cette nouvelle politique traduit une déconfessionnalisation de la « France du Levant ». La priorité géographique désormais accordée à la Syrie témoigne par ailleurs d’une « syrianisation » de cette « France du Levant ». Le domaine d’influence français se réduit, en se territorialisant, et s’agrandit en même temps, en élargissant sa clientèle.
La Syrie dans les négociations franco-allemandes
54Depuis 1911, certaines puissances européennes cherchent à négocier des sphères d’influence dans l’Empire ottoman, sur la base de nouvelles concessions ferroviaires105. Ces pourparlers consacrent l’abandon définitif du projet d’internationalisation du chemin de fer de Bagdad. En 1912, le Quai d’Orsay envisage le renforcement de ses intérêts ferroviaires en Syrie. La Grande-Bretagne, de son côté, entame des négociations avec la Porte en février 1913, puis avec l’Allemagne en vue d’établir une sphère d’influence en Mésopotamie. Le gouvernement français accueille avec réticence l’éventualité d’un accord anglo-allemand dont Berlin pourrait tirer parti contre le système d’entente de la France. C’est pour cette raison qu’il souhaite poursuivre de son côté des négociations avec l’Allemagne en Syrie du Nord. Pour l’ambassadeur à Berlin, Jules Cambon, ces pourparlers doivent aboutir à la reconnaissance d’une sphère d’influence réservée à la France en Syrie106. Des discussions laborieuses commencent à Berlin en juillet 1913 entre les délégués allemands et français. Moyennant une liquidation de la participation française dans la société du chemin de fer de Bagdad, les dirigeants allemands reconnaissent une zone économique réservée à la France au sud de la ligne Lattaquié-Homs. Au nord de cette dernière, un accord entre les deux parties est préalablement nécessaire pour construire et exploiter des réseaux ferroviaires107. L’accord est signé le 15 février 1914 et approuvé en Conseil des ministres le 21 février108.
55La négociation franco-allemande a révélé les divergences de vues, au sein de la décision française, sur l’étendue géographique de la Syrie. Pour Jules Cambon, l’Allemagne a reconnu les intérêts de la France dans la « Syrie proprement dite », c’est-à-dire au sud de la ligne Lattaquié-Homs109. Pour l’ambassadeur de Constantinople, la France a sacrifié à l’Allemagne la « Syrie septentrionale », la région d’Alep et le port d’Alexandrette110. En revanche, la France pense avoir obtenu un blanc-seing des puissances pour le déploiement de ses intérêts en Palestine alors que des voix s’élèvent pour affirmer que cette région n’appartient pas à la Syrie. La France risque d’entrer à nouveau en conflit avec la Grande-Bretagne si jamais ses sociétés ferroviaires souhaitent s’étendre en direction du Sinaï. À Berlin, Jules Cambon désire obtenir une clause économique exclusive s’étendant à toutes les affaires économiques et fixant définitivement « notre sphère d’influence traditionnelle en Syrie111 ». Le chef du gouvernement français depuis décembre 1913, Gaston Doumergue, désapprouve son ambassadeur et rappelle la ligne de conduite adoptée par la France depuis une quinzaine d’année :
« Il est essentiel que cet accord ne prête à aucune arrière-pensée et que son interprétation ne conduise pas à une définition de zones d’influence politique. Une telle conclusion serait en effet en contradiction complète avec la politique déclarée du gouvernement français de favoriser par tous les moyens l’indépendance et l’intégrité de l’Empire Ottoman à l’intérieur de ses nouvelles frontières, le maintien de cette indépendance étant la meilleure sauvegarde des intérêts de tout ordre qui nous créent dans toutes les parties de l’empire une situation encore privilégiée112. »
La nécessité de l’existence de l’Empire ottoman
56Doumergue, inspiré par certains diplomates du Quai d’Orsay, fixe ainsi les limites de la politique syrienne de la France. Depuis la signature de la paix de Bucarest en août 1913, l’Empire ottoman a besoin des finances, européennes pour se relever des désastres de la guerre. Le 11 septembre 1913, un accord franco-ottoman est signé entre Stephen Pichon et Djavid Bey, chef de la délégation ottomane à la conférence financière de Paris. Le gouvernement ottoman obtient satisfaction sur certaines taxes et certains impôts. En échange, la France reçoit l’administration de la ligne Deraa-Caïffa, la concession d’une ligne Sud Rayak-Ramlah, la priorité sur le réseau futur de la mer Noire, les concessions des ports de Jaffa, Caïffa, Djounié, Tripoli, Héraclée, Ineboli, Samsun et Trébizonde113. L’objet essentiel de l’entente franco-ottomane est d’assurer une place de premier plan aux capitaux français dans la liquidation des charges financières accumulées par la Porte pendant la guerre et dans le provisionnement des ressources nécessaires à l’amortissement de la dette flottante, dans la mise en valeur des territoires asiatiques et dans la reprise du fonctionnement normal des services administratifs et gouvernementaux. Pour la France, c’est un nouveau champ d’action qui s’ouvre dans le Levant, en venant compléter les positions déjà acquises depuis trente ans114. L’entente franco-ottomane est complétée par le lancement sur la place parisienne d’un nouvel emprunt de 500 millions de francs à 5 % en avril 1914115.
57Ce retour en grâce de l’Empire explique le profil bas adopté par le gouvernement français dans la question syrienne à partir de l’automne 1913. Les ententes avec la Porte et les puissances suffisent à la satisfaction des intérêts français au Levant, notamment en Syrie. Sur le plan politique, la France doit demeurer discrète. Elle refuse de soutenir les revendications des réformistes arabes après le congrès de Paris. La Porte profite de cette absence de soutien européen pour diviser le mouvement. Elle crée une contre-délégation syrienne qui se rend à Istanbul pour réaffirmer la loyauté des Syriens à l’Empire116. Elle parvient à acheter certaines figures du mouvement comme ‘Abd al-Hamid al-Zahrawi, président du congrès arabe-syrien, en leur offrant des postes administratifs ou parlementaires. Lors des élections législatives du printemps 1914, la presse libérale est interdite et les candidats ententistes sont écartés ou emprisonnés117. Le mouvement réformiste arabe-syrien entre dans la clandestinité et se radicalise sous l’influence des officiers arabes de l’armée ottomane. Ces derniers forment en octobre 1913, sous la houlette de ‘Aziz ‘Ali al-Misri, le Pacte (al-’Ahd). La France ne suit que très secondairement ces affaires118. La situation apporte, à la veille de la guerre, toute satisfaction aux principes de sa politique orientale : compatibilité de ses alliances avec ses intérêts en Orient, règlement des différends économiques avec l’Allemagne, renforcement de sa position en Syrie, constitution d’une clientèle nouvelle ne s’appuyant pas sur le mouvement national arabe, préservation de l’intégrité de l’Empire ottoman.
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58La question que pose l’action de la France au Levant avant le déclenchement de la guerre est de savoir si la Syrie est isolable dans la décision française. En d’autres termes, le projet français de mainmise sur la Syrie, tel qu’il apparaît après 1918, est-il repérable dans la décennie qui précède l’entrée de l’Empire ottoman dans la guerre ? Il est impossible de négliger l’importance que cette région occupe dans le dispositif d’influence français au Levant. La Syrie abrite l’un des foyers scolaires français les plus importants. Les sociétés françaises y possèdent un réseau dense de chemins de fer et de concessions portuaires. La France peut s’appuyer, certes avec prudence, sur une clientèle locale formée par les Levantins syriens, les chrétiens ottomans et, à la veille de la guerre, certains notables musulmans. Tous ceux qui, en France et sur place, participent de près ou de loin à l’action de la France en Syrie songent inévitablement à la prise de possession de la région par les Français. La concentration des regards sur la Syrie témoigne également de l’évolution des systèmes d’influence européens dans l’Empire ottoman. Longtemps non territorialisés, disséminés au gré des places portuaires, les instruments de la présence européenne tendent à se régionaliser davantage à la veille de la guerre, en fonction des accords de concession ferroviaire, qui donnent une dimension nettement plus continentale et profonde à des formes de présence restées longtemps littorales. La nécessité que les responsables français ressentent de modifier leur clientèle est la traduction de cette pénétration terrestre des intérêts européens.
59Toutefois, le parti syrien qui se constitue en France demeure très embryonnaire à la veille de la guerre. Soutenu par les milieux colonialistes, Poincaré joue un rôle fondamental dans la définition d’une politique syrienne de la France, mais son action à la tête de la diplomatie française est éphémère. La « commission des affaires syriennes » s’éteint à mesure que les responsables français renouent avec une politique généraliste à l’égard de l’Empire ottoman. Les débats qu’elle a suscités ont révélé deux faiblesses fondamentales pour l’élaboration d’une véritable politique syrienne : les responsables français ne peuvent se mettre d’accord sur une définition géographique de la Syrie et les dirigeants français (ministres et chefs de gouvernement) ne se sont pas prononcés sur ce point ; la recomposition du système clientéliste de la France en Syrie butte sur l’obstacle du nationalisme arabe naissant. La politique syrienne de la France est le produit d’une vision des sociétés arabes dans laquelle il n’y a pas de place pour des mouvements séculiers et agrégateurs. Par ailleurs, on ne peut s’empêcher de suggérer que les responsables français refusent d’envisager un mouvement national moderne dans les régions arabes de l’Empire parce qu’ils exercent une domination directe sur les Arabes de l’Afrique du Nord et craignent les répercussions qu’y aurait un message nationaliste.
60Ces hésitations et ces non-dits expliquent l’ambiguïté du fonctionnement de l’Entente cordiale en Orient. Partie de la question égyptienne entre 1899 et 1904, elle s’étend aux affaires marocaines puis européennes pour revenir à la Syrie à la veille de la guerre. L’agitation syrienne durant les crises balkaniques de 1912-1913 a révélé l’existence d’un groupe de Syriens anglophiles au Caire. Bien que Londres ait accepté de retirer son influence de la région en proclamant son désintéressement, il demeure toutefois des zones d’ombre. Le gouvernement britannique s’est-il réellement engagé ? Préoccupé par de graves affaires intérieures (la question irlandaise), il se désintéresse pour le moment de la question. Grey a mené une politique solitaire fondée sur un engagement moral. Les milieux colonialistes britanniques approuvent-ils la décision du secrétaire d’État aux Affaires étrangères ? Il ne semble pas, à en juger par l’attitude profondément gallophobe des responsables anglo-égyptiens. Grey s’est engagé pour quelle Syrie ? Pas plus qu’en France, on ne peut savoir ce que veut dire la Syrie pour les Britanniques. Il semble toutefois à peu près certain que les dirigeants britanniques n’incluent pas la Palestine dans la Syrie. L’obscurité est totale sur le degré de profondeur qui lui est attribué ou sur le port d’Alexandrette. La diplomatie européenne s’efforçant de ne jamais être trop précise pour réserver l’avenir, Français et Britanniques se gardent bien de proposer une définition géographique. Les responsables des deux pays estiment qu’ils disposent de temps pour préciser ces ambiguïtés de l’Entente et n’imaginent pas que, quelques mois plus tard, une guerre totale de plusieurs années va bouleverser l’équilibre précaire des puissances en Orient.
Notes de bas de page
1 Frémeaux Jacques, La France et l’Islam depuis 1789, Paris, PUF, 1991, pp. 35-41. Laurens Henry, Le Royaume impossible. La France et la genèse du monde arabe, Paris, Colin, 1990, pp. 29-54.
2 Hajjar Joseph, L’Europe et les destinées du Proche-Orient, Damas, Éd. Tlass, 1988, livre II : « Napoléon III et ses visées orientales (1848-1870) », livre I, pp. 37-38. Cette nouvelle orientation s’appuie sur les rapports du drogman de l’ambassade de France à Constantinople, Mathurin-Joseph Cor. Les drogmans sont des interprètes-traducteurs chargés des relations de l’ambassade avec l’administration ottomane.
3 Thobie Jacques, « L’agonie de l’homme malade et l’ambiguïté des médecines occidentales », La France et l’Est méditerranéen depuis 1850. Économie, finances, diplomatie. Éd. Isis, Istanbul, 1993, p. 407.
4 Les « capitulations » sont des traités de préférence commerciale signés entre l’Empire ottoman et les États européens. La France en a l’exclusivité au xvie siècle, sauf pour les Vénitiens.
5 La Porte ou Sublime Porte est le nom du gouvernement ottoman.
6 MAE, Turquie, Vol. 135, F° 222-225, Bompard, ambassadeur à Constantinople, à Doumergue, ministre des Affaires étrangères, 10 avril 1914. Le terme de millet apparaît dans son acception ottomane moderne au cours de la première moitié du xixe siècle. Il signifie « communauté religieuse », bien que les Européens le traduisent par « nation ».
7 Rey F., La protection diplomatique et consulaire dans les Échelles du Levant et de Barbarie, Paris, Larose, 1899, p. 365.
8 Adel ISMAIL, Documents diplomatiques et consulaires relatifs à l’histoire du Liban et des pays du Proche-Orient du xviie siècle à nos jours, Beyrouth, Éditions des Œuvres politiques, 1979, t. 16, pp. 71-99.
9 En septembre 1860, la France dépêche, au nom des puissances européennes, un corps expéditionnaire en Syrie pour protéger les chrétiens contre les massacres musulmans. Le corps débarque à Beyrouth et s’intalle dans la montagne libanaise pour quelques mois.
10 Les tanzimat sont les réformes politiques, économiques et administratives mises en œuvre par les dirigeants ottomans à partir des années 1820.
11 MAE, Saint-Siège, 64, 132-133, Bompard à Poincaré, ministre des Affaires étrangères, 27 mars 1912.
12 MAE, Turquie, 9, 59, Ottavi, consul à Damas, à Poincaré, 25 mars 1912.
13 Le terme de « clientèle » doit s’entendre, dans tout cet ouvrage, comme le ou les groupes locaux qui sont considérés par la France comme les auxiliaires de son influence en Orient. Le clientélisme de la France consiste à fortifier ou à étendre la composition de ces groupes en leur distribuant des privilèges de toute nature.
14 Proportion relative puisque les Maronites, qui représentent en 1861 57,5 % de la population, ne disposent que de quatre votes au conseil, disposition prise sous la pression des puissances opposées à une prédominance de l’influence française au Liban. Akarli Engin, « The Administrative Council of Mount Lebanon », Lebanon : a History of Conflict and Consensus, Shehadi Nadim and Haffar Mills Dana Ed., London, Centre for Lebanese Studies, I.B. Tauris, 1988, p. 80.
15 Spagnolo John P., « Mount Lebanon, France and Daoud Pasha. A Study of some Aspects of Political Habituation », International Journal of Middle Eastern Studies, 1971, vol. 2, pp. 148-167. L’intérêt désormais irréversible pour les affaires libanaises se manifeste par la transformation du poste de Beyrouth en consulat général en 1864.
16 Le Hatt Humayun est un édit sultanien qui organise l’émancipation juridique des non-musulmans. Il reconnaît les structures communautaires comme le fondement de l’organisation des juifs et des chrétiens de l’Empire. Laurens Henry, L’Orient arabe. Arabisme et islamisme de 1798 à 1945, Paris, Colin, 1993, pp. 67-71.
17 Ageron Charles-Robert, « Gambetta et la reprise de l’expansion coloniale », Revue française d’histoire d’outre-mer, n° 215, 2e trimestre 1972, pp. 165-204. Les opportunistes dirigent les gouvernements entre 1879 et 1885. Leur représentant le plus éminent est Jules Ferry.
18 Binoche-Guedra Jacques. La France d’outre-mer, 1815-1962, Paris, Masson, 1992, pp. 65-66.
19 Rey F., op. cit., pp. 541-548. Thobie Jacques, s’appuyant sur la mission Pernot, propose l’effectif de 87 743 enfants scolarisés dans l’Empire ottoman, se fondant sur les établissements francophones et pas seulement français. L’estimation de la place des premiers paraît toutefois aléatoire. Thobie Jacques, Ali et les quarante voleurs, Impérialismes au Moyen-Orient de 1914 à nos jours, Paris, Messidor, 1985, p. 25.
20 Guillen Pierre, L’Expansion (1881-1898), Paris, Imprimerie nationale, 1984, pp. 27-32. Soit 0,1 % du budget ordinaire de l’État.
21 Bordat Gaston, « L’influence française en Orient », Questions diplomatiques et coloniales, t. 21, 1er avril 1906, p. 472.
22 On se reportera à Thobie Jacques, Intérêts et impérialisme français dans l’Empire ottoman de 1895 à 1914, Paris, Publications de la Sorbonne, 1977, 817 p.
23 Thobie Jacques, Intérêts et impérialisme..., p. 302.
24 Cloarec Vincent. « La France du Levant ou la spécificité impériale française au début du xxe siècle », Revue française d’histoire d’outre-mer, t. 83 (1996), n° 313. pp. 3-32.
25 Un barat est un document officiel délivré par le sultan.
26 À la fin du xviiie siècle, la vente de ces barats rapportait à un ambassadeur environ 400 000 francs par an. Rey F., op. cit., p. 267.
27 J’emprunte cette problématique de la non-territorialité des millet à Laurens Henry, L’Orient arabe..., p.70.
28 La période hamidienne est celle du long règne du sultan Abdul Hamid II (1876-1909). C’est le dernier souverain autocrate de l’Empire avant la révolution jeune-turque.
29 Guillen Pierre, op. cit., p. 357.
30 MAE, Turquie, 112,82, note de Jean Gout, sous-direction Asie-Océanie, 26 mai 1909.
31 C’est-à-dire participant au mouvement politique ottoman en faveur de la mise en place d’un régime constitutionnel.
32 Hourani Albert, La Pensée arabe et l’Occident, Paris, Naufal, 1991, pp. 254-269.
33 Fondé clandestinement à Istanbul en 1889, on l’appelle également le parti jeune-turc.
34 Azoury Negib, Le Réveil de ta nation arabe dans l’Asie turque en présence des intérêts et des rivalités des puissances étrangères, de la curie romaine et du patriarcat œcuménique, Paris, Plon-Nourrit, 1905, 257 p. Sur ‘Azzuri. voir Wild Stefan, « Negib Azoury and his book. Le Réveil de la nation arabe », Buheiry Marwan (éd.). Intellectual Life in the Arab East, 1890-1939, Beyrouth, 1981, pp. 92-104. L’orthographe francisée est celle adoptée par l’auteur chrétien.
35 Géographiquement, les Arabes de la Péninsule arabique.
36 Samné Georges, La Syrie, Paris, Bossard, 1920, pp. 62-63. Shukri Ghanim est un Libanais maronite, frère du célèbre Khalil Ghanim, l’un des fondateurs du mouvement jeune-turc à Paris. Georges Samné est un syrien grec-catholique natif d’Égypte.
37 Tauber Eliezer, The Emergence of the Arab Movements, London, Frank Cass, 1993, pp. 62-63.
38 Les Melchites représentent la deuxième communauté catholique de l’Empire ottoman, issue d’un schisme avec les Grecs-Orthodoxes au xviiie siècle.
39 Tauber Eliezer, op. cit., pp. 91-100.
40 Ibid., pp. 101-108.
41 Voir par exemple Pinon René, L’Europe et la Jeune-Turquie. Aspects nouveaux de la question d’Orient, Paris, Perrin, 1911, 500 p.
42 Spagnolo John P., France and Ottoman Lebanon, 1861-1914, London, Ithica Press, 1977, pp. 246-270. Hajjar Joseph, Le Vatican, la France et le catholicisme oriental (1878-1914), Paris, Beauchesne, 1979, pp. 504-512.
43 « Le mouvement autonomiste en Arabie », Bulletin du Comité de l’Asie française, n° 99, juin 1909. pp. 271-272.
44 Voir un bon exemple de cette analyse dans Marchand H., « Turcs et Arabes. Le khalifat orthodoxe », Bulletin du Comité de l’Asie française, n° 103. octobre 1909, pp. 416-420.
45 Les Syriens « ne conçoivent pas l’existence de leur pays autrement qu’à l’état de possession, soit ottomane, soit étrangère, mais, en tout cas, soumise à une autorité extérieure ». MAE, Turquie. 112, 81, Geoffray. ministre de France en Égypte, à Pichon, 26 mai 1909.
46 Le « partyi » colonial est un groupe de parlementaires dont les tendances politiques sont divergentes mais qui se retrouvent ensemble pour soutenir la politique coloniale de la France. Son action politique s’est réduite à partir de 1906. Ageron Charles-Robert, France coloniale ou parti colonial ?, Paris, PUF, 1978, 302 p., Andrew C.M. et Kanya-Forstner A.S., « Le mouvement colonial français et ses principales personnalités (1890-1914) », Revue française d’histoire d’outre-mer, n 229, 4e trimestre 1975, pp. 640-673.
47 Voir par exemple « Les intérêts français en Syrie ». L’Asie française, n° 128, novembre 1911, p.481-488.
48 Allain Jean-Claude, « Les débuts du conflit italo-turc : octobre 1911-janvier 1912, d’après les Archives françaises », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 18, janvier-mars 1971, pp. 106-115.
49 Sur l’Italie au Levant, Grange Daniel D., L’Italie et la Méditerranée (1896-1911), Rome, Collection de l’École française de Rome, 1994, 2 vol., 1702 p.
50 MAE, Saint-Siège, 36. 54, Intructions de Paléologue, directeur des affaires politiques et commerciales, 29 avril 1912.
51 DDF, 3e série, 1911-1914, t. 2, p. 104, Poincaré à Barrère, ambassadeur à Rome, 27 février 1912.
52 Pernot Maurice, Rapport sur un voyage d’étude à Constantinople, en Égypte et en Turquie d’Asie (janvier-août 1912), Paris, Firmin-Didot, s.d. (1912), 338 p.
53 Thobie Jacques, Intérêts et impérialisme français..., p. 652. MAE, Turquie, 403, 184-185, note de la direction politique et commerciale, 11 mars 1912.
54 Caillaux Joseph, Mes mémoires, Paris, Plon, 1947, vol. 3 : « Clairvoyance et force d’âme dans les épreuves (1912-1930) », pp. 15-16.
55 Sur l’ensemble de la question, voir Spagnolo John P., France and Ottoman Lebanon..., pp. 271-293.
56 Samné Georges, Le Liban autonome (de 1861 à nos jours), Paris, 1919, pp. 13-21.
57 En 1906, la Grande-Bretagne menace militairement l’Empire ottoman si celui-ci poursuit son projet d’embranchement de la ligne de chemin de fer du Hedjaz vers le port-terminus d’Akaba.
58 Voir sur cette question Khalidi Rashid I., British Policy towards Syria and Palestine, 1906-1914, London, Ithica Press, 1980, 412 p.
59 Le souverain égyptien porte le titre de khédive depuis 1866. Il est théoriquement toujours vassal du sultan ottoman, mais il est en fait dans l’étroite dépendance politique des Anglais, présents en Égypte depuis 1882. Le khédive (‘Abbas Hilmi II depuis 1892) s’intéresse beaucoup aux pays arabes.
60 L’Amirauté britannique estime que la sécurité de la Grande-Bretagne est assurée tant que sa flotte est aussi forte que les deuxième et troisième flottes mondiales réunies.
61 Sur l’ensemble de la question, Marder Arthur J., From the Dreadnought to Scapa Flow. The Royal Navy in the Fisher Era, 1904-1919, London, Oxford University Press, 1961, vol. 1 : « The Road to War, 1904-1914 », 459 p., et Williamson Samuel R., The Politics of Grand Strategy. Britain and France Prepare for War, 1904-1914, Cambridge Mass., Harvard University Press, 1969, 409 p.
62 DDF, t. 3, p. 108, Paul Cambon, ambassadeur à Londres, à Poincaré, 27 juin 1912. British Documents on the Origin of the War (1898-1914), Ed. by G.P. Gooch and H. Temperley, London, H.M. Stationery Office, 1938, vol. X, part II, « The last Years of Peace », p. 597.
63 Marder Arthur J., op. cit., pp. 299-300.
64 Haldane Viscount, Before the War, London, Cassel and Co, 1920, pp. 57-72. Grey Edward, Mémoires de Edward Grey, vicomte de Fallodon, Paris, Payot, 1927, pp. 235-241.
65 Marder Arthur J., op. cit., p. 308.
66 Girault René, Diplomatie européenne et impérialismes, 1871-1914, Paris, Masson, 1979, p. 236.
67 MAE, Turquie, 239, 33-38, Paul Cambon à Poincaré, 16 octobre 1912.
68 Poincaré Raymond, Au service de la France. Neuf années de souvenir, Paris, Plon-Nourrit, 1926, pp. 213-214.
69 Marine BB3-1341, Poincaré à Delcassé, 8 octobre 1912.
70 MAE, Saint-Siège, 36, 153-156, Ottavi à Poincaré, 21 novembre 1912.
71 MAE, Turquie, 236, 240, Bompard à Poincaré, 5 octobre 1912.
72 MAE, Turquie, 117, 27-30, Coulondre, consul suppléant à Beyrouth, à Poincaré, 11 octobre 1912.
73 Ibid., 95-97, Defrance, ministre au Caire, à Poincaré, 20 novembre 1912.
74 Ibid., 47-48, Fouchet, ministre suppléant au Caire, à Poincaré, 5 novembre 1912, 65-68 ; Coulondre à Poincaré, 12 novembre 1912.
75 Voir un exemple caractéristique de ce type de réaction dans MAE, Turquie, 104, 137, Guillois, consul à Damas, à Hanotaux, 24 avril 1897.
76 Ibid., 118, 3, vœu de la Société des études coloniales et maritimes, transmis le 2 décembre 1912 par le vice-amiral Besson, président de la Société, à Poincaré.
77 Jung Eugène, La Révolte arabe, Paris, Colbert, 1924, vol. 1, p. 46.
78 MAE, Turquie, 117, 101-104, Poincaré à Paul Cambon, 21 novembre 1912.
79 Ibid. Le dernier paragraphe est la reprise d’une note de 1909. Voir supra, p. 21.
80 Ibid., 118, 29, Cambon à Poincaré, 5 décembre 1912.
81 Poincaré Raymond, op. cit., pp. 411-412.
82 Le coup d’État a été préparé par les jeunes-turcs unionistes contre les jeunes-turcs libéraux (ou « ententistes ») au pouvoir depuis 1912. Les « ententistes » sont partisans de la décentralisation de l’Empire alors que les unionistes défendent le projet inverse. Ces derniers restent désormais au pouvoir jusqu’à la fin de la guerre. Les dirigeants unionistes sont Talaat pacha, Enver pacha et Jamal pacha.
83 MAE-Nantes, Constantinople B, 171-172, Correspondance politique, Bompard à Poincaré, 25 novembre 1912.
84 MAE, Saint-Siège, 47, 186-188, Paul Cambon à Poincaré, 7 janvier 1913. Caix Robert de, « La crise orientale et les relations entre la France et la Turquie », L’Asie française, n° 141, décembre 1912, p. 517.
85 MAE, Turquie, 440, note de Gavarry, directeur des affaires administratives et techniques, à Doumergue, ministre des Affaires étrangères, 24 décembre 1913.
86 Andrew Christopher M. et Kanya-Forstner A.S., « La France à la recherche de la Syrie intégrale, 1914-1920 », Relations internationales, n° 19, automne 1979, pp. 263-278. Ce parti syrien est composé du Comité de l’Asie française et du Comité de l’Orient, de la chambre de commerce de Lyon, de certains parlementaires dont Étienne Flandin et Georges Leygues, de diplomates tel François Georges-Picot, et du président de la République Raymond Poincaré.
87 Tauber Eliezer, op. cit., pp. 135-151.
88 MAE, Turquie, 119,200-208, Defrance à Jonnart, ministre des Affaires étrangères, 21 février 1913.
89 Ibid., 120, 243-253, Bompard à Pichon, 29 avril 1913.
90 Ibid., 16-19, Pichon à Bompard, 6 mai 1913.
91 Sur le congrès arabe-syrien de Paris, l’étude en langue européenne la plus récente est Tauber Eliezer, op. cit., pp. 178-197. En arabe, voir essentiellement al-Lajna al-’Ulya li-Hizb al-Lamarkaziyya bi-Misr (Muhibb al-Din al-Khatib), al-Mu’tamar al-’Arabi al-Awwal (« Le premier congrès arabe »), Le Caire, 1913, 210 p. Publication du Parti de la décentralisation qui conserve les discours originaux des membres du congres.
92 L’Asie française, n°147, juin 1913, p. 250.
93 La teneur essentielle des discours prononcés pendant le congrès arabo-syrien est dans Dabbas Charles (secrétaire du congrès pour les textes traduits en français), « Le congrès Arabe-Syrien », Correspondance d’Orient, n° 115, 1er juillet 1913, pp. 13-16, et dans Ismail Adel, op. cit., t. 20, pp. 225-242.
94 MAE-Nantes, Beyrouth-Consulat, 235, lettre de Ristelhueber à Couget, 13 mars 1913. Couget est consul général à Beyrouth. Ristelhueber est membre de la commission.
95 Sbai Jalila, « Organismes et institutions de la politique musulmane », Maghreb-Machrek, n° 152, avril-juin 1996, pp. 24-30.
96 Un vilayet est l’équivalent administratif d’une préfecture depuis la réforme ottomane de 1864. Il est divisé en sandjaq, sortes de sous-préfectures.
97 MAE, Turquie, 120, 3-16, note de la « commission des Affaires syriennes », 3 mars 1913. Voir la carte n°2.
98 Laurens Henry, « La politique musulmane de la France : caractères généraux », Maghreb-Machrek, n° 152, avril-juin 1996, pp. 3-12.
99 MAE, Turquie, 429,62-63, note de Ristelhueber, 27 décembre 1912.
100 C’est le cas de Muhammad Kurd ‘Ali à la veille de la guerre.
101 Ibid., 433, « commission interministérielle des affaires musulmanes », 10 avril 1913.
102 Seule exception, Hubert Lucien, Avec ou contre l’Islam ?, Paris, Édition de la Correspondance d’Orient, 1913, p. 5 : « Le monde musulman est géographiquement en retraite. Mais, par le nombre, il prend sans cesse plus d’importance. »
103 « Le Président considère que les sympathies manifestées par les musulmans syriens à l’égard de l’Angleterre découlent d’une idée très simple : ils ont gardé le souvenir de l’expédition du Liban, pour eux, l’influence française signifie protection des chrétiens. C’est ce sentiment qu’il faut surtout combattre. » MAE, Turquie, 433, « commission interministérielle des affaires musulmanes », 10 avril 1913.
104 Ibid., note du 25 novembre 1913.
105 Voir l’entrevue russo-allemande de Potsdam dans Harry Howard N., The Partition of Turkey. A Diplomatic History. 1913-1923, Norman, University of Oklahoma Press, 1931, pp. 50-51.
106 MAE, Papiers Jules Cambon, 50,190-192, lettre personnelle à Pichon, 28 mai 1913.
107 Voir la carte n° 2.
108 MAE, Turquie, 350, 159-166, Accord franco-allemand sur les questions d’Asie-Mineure, 15 février 1914. Voir également Priestley Herbert I., France Overseas, a Study of Modern Imperialism, London, Appleton-Century Company, 1938, p. 375. Earle Edward M., Turkey, the Great Powersand the Bagdad Railway. A Study in Imperialism, London, MacMillan and Co, 1923, p. 248.
109 MAE, Turquie, 349, 64-69, lettre personnelle de Jules Cambon à Pichon, 27 novembre 1913.
110 Ibid., 128, Bompard à Pichon, 5 décembre 1913.
111 Ibid., 187-189, Jules Cambon à Doumergue, 19 décembre 1913.
112 MAE, Turquie, 351, 15-19, Doumergue à Jules Cambon, 14 mars 1914.
113 MAE, Papiers Doumergue, I, 5-26, accord général franco-ottoman du 11 septembre 1913.
114 MAE, Turquie, 348, 130-135, note pour le Conseil des ministres, 20 septembre 1913. Voir également « Faits et documents : les accords franco-turcs. Les concessions françaises en Turquie », Correspondance d’Orient, n° 121, 1er octobre 1913, pp. 329-330.
115 Thobie Jacques, Intérêts et impérialisme..., pp. 698-699.
116 MAE, Turquie, 123, 5-7, Coulondre à Pichon, 19 août 1913.
117 Voir, pour plus de détails, « Faits et documents : les élections législatives ». Correspondance d’Orient, n° 129, 1er février 1914, pp. 128-130.
118 Al-Misri, emprisonné par les autorités ottomanes au printemps 1914, est libéré sous la pression de la Grande-Bretagne.
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