Préface
p. 5-7
Texte intégral
1Les historiens du xxe siècle sont prisonniers de leurs sources alors qu’ils sont sollicités de répondre au plus vite aux questions de leurs contemporains. C’est particulièrement vrai pour l’histoire du Proche-Orient durant la décennie cruciale 1912-1922. Les témoins français en ont relativement peu parlé et le plus souvent avec une passion attisée par les conflits de l’après-guerre. Pendant longtemps, la vision commune s’est alimentée de la tradition lawrencienne avec le succès mondial des Sept Piliers de la Sagesse et la tradition arabe a trouvé sa vulgate dans les œuvres d’Amin Saïd (en arabe) et de George Antonius (en anglais). Les principaux cadres de référence sont ainsi fixés dès la fin des années 1930.
2Cette domination du champ historiographique par l’école anglo-saxonne, finalement peu remise en cause par les historiens nationalistes arabes intégrés dans le circuit académique occidental, s’est trouvée consacrée par l’ouverture des archives britanniques dans les années 1960. Certes, de redoutables polémistes comme Elie Kedourie ont pu en profiter pour pourfendre les erreurs des fossoyeurs de l’Empire britannique. Mais le schéma faisant des Français les « méchants de l’affaire » n’a pas été fondamentalement altéré.
3Le peu d’intérêt que portait l’école française d’histoire des relations internationales, à l’exception notable de M. Jacques Thobie, à l’histoire du Proche-Orient explique l’absence de remise en cause. Mais la responsabilité principale demeure dans la fermeture trop longues des archives françaises. Celui qui ouvre le plus vite et le plus largement ses archives dicte pour plusieurs décennies la vision commune du passé et, par là, détermine un peu l’avenir.
4Ce n’est que depuis le début des années 1990 que l’intégralité des fonds français est disponible. La révélation est venue des archives rapatriées des postes et déposées à Nantes. Leur richesse est exceptionnelle, aussi bien en qualité qu’en quantité. Une autre lecture des événements a été rendue possible.
5J’ai eu ainsi la chance de pouvoir réunir à l’INALCO une petite équipe qui a entrepris une relecture des événements de la Grande Guerre au Proche-Orient. M. Vincent Cloarec en a été un des éléments les plus brillants. L’ouvrage présenté ici représente le dépouillement le plus systématique à ce jour des archives françaises à travers un dédale de séries et de sous-séries, à Paris et à Nantes. Ce jeune chercheur en a tiré une synthèse brillante dans la lignée des grands travaux français d’histoire des relations internationales. Avec bonheur, il discerne les conjonctures courtes de ces années de guerre, montre combien rien n’était vraiment déterminé à l’avance et quelles étaient les autres virtualités d’évolution. Il sait camper les situations et les personnages tout en introduisant les conceptualisations nécessaires sans en abuser. On doit féliciter l’auteur d’avoir refusé une lecture littérale des documents qui en adopterait les partis pris ou qui rechercherait avant tout l’événement scandaleux, comme le fait trop souvent aujourd’hui une certaine littérature historique. Au contraire, sa méthodologie est fine, s’inquiète des sous-entendus, des structures intellectuelles sous-jacentes et se préoccupe de discerner les évolutions par l’observation des modifications terminologiques. C’est toute une démonstration d’intelligence et de finesse.
6De cette recherche, il ressort une nouvelle fois l’existence d’un modèle français de prise de décisions marqué par l’interpénétration des milieux dirigeants et des groupes de pression. M. Cloarec remet en cause le poids – qu’il juge excessif – donné précédemment au parti colonial et, inversement, montre l’importance accordée à la négociation Picot par son ministère. Ce qu’il importe de discerner est qu’il s’agit avant tout d’un lieu de débats et de documentation, d’où l’homogénéité finale des positions des différents acteurs fondées sur une approche intellectuelle commune. De même, le sens profond de l’Entente franco-britannique est particulièrement bien analysé : c’est un jeu d’obligations morales que les responsables français, que l’on accuse trop souvent de juridisme pointilleux, ont su gérer avec intelligence.
7La guerre au Proche-Orient a pris tout le monde au dépourvu. L’acte révolutionnaire essentiel est l’abolition des capitulations, véritable entreprise de décolonisation. En dehors de l’enjeu musulman, pour les Alliés (Afrique du Nord pour la France, Inde pour la Grande-Bretagne) c’est l’objet de la guerre en Orient. Les Français et les Britanniques restent un temps encore attachés au maintien de l’Empire ottoman, mais plus comme structure de condominium occidental que pour autre chose. L’analyse, ici présentée, de la négociation Sykes-Picot me semble définitive. On s’est finalement résigné à la chute de l’Empire ottoman, plutôt que d’en avoir souhaité la disparition.
8Le choix de décembre 1918 constitue un « terminus » commode même si la stabilisation définitive ne sera obtenue qu’en 1920-1921. L’intérêt de faire l’arrêt au lendemain de la fin des hostilités est de mieux saisir les dynamiques qui sont en cours durant les années étudiées. Il existe bien sûr une politique syrienne, mais elle est victime de l’indétermination même de la définition de la Syrie et des Syriens. La logique qu’a créée la correspondance Hussein Mac Mahon et qu’a acceptée la France est bien dans une opposition de deux termes antagonistes – Arabie contre Syrie – avec des essais de dépassement, d’où l’apparition des termes de « politique arabe ». Il n’en reste pas moins que les termes clefs sont bien ceux de « politique d’influence », avec un fort caractère culturel et francophone et dont le but est d’affermir la puissance française.
9Dans une certaine mesure, la France est victime des événements dans la conjoncture de la Grande Guerre. Elle y perd deux des pivots essentiels de sa politique – les capitulations et le protectorat catholique – tandis qu’elle s’aliène le mouvement national arabe. Elle a lié son sort à celui d’une civilisation levantine qui entre dans un inexorable déclin tout en se constituant en grand mythe littéraire. Mais la disparition de ces éléments clefs peut aussi constituer une libération : d’un côté, elle peut permettre la formulation plus spécifique d’une politique de francophonie dépassant les cadres d’une politique clientéliste ; d’autre part, elle ouvre la voie à une politique de coopération qui prend la relève sur une base plus égalitaire de la politique capitulaire. Ces vues débordent largement le cadre traité, mais il me semble que l’on peut distinguer dans les discussions de ces années si denses les prémices de ce qui constituera plus tard les nouveaux axes de la politique française. Cette brève introduction montre l’importance du travail de M. Vincent Cloarec et l’heureuse initiative prise par CNRS ÉDITIONS en le publiant.
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