Chapitre VIII. Le cinéma des années cinquante
p. 219-254
Texte intégral
1Le cinéma des années cinquante est souvent présenté comme enchâssé dans un entre-deux : il se dégage à peine de l’immédiat après-guerre et précède la période de la Nouvelle vague devenue une telle référence emblématique qu’elle conduit fréquemment à relire cette période à la lumière de ce qui lui a succédé. Dans l’après-guerre, se manifeste une certaine continuité avec l’école française des années trente, composée de réalisateurs tels que Carné, Duvivier, Feyder ou Renoir. Dans son panorama du cinéma français de 1957, Bazin peine à trouver une analyse éclairante de la première partie des années cinquante et se contente de confirmer qu’il s’agit bien d’un cinéma du réalisme, tout en y apportant quelques nuances : au « réalisme noir et poétique » de l’avant-guerre se serait substitué un « réalisme psychologique ». On reste dans les généralités : un réalisme psychologique pour le distinguer du réalisme social. On retrouve la noirceur des scénarios, le pessimisme, le goût du tragique et de l’échec1, sans oublier le pittoresque du milieu, l’expressivité de l’image et le vieil ancrage naturaliste d’inspiration littéraire.
2Sur le plan économique, dans le début des années cinquante, le cinéma français se rétablit, les mesures de régulation et d’aide y contribuant2. La période constitue l’apogée du cinéma en tant que spectacle populaire : 1947 et 1957 sont deux années record avec 423 millions et 411 millions de spectateurs, le seuil inférieur se situant à 359 millions de spectateurs en 1952. Ensuite, le déclin sera régulier et durable, provoquant sur vingt ans un effondrement : entre 1957 et 1976, la fréquentation diminue de 58 %.
3Dans les années cinquante, le cinéma français est en assez bonne santé économique, avec un secteur de la production bénéficiaire dans son ensemble4. La multiplication des coproductions apparaît comme une solution salvatrice pour une industrie cinématographique européenne où l’étroitesse des marchés nationaux affecte la probabilité de retour sur investissement et limite le montant des capitaux qu’il est raisonnable d’engager5. Par ces pratiques, on assure de larges tours de table pour réunir les capitaux, on favorise le regroupement des savoir-faire et la présence à l’écran de vedettes nationales qui servent la sortie du film dans leurs pays respectifs6. En réduisant la part de risques de chacun, les coproducteurs s’engagent a priori plus volontiers, mais la formule a des propriétés qui en limitent la portée, notamment le poids des contraintes de pilotage de tels projets et le caractère parfois lourdement hybride des films qui en sont issus (déjà les affres de l’« euro-pudding »). Les budgets augmentent, on croit pouvoir mieux les amortir, mais en dehors de quelques belles réussites et de quelques traditions comme les coproductions franco-italiennes, la piste se révèle plutôt décevante.
4Cette décennie montrera que les capacités de renouvellement du système en place sont limitées, ce qui rendra d’autant plus nécessaire une remise en cause venue de l’extérieur du champ corporatif. Une jeunesse porteuse d’une autre idée du cinéma cherche à s’abstraire des lourdes contraintes d’un modèle commercial et industriel dominant, et conduit les prémices d’une révolution cinématographique qui prendra le nom de Nouvelle vague7. Peut-être pas une école, plutôt une cohorte de réalisateurs assez différents qui participent d’un mouvement générationnel et s’opposent avant tout à un modèle qui leur semble suranné. De nombreux films relevant de cette logique pourraient être cités, le cas de La Femme et le pantin sorti en 1959 étant représentatif des traits dominants d’un certain système. Il sera étudié à la fin de ce chapitre pour conclure la période, après qu’aura été approfondie l’analyse de trois projets de films qui connurent au contraire un grand succès en 1952 et 1953, années de leurs sorties : Jeux interdits de René Clément, Manon des Sources de Marcel Pagnol et Le Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot. Trois films singuliers au regard du système d’avances à la production cinématographique : le premier parce qu’il fut distingué par de nombreux prix, mais s’est vu sèchement refuser la moindre avance, le deuxième parce que les 15 millions de francs accordés seront finalement refusés par Marcel Pagnol. Quant au troisième, une interruption de tournage de sept mois aura des conséquences budgétaires désastreuses.
Jeux interdits : un rejet en premier examen
5Couronné par le Lion d’or de Venise et le Grand prix indépendant du Festival de Cannes en 1952, puis par l’Oscar du meilleur film étranger en 1953, Jeux interdits de René Clément semble intuitivement avoir eu les atouts nécessaires pour obtenir une avance du Crédit National. C’est du moins le regard que l’on peut porter a posteriori. Pour les membres du Comité d’attribution, la question apparût sous un jour plus équivoque. Dans une lettre datée du 10 septembre 1951 adressée à Robert Dorfmann, directeur de la Silver Films, Jacques Brunet, directeur général du Crédit National, écrit : « Nous avons l’honneur de vous informer que le Comité d’Attribution des Avances à l’Industrie Cinématographique réuni au Crédit National le 6 courant n’a pas cru pouvoir accueillir favorablement votre demande. »
6Pas la moindre explication n’est donnée, mais l’extrait du procès-verbal qui conclut au rejet argumente en une seule phrase : « La nature des sujets proposés dans les 3 sketches réunis sous ce titre risque de compromettre l’exploitation de cette production dont le devis provisoire dépasse d’ailleurs 90 millions de francs. »
7Il faut noter que le devis provisoire est effectivement assez élevé : 37 millions de plus que le devis moyen des films produits en 1951 qui s’élève à 53 millions de francs, en forte hausse par rapport à l’année précédente dont la moyenne était déjà de 44 millions8. D’autant plus élevé si l’on considère qu’il ne s’agit pas d’un film à costumes avec somptueux décors et vedettes internationales9. Pourtant la lourdeur du devis présenté peut s’expliquer par le principe même d’un film qui se compose de trois courts-métrages qui n’utilisent ni les mêmes lieux extérieurs de tournage, ni les mêmes décors, ni les mêmes comédiens ; une telle formule allonge en outre les temps de tournage et multiplie les déplacements.
8La demande d’avance de Silver Films en date du 27 juillet 1951 est de 30 millions de francs, alors que le niveau moyen de celles qui seront accordées au cours de cette année est de 15 millions10. Pour financer ce film, le producteur déclare avoir l’intention d’apporter 20,9 millions de francs, le reste étant pourvu, en plus de l’avance du Crédit National, par l’Aide au cinéma pour 20 millions, l’avance distributeur pour 10 millions et le crédit fournisseurs pour 10 millions. Le projet de film prévoyait donc qu’il soit financé à 55 % entre l’avance du Trésor et l’Aide au cinéma, l’apport des producteurs n’étant que de 23 %. Considérant que le budget était quelque peu surdimensionné, il n’y a qu’un pas pour suspecter qu’il pourrait s’agir d’un moyen de faire le film avec un apport producteur minime, tandis que le système conjugué Aide-avance au cinéma porterait l’essentiel du financement.
9Le projet de film se présente sous la forme de trois sketches ; le premier intitulé Croix de bois, croix de fer se situe pendant l’exode de juin 1940 où une fillette, Paulette, qui a vu mourir ses parents rencontre un petit garçon, Michel, avec qui elle partagera des jeux étranges relatés dans le scénario :
« Ils pensent à la mort, puisqu’autour d’eux, si jeunes, la guerre a établi la mort comme maître du monde. Ou plutôt, ils n’y pensent pas. Mais naïfs, c’est-à-dire : purs, ils la vivent et ils la jouent. Bien sûr, ils ne savent pas ce que c’est. Ils savent tellement peu qu’ils n’en ont même pas peur. Et, imitant en cela les “grands” mais pour d’autres raisons, ils s’attachent essentiellement aux cérémonies mortuaires. C’est la mort présentée et justifiée, par les funérailles. (…) Et la guerre sert encore de caisse de résonance, à la fin, quand Michel est mort, quand Paulette reste seule avec lui, et quand deux motocyclistes de l’armée allemande passent en trombe devant leur petit cimetière, pendant que les paysans stupéfaits regardent passer le vainqueur et en oublient de se battre entre eux. »
10Un tel scénario a pu susciter quelques réserves : c’est la « nature des sujets » qui est mise en avant dans l’argumentaire lapidaire du Comité pour justifier le rejet, la hauteur du devis étant un facteur aggravant. La formule des trois sketches, avec un deuxième intitulé Histoire de l’aigle et un troisième Le Bon Dieu sans confession est également un facteur d’inquiétude.
11Le distributeur du film, Corona, propose de se porter garant du remboursement, mais malgré cette garantie offerte et la bonne présentation du dossier, le 6 septembre 1951, la demande d’aide est rejetée en premier examen. Le Comité n’offre même pas la possibilité d’améliorer le projet et de tenter d’obtenir l’avance en deuxième examen. Le 23 octobre 1951, le directeur général du CNC adresse une lettre au président du Comité d’attribution, lui demandant un nouvel examen du dossier du film. Cette requête n’aboutira pas, une note manuscrite datée du 31 octobre exprimant la confirmation du rejet par le Président11.
12Cette note est la dernière de ce dossier, ce qui laisse supposer que le projet a été classé « sans suite ». Pourtant dans le dossier de Gervaise, film réalisé en 1955 par René Clément et produit par Silver Films, il est fait mention dans un rapport du Crédit National du fait que la société de production a intégralement remboursé l’avance de quatre films, dont Jeux interdits12. Cette énigme se résout lorsque que l’on accède à un autre dossier du fonds d’archives du Crédit National qui n’est pas relatif au film Jeux interdits, mais au groupe Silver Films – Films Corona.
L’intervention de l’État pour sauver une entreprise
13En 1951, le groupe Silver Films – Films Corona est en proie à de graves difficultés financières, au point que la cessation d’activité est considérée comme probable. Va alors se produire une intervention de l’État qui rompt avec les règles de procédure, puisqu’il va être directement demandé au Comité d’attribution des avances du Crédit National d’accorder au groupe un financement afin d’éviter la faillite et de permettre l’achèvement des films en production. Par une lettre de François Bloch-Lainé, directeur du Trésor, datée du 13 février 1952, il est demandé au président directeur général du Crédit National de venir en aide aux sociétés Silver Films et Corona, « bien que les modalités de cette opération diffèrent à certains égards des conditions habituelles des interventions en exécution de la loi du 19 mai 194113 ». Il joint à son courrier une lettre du ministre de l’Industrie et de l’Énergie datée du 7 février 1952 qui va en ce sens :
« Mon attention a été particulièrement attirée par le Centre national de la Cinématographie sur les conséquences néfastes qu’auraient actuellement, pour l’industrie du film français, les faillites des sociétés Silver Films et Corona. En effet, la société Corona est une des principales firmes de distribution en France et la société Silver Films a entrepris et presque terminé la production de plusieurs films qui présentent, pour l’économie française et le prestige de la France à l’étranger, un intérêt certain. À l’heure actuelle, les difficultés de ces firmes se présentent, avant tout, comme des difficultés de trésorerie. En effet les expertises qui ont été faites ont permis de dégager qu’en face d’un passif d’environ 490 millions se trouve un actif possible de 550 millions. Dans ces conditions, des efforts ont été tentés pour éviter une faillite préjudiciable à l’industrie cinématographique entière.
Le Centre national de la cinématographie, l’Expert comptable de ce Centre et du Crédit National ainsi que les principales banques de la place ont dressé un plan destiné à renflouer ces affaires. Ce plan consiste :
1. à éliminer le gérant responsable de la mauvaise conduite de ces affaires et à lui faire porter personnellement une part des dettes de ces sociétés ;
2. à permettre par un octroi de crédits de terminer les films en cours et d’allouer à l’affaire de distribution (société Corona) le minimum de trésorerie indispensable. À cet effet, il serait nécessaire que sur les crédits gérés par le Comité des avances à l’industrie cinématographique siégeant au Crédit National en vertu de la loi du 19 mai 1941, une avance de 75 millions soit accordée en faveur des différents films entrepris par la Maison Silver Films. Cette avance serait garantie, selon l’usage, par des délégations sur les premières recettes des films et en outre par la caution des différentes banques de la place.
Je suis amené à penser que l’intérêt de ces opérations dans le moment présent ne vous échappera pas et que votre représentant audit Comité voudra bien donner à leur sujet un avis favorable. Je vous serais reconnaissant de me tenir informé, dans les meilleurs délais, de la suite que vous voudrez bien réserver à la présente affaire. »
14L’intervention du ministre de l’Industrie auprès de la direction du Trésor est pour le moins directe et impérative, le plan de redressement étant déjà bâti dans les moindres détails par le CNC conseillé par le cabinet Chéret. L’on retrouve comme en 1941 les arguments de l’intérêt économique et du prestige de la France. L’analyse économique menée par le CNC conclut à un problème de trésorerie qui peut être résolu, alors que le groupe a des bases saines. Notons toutefois qu’il est lourdement endetté ; en date du 26 octobre 1951, on trouve sur le compte du film Jeux interdits une inscription au Registre public de la cinématographie d’une créance de 83 625 000 francs, avec nantissement et délégation de recettes au profit de la Société association financière pour le commerce et l’industrie. Dans le rapport daté du 30 janvier 1952 qui détaille l’opération de sauvetage financier du groupe on peut lire :
« Le problème posé dès le début des difficultés rencontrées par le groupe Silver-Corona, est de trouver 88 millions d’argent frais qui, joints aux 70 millions apportés par la disposition des fonds de la Loi d’Aide, permettraient de payer partie comptant, partie dans un délai raisonnable, les 160 millions de créances de premier rang actuellement exigibles et non gagées.
La solution actuelle qui se substitue au crédit moyen terme primitivement envisagé, est d’une forme plus compliquée que ce dernier, et impose de lourdes charges aux créanciers déjà gagés qui devront s’effacer devant le Crédit National, et ne jouiront pas de facilités de réescompte. »
15Lors de sa séance du 26 février 1952, le Comité d’attribution des avances décide qu’une avance de 75 millions de francs sera faite au groupe Silver Films – Corona :
« Sur la demande du ministre de l’Industrie et de l’Énergie, soucieux d’“ éviter une faillite préjudiciable à l’industrie cinématographique ”, et en accord avec le ministère des Finances (Direction du Trésor), le Comité admet, par mesure exceptionnelle et bien que les modalités de cette opération diffèrent à certains égards des conditions habituelles de ses interventions, l’octroi d’une avance de 75 millions destinée à assurer la bonne fin des 4 films suscités et garantie par la délégation de la totalité des recettes françaises appartenant à Silver Films, c’est-à-dire : 50 % sur La Maison dans la dune, 50 % sur Agence matrimoniale, 100 % sur Trois femmes, 100 % sur Jeux interdits. »
16En mars 1952, Robert Dorfmann démissionne de ses responsabilités de gérant où il est remplacé par Ray Ventura. Il cède ses parts au profit de FIGECI, filiale fiduciaire du cabinet Chéret, agissant en qualité de trustee pour le compte de l’ensemble des créanciers. Dans ce cas très singulier de tentative de sauvetage d’un groupe, le cabinet Chéret se retrouve en première ligne pour gérer directement le redressement. Il s’agit là d’un cas exceptionnel d’utilisation du dispositif d’avances en dehors de son cadre législatif et réglementaire, par le jeu d’une intervention directe et conjointe du ministère de l’Industrie et du ministère des Finances. L’outil d’avances à la production est utilisé pour renflouer un groupe et l’aider à passer une grave crise de trésorerie. En réalité, l’engagement va au-delà puisqu’il est fait le pari que l’entreprise est viable, alors que son sort dépend du degré de réussite de quatre films qui sont en production.
17Jeux interdits pourra, grâce à cette intervention, être terminé, mais dans une forme profondément modifiée : le projet de film à sketches en trois parties est abandonné au profit d’un recentrage sur le scénario de Croix de bois, croix de fer qui deviendra la trame dramatique d’un long-métrage d’une durée de 1 h 22. L’obstacle que pouvait constituer le film à sketches pour une sortie en salles est ainsi levé, et des économies de production sont en outre rendues possibles. De plus, René Clément remanie le scénario : plutôt que de terminer le film par la mort de Michel, il choisit de laisser les deux enfants vivants, mais séparés, Paulette étant recueillie par un orphelinat14. Il est difficile d’apprécier dans le détail l’impact du refus d’avance initial sur l’évolution du projet, mais cette situation vient confirmer ce dont témoignent de nombreux processus de production de films : les ambitions artistiques et les déterminations économiques se conjuguent inévitablement, contribuant à produire un résultat que l’on appelle une « œuvre ».
18Le film connut une sortie difficile, mais les Prix qu’il reçut lui donneront une deuxième chance qui se traduira par une reconnaissance critique et une réussite commerciale. Le film fera sur le total de sa carrière 4 908 922 entrées et se classera septième au box-office de l’année 1952. Son évolution par rapport au projet initial conduit à porter un regard différent sur le processus de décision du Comité d’attribution. Dans le secteur de la production cinématographique, les choix de ce type abondent, dans un sens ou dans un autre. L’intuition et l’intime conviction participent de cette économie du pari et si pour s’engager les producteurs doivent croire en leur bonne étoile et se sentir en phase avec la société et le marché, le recul permet d’apercevoir que cette correspondance est incertaine, temporaire et contingente15.
Renoncer à une avance accordée : Manon des Sources
19Manon des Sources est le vingt-quatrième film de Marcel Pagnol. C’est la première fois qu’il demande une avance au Crédit National, confirmant que l’on peut très bien s’en passer et que le Comité d’attribution n’est pas un passage obligé de la production cinématographique française. L’avance demandée par Pagnol le 16 mai 1952 est de 15 millions de francs sur un devis de 51 millions établi par ses propres soins, soit 29,5 %, le taux de 30 % étant devenu, dans la pratique, une sorte de limite supérieure aux contributions du Crédit National : il s’agit là du niveau de participation qu’un producteur peut raisonnablement demander16.
20Le réalisateur gère sa propre société de production, la Société nouvelle des films Marcel Pagnol, qu’il a fondée en 1943 après avoir vendu un an plus tôt la Société Marcel Pagnol à la Société nouvelle des établissements Gaumont. Dans le devis, un montant élevé revient à l’écriture : 2,1 millions de francs pour Marcel Pagnol, auteur, adaptateur et dialoguiste, alors que son salaire de metteur en scène est au forfait. La rémunération de Jaqueline Pagnol est d’un million de francs.
21Le Comité d’attribution examine le dossier, constate que la situation financière de la société est saine17, et la présence de Pagnol en tant qu’auteur, réalisateur et producteur, avec sa notoriété et ses succès antérieurs, ne peut que conforter une décision positive lors du second examen, le 27 mai 1952. Trois jours plus tard, le Crédit National envoie à Marcel Pagnol le contrat à signer. Il comporte, comme demandé, le montant de l’avance, 15 millions de francs, la délégation de 75 % des recettes françaises et un nantissement de premier rang sur le film, mais également d’autres clauses qui ne vont pas être du goût d’un producteur soucieux de gérer ses propres affaires et de ne pas se voir imposer la moindre tutelle. Le Crédit National requiert en effet la caution solidaire de Pagnol, rappelle que le budget ne devra pas dépasser de plus de 5 % le devis établi, et que le cabinet Chéret sera engagé aux frais du producteur pour vérifier les contrats et les dépenses effectuées tout au long du tournage18. Enfin, il souligne que les producteurs du film devront prendre à leur charge les frais de contrôle des assurances (28 000 francs)19.
Un coup de théâtre
22Quatre semaines après l’accord du Crédit National, un coup de théâtre se produit que rien dans le dossier ne laissait prévoir : dans une lettre du 24 juin 1952, Marcel Pagnol écrit de Marseille à Monsieur Heldt, directeur de la Société nouvelle Les films Marcel Pagnol installée avenue Georges V à Paris, pour lui annoncer qu’il renonce à l’avance de 15 millions de francs consentie le 27 mai par le Crédit National pour le financement de Manon des Sources. Furieux, il fustige l’établissement financier pour son coût prohibitif et ses conditions exorbitantes :
« En exigeant d’être remboursé le premier, et en demandant d’autre part ma garantie personnelle, il est tout à fait clair que le Crédit National refuse de prendre le moindre risque. (…) En m’imposant Chéret, le Crédit National m’impose 400 000 francs de frais inutiles. (…) le cabinet Chéret a une mission fort précise. Il n’est nullement mon employé, mais mon surveillant et mon patron. Parce qu’il représente les 15 millions du Crédit National, il a le droit de surveiller l’emploi des 25 que j’apporte, et de donner son avis sur tout. Cela est intolérable. »
23Pagnol adresse une copie de cette lettre avec un mot d’accompagnement aimable pour Monsieur Flûry qu’il prie de bien vouloir l’excuser20, mais sa décision est sans appel. Lors de la séance du 30 juin, le Comité d’attribution « prend acte du désistement du producteur qui n’accepte pas de se conformer aux conditions habituelles destinées à assurer la sécurité des Fonds du Trésor. L’avance consentie en premier et deuxième examens le 27 mai dernier est donc annulée ». En dépit de ce désaccord et de l’absence des 15 millions d’avance, le tournage a lieu aux dates prévues pendant l’été 1952, la Société nouvelle Les films Marcel Pagnol pouvant s’appuyer sur sa propre surface financière, de fidèles collaborateurs et un bon réseau de partenaires, notamment la Société nouvelle des établissements Gaumont qui se chargera de la distribution.
Une critique mitigée et un public nombreux
24Au moment de sa sortie en salles, le 16 janvier 1953, les critiques se perdent en conjectures sur le coût véritable d’un film tourné pour l’essentiel en extérieurs21 dont le montage initial était d’une dizaine d’heures, la rumeur évoquant 70 millions de francs22. Manon des Sources se présente en effet comme un film-fleuve dont la version originelle de plus de cinq heures a été réduite par Pagnol à deux films de deux heures, ramenés ensuite sur injonction du distributeur à un seul film en deux parties de plus de trois heures. L’accueil critique est mitigé, mais cela ne nuira pas à la réussite publique et commerciale du film : avec 4 278 000 entrées au total, il atteint la neuvième place du box-office de l’année 1953. Les critiques mettent l’accent sur la longueur du film et distillent leurs compliments avec ironie, tel Jean de Baroncelli dans Le Monde : le film « plaira à ceux qui ont aimé Angèle ou La Femme du boulanger. (…) Si vous aimez Pagnol et son théâtre, ne manquez pas Manon des Sources. Si trop de navets vous ont écœuré des histoires provençales et si vous êtes insensible aux prestiges d’une langue où l’or et le limon se mêlent, comme dans le cours du Rhône, passez votre chemin23. »
25André Bazin, plus radicalement, présentera Manon des Sources comme « l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en matière d’adaptation théâtrale à l’écran ». Il se montre sévère avec le personnage de Manon « interprétée de la manière la plus artificiellement théâtrale par Jacqueline Pagnol24 », tout en regrettant que le film ait été coupé :
« La durée commerciale des films est absolument arbitraire, ou plutôt déterminée par des facteurs uniquement sociologiques et économiques (horaires des loisirs, prix des places) qui n’ont rien à voir avec les exigences intrinsèques de l’art, ni même avec la psychologie des spectateurs. (…) Il ne faut pas prendre pour de l’ennui certains temps de repos, les détentes du récit nécessaires au mûrissement des mots. Mais s’il en est ainsi, on ne le doit qu’aux coupures. »
26Bazin rend aussi hommage à Pagnol, à une démarche qui lui garantit une rare indépendance, tout en exprimant de sérieuses réserves sur son œuvre :
« Si Pagnol n’est pas le plus grand auteur de films parlants, il est en tout cas quelque chose comme son génie. Le seul peut-être qui ait osé depuis 1930 une démesure verbale comparable à celle des Griffith ou des Stroheim au temps de l’image muette. Le seul auteur qui puisse lui être comparé aujourd’hui est Chaplin et pour une raison précise, parce qu’il est aussi avec Pagnol le seul auteur-producteur libre. (…) Mais tout dans l’art de Chaplin est tendu vers sa propre critique, laisse le sentiment de la nécessité de l’économie et de la rigueur. Tout au contraire dans Pagnol contribue à un incroyable gâchis. Une plus grande absence de sens critique est difficilement concevable. L’inconscience délirante des exigences esthétiques relève d’une véritable pathologie de la création artistique25. »
27Sont mis en avant dans cet article de 1953 des thèmes essentiels que la Nouvelle vague cherchera à défendre quelques années plus tard : la centralité de l’auteur, l’artiste qui se distingue de l’artisan, l’indépendance fondée sur sa capacité à créer son propre structure de production intégrée (Truffaut et Les Films du Carrosse) et l’importance cruciale du sens critique. La critique comme lieu de la formation de l’auteur, par opposition au modèle corporatif et à l’IDHEC, école professionnelle de formation aux métiers du cinéma créée sous Vichy.
Le Salaire de la peur
28Le projet du film Le Salaire de la Peur est porté par deux coproducteurs : la Compagnie industrielle commerciale cinématographique (CICC) et Vera Film, une SARL détenue à 90 % par Henri-Georges Clouzot. Se trouvent donc associés pour ce projet un producteur installé26 et un réalisateur connu pour L’Assassin habite au 21, Le Corbeau et le déjà célèbre Quai des Orfèvres, avec dès le départ l’engagement de Charles Vanel et d’Yves Montand pour les deux principaux rôles : un carré d’as pour un projet ambitieux.
29Alors que la CICC est une SA au capital de 10 millions de francs, Vera film est une petite SARL au capital de 500 000 francs fondée par Clouzot en décembre 1949 dans la perspective d’un projet de film commun. Ce film qui devait s’intituler Brasil obtint en janvier 1950 en premier examen un avis favorable du Comité d’attribution pour une avance d’un montant de 20 millions de francs, assortie d’une délégation de 85 % des recettes françaises et de 25 % des recettes étrangères27. Le projet n’aboutit pas, mais les accords passés entre les producteurs et les techniciens sont maintenus et reportés sur un nouveau projet : Le Salaire de la peur.
30Dans ce projet originel, les prises de vues doivent démarrer le 15 août 1951 pour une durée de douze semaines (durée provisoire en raison de l’absence de découpage technique), principalement en extérieurs dans la région de Nîmes, une petite partie du tournage concernant les transparences et les raccords devant avoir lieu en studio à Paris. Le devis initial se monte à 102,7 millions de francs, en regard duquel l’à-valoir distributeur représente 36,4 millions, soit 35,4 % : 20 millions apportés par Filmsonor pour la France et la Sarre, 8,4 millions pour la Belgique, 5 millions pour la Suisse et 3 millions pour l’Afrique du Nord. Viennent ensuite à quasi-égalité l’avance demandée au Crédit National et l’apport des deux coproducteurs, respectivement 30 et 29,3 millions de francs.
31En premier examen, le projet est surtout critiqué pour son budget qui paraît trop lourd. Pour le second examen, le devis est revu à la baisse de 4,52 millions. Les principales économies portent sur les frais de studios et de laboratoires qui en chutant d’une dizaine de millions sont pratiquement divisés par deux ; les frais généraux sont également réduits de moitié, alors que le poste « Imprévus » régresse de presque 2,5 millions. Le coût d’interprétation est aussi diminué : dans le devis initial la rémunération de Charles Vanel pour quinze semaines de tournage était évaluée entre 4 et 6 millions de francs, et elle est ramenée à 2 millions. Pour celle d’Yves Montand située entre 1 et 2 millions de francs, on revient à 900 000 francs auxquels s’ajoutent les 100 000 francs d’honoraires de son agent, tandis que Peter Van Eyck est à 400 000 francs. En revanche, les frais divers augmentent de plus de 11 millions, ce qui porte ce poste à presque 42 % de ce second devis, et la ligne « Personnel technique » de 2,5 millions, soit 25 % (voir tableau, ci-dessous).
32En définitive, on observe une certaine redistribution entre les lignes budgétaires, mais la réduction du devis n’est que de 4,4 %, ce qui est bien modeste. Pourtant, le 30 juillet 1951, le Comité d’attribution, tout en soulignant de nouveau que le devis reste « encore assez élevé », accepte d’accorder une avance de 22 millions de francs moyennant une délégation de 75 % des recettes françaises ou de 80 % de la France métropolitaine, une garantie de remboursement étant donnée par le distributeur Filmsonor. Par rapport à la demande de financement initiale de 30 millions, il y a un manque de 8 millions, et de plus, rapidement, vont apparaître les premiers dépassements.
33Le 23 août 1951, le directeur de production, Raymond Borderie, demande au Crédit National que l’avance consentie soit majorée de trois millions supplémentaires. Il justifie cette demande additionnelle par l’importance des constructions qu’il a fallu entreprendre et la nécessité d’acheter une partie d’un matériel qui devait être loué, faisant d’emblée passer le devis de 98,2 à 105 millions de francs, soit 7 % d’augmentation. Il souligne en outre que la construction des décors, payables au comptant, ne permet pas au producteur de bénéficier des crédits habituellement consentis par les studios. Pour étayer sa demande et rassurer, il rappelle l’absence de problème entre sa société et le Crédit National sur les films précédemment aidés, et qu’elle bénéficie parallèlement d’une avance de 12 millions de francs sur une autre production, L’Appât. Il demande « de ne faire jouer les dites garanties complémentaires (délégation de 70 % des recettes françaises et caution de Pathé Consortium Cinéma pour L’Appât, 75 % des recettes françaises ou 80 % de France Métropolitaine et garantie de remboursement par Filmsonor pour Le Salaire…) qu’après livraison de la copie standard ». Le 6 septembre 1951, le Crédit accepte d’augmenter l’avance de deux millions, sans en modifier les garanties.
34Cette dérive budgétaire va non seulement se confirmer, mais encore s’accentuer : après trois semaines de tournage, le cabinet Chéret établit un nouveau devis qui atteint 117 millions de francs, soit une augmentation de 19 % par rapport au précédent. Elle est expliquée par la hausse du prix des matériaux et de la main-d’œuvre, des imprévus rencontrés en cours de tournage, notamment les conditions atmosphériques et divers problèmes de figuration, enfin des « dépenses complémentaires engagées pour améliorer la présentation du film ». Le plan de financement est à revoir et une avance additionnelle est demandée au Crédit National : six millions de francs en plus pour atteindre les 30 millions initialement demandés. Le 2 octobre 1951, le Comité d’attribution accepte de porter l’avance à 25 millions en contrepartie de la montée du niveau de délégation à 85 % des recettes de France métropolitaine.
Un devis qui double
35En novembre 1951, suite aux conditions atmosphériques exceptionnellement défavorables qui retardent le plan de travail et endommagent les décors extérieurs, l’équipe rentre à Paris, les producteurs ne comptant pas reprendre le tour nage avant la fin du premier semestre 1952, alors que les deux tiers du métrage prévu sont déjà tournés. Au contraire des films de l’époque qui se tournent pour la plupart en studio, Clouzot tient absolument à ce que le sien le soit en extérieurs : il lui faut un vrai paysage, un vrai soleil pour rendre avec réalisme le climat oppressant des champs pétroliers vénézuéliens.
36C’est la première fois qu’un film ayant obtenu un accord d’avance du Crédit National se trouve ainsi confronté à un arrêt provisoire de tournage précédant le déblocage des fonds. À la fin décembre 1951, le tournage n’étant pas terminé, le Crédit National décide d’annuler son avance pour l’exercice en cours, le film devant de nouveau passer devant le Comité d’attribution, « avec préjugé favorable ». Pour la CICC, la situation financière devient très tendue, alors qu’elle doit encore rembourser plus de 1,7 million de francs de l’avance accordée pour le film Miquette et sa mère.
37Une deuxième phase de tournage en extérieurs est prévue, devant débuter en juin 1952, pour douze semaines, alors que 118 576 835 de francs ont déjà été dépensés, soit plus de la totalité du dernier devis révisé. Au total, le devis du film se monte à 197 millions, soit plus du double de ce qui était prévu un an plus tôt ! En faisant deux tournages à un an d’intervalle, il semble que l’on parvienne à produire un film pour le prix de deux. Ce déluge budgétaire s’explique par quatre hausses vertigineuses : le coût des « Studios et laboratoires » qui augmentent de 42 millions, « Divers » de 34 millions (notamment les frais de transport), « Personnel technique » de 30 millions et « Interprétation » de 8,4 millions.
38Le 23 mai 1952, une nouvelle avance d’un montant de 40 millions de francs est demandée au Crédit National. Pour consolider le financement, le ralliement du distributeur Filmsonor au pool de coproduction et l’arrivée d’un coproducteur italien sont également rendus nécessaires28. En cas de défaillance du coproducteur italien, Fono-Roma, les trois coproducteurs français s’engagent à augmenter leurs apports des capitaux attendus, c’est-à-dire 33 millions de francs. La structure du financement du film s’en trouve profondément transformée : l’avance consentie par le Crédit National s’élève à 40 millions, mais ne représente plus que 20 % du nouveau devis, alors qu’avec 117,3 millions les quatre coproducteurs montent à presque 60 %, et à 72 % si l’on y ajoute les 25 millions de l’à-valoir distributeur de Filmsonor.
39Face à cette nouvelle demande, le Crédit National donne son accord pour une avance de 35 millions de francs, assortie d’une délégation de 80 % des recettes de la France métropolitaine et de 50 % des recettes du Canada. Il exige que la CICC le tienne « ponctuellement au courant de sa situation financière et [qu’elle lui indique] quels moyens elle compte employer pour apurer sa dette à l’égard du fisc ». En effet, lors de la constitution du dossier, les renseignements bancaires indiquent que le producteur a « une trésorerie un peu étroite » ; une correspondance de l’Union pour le recouvrement des cotisations de Sécurité sociale et d’Allocations familiales en date du 8 juillet 1952 indique que la CICC doit la totalité des cotisations courues depuis le 1er octobre de l’année précédente.
40Dans une telle situation financière, avec des fonds à engager pour le deuxième tournage du film, la CICC tente d’obtenir du Crédit National 5 millions de francs supplémentaires. Elle formule une nouvelle demande afin de porter l’avance de 35 à 40 millions de francs, moyennant une délégation complémentaire sur les recettes du film au Japon. La société argumente en soulignant que l’engagement accru de Filmsonor constitue une garantie supplémentaire et que la première partie déjà tournée du film est d’une qualité susceptible d’appuyer favorablement sa demande. Le 30 juin 1952, le Crédit National consent à porter le montant de l’avance à 40 millions avec une délégation complémentaire portée à 60 % de la part française, s’appliquant aussi aux recettes Japon et Canada et une délégation de 30 % sur l’ensemble des recettes de France métropolitaine du film italo-français jumelé au Salaire de la peur. De plus, « la garantie du Trésor s’étendrait aux recettes des films qui seraient ultérieurement financés par le fonds de l’Aide temporaire obtenus grâce aux recettes du présent film ». Sous ces conditions, le contrat d’attribution de l’avance est signé le 29 juillet 1952, une somme nette de 39,9 millions de francs étant versée le 8 août par virement au crédit du compte nouveau ouvert aux noms des sociétés CICC et Filmsonor à la Banque nationale pour le commerce et l’industrie.
Une sortie réussie
41Le film sort en salles le 22 avril 1953. Le budget de lancement national se monte à 12,5 millions de francs, les deux tiers étant consacrés à Paris. La sortie du film en exclusivité parisienne se déroule en deux étapes : une première d’une durée de six semaines sur trois salles, le Colisée, le Berlitz et le Gaumont Palace, puis une seconde dès la septième semaine sur deux autres salles, le Madeleine et le Marbeuf. Conformément à la demande du distributeur Filmsonor, le prix des places est augmenté de 100 francs au Colisée et de 50 francs dans les quatre autres salles, compte tenu de la durée de projection (2 h 53). En première semaine sur les trois salles, on dénombre 83 896 entrées, puis 93 391 en deuxième semaine et 83 134 en troisième : le signe d’un très bon bouche-à-oreille. Le film sera l’un des grands succès de l’année 1953, avec au total 6 943 000 spectateurs qui le propulsent au quatrième rang du box-office.
42Le Salaire de la peur fait l’ouverture du Festival de Cannes 1953 et remporte le Grand Prix international du Film, avec mention spéciale à Charles Vanel, désigné comme le « Meilleur interprète masculin » du Festival. C’est un succès critique et le film suscite le débat. Il est également très bien reçu à l’étranger, y compris aux États-Unis où le Magazine Time écrit qu’il est « l’un des plus grands films à sensations de tous les temps » alors que le New York Herald Tribune comme le New York Times insistent sur le jeu remarquable des acteurs, Yves Montant et Charles Vanel29.
43Il résulte de cette réussite, à la fois critique et commerciale, que les remboursements de l’avance se font sans encombre. Dans le contrat, il était stipulé que la CICC devait avoir remboursé un tiers du capital et des intérêts dans les quinze mois qui suivent la date la signature du contrat, un tiers dans les neuf mois suivants et le solde avant la fin de la troisième année. Le 28 octobre 1953, 13 333 334 francs sont remboursés au Crédit National, la même somme au 28 juillet 1954 et le solde au 28 juillet 1955. Après un tournage très éprouvant et un doublement du devis, le formidable succès du film lors de sa sortie en salles apparaît comme le happy ending qui libère de bien des tourments. Le genre de réussite et de reconnaissance qui habite les rêves de maints professionnels du cinéma et les soutiennent dans leur folle passion, surtout quand il leur faut endurer le fiasco. Dans cette étrange contrée, l’échec et la réussite sont en effet les deux faces d’une même pièce, mais son lancer enfreint les règles usuelles des probabilités : l’une sort beaucoup plus souvent que l’autre. Pourtant, l’on continue à jouer, mais par-delà les pièces de monnaie, les applaudissements ou les sifflets, l’essentiel du jeu n’est-il pas ailleurs ?
La Femme et le pantin
44Réalisé par Julien Duvivier en 1958, La Femme et le pantin a bénéficié d’un avance de 40 millions de francs au taux usuel de 5,25 %. Ce film de vedette réalisé presque exclusivement autour de Brigitte Bardot fut un échec, aussi bien auprès des critiques que par le niveau des entrées. Le Crédit National avait beaucoup hésité avant de financer un film dont le coût semblait excessivement élevé (400 millions de francs), mais avait fini par accepter en considérant que les noms de Brigitte Bardot et de Julien Duvivier associés dans une comédie dramatique qui pourrait toucher le marché international allaient suffire à limiter les risques. Il n’en fut rien, l’exploitation du film en salles n’ayant pas permis de rembourser totalement le prêt.
Un processus de négociation
45Dans le dossier du film La Femme et le pantin, le Crédit National a dans un premier temps refusé d’accorder une avance, avant de revenir sur cette première décision quelques mois plus tard. L’étude de ces deux étapes permet d’éclairer un processus de négociation entre l’établissement financier et les demandeurs de crédit. La demande émane de deux sociétés coproductrices, Gray Film et la Société nouvelle Pathé cinéma (SNPC), auxquelles s’ajoute un coproducteur italien, Dear Film Produzione. Elle se chiffre à 50 millions de francs, le premier devis établi par le cabinet Chéret étant de 400 millions. Cette demande pourtant modeste en regard du coût total (12,5 %) est refusée le 12 mars 1958 lors d’une réunion du Comité d’attribution des avances, qui considère que le devis est beaucoup trop élevé : « une intervention ne paraît pas opportune ».
46Le rapport fustige en particulier le coût de l’interprétation qui atteint le quart du devis, soit 100 millions de francs, dont 70 pour l’actrice principale, Brigitte Bardot, qui incarne dans ce film une jeune française exilée en Espagne. À cette époque Bardot a déjà tourné sous la direction de Jean Boyer, Anatole Litvak, Sacha Guitry, Robert Wise, Marc Allégret, René Clair ou Claude Autant-Lara, et sa carrière est en plein essor. Le 5 avril 1957, elle signe par le biais de son imprésario, Olga Horstic-Primuz, un contrat avec la société Production générale de films (PROGEFI), l’engagement portant sur un film à tourner entre le 1er et le 15 février 1958. Le sujet, le scénario, le réalisateur ainsi que les acteurs avec qui elle tournera ne sont pas définis. On note même dans l’article 6 de ce contrat que « le metteur en scène du film sera M. Henri Verneuil ou tout autre metteur en scène choisi d’un commun accord ». Ce contrat fut cédé à la SNPC, coproductrice du film La Femme et le pantin, le 10 février 195830. Les deux coproducteurs stipulent dans leur contrat du 24 janvier 1958 que le premier jour de tournage se situera en mars ou avril. Le forfait initialement prévu pour Brigitte Bardot est de 36 millions pour huit semaines de tournage, plus les frais d’Olga Horstic-Primuz de l’ordre de 7 millions. Cependant, le contrat passé avec la PROGEFI, qui agit pour le compte de Pathé Cinéma, indique que tout dépassement dans le calendrier prévu serait indemnisé à 562 500 francs par jour, soit 27 millions si le film était tourné la première quinzaine du mois d’avril. On en arrive ainsi à ce que le coût total d’interprétation de Brigitte Bardot dans le devis du 12 mars 1958 atteigne 70 millions31.
47En dehors de raisons budgétaires prévalentes dans le procès-verbal, d’autres peuvent être invoquées pour expliquer les réticences du Crédit National. Le film de Julien Duvivier est inspiré du roman de Pierre Louÿs écrit en 1898, La Femme et le pantin, ce livre ayant déjà été adapté pour le cinéma à trois reprises, par Reginald Barker en 192032, Jacques de Baroncelli en 1928 et Joseph von Sternberg en 1935. Ce dernier fut un grave échec commercial et une telle référence est d’ordinaire, faute d’indicateurs plus objectifs, de nature à refroidir quelque peu les bailleurs de fonds33. En outre, le film qui mettait en scène un soldat espagnol alcoolique se traînant aux pieds d’une danseuse interprétée par Marlène Dietrich fut interdit en Espagne, ce qui a pu jouer en défaveur du projet lors du premier examen par le Crédit National. Notons que dans son projet, Duvivier engage l’acteur espagnol Antonio Vilar pour le rôle masculin, tourne l’ensemble des extérieurs à Séville et élimine tout élément se rapportant au contexte politique de l’époque. Il confie un rôle d’alcoolique attiré par les prostituées à un Américain interprété par Jess Hahn. La seule référence politique est liée au personnage du père d’Eva Marchand interprétée par Brigitte Bardot : dans une courte scène, il est reconnu dans un restaurant et molesté par le fils d’un ancien résistant mort à Auchwitz qui avait été dénoncé par lui sous l’Occupation.
48Face au refus du Comité, les deux coproducteurs français préparent un nouveau dossier présenté dans la foulée, le 1er avril 1958. Celui-ci comprend un résumé des contrats, un rectificatif apporté par le cabinet Chéret, le rappel de l’encours du groupe Pathé, et un exposé des motifs dans lequel les emprunteurs mettent en avant de nouvelles garanties financières, montrent qu’ils ont réduit certains coûts et justifient le montant global du budget qui reste au même niveau, et même progresse un peu, par une série d’arguments synthétisés ci-dessous34.
49Ainsi, les producteurs annoncent qu’ils ont réussi à réduire fortement le coût d’interprétation de Brigitte Bardot en supprimant le paiement initialement prévu de journées supplémentaires. Le devis définitif du 14 avril le ramène à 30 millions de francs, rémunération à laquelle s’ajoute un « pourcentage sur les recettes encaissées par le producteur sur l’exploitation du film dans le monde après que les recettes auront dépassé 50 millions » et un versement à valoir sur ce pourcentage de 18 millions, plus 2 millions pour son imprésario. Ce pourcentage dans le contrat initial était de 18 % et il sera racheté par les coproducteurs quelques jours plus tard pour une valeur de 9 millions à Brigitte Bardot, plus 1 million pour son imprésario. Dans l’article 14 du contrat, il est en outre stipulé que « pour tous les déplacements en extérieurs hors de la région parisienne, le défraiement journalier est de 15 mille francs » ; il en résulte une dépense supplémentaire de 375 000 francs35. Les producteurs soulignent pour conclure que ce coût d’interprétation est très mesuré, et même inférieur à sa valeur sur le marché international : « Il représente aujourd’hui moins de cinquante pour cent de celui que les sociétés américaines lui offrent. Les Artistes associés notamment lui proposent maintenant un contrat pour la fin de l’année 1959, comportant un salaire de 84 millions de francs et une participation aux bénéfices. » L’argumentation est rudimentaire, mais semble porter ses fruits : il s’agit d’une bonne affaire, avec une star internationale dont la carrière est en plein envol, payée à moitié prix…
50Pour justifier le coût élevé du scénario, autre pierre d’achoppement pour le Crédit National lors du premier examen, les producteurs avancent un argument majeur : la visée de produire un film international, c’est-à-dire qui puisse toucher un large public de par le monde. Ils se réfèrent à ceux de Guerre et Paix (225 000 $) et du Pont de la rivière Kwaï (600 000 $) : « La vedette Tyrone Power et ses conseillers ont également approuvé, sans réserve, le scénario. C’est la première fois qu’une vedette internationale accepte d’emblée un scénario français. » Mais il s’avérera que Tyrone Power est indisponible aux dates de tournage prévues36…
51Les producteurs insistent largement sur les débouchés supplémentaires que constitueront les marchés étrangers ; ils déclarent que la MGM et les Artistes associés ont fait des offres concernant la distribution du film sur leurs territoires, une garantie importante puisqu’elle provient de deux majors américaines. René Chevrier, gérant de Gray Film argumente : « À la suite des pourparlers engagés pour le film La Femme et le pantin qui a des possibilités exceptionnelles sur le marché international, la société Gray Film a reçu des offres de coproductions qui échappaient au marché français ». Il ajoute que Dino de Laurentis vient de signer des accords pour La Tempête et Le Grand Tour de René Clément. De plus, il envisage de produire le prochain film de Robert Bresson, Lancelot du lac, et « un film d’une grande portée morale Ville ouverte. Le film Mon Oncle de Jacques Tati bénéficie de critiques internationales très favorables, les offres de distributeurs s’évaluent entre 200 et 250 000 francs ». La SNPC fait également référence au succès de ses derniers films : Les Sorcières de Salem, Casino de Paris, Ces Dames préfèrent le mambo et Les Misérables.
Un engagement hasardeux
52Alors que le procès-verbal de la première décision du 12 mars 1958 indique clairement que le motif principal du refus est le niveau trop élevé du budget du film (400 millions de francs), le deuxième examen débouche sur l’accord d’une avance de 40 millions de francs, tandis que le devis est évalué selon le dernier rapport du cabinet Chéret daté du 3 avril 1958 à 410 904 540 francs. Le Crédit National donne son accord pour financer un projet de film dont le budget a augmenté. Ce surprenant revirement de décision s’explique principalement par la référence des producteurs français au soutien de majors hollywoodiennes et aux débouchés des marchés internationaux. La stratégie offensive de Gray Film et de SNPC a été payante pour obtenir l’avance. Elle ne porte toutefois que sur 10 % du devis et les garanties prises permettent de limiter le risque supporté par l’établissement financier. Il n’en sera pas de même pour les autres partenaires du projet.
53Le devis définitif établi par le cabinet Chéret sera de 399 905 000 francs. La principale variation porte sur le coût de l’interprétation, réduit de près de la moitié. En contrepartie, il faut noter la montée vertigineuse du poste « Divers » qui passe de 65 à 100 millions et des « Frais généraux » qui passent de 20 à 24 millions ; au total, 124 millions, soit 31 % du budget, ce qui est particulièrement lourd.
54Pour le financement, la proposition du cabinet Chéret diffère sensiblement du plan originellement proposé par les coproducteurs Gray Film et SNPC. L’avance du Crédit National est ramenée des 12,5 % espérés à 10 % du devis, mais l’engagement des producteurs se réduit aussi passant de 58,8 % à 47,3 %, ce qui induit au total un besoin de financement supplémentaire de 56 millions de francs, soit 14 % du devis total. Ce besoin nouveau est principalement couvert par un crédit fournisseurs qui s’accroît lourdement en passant de 25 à 52 millions, tandis que les engagements de l’étranger augmentent de 17 millions et que le distributeur Pathé engage 10 millions supplémentaires.
55Finalement, après ce processus de présentations successives du projet, le cachet de l’actrice principale a beaucoup baissé, mais le niveau global du coût du film est resté au même niveau, alors que les coproducteurs et le Crédit National sont moins engagés : au total 57,3 % contre 71,3 % dans le projet initial. L’équilibre financier est moins bien assuré ; ce qui a principalement progressé c’est la conviction plus largement partagée qu’il s’agit d’un film à succès autour d’une star montante destiné à toucher un large public sur une échelle internationale. La réussite du film fut pourtant loin d’être à la hauteur de telles espérances.
56La Femme et le pantin sort le 13 février 1959 à Paris en première exclusivité dans trois salles, le Berlitz, le Paris et le Wepler, sans être assorti de l’interdiction aux moins de seize ans dont la censure l’avait menacé. L’accueil critique est mauvais, en France et à l’étranger37. Le film reste quatre semaines à l’affiche avec une fréquentation légèrement supérieure à la moyenne des entrées de ces trois salles pour 1958 ; ce résultat n’est pas brillant pour une production dotée d’un tel budget, l’échec relatif étant confirmé par une chute rapide des entrées. Ces éléments suffisent à rendre compte d’une médiocre réception du public pour un film qui se voulait ambitieux, du moins sur le plan commercial38. On est bien loin des recettes de l’autre film où figure Brigitte Bardot : Babette s’en va en guerre de Christian-Jaque sort en septembre, totalise 4 658 000 entrées et se classe au quatrième rang de l’année 1959, alors que La Femme et le pantin ne dépassera pas 2 454 000 entrées.
57Pour un budget définitif d’environ 400 millions de francs les résultats en salles sont décevants. La fréquentation de la première semaine atteint 74 041 entrées puis elle chute fortement pour arriver à 22 412 entrées en quatrième semaine. Ces résultats sont confirmés par l’ensemble des résultats d’exploitation, les archives du Crédit National concernant les comptes d’exploitation et de répartition étant très précises. Le film fut exploité jusqu’au mois de juin 1959, les recettes totales atteignant 122 millions de francs à la fin juillet. Comparé au budget du film, l’échec financier de ce projet apparaît clairement et l’on comprend aisément que le remboursement des différentes avances ne put s’effectuer sans difficulté39. À la fin du temps d’exploitation, le prêt n’était pas entièrement remboursé ; 369 231 francs correspondant au montant restant dû furent payés par la SNPC en date du 20 octobre 1959.
58Pour les coproducteurs, le rapport entre les revenus nets et l’investissement est particulièrement médiocre : moins de 20 millions de francs sur le marché français pour 125 millions engagés, soit guère plus de 15 %. La perte n’est pas fatalement définitive s’il est possible d’exploiter le film ultérieurement, en salles ou sur d’autres supports, mais l’attente peut être longue… Quant au Crédit National, malgré le désastre financier pour les producteurs, il est rentré dans ses fonds : le principal comme les intérêts ont été payés quasiment dans les délais, le groupe Pathé présent en tant que distributeur et coproducteur s’étant chargé du dernier règlement. Le risque de contrepartie de l’établissement financier se trouve réduit par la qualité de la signature du client, ce principe bancaire essentiel se retrouvant dans les critères de décision. Dans ce cas, plus qu’un film considéré isolément, c’est une entreprise de premier plan du secteur qui est financée : elle assume un premier niveau de mutualisation du risque à son propre niveau.
59La répartition des recettes d’exploitation montre que le Crédit National qui finançait 10 % du budget du film récupère 32,4 % des recettes. Le distributeur, Pathé Consortium Cinéma, qui est dans le tour de table pour 12,5 % en récupère presque 24 %. Viennent ensuite les laboratoires pour 13,2 % et les prélèvements obligatoires (taxes et contributions CNC) pour 10 %. Les coproducteurs français qui ont financé 31,3 % du film ne récupèrent, après qu’ont été payés les autres partenaires, que 14,7 % de recettes bien trop maigres pour que le film soit rentabilisé, du moins dans de brefs délais.
Analyses budgétaires
60Dans une économie de prototypes où les tournages relèvent grandement de l’artisanat, du travail coopératif, avec de grands aléas, sans oublier les petites combines, on comprend à quel point il est nécessaire que chaque projet de film soit étudié singulièrement. Les comparaisons sont difficiles, souvent peu productives. Pourtant, il peut parfois être éclairant de mettre en perspective plusieurs projets, même très différents, afin d’examiner comment les ressources sont réparties entre les différents postes.
61La comparaison de films aussi différents sur une douzaine d’années permet difficilement de dégager directement des tendances significatives. Des stabilités relatives apparaissent : le taux des « Imprévus » autour d’une moyenne à 7,5 %, ou la musique à 0,5 %. Quant aux autres moyennes, elles servent surtout à attirer l’attention sur des taux exceptionnels, par exemple le coût d’interprétation d’Orphée qui représente 27 % du devis40, alors que le moyenne de ces six films est à 16 % et que Quai des Orfèvres est à 10,6 %. À l’inverse, les frais de Studio et de laboratoire de ce dernier sont exceptionnellement élevés avec 45,6 % alors que la moyenne est à 26 % et que les cinq autres films ont une moyenne à 22 %.
62Le retour vers les chiffres en valeur absolue permet d’aller à la recherche de facteurs explicatifs, par exemple en comparant les lignes budgétaires de Quai des Orfèvres et d’Orphée. Le devis du premier est de 51 millions, 68 millions pour le second, soit une progression de 33 % ; de l’un à l’autre il s’est passé trois ans et la moyenne des devis a progressé davantage encore. Le poste « Interprétation » de Quai des Orfèvres se monte à 5,43 millions, dont 1 million pour Louis Jouvet, 400 000 pour Bernard Blier et 250 000 pour Suzy Delair. Celui d’Orphée atteint 18,5 millions, dont 10 pour Jean Marais, 4 pour François Perier, 2 pour Maria Casarès et 1 million pour Marie Déa, soit 3,4 fois plus et un rapport de un à dix pour les acteurs principaux. On saisit d’autant mieux le sens de la formule présente dans le procès-verbal de la séance du 17 août 1949 du Comité d’attribution consacrée au deuxième examen d’Orphée : « L’impression défavorable que produit la rémunération excessive du principal interprète ». En revanche, pour le poste « Studios et laboratoires », Quai des Orfèvres a un taux très élevé de 45,6 % qui correspond à 23,4 millions de francs, dont 14,9 millions pour les décors, tandis que pour Orphée le poste est à 24,6 %, ce qui représente 17 millions, dont 4,4 pour les décors.
63Étudier par le menu des projets de film dans leurs aspects économiques et financiers peut a priori sembler un peu fastidieux. Pourtant, si l’on veut bien y prêter attention, c’est un autre film qui se découvre, souvent passionnant, toujours éclairant sur les pratiques professionnelles et la micro-économie du cinéma. Cette approche permet de mieux saisir les processus de décision du Comité, et plus généralement les logiques de financement d’un projet cinématographique, par nature singulièrement risqué. Sous le jargon qui motive l’attribution ou le refus d’une avance, l’on peut retrouver une série de facteurs explicatifs ; il importe en conséquence de ne pas s’en tenir à ces énoncés et de rechercher quelques déterminations plus profondes.
Vers la Nouvelle vague
64Tout au long des années cinquante, le cinéma français continue sur sa lancée, sans même percevoir les risques qui résultent d’un système professionnel stabilisé au point d’être englué dans ses routines. Ce sont des trublions en marge du système qui ébranlent l’institution pour imposer son renouvellement au travers d’un mouvement générationnel que l’on intitulera « la Nouvelle vague ». Pour l’analyse de cette période, la question budgétaire est également au cœur des débats. La Nouvelle vague prend le contre-pied d’un « cinéma de qualité » et de la corporation qui lui est attachée afin de proposer une alternative et un renouveau. Conjointement aux controverses artistiques, la question du modèle économique est posée et les deux courants se définissent largement par distinction réciproque : par ce que l’autre n’est pas. Il est en effet d’usage de considérer qu’avec cette nouvelle façon de faire du cinéma on remet en cause les tournages en studios en faveur des extérieurs avec des équipes légères grâce à des caméras plus performantes et l’arrivée sur le marché d’une nouvelle pellicule de 500 ASA, la A-X de Kodak, et qu’il en résulterait une économie du cinéma marquée par la frugalité. On aurait là le cas exceptionnel et emblématique d’une rupture réussie avec la spirale inflationniste qui caractériserait foncièrement l’industrie cinématographique, même si, contrairement à l’idée courante, les cinéastes de la Nouvelle vague n’ont pas délibérément cherché à faire des « films à petit budget ». C’est la confrontation de leur désir de faire des films avec les logiques et contraintes propres au système économique qui les a conduit à concevoir des modes de production originaux et à saisir de nouvelles possibilités techniques leur permettant de tourner grâce à des structures de coût optimisées.
65Avec les thèses popularisées autour de la Nouvelle vague, l’usuelle dénonciation des forces diaboliques de l’argent s’inscrit dans une vision du monde qui place l’artiste dans la position du héros, à la fois fatalement victime et potentiellement sauveur. Toutefois, dans sa pratique, un Truffaut viendra dépasser cette représentation manichéenne du monde en s’inscrivant dans la tradition shumpéterienne de l’entrepreneur comme innovateur et comme passeur d’un monde à l’autre. Le théoricien de la politique des auteurs a en effet créé sa propre société, Les Films du Carrosse, avant même la réalisation de son premier long-métrage. Il essayait d’accéder à une forme d’indépendance par l’autoproduction et l’intégration des fonctions de réalisateur et de producteur.
66Les hérauts de la Nouvelle vague n’ont pas manqué de critiquer un système institutionnel qui a partie liée avec le « cinéma français de qualité » et favorise les professionnels en place, les producteurs et les réalisateurs reconnus, les budgets élevés, les films qui recourent à des méthodes, des techniciens et des comédiens éprouvés bénéficiant, si possible, d’une réputation commerciale internationale41. François Truffaut, dans Les Cahiers du Cinéma, dénoncera une mise en scène sclérosée, empesée par sa structure économique, avec ses décors construits dans des studios de plus en plus chers. Face à cette critique récurrente42, les producteurs répondent par le non moins banal argument hollywoodien43. Jean Delannoy et son producteur justifient ainsi le budget de Notre-Dame de Paris réalisé en 1956 : « Je ne prétends pas que ce soit un chef-d’œuvre, je prétends modestement que nous avons fait un succédané honorable de la grande production américaine qui permet à Hollywood de tourner par ailleurs des films extrêmement intéressants44 ».
67Comme ce sera le cas pendant la majeure partie du xxe siècle, en France le cinéma américain est une référence mythique ; c’est vrai dans de nombreux pays, mais cette relation transatlantique présente un caractère singulier, la fascination étant mêlée d’un certain dépit lié aux vicissitudes de la concurrence économique et culturelle. L’altérité entre un pays qui fut jadis premier dans le monde par son économie, sa langue, sa culture, puis par sa cinématographie, et la première puissance mondiale en date – dans ces domaines et dans bien d’autres – est fatalement alambiquée. Le cinéma américain exporte une abondante production pour une large part perçue comme une production de qualité, dans l’acception professionnelle du terme. Il a su incarner un art nouveau, pleinement du xxe siècle, parvenant à toucher un large public dans le monde : un art populaire. Vue de France, la qualité majeure du cinéma américain est dans le « professionnalisme » ; c’est aussi ce qu’on lui reproche. Si certains s’opposent à ce cinéma d’outre-Atlantique, d’autres essaient de s’en inspirer, dans sa production comme dans ses techniques de commercialisation dans l’espoir de rencontrer un public nombreux45.
68Le coup de force de la Nouvelle vague se traduit par une remise en cause de la rigidité corporatiste du milieu cinématographique ; les conditions d’entrée dans la profession sont diversifiées et d’autres modèles économiques de films sont rendus possibles. Pourtant, le CNC et notamment son directeur de l’époque, Jacques Flaud, conscient d’un impérieux besoin de renouvellement artistique, soutiendront les premières productions de Claude Chabrol et de François Truffaut au grand dam des syndicats de techniciens46. Comme le souligne Michel Marie, la prime à la qualité jouera un rôle décisif dans l’émergence de la Nouvelle vague qui contrairement à la légende ne naît pas spontanément par la grâce de l’héroïque engagement de quelques artistes maudits47. Trois producteurs méritent une attention toute particulière pour leur rôle pendant les années cinquante et soixante : Pierre Braunberger, Anatole Dauman et Georges de Beauregard48. À cette époque, hors de la qualité française, la voie était encore dure, pourtant comme ses compagnons en production indépendante, Braunberger permettait à des films différents de venir au monde. Il met au point dans les années cinquante un système de production plus économique et plus adapté aux orientations artistiques nouvellement exprimées :
« Dans ce métier que j’aime et qui m’a passionné toute ma vie, j’ai toujours été assez mal vu par les institutions et les maisons importantes. (…) Très peu parmi les films que j’ai produits, ont été négociés avec des distributeurs avant leur réalisation. Il a donc fallu que je trouve des financements en marge du système49. »
« Je suis un producteur qui a toujours remis dans la production tout l’argent qu’il a pu gagner. Le résultat est que je n’ai jamais eu de fortune personnelle et que j’ai dépensé celle que m’ont laissée mes parents. (…) Les producteurs aujourd’hui investissent dans la préparation des films, ensuite les banques ou des groupes financiers prennent le relais50. »
69Il ne faut pourtant pas s’en tenir à la représentation courante d’une Nouvelle vague composée de films en marge, à petits budgets et qui ne toucherait qu’une petite communauté cinéphilique. Les succès financiers de quelques films phares vont même attirer d’autres producteurs alléchés par ces films relativement peu coûteux (40 à 50 millions) qui peuvent à la fois bénéficier de la prime à la qualité et accéder à un succès public51. La production de « films d’auteurs » entame alors une longue phase d’institutionnalisation : l’« auteur » devient un label largement utilisé des deux côtés de l’Atlantique, afin de répondre aux aspirations d’une partie du public et de créer de la valeur symbolique sur une large échelle dans la perspective de sa transposition en valeur marchande.
70Soulignons de nouveau que les films de la Nouvelle vague n’ont pas bénéficié du système d’avances géré par le Crédit National : ils arrivent alors qu’est programmée la cessation d’activité de l’établissement financier dans ce domaine. Plus fondamentalement, si l’on en fait le bilan, il apparaît que ce système est très lié aux films de « qualité française », ce lien étant déterminé par la temporalité, mais aussi par le type de films, le profil des producteurs et le respect prioritaire des règles corporatives. Les représentants de la Nouvelle vague vont, au nom de l’art, créer une rupture dans le cinéma français des « professionnels de la profession », comme le dira avec ironie Jean-Luc Godard52. L’histoire des arrière-plans institutionnels du monde de l’art montre qu’à maintes reprises, face à l’emprise des « académies », les alternatives ne peuvent émerger et se faire connaître que par rupture avec le système en place. La Nouvelle vague va précisément essayer de se faire une place en dehors du modèle productif et financier dominant, mais s’il y a bien rupture symbolique, la Nouvelle vague s’inscrit pleinement dans le nouveau système d’aide à la production marqué par l’avance sur recettes et la prime à la qualité. Elle contribuera aussi à faire évoluer le modèle de production par la dialectique de la norme et de la marge53. L’opposition posée entre cinéma commercial et cinéma d’auteur est généralement indigente ; elle deviendra un contresens à mesure qu’une part croissante du cinéma qui rencontre un large public se présentera comme cinéma d’auteur.
71Une Nouvelle vague cinquantenaire s’installe dans l’Histoire, et le regard que l’on porte sur elle oblige à prendre position, encore de nos jours. Du côté des professionnels, d’aucuns continuent à dénigrer une Nouvelle vague qui aurait été à l’origine d’un certain nombre de dégâts, séduisant toute une génération et produisant des effets de notoriété durables dans le monde entier, mais plaçant le cinéma français dans une dépendance pernicieuse vis-à-vis de ce mythe. D’autres, plus nuancés, laisseront entendre que le cinéma-religion a sans doute comporté quelques excès propres aux liturgies et suscité ipso facto quelques agacements, mais que son rôle fut, pour l’essentiel, de sauvetage et de rédemption, selon un thème cher à Jean-Luc Godard dans les années quatre-vingt-dix, notamment dans Histoire(s) du cinéma. La Nouvelle vague aurait essentiellement été riche de son fol héroïsme qui, contre toute pragmatique, affirme que le cinématographique est ce qui relève de l’art, et déclame avec théâtralité que le reste doit être voué aux gémonies. En tout cas, ni le cinéma de qualité, ni la Nouvelle vague, ni la comédie populaire ne parviendront à empêcher la lourde chute de la fréquentation des années soixante.
72Quand s’installera la longue tendance au déclin du nombre de spectateurs en salles et la concurrence d’une multitude d’activités de loisirs, au rang desquelles la télévision, la question budgétaire sera de nouveau au cœur du débat. En dehors des films à très petit budget que l’on trouve à toutes les époques, l’industrie cinématographique française n’a pas particulièrement cherché à maîtriser ses coûts pour pallier les effets de la compression de ses recettes en salles. Au contraire, la production a maintenu des projets financièrement ambitieux, dans l’espoir de retenir, ou de faire revenir en salles, des spectateurs toujours plus enclins aux pratiques télévisuelles.
Notes de bas de page
1 Jean-Pierre Jeancolas parle même de « réalisme dépressif » (Cf. Jean-Pierre Jeancolas, Quinze ans d’années trente. Le cinéma français 1929-1944, Stock, Paris, 1983.)
2 À partir de 1949-1950, la production cinématographique française a retrouvé un rythme comparable à celui d’avant-guerre avec une bonne centaine de films produits chaque année.
3 Les chiffres de fréquentation postérieurs à 1945 résultent des statistiques établies par le CNC. Pour la période antérieure, compte tenu de l’absence de source unique et du caractère relatif de la fiabilité des données disponibles (fraude, absence d’organisme collecteur, etc.), il a fallu les reconstituer. Les chiffres présentés ici ont été établis par Claude Forest dans sa thèse de doctorat, principalement à partir des archives du ministère de l’Économie et des Finances (collecte des taxes) croisées avec des données journalistiques de l’époque (prix des places, recettes nationales, etc.). Pour ces chiffres reconstitués, l’estimation est établie avec un taux d’incertitude de l’ordre de 5 à 10 %.
4 Comme le montre Michel Marie, « si l’on se réfère à l’année 1952 pour étudier la rentabilité des 123 films produits, on constate que les résultats d’exploitation amènent à considérer que 61 films ont été bénéficiaires et 62 déficitaires. Pour les 61 premiers, la marge moyenne est de 42,5 millions. Pour les 62 autres, la perte moyenne s’élève à 20,4 millions pour un coût moyen de 55 millions. (…) Bien entendu, ce sont les gros budgets qui se trouvent en tête des succès du box-office. En 1955, on trouve Napoléon (Sacha Guitry), Les Diaboliques (Henri-Georges Clouzot) et Le Rouge et le Noir (Claude Autant-Lara). En 1956, Les Grandes manœuvres (René Clair), Le Monde du silence (Louis Malle et Jean-Yves Cousteau) et Si Paris nous était conté (encore Sacha Guitry) : des fresques historiques, des films à costumes et des adaptations littéraires. Seul le film du commandant Cousteau vient s’intégrer dans cette liste, mais il représente le film documentaire, qui, une fois tous les vingt ans, connaît un triomphe exceptionnel ». Michel Marie, La Nouvelle Vague. Une école artistique, Nathan, coll. « 128 », 1998, p. 47.
5 Jusqu’en 1952, les coproductions majoritaires représentent moins de 15 % des films d’initiative française, puis de 1953 à 1961, ce taux se situe dans la fourchette 30-35 % (29 % en moyenne), pour culminer ensuite pendant les années 1962-1968 avec 45-60 % (52 % en moyenne). Ensuite le taux de coproduction chute progressivement : 36 % en moyenne pendant la période 1969-1975 et 13 % pendant les années 1976-1982.
6 La part des financements étrangers atteint en moyenne 30 à 40 % des ressources affectées à la production des films d’initiative française (Cf. René Bonnell, Le Cinéma exploité, Le Seuil, Paris, 1978, p. 172.).
7 Notons que si l’on exclut Les Cousins de Claude Chabrol, pour aucun des films qui relèvent de la Nouvelle vague ne sera présentée au Crédit National une demande de financement. Quant à ce deuxième long-métrage de Chabrol produit par sa propre société Ajym et soutenu par le distributeur Corona, il reçut du Comité un avis défavorable, le synopsis n’ayant pas convaincu. Les réalisateurs de la Nouvelle vague revendiquant hautement une économie marqué par l’auto-production, les décors naturels, des équipes légères non conformes aux normes syndicales, il n’est pas très surprenant que ne se soit pas développé une sympathie réciproque avec le système des avances géré par le Crédit National.
8 Florence Fayard, « Jeux interdits. Dossier du Crédit National », Groupe de recherche en histoire économique du cinéma, Paris III, 2000, 19 p. + annexes.
9 Dans le devis de jeux interdits, l’interprétation représente 9,9 % du total, contre 15,6 % pour la moyenne des films de 1951 ; en revanche, le manuscrit pèse pour 7,3 %, contre 2,8 %. Ont signé le scénario : François Boyer, Jean Aurenche, Pierre Bost et René Clément, d’après une nouvelle de François Boyer.
10 Confédération nationale du cinéma français, L’Industrie du cinéma, Éditions Société Nouvelle Mercure, Paris, 1954.
11 Sur la note manuscrite signée par Flûry, est écrit : « Sur avis de M. le Président, ne pas inscrire ce film à l’ordre du jour du prochain Comité. Apporter cependant le dossier et la lettre dans la salle du Comité ». Voir la lettre adressée par le directeur général du CNC en Annexe 6.1, p. 328.
12 Dans le rapport du premier examen du dossier Gervaise, en date du 24 mai 1955, il est mentionné que « l’avance globale de 75 millions qui avait été accordée audit groupe pour assurer la bonne fin des quatre films suivants : La Maison dans la dune, Agence matrimoniale, Trois femmes, Jeux interdits est intégralement remboursée depuis le 30 décembre 1954 ». Concernant Gervaise, pour un devis de 270 millions de francs, l’avance sollicitée était de 45 millions et celle obtenue de 40 millions, soit 15 % du financement.
13 Voir la lettre adressée au Crédit National par François Bloch-Lainé, en Annexe 6.2, p. 329.
14 Le tournage de Jeux interdits débute en mars-avril 1951, dans la perspective d’être l’un des sketches prévus initialement dans le projet. En raison de la situation de quasi-faillite de Silver Films, les deux autres sketches ne seront jamais réalisés. Au printemps 1952, la société de production ayant été renflouée par l’avance exceptionnelle de 75 millions de francs du Crédit National, la bonne fin du film peut être assurée. Le choix ayant été fait d’étendre ce qui ne devait n’être qu’un sketche à un long-métrage, un deuxième tournage commence en septembre 1952. Jacques Lourcelles dans son Dictionnaire de cinéma souligne à ce propos que « René Clément et son équipe durent faire des prodiges pour dissimuler que les enfants avaient grandi et que la nature et certains paysages avaient changé. Le secret fut bien gardé et tout le monde n’y vit que du feu ». Jacques Lourcelles, Dictionnaire de cinéma. Les films, Robert Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1992, p. 791.
15 Les producteurs également, lorsqu’ils ont le goût de se pencher sur leur parcours, ne cessent d’être surpris par l’écart entre la représentation qu’ils se font a priori de leurs projets et leur concrétisation. Daniel Toscan du Plantier évoquait souvent toutes ces situations vécues où les circonstances chamboulaient ses projets de film et l’entraînaient dans des conjonctures totalement imprévues : être amené à produire le film que l’on ne voulait pas faire, s’engager par mégarde, malgré soi, dans un projet qui se révèle en définitive magnifique, avec ensuite la temporalité qui modifie les perceptions et les jugements.
16 Voir, en Annexe 7.1, p. 330, le résumé du rapport du Comité des avances à l’industrie cinématographique du Crédit National daté du 26 mai 1952.
17 Dans le bilan au 31 décembre 1951 de la Société nouvelle Les films Marcel Pagnol, il apparaît que la société n’a aucune dette bancaire, que son actif immobilisé se compose notamment d’environ 10 millions pour la participation au film Seul dans Paris et 1,5 million dans île de lumière, et que les liquidités disponibles sont supérieures à 4,5 millions de francs. Avec 2 528 actions sur 3 000, cette société au capital de 3 millions de francs est détenue à 84 % par Marcel Pagnol. Autre actionnaire notable : Jospeh Martinetti, directeur de production et gérant de la société Éminente films qui fut associée à la coproduction de Seul dans Paris. La société est détentrice des droits de dix films pour le monde entier, dont Marius et Fanny. Quant à Topaze, sorti en février 1951, avec 3 184 380 entrées il est au dixième rang du box-office.
18 Le cabinet Chéret est directement rémunéré sur le budget de chaque film, pour un montant généralement inférieur à 1 % du devis total.
19 Gilberte Bourget, « Manon des Sources. Dossier du Crédit National », Groupe de recherche en histoire économique du cinéma, Paris III, 1999, 19 p. + annexes.
20 Voir en Annexe 7.2, p. 331, la lettre de Pagnol à Flûry datée du 24 juin 1952.
21 Six semaines en extérieurs, en Provence et Côte d’Azur, et deux semaines en studio à Marseille.
22 Dans le journal L’Aurore du 17 janvier 1953, on peut lire dans un article qui relatait la première du film au Colisée : « À la sortie, on disait au beau-frère de Pagnol très content du triomphe de Manon des Sources : “– Pagnol prétend que son film n’a coûté que cinquante millions. – Pour une fois, il a exagéré… mais pas dans le sens habituel.” Et les connaisseurs, sur le trottoir des Champs-Elysées, se perdaient en longues discussions sur ce que Manon des Sources avait coûté : ils parlaient de 70 millions. »
23 Jean de Baroncelli, « Manon des Sources », Le Monde, 22 janvier 1953.
24 Jacqueline Pagnol est la femme du réalisateur depuis 1945. Ils ont déjà tourné quatre films ensemble, Nais (1945), La Belle Meunière (1948), Le Rosier de Madame Husson (1950) et Topaze (1950), mais Pagnol lui donne avec Manon son premier rôle-titre.
25 André Bazin, « Manon des Sources », L’Observateur, n° 142, 29 janvier 1953.
26 La CICC a déjà bénéficié de plusieurs avances : 10 millions de francs pour Bethsabée, 20 millions pour Le Bataillon du Ciel, 15 millions pour Les Amoureux sont seuls au monde et 14 millions pour Une si jolie petite plage.
27 Kira Kitsopanidou et Stéphane Landfried, « Le Salaire de la Peur. Dossier du Crédit National », Groupe de recherche en histoire économique du cinéma, Paris III, 1999, 14 p. + annexes.
28 Avec la nouvelle coproduction italienne, arrive Folco Lulli dans l’un des principaux rôles, rémunéré 2,5 millions de francs, alors qu’Yves Montant sera payé au total 3 millions et Charles Vanel 4 millions, dont 2 en participation. Arrive également d’Italie un second rôle et l’assistant metteur en scène.
29 Kira Kitsopanidou et Stéphane Landfried, op. cit.
30 Cette pratique de revente de contrats d’engagement d’acteurs relève d’un marché au sein duquel peuvent se manifester des plus-values et des moins-values relatives aux évolutions du box-office.
31 Selon le rapport du cabinet Chéret, « la production se trouvant retardée sans cause de force majeure, les dépassements devront jouer sur 48 jours supplémentaires à raison de 562 500 francs par jour pour l’artiste et 65 500 par jour pour l’imprésario, soit au total 30 millions qui viendront s’ajouter aux 40 millions prévus au contrat signé le 5 avril dernier ».
32 Réalisé par Baker en 1920, ce film muet américain intitulé The Women and the Puppet fut produit par Samuel Goldwyn. L’interprète principale en était Géraldine Farrar, l’une des grandes stars du cinéma muet.
33 Le scénario inspiré du roman de Pierre Louÿs est signé Julien Duvivier, Marcel Achard et Albert Valentin, et les dialogues par Marcel Achard.
34 Voir en Annexe 8, p. 332, la lettre d’accompagnement signée le 1er avril 1958 par les dirigeants de Gray Film et Pathé Cinéma.
35 Le tournage a duré dix semaines : 3 semaines et 2 jours en Espagne, 2 jours de voyage, 6 semaines et 2 jours en studio à Paris. Le contrat de Brigitte Bardot avait été négocié pour huit semaines de tournage, alors que celui-ci a duré dix semaines (du 8 avril au 17 juin 1958). La semaine de travail étant de six jours, le montant total des dépassements s’élève à 7 536 000 francs (6 750 000 francs pour Brigitte Bardot et 786 000 francs pour Olga Horstic-Primuz). Le coût total d’interprétation de Bardot sera donc d’un peu moins de 39 millions, tandis que le cachet d’Antonio Vilar fut de 6 millions, et celui de Dario Moreno de 3 millions.
36 Yann Raymond, « La Femme et le pantin. Dossier du Crédit National », Groupe de recherche en histoire économique du cinéma, Paris III, 2000, 21 p.
37 On peut lire sous la plume de Jean de Baroncelli dans Le Monde du 19 février 1959 : « Brigitte Bardot dans La Femme et le pantin : à première vue cela sent bon le succès. L’opération commerciale paraît valable. Le film, hélas ! lui, ne l’est pas. (…) Un héros ridicule, une héroïne au caractère finalement assez mal défini, des comparses sans intérêt (l’écrivain exilé est un minable et sa compagne une mégère) : nous n’avons pour nous consoler que le pittoresque andalou et la beauté de B.B ». Dans L’Observateur du 12 février, Jacques Doniol-Valcroze note : « L’histoire qu’on nous raconte, modernisée et à demi francisée pour l’utilisation de la blonde Bardot est d’une rare incohérence, doublée d’une totale invraisemblance. (…) La mise en scène est également d’une grande platitude, banale, floue, passe-partout, parfois bâclée, indigne du solide artisan que fut toujours Duvivier ». Toujours à propos de Duvivier, G. Charensol écrit dans Les Nouvelles Littéraires du 27 février : « Généralement les effets faciles pour lesquels il a tant de goût avaient, du moins, le mérite de porter ; alors qu’ici tant de brillantes couleurs, de pseudo-érotisme, de morceaux spectaculaires n’aboutissent qu’à une accablante grisaille ». Ou dans Libération du 21 février: « Il est décidément regrettable que tant de millions aient été gaspillés pour un film qui ne correspond plus à rien et qui n’aboutit à rien d’autre qu’un énorme étonnement découragé devant ce cinéma sénile ».
38 Sur ces trois salles de première exclusivité, la moyenne hebdomadaire s’élève au total à 42 730 entrées en 1958, alors que pendant les quatre semaines d’exploitation du film La Femme et le Pantin la moyenne hebdomadaire fut de 43 924 entrées. Le Wepler connaît la chute la plus brutale en deuxième semaine (– 52 %) alors que la descente de fréquentation est plus progressive pour le Paris.
39 Le montant total dû au Crédit National s’élevait à 42 092 355 francs, compte tenu des intérêts à 5,25 % et des pénalités pour le retard de trois mois du dernier versement.
40 Orphée est un film avec beaucoup d’argent est « au dessus de la ligne » (scénario, réalisateur, vedettes). C’est souvent ce qui est dénoncé par ceux qui considèrent qu’une telle option encourage l’inflation des rémunérations d’un petit nombre de personnes au détriment des autres postes, tels les décors, les seconds rôles, la figuration, les techniciens, etc.
41 En 1959, un film de « qualité française » coûte en moyenne 150 millions de francs ; sur 133 films produits, 107 coûtent plus de 100 millions, dont 26 plus de 200 millions. La critique se fait particulièrement véhémente vis-à-vis des superproductions, la polémique étant à son comble avec Notre-Dame de Paris de Jean Delannoy, film au budget de plus de 400 millions de francs qui se place à la troisième place du box-office de l’année 1956 avec 5,7 millions de spectateurs au total. Sont visés les Claude Autant-Lara, Henri-Georges Clouzot ou René Clément dont les films aux lourds budgets porteraient une quête de statut de grand réalisateur français à succès, au prix d’un désolant manque de prise de risque. La défiance envers les gros budgets sera une des constantes de la doxa liée à la Nouvelle vague, même si quelques années plus tard Jean-Luc Godard se lancera dans la réalisation d’un film de 500 millions de francs : Le Mépris, coproduction internationale pour laquelle le cachet de Brigitte Bardot atteint 250 millions.
42 Face à la crise, état quasi permanent du cinéma, l’industrie cinématographique ne tend pas particulièrement à s’orienter vers une stratégie de réduction des coûts. Comme le souligne René Bonnell, « Le coût moyen général indique que la production a maintenu, malgré la crise, des projets financièrement ambitieux pour attirer les spectateurs retenus par les facilités de la télévision. » (Le Cinéma exploiré, op. cit., p. 173.)
43 Anne-Laure Bell, « Étude sur les Sources de financement de l’industrie cinématographique en dehors des aides publiques (1941-1965) », Groupe de recherche en histoire économique du cinéma, Paris III, 2001, 33 p.
44 Cité par Michel Marie, op. cit., p. 50. Jacques Aumont souligne que « le discours de la “qualité” dans le milieu du cinéma français de 1950, c’est, via l’invasion de films hollywoodiens et la découverte de l’âge d’or du système des studios, la réactivation d’une vieille et essentielle question : l’art du cinéma doit-il s’inspirer des arts nobles et les concurrencer (voie L’Herbier-Epstein) ? doit-il au contraire être cette nouveauté absolue, un art authentiquement populaire – mais art tout de même (voie prônée par Delluc) ? On comprend que cela pose problème. » Cf. Jacques Aumont, « Cinéma français 1950 : “qualité” et “réalisme” », in Le Cinéma français sous la Quatrième République, Collège d’Histoire de l’art cinématographique, Cinémathèque française, Paris, 1993, pp. 43-58, p. 53.
45 Quand on dit d’un réalisateur qu’il fait un cinéma de professionnel, de professionnel français, c’est rarement un compliment. Professionnel américain, passe encore, mais pour un Français, il importe d’être auteur, sinon rien. Parmi les réponses à ce rapport fantasmé au cinéma américain, l’imitation pure et simple, le plagiat stylistique et la politique des auteurs instillée par les hérauts de la Nouvelle vague. Le cinéma américain sera la pierre de touche des différents courants d’une communauté cinéphilique en pleine effervescence.
46 Le Beau Serge, tourné par Claude Chabrol dans un petit village de la Creuse pendant l’hiver 1957-1958, obtint du CNC une autorisation temporaire de tournage et une prime à la qualité de 35 millions pour un devis initial de 38 millions et un coût total de 42 millions.
47 Michel Marie, op. cit., p. 49 et 50.
48 Georges de Beauregard fut le producteur de Jean-Luc Godard à partir de son film A bout de souffle (40 millions de devis, dont une large part pour le cachet de Jean Seberg, 259 000 entrées en première exclusivité parisienne et 122 000 en province), soit 7 films de Jean-Luc Godard en tout. Il deviendra par cette filiation le principal producteur de la Nouvelle vague, en produisant aussi Chabrol (L’Œil du malin, Landru, Marie-Chantal contre le docteur Kah), Demy (Lola), Melville (Léon Morin prêtre, Le Doulos), Rivette (La Religieuse, L’Amour fou), Rohmer (La Collectionneuse), Rozier (Adieu Philippine), Schcendœrffer (La 317e Section, Objectif 500 millions), Varda (Cléo de 5 à 7).
49 Pierre Braunberger, Cinémamémoire, Centre Georges Pompidou, CNC, Paris, 1987, p. 149.
50 Ibidem, p. 163.
51 « On peut même avancer que les gens sérieux et redoutables n’ont permis l’éclosion de la Nouvelle vague que dans la mesure où ils ont senti que leur vaisseau commençait déjà à sombrer… Chaque distributeur a eu alors un jeune poulain, systématiquement, à tout hasard. Pendant un temps, le sérum Nouvelle vague a réussi à maintenir une survie dans le corps malade de la production, mais le miracle ne pouvait guère durer » écrit Jacques Doniol-Valcroze dans « Trois Points d’Économie. Éléments pour un dossier », Les Cahiers du Cinéma, n° 138, Paris, déc 1962.
52 La critique que Jean-Luc Godard fait des « professionnels de la profession » porte essentiellement sur la « carrière » en tant que système de reproduction, sur des pratiques administratives inscrites dans un fonctionnalisme procédural. Il exprime en revanche une véritable et reconnaissante admiration pour les producteurs, notamment les indépendants.
53 Sur cette thématique, cf. Jean-Loup Bourget, Hollywood, la norme et la marge, Nathan, coll. « Cinéma », Paris, 1998.
Notes de fin
1 Dans les années cinquante, les films pouvaient rester à l’écran plusieurs années, en tenant compte de leur circulation entre les différents types de salles (salles d’exclusivité, salles de quartier, etc.). Dès lors, la comptabilisation qui est faite de nos jours, concentrée sur les semaines d’exploitation – souvent peu nombreuses – qui suivent la sortie des films en salles ne pourrait rendre compte des recettes effectivement réalisées par le film. C’est pourquoi dans les chiffres présentés dans ce tableau cumulent les entrées de l’année de sortie et des suivantes.
2 Pour un film à majorité française, les règles de coproduction avec l’Italie obligeaient que deux tiers de l’investissement des producteurs soient pris en charge par le ou les producteurs français. L’apport de Dear Film Produzione a été de 65 millions, et celui de Gray film et de la SNPC de 125,5 millions, soit un peu en deçà du ratio réglementaire. Le Crédit National ne relève pourtant pas cette dérogation à la réglementation qui est certes mineure.
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