Introduction
p. 1-11
Texte intégral
1Le cinéma français est une référence de par le monde pour ses films et ses auteurs, mais également en raison d’un système de régulation qui constitue l’une des rares alternatives viables au système hollywoodien. Un modèle vers lequel se tournent de nombreux pays, qui considèrent que la défense de la diversité culturelle passe par une politique volontariste et la mise en place d’un dispositif capable d’articuler avec pertinence intervention publique et logiques de marché. Les intentions et la volonté ne pouvant suffire sur un sujet aussi complexe et polémique, il importe de chercher à comprendre les ressorts et les fondements d’une politique en faveur du cinéma, ses retombées et ses limites, ses vertus et ses effets pervers. Dans une telle perspective, le retour vers les origines de ce dispositif en France dans les années quarante est de nature à permettre de mieux en comprendre le sens et le devenir, par-delà les considérations manichéennes qui opposent habituellement interventionnisme et libéralisme.
2Cet ouvrage a précisément pour visée d’approfondir l’étude de l’industrie cinématographique française dans ses singularités, en particulier celles qui fondent son modèle de production et de financement. Alors que la tentation courante est de rester centré sur le cinéma et sur les films, il importe de considérer que ce secteur n’a pas évolué de façon autonome et qu’il ne peut être pensé dans sa dynamique que relativement à un contexte économique et politique. Pour traiter du financement de la production cinématographique, il est en conséquence nécessaire de ne pas se satisfaire d’une histoire endogène du cinéma et d’élargir la perspective à l’histoire économique de la France au cours du xxe siècle. En effet, l’installation du système d’avances à la production cinématographique par l’intermédiaire du Crédit National à partir de 1941 rend compte de l’émergence et de la montée en puissance du rôle de l’État dans l’organisation du cinéma français, et des conditions de la constitution d’un modèle de régulation.
3Pour traiter d’un tel sujet, l’approche a été renouvelée grâce à l’étude des archives du Crédit National déposées à la BiFi. L’analyse des dossiers de l’organisme financier chargé de gérer les prêts de l’État à la production cinématographique française, dans leur décision d’attribution comme dans leur remboursement, permet en effet de mieux comprendre la nature du processus, de saisir les enjeux des parties prenantes et leurs interactions. Ces dossiers, souvent arides, sont significatifs de la structuration et de l’organisation du travail au sein du Crédit National et présentent un grand intérêt archivistique, même si d’autres sources sont nécessaires pour tenter d’appréhender ce qui, habituellement, reste de l’ordre du mystère ou de la légende. À partir du film qui est la trace la plus sensible – et par vocation la plus visible – d’un processus complexe, le procès de fictionnalisation s’empare également des conditions de production. Les campagnes de promotion des films, le travail de la critique, les déclarations souvent fardées des différents protagonistes entourent ainsi ce que l’on pourrait appeler l’acte de création économique d’un rideau de fumée qui masque les faits en prétendant les dévoiler. L’histoire du cinéma, on le sait, est particulièrement poreuse à l’infiltration du légendaire et propice à la cristallisation des mythes.
4Pour l’étude des projets de films, l’analyse des dossiers d’avance du Crédit National est donc essentielle, mais l’on ne peut pourtant s’en contenter : il est indispensable d’étudier conjointement le contexte historique et économique. Pour saisir les logiques de décision de l’établissement financier, il est utile de revenir sur ses missions, ses structures, son organisation, mais aussi sur l’évolution du secteur bancaire dans son ensemble. C’est ainsi que l’on peut espérer appréhender le rôle effectif du système d’avances qui s’installe à partir de 1941. Les dynamiques sectorielles méritent tout particulièrement attention, avec leur autonomie relative et leur inscription dans un mouvement d’ensemble. À partir d’une telle base, il devient possible d’examiner les implications de ce dispositif singulier sur le développement d’un nouveau type de politique économique, notamment en matière de financement du système productif et de stratégie industrielle.
Pour une histoire économique
5Dans les ouvrages consacrés au Crédit National, le cinéma n’apparaît que très peu, voire pas du tout, comme si pour cette grande institution financière le septième art n’avait jamais représenté qu’une activité mineure. En revanche, dans l’histoire du cinéma, le Crédit National est une référence cruciale, même si le sujet est rarement approfondi1. Une asymétrie aussi radicale donne nécessairement à penser, sur l’établissement financier, mais aussi sur le secteur cinématographique et l’insolite de leur rencontre.
6Les développements qui vont suivre relèvent de l’histoire économique, domaine où les travaux sont peu abondants. Nombreuses sont les déclarations de principe en faveur de l’interdisciplinarité, mais la mise en pratique s’avère habituellement plus problématique. Elle oscille d’ordinaire entre une juxtaposition plus ou moins aménagée des approches, le patchwork et l’intégration à géométrie variable. Pour des raisons épistémologiques et académiques, l’articulation entre sciences économiques et histoire ne va pas de soi. Les logiques de spécialisation et d’inscription dans un champ disciplinaire induisent plutôt la rétraction du chercheur sur un territoire balisé, l’excursion par-delà les frontières étant habituellement déconseillée. Pourtant cette ouverture interdisciplinaire qui semble si difficile et semée d’embûches est potentiellement fructueuse. Pour l’historien, une meilleure capacité à analyser les phénomènes économiques et les déterminations structurelles n’est plus à démontrer ; pour l’économiste, il y aurait là un excellent antidote aux propensions à la modélisation abstraite et au culte du quantitatif. L’analyse économique a en effet un impérieux besoin de l’histoire pour penser les évolutions, les continuités et les ruptures, pour évaluer les modalités de mise en place des innovations institutionnelles et des politiques économiques2.
7Les travaux de recherche consacrés aux crises, aux évolutions et aux mutations donnent à juste titre une place cruciale à l’histoire, la recherche d’invariants devant être fondée sur un corpus étendu et une approche diachronique. Transformation des systèmes socio-économiques, sédimentation des pratiques et des usages, émergence des conventions, constructions réglementaires, initiatives des acteurs, influence des groupes de pression, élaborations institutionnelles, cheminements diversifiés, trajectoires technologiques ou confluences ne peuvent être étudiés que par une prise en compte attentive de l’historicité. Il est particulièrement fécond de se pencher sur les phénomènes par lesquels certaines options sont privilégiées, des logiques de renforcement se mettent en place, avec une stabilisation de certaines configurations qui finissent par restreindre le champ des possibles et engendrer des effets d’irréversibilité.
8L’économie pure est une abstraction, et comme telle parée de tous les prestiges du théorique, mais elle est loin d’être suffisante pour comprendre les situations historiquement situées et marquées par des déterminations sociologiques et politiques. La spécialisation dans l’étude de certains de leurs aspects est pertinente, mais ramener la réalité aux seules logiques de régulations matérielles et monétaires internes à une sphère dite économique relève d’un dangereux réductionnisme qui a malencontreusement fait florès dans les sociétés industrialisées. Selon ce type de modélisation, tout le reste est considéré comme exogène. Au contraire, rien ne l’est pour ceux qui s’inscrivent dans le champ de l’histoire économique : le développement dit « économique » est incarné dans des groupes et des milieux sociaux, des entreprises, des institutions où des forces et des volontés s’expriment, où des actions sont engagées. Dans la pratique de recherche, l’histoire économique doit en permanence faire des allers et retours entre cadres théoriques et observations de terrain, concepts et phénomènes, et également entre les structures et les événements. Contrairement à la hiérarchie implicite, avec la théorie en haut et l’empirie en bas, le chercheur ne « descend » pas sur son terrain : il l’explore directement, les grilles de lecture étant mobilisées et confrontées en permanence.
9Pour l’étude du cinéma en particulier, l’application directe de schèmes et d’outillages créés dans un cadre disciplinaire, sans précaution ni respect pour l’espace abordé, suscite ajuste titre bien des réserves. Elles s’expliquent d’autant plus lorsqu’il s’agit d’une discipline qui, au cours du xxe siècle, a tenté avec quelque succès d’imposer ses normalisations. L’étymologie d’économie, oikosnomos, ne cesse en effet de révéler l’une de ses tentations permanentes et il est prudent de ne pas s’en remettre à des grilles d’analyses au caractère prétendument polyvalent, considérées comme évidentes en raison de leur généralité même, sans le moindre questionnement critique sur les inductions correspondant à leur usage.
Questions méthodologiques
10Cet ouvrage se consacre principalement à l’étude des conditions de financement de la production cinématographique française, conséquemment aux politiques d’intervention des pouvoirs publics et à leur articulation avec les logiques de marché. Au cœur du sujet, la régulation d’un secteur au travers d’institutions et de cadres réglementaires qui ont été conçus, élaborés, mis en place, réformés et perfectionnés dans les décennies centrales du xxe siècle. Ce livre n’a pas l’ambition de proposer une histoire économique du cinéma dans son ensemble, projet qui relèverait de l’œuvre encyclopédique, mais plutôt de contribuer au travers d’une étude délimitée à penser les origines, l’émergence et l’évolution des politiques publiques en faveur de la production cinématographique française dans la période charnière constituée par les années quarante et cinquante. L’analyse se concentre sur l’histoire institutionnelle d’un établissement qui a joué un rôle crucial dans le financement de la production cinématographique pendant cette période.
11Méthodologiquement, le parti pris est de s’appuyer sur l’analyse détaillée d’un certain nombre de projets de films pour lesquels un dossier a été soumis à l’établissement semi-public. Cette approche conduit à s’intéresser au comportement des acteurs et à leurs interactions. Prenant en compte, à la fois, les dimensions stratégiques et structurelles, elle s’inscrit dans une perspective méso-analytique : elle permet d’articuler dans un même cadre de cohérence l’étude des structures et de leur détermination, et l’étude du sujet, de ses finalités, de ses choix et de ses modalités concrètes d’engagement dans l’espace socio-économique. L’accent est mis sur le rôle des acteurs, sur la manière dont ils analysent et aménagent les contraintes et les opportunités issues de l’environnement, sur les processus interactifs qui en résultent, et sur les dispositifs de régulation qui se mettent en place. Les acteurs s’inscrivent dans un système qu’ils influencent en retour, et c’est cette interaction bilatérale qu’il s’agit d’étudier afin de les comprendre « en situation ». Une approche de cette nature se distingue des théories traditionnelles en accordant une plus grande importance à l’analyse des stratégies d’acteurs auxquels sont reconnus des marges de manœuvre, du pouvoir et de l’influence. Alors qu’il est d’usage de les séparer, la méso-analyse se caractérise par une démarche qui vise à intégrer analyse des stratégies et analyse des structures. Dans cette perspective, les structures ne se réduisent pas à des caractéristiques posées ex ante et stabilisées ; au contraire, c’est la dynamique des systèmes qui est soulignée au travers de l’analyse stratégique.
12S’il est courant de dire qu’un film raconte toujours l’histoire de son tournage, il est intéressant de noter qu’il reflète également les conditions de son financement. En cherchant à appréhender les films dans leur multidimensionnalité constitutive, tout un parcours de recherche assez diversifié peut se dessiner. Sylvie Lindeperg utilise l’expression « film-palimpseste » pour rendre compte des étapes successives d’un film à l’état de projet : « Considérer l’œuvre cinématographique comme un palimpseste, c’est mettre l’accent sur une démarche qui consiste à “gratter” la surface du film afin d’en retrouver les couches d’écriture successives, invisibles à l’œil du spectateur. Premiers synopsis, versions intermédiaires du découpage ou continuité dialoguée, story boards... sont autant de traces dont la mise à plat et le réordonnancement révèlent une série de déplacements, de remaniements, d’ajouts et de coupures3. » Toutes sortes d’écritures méritent d’être retrouvées et analysées, également celles des contrats, des rapports d’expertises, des courriers, sans oublier les écritures comptables. C’est aussi dans ce scriptural, dans cette œuvre de papier, que se fait, ou se défait, le film.
13L’étude des décisions argumentées du Comité d’attribution des avances du Crédit National et des négociations entre les parties prenantes du projet permet de mieux saisir leurs enjeux, leurs stratégies et les modalités par lesquelles, dans la multitude des possibles, une forme sera finalement « élue ». Écrits dans le vif de l’action, les textes retrouvés peuvent révéler la part d’incertitude et de contingent que comportent des situations ouvertes où rien n’est encore joué. Il convient en effet de rappeler combien il importe de se défier de la post-rationalisation et du déterminisme rétrospectif.
14Les dossiers du Crédit National se présentent toujours selon le même classement normalisé et rigoureux propre aux établissements financiers, cet ordonnancement facilitant l’analyse de la logique du dispositif mis en place. Il est nécessaire de faire référence aux textes de loi, mais ils ne suffisent pas : il faut aussi voir comment une praxis s’est développée à partir du cadre législatif et réglementaire. Le classement effectué par le Crédit National repose sur une méthode simple et pratique : un dossier par film, contenant l’ensemble des documents relatifs à chaque étape de la procédure : lettres, rapports, procès-verbaux, feuilles de décision, statuts, contrats, documents comptables et financiers. Même si la représentation qu’ils proposent n’est que partielle et n’a en conséquence qu’une portée explicative limitée, ces documents offrent une transcription précise et normée de la réalité économique : leur étude apporte des éléments indispensables qui contribuent, lorsqu’ils sont combinés avec d’autres sources, à appréhender plus finement la vie et les stratégies des entreprises.
15Une approche de cette période ne peut se faire qu’en accordant toute leur place aux facteurs politiques, aux stratégies, aux comportements des groupes sociaux, aux déterminations institutionnelles, aux inflexions de la conjoncture. Pour développer une intelligence des situations, il faut aussi savoir replacer à leur juste place les déclarations, souvent mais diversement sincères, d’acteurs qui peuvent témoigner d’une histoire vécue, sans pourtant penser son inscription dans un cadre qui les dépasse. La question de la lucidité, immédiate ou à retardement, de ceux qui sont les protagonistes principaux d’une histoire se faisant est en effet troublante.
16Il conviendra d’aborder avec le même souci de prudence les informations fournies par la presse et la critique cinématographique. D’importants écarts peuvent en effet se faire jour dans la réception du film entre les énoncés d’une minorité relativement cultivée et ce qu’il est convenu d’appeler la foule des spectateurs. La fréquentation constitue une autre approche de la réception, réductrice en raison de son caractère strictement quantitatif, qui donne pourtant des informations manifestes sur la sanction du marché et ses implications ultérieures ; un grand succès peut ouvrir la voie à une série de projets portés par cette dynamique, alors qu’un seul échec peut bloquer durablement certains parcours. La critique s’appuie sur l’autorité que l’on veut bien lui conférer pour proposer des appréciations de l’œuvre, le marché envoie sans tarder des signaux, et ces informations composites, partielles et partiales, sont interprétées par les décideurs, qu’ils soient producteurs, distributeurs, exploitants ou bailleurs de fonds. Leurs processus de décision sont en permanence alimentés et actualisés par ces flux d’informations amplifiés et déformés par la caisse de résonance que constitue le microcosme des professionnels : un processus spéculatif, dans la double acception du terme, qui est au cœur de l’économie du cinéma.
Périodisation
17Cet ouvrage se présente comme une contribution à l’histoire économique du cinéma français, en particulier son histoire institutionnelle. La recherche qui le fonde s’est engagée autour du projet d’étudier le fonds d’archives du Crédit National déposé à la BiFi et, après une première phase exploratoire, a été réaffirmé le principe selon lequel il convient de ne pas succomber à la fascination du document pour le document. Les sources ne présentent en effet d’intérêt que relativement au questionnement du chercheur à qui revient la responsabilité de définir les bornes de sa recherche.
18La période 1941-1959 correspond aux années pendant lesquelles l’État français a demandé au Crédit National de gérer pour lui un dispositif de financement de la production cinématographique. Elle est encadrée par le décret du 19 mai 1941 et celui du 16 juin 1959, l’activité du Crédit National dans ce domaine ayant été poursuivie jusqu’en 1965. C’est sur décision de l’État que cet établissement financier, créé en 1919 afin de contribuer à la réparation des dommages de guerre, est mobilisé pour soutenir un secteur d’activité en péril et considéré comme suffisamment important pour justifier une intervention directe de la puissance publique. C’est aussi sur décision de l’État qu’il interrompt ses concours, même s’il devra continuer à gérer plus durablement les encours de prêts et le remboursement des échéances4.
19Compte tenu de cette prolongation, l’étude des archives du Crédit National a pu s’étendre jusqu’en 1965 et a permis de constater que cette dernière phase d’une activité dont l’intensité se réduit n’apporte que peu d’éléments complémentaires à la compréhension d’un rôle dont l’importance et le caractère singulier sont relatifs aux situations exceptionnelles qu’ont constitué l’Occupation, la Libération et la reconstruction du pays. La coïncidence entre la décision d’interrompre l’activité d’avances à la production cinématographique du Crédit National avec la fin de la IVe République et l’arrivée de Malraux sur les devants de la scène conduit en outre à confirmer la pertinence de la borne que constitue l’année 1959 pour analyser ce dispositif5. Quant au seuil de l’année 1941, il ne convient guère : il faut au moins étudier l’entrée en guerre, les débuts de l’Occupation et la loi du 26 octobre 1940 par laquelle est créé le Comité d’organisation de l’industrie cinématographique (COIC) et mis en place un système de réglementation. Pour ces raisons, la périodisation retenue pour cet ouvrage va de 1940 à 1959.
20Pourtant, cette petite extension d’une année ne peut pleinement suffire, tant on ne peut saisir l’émergence d’un cadre institutionnel d’une telle importance sous le régime de Vichy sans analyser l’état de l’industrie cinématographique dans les années trente, ainsi que les projets de loi qui se sont multipliés pendant cette période. Au cœur de l’étude, l’Occupation et le gouvernement économique de la France sous Vichy. C’est en effet entre 1940 et 1944 que se mettent en place les avances à la production cinématographique du Trésor par l’intermédiaire du Crédit National, le COIC et tout une série de mesures réglementaires essentielles à la réorganisation du secteur. Mais pour penser cette période cruciale qui concentrera l’essentiel de l’analyse, il est indispensable de revisiter les années trente, tant en termes de situation économique que de projets de réforme. En aval de cette partie centrale de l’analyse, la période 1945-1959 ressortit non seulement à la borne finale que constitue la décision de l’État d’interrompre l’activité du Crédit National en matière d’avances au cinéma, mais encore à l’étude de l’évolution des institutions, de leurs pratiques et de leurs résultats à la Libération et sous la IVe République.
21Faire l’histoire économique de la période est un projet de grande ampleur6, et la visée de cet ouvrage se limite à y contribuer en étudiant l’institutionnalisation et les pratiques de l’intervention publique dans un domaine devenu emblématique des enjeux de la régulation. Il en résulte que l’analyse se focalise sur la période de mise en place de tout un appareillage réglementaire et institutionnel, 1940-1944, et plus largement se consacre à l’analyse d’une administration de crise entre 1940 et 1949, année où sont levées les dernières restrictions. Il sera toutefois nécessaire de remonter aux origines du Crédit National pour en comprendre l’identité, les missions et les logiques de fonctionnement, tandis que l’étude des dossiers de films de l’après-guerre et des années cinquante apportera une meilleure compréhension de l’intérêt, des limites et des logiques de fonctionnement du système.
22Du point de vue des questions de politique sectorielle du cinéma, les ruptures chronologiques qui semblent évidentes entre l’Occupation, la Libération et les années suivantes pourront ainsi être interrogées. Pour ce qui est des politiques publiques et de leur contenu, il s’agira d’en étudier la généalogie afin d’identifier les continuités, les inflexions et les ruptures. Il faudra y relier également les nombreux projets parlementaires inaboutis qui ont jalonné les années trente. Si le régime de Vichy constitue le cœur de l’analyse avec la mise en place du COIC et des avances du Crédit National, c’est une périodisation bien plus large qui est ici retenue, considérant le processus d’installation du système d’intervention et de régulation organisé par l’État sur longue période.
Le corpus de films étudiés
23Afin de fonder l’analyse du système étatique d’avances à la production cinématographique sur des cas précis, plusieurs projets de films ont été étudiés dans le détail, une telle option méritant d’être explicitée. Dans son acception courante, le cinéma se définit d’abord par des films, ceux que l’on peut voir en salles, c’est-à-dire pour l’essentiel des longs-métrages de fiction présentés dans le cadre d’un marché organisé. Alors qu’il ne s’agit que d’une partie de la production cinématographique, c’est ce sous-ensemble qui est habituellement retenu : c’est à l’aune de la fréquentation et des chiffres d’affaires qui en résultent que se délimite habituellement cet objet d’étude. Quand les statistiques indiquent le nombre de films produits chaque année, c’est ce corpus, limité en regard de la multitude des productions, qui est désigné, conduisant à placer hors champ une large part de ce qui constitue pleinement la cinématographie : les courts-métrages, les documentaires, les actualités filmées ou le cinéma amateur. Toutefois, en étudiant ce qui dans le cinéma est sélectionné par la grille économique, il importe de ne pas oublier la part occulte, très composite, faite de films peu connus et de ces limbes de la création que sont les projets avortés. Dans cette dernière perspective, il y aurait sans doute, à partir du fonds d’archives du Crédit National, à approfondir le travail de recherche sur les « dossiers sans suite », c’est-à-dire tous ces projets soumis au Crédit National pour lesquels aucun crédit n’a été mis en place : ceux qui n’ont jamais été réalisés, mais aussi ceux qui ont vu le jour en dépit de ce refus de financement.
24Dans cet ouvrage, au fil des chapitres, quelques projets de films sont présentés afin d’en tirer des enseignements sur le processus d’avances sur recettes, sur les critères de décision et plus généralement sur l’économie du cinéma. Dix films choisis entre 1942 et 1959 pour ce qu’ils permettent de comprendre d’un processus qui semble à première vue grandement marqué par la dimension administrative et l’opacité. Des films pour la plupart assez connus qui ont laissé, d’une manière ou d’une autre, une empreinte dans l’histoire du cinéma : Les Visiteurs du soir de Marcel Carné (1942), L’Éternel Retour de Jean Delannoy (1943), Quai des Orfèvres d’Henri-Georges Clouzot (1947), Manèges d’Yves Allégret (1949), Orphée de Jean Cocteau (1950), Casque d’or de Jacques Becker (1952), Jeux interdits de René Clément (1953), Manon des Sources de Marcel Pagnol (1953), Le Salaire de la peur d’Henri-Georges Clouzot (1953), La Femme et le Pantin de Julien Duvivier (1959). Un échantillon qui ne peut, bien entendu, prétendre à la représentativité statistique, compte tenu des 2 290 films de long-métrage qui ont été produits en France entre 1941 et 1965 et des 904 demandes d’avances, mais qui, grâce à une analyse approfondie de chacun des projets, permet de tirer bien des enseignements sur le fonctionnement du système.
Le plan de l’ouvrage
25Cet ouvrage, fruit d’une recherche sur archives, se compose de neuf chapitres où se mêlent des analyses sur l’histoire économique de la France, l’histoire économique du cinéma, les finances et la stratégie d’entreprise. Le premier chapitre pose le cadre de l’étude en examinant les conditions de la rencontre du Crédit National et du secteur cinématographique, et plus particulièrement comment la nouvelle mission qui lui fut confiée par l’État en 1941 va inaugurer des modalités d’intervention publique encore en vigueur de nos jours dans leurs grandes lignes. Le chapitre suivant s’intéresse à la situation de l’industrie cinématographique française pendant les années trente, à ses tourments et aux nombreux projets parlementaires qui ont été élaborés afin d’y porter remède, sans toutefois déboucher sur la moindre réforme. Le troisième chapitre porte sur l’Occupation, la situation économique pendant cette période et la mise en place sous le régime de Vichy d’une réorganisation du secteur cinématographique, avec de nouvelles institutions professionnelles. Le cadre historique et institutionnel étant analysé, la question du financement de la production cinématographique sous l’Occupation est appréhendée dans le quatrième chapitre à partir de l’étude de deux films ayant fait l’objet d’une demande d’avance dans le cadre du dispositif géré par le Crédit National.
26Dans le cinquième chapitre, Jean-Pierre Bertin-Maghit s’intéresse à un producteur qui a occupé une position en vue dans le processus de restructuration du secteur cinématographique sous l’Occupation : Roger Richebé. En versant de lui-même ses archives professionnelles à la Cinémathèque française, il manifestait la volonté de préserver les traces et les empreintes de son activité de producteur. Il travaillait ainsi à l’édification de sa propre image et postulait à l’admission au sein de la grande histoire du cinéma. Par cet acte mémorial, il dessine le portrait que l’homme public a souhaité laisser à l’Histoire : un professionnel reconnu par ses pairs, ayant joué un rôle décisif dans la réorganisation institutionnelle du cinéma français. Il est donc particulièrement utile de remettre en perspective des documents qui témoignent d’une activité quotidienne de producteur et de distributeur confrontés à l’économie de guerre, aux ordres de l’occupant et aux injonctions du gouvernement de Vichy dans un contexte élargi.
27Dans le chapitre suivant, François Garçon étudie l’épineuse et récurrente question de l’inflation des budgets dans l’industrie cinématographique, avec l’ambition d’y démêler l’écheveau des causalités. Il propose une analyse critique de la création du système d’avances à la production, venant ainsi rompre avec le large consensus qui entoure habituellement en France ce système d’intervention publique. Il souligne qu’à partir de 1940, l’État s’est immiscé dans tous les rouages du secteur cinématographique français et que les conséquences sur longue période de cet interventionnisme ne sont pas exemptes d’un certain nombre d’effets pervers.
28Le septième chapitre ouvre sur la Libération et l’après-guerre : il étudie la poursuite de l’activité du Crédit National dans ce nouveau contexte où la réorganisation de l’industrie cinématographique menée par Vichy est revisitée, aménagée, mais maintenue pour l’essentiel. On y analyse en particulier les conditions du financement des films français dans l’après-guerre et la relative stabilité des dispositifs mis en place sous Vichy. Le huitième chapitre poursuit l’étude de l’économie du cinéma français dans les années cinquante, jusqu’à l’émergence de la Nouvelle vague dont les films ne bénéficieront pas des avances du Crédit National.
29Enfin, le neuvième chapitre propose une mise en perspective destinée à resituer les enjeux d’une politique d’intervention publique, à l’articulation de l’État et du marché. On peut ainsi replacer l’économie contemporaine du cinéma français dans sa longue tradition de mixité et mieux saisir les principaux défis qu’elle doit relever au début du xxie siècle, dans un cadre élargi à l’Europe et dans un contexte marqué par la suprématie grandissante de la logique audiovisuelle.
30Après ces analyses et les conclusions qui en résultent, Frédérique Berthet signe une synthèse méthodologique qui traite de la toponymie et des atypies du fonds d’archives du Crédit National de la BiFi : à l’issue de ce parcours, sont proposés quelques réflexions sur le traitement des archives et quelques repères destinés à ceux qui poursuivront le travail d’investigation dans ce domaine.
Notes de bas de page
1 Pas même dans les ouvrages de Paul Léglise qui font autorité dans le domaine de la politique cinématographique. Cf. Paul Léglise, Histoire de la politique du cinéma français. Entre deux Républiques, 1940-1946, FilmÉditions/Pierre Lherminier éditeur, Paris, 1977.
2 Comme le souligne Pierre-Jean Benghozi, le rapprochement des deux disciplines « permet aux uns d’éviter la tentation du déterminisme intégral et aux autres celle du relativisme absolu : en montrant comment les situations se construisent progressivement et singulièrement, à travers les interactions des individus et en s’inscrivant dans des contextes spécifiques, en démontrant l’existence des régularités dans les situations sociales et les comportements des agents et en analysant comment s’élabore la structuration des équilibres économiques », in Pierre-Jean Benghozi et Christian Delage (dir.), Une histoire économique du cinéma français (1895-1995). Regards croisés franco-américains, L’Harmattan, coll. « Champs Visuels », Paris, 1997, p. 21.
3 Sylvie Lindeperg, Les Écrans de l’ombre. La Seconde Guerre mondiale dans le cinéma français (1944-1969), CNRS Éditions, Paris, 1997, p. 11.
4 Par décret du 16 juin 1959, le Fonds de développement économique et social (FDES) se substitue au Crédit National pour les décisions d’avance, à compter du 1er janvier 1960. Pourtant, une Convention du 25 avril 1960 entre l’État et le Crédit National aménage les dispositions de ce décret de façon à ce que l’établissement continue d’assurer le traitement des demandes de prêts à la production cinématographique jusqu’en 1965. Pour la période 1941-1959, les dossiers du Crédit National sont immatriculés avec un préfixe AE/C, pour Avances aux entreprises cinématographiques. De 1960 à 1965, le préfixe retenu est FDE/Cin, pour Fonds de développement aux entreprises cinématographiques. On trouve également dans le fonds Crédit National déposé à la BiFi des dossiers AC/ GE pour Avances à l’industrie cinématographique / Garantie à l’exportation, sur la période 1948-1955, des dossiers ATC pour Aide temporaire à l’industrie cinématographique (1949-1953) et des dossiers FDIC pour Fonds de développement à l’industrie cinématographique (1954-1959). Ces cinq types de dossiers pourront être utilisés pour fonder les analyses développées dans cet ouvrage, mais l’essentiel de la recherche porte sur le système d’avances à la production (AE/C) qui se déploie de 1941 à 1959.
5 En 1959, André Malraux, ministre d’État chargé des Affaires culturelles, se voit rattacher le CNC qui dépendait jusqu’alors du ministère de l’Industrie et du Commerce. C’est une nouvelle phase de la politique cinématographique française qui s’ouvre, marquée par une articulation inédite entre les ambitions culturelles et les exigences industrielles. Est institué le système de l’avance sur recettes, qui consiste en un prêt sans intérêt, remboursable sur les résultats d’exploitation du film aidé, ou sur le soutien automatique qu’il génère.
6 Un certain nombre de travaux menés dans une telle perspective peuvent utilement être consultés, notamment Histoire économique et sociale de la France de l’Entre-deux-Guerres d’Alfred Sauvy, et Histoire économique et sociale de la France de Fernand Braudel et Emile Labrousse.
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