Chapitre 5. Le couple cinéma-télévision face aux réglementations Law and Order…
p. 107-117
Texte intégral
1L’histoire du développement de la télévision est simultanément l’histoire d’un outil de communication, de recherches technologiques, d’enjeux industriels et politiques et d’une conquête des marchés. Chercheurs, grandes entreprises industrielles et, dans certains pays comme la France, le Royaume-Uni ou l’Allemagne, l’État et les services publics, sont présents dès la préhistoire du média TV. Par l’infrastructure des transmissions, par l’investissement, par la responsabilité sur cette forme spéciale d’espace public que constituent les ondes et les réseaux, les États sont en effet intervenus aux stades décisifs du développement et des stratégies. Si les interventions les plus connues, avec ou sans monopole, relèvent de la réglementation, leurs interventions économiques, notamment en période pionnière, ne sont pas négligeables. Et il serait abusif de séparer ces deux modes d’intervention, dans la mesure où toute loi de la communication, tout règlement, tout cahier des charges – même en secteur public audiovisuel – a des effets sur les marchés et des conséquences importantes sur la structuration, les stratégies et les éventuelles réussites des entreprises du secteur. Ce sont d’ailleurs souvent des options économiques qui ont été à l’origine des règles, comme elles ont été à l’origine des dérégulations des dernières décennies.
2L’observation des règles qui ont été imposées par une autorité supérieure aux relations entre le cinéma et la télévision, de leur genèse, de leur évolution permet de cerner l’ampleur des conséquences économiques de décisions dont l’origine est hâtivement attribuée à des soucis périphériques tels que répartition, arbitrages, dispositifs anti-monopolistes, moralisation, pluralisme et diversification, voire protectionnisme. Ainsi oppose-t-on classiquement le système américain, parangon du libéralisme en la matière et modèle de dérégulation dans la communication, et le système français, ensemble de cadres, d’obligations, d’interdictions… dont les fleurons sont la hiérarchie de passage des films selon les supports, le maximum de films diffusables, les quotas et les tranches horaires de diffusion.
3Des points communs et des effets miroir existent néanmoins entre France et États-Unis. Dans les deux cas, à l’origine, l’État a encouragé les recherches industrielles1. Dans les deux cas il est intervenu par autorisations ou interdictions au profit ou contre les entreprises. Aux États-Unis, les lois antitrust ont privé les majors hollywoodiennes de la propriété des stations de télévision ; aujourd’hui les majors sont très présentes, depuis l’explosion du câble et du satellite – mais elles ne sont que des départements intégrés dans de vastes conglomérats dominés par l’audiovisuel et les autres médias, y compris Internet.
AUX ORIGINES DE LA TÉLÉVISION : LA LOI CONTRE HOLLYWOOD
4C’est un aspect peu connu de l’histoire des majors hollywoodiennes : certaines d’entre elles se sont impliquées dans les recherches sur la télévision, en particulier Paramount2, ce qui était fort logique pour des entreprises qui avaient toujours tissé des relations étroites avec les médias : Warner avec la radio (au moment même où, avec l’aide de la banque Goldman Sachs, son réseau de salles se créait, et où se décidait son investissement dans le son), Paramount qui a participé financièrement à la naissance du réseau de radio CBS, MGM avec la radio (sans oublier sa collaboration systématique avec le groupe de presse Hearst), et surtout RKO, née au sein de la puissante RCA propriétaire, entre autres, du réseau national de radio NBC.
5Il existait donc entre 1928 et 1948 de véritables empires dans l’industrie du divertissement, les plus grandes majors, productrices, détentrices de « contenus » (comme on dirait aujourd’hui), distributrices et exploitantes. Le cinéma, la radio, la musique dominaient le marché du loisir avant l’avènement de la télévision et tendaient à converger, à s’intégrer. Ainsi RCA, The Radio Corporation of America3, forte de son succès dans la diffusion avec son fameux réseau NBC (qui ne connaît qu’un concurrent : CBS) et bien sûr de ses liens directs avec les industriels les plus puissants du secteur de l’électricité. Détenant un procédé de cinéma sonore mis au point après ceux de Western Electric, RCA crée RKO en rachetant studios de production, structures commerciales et réseau de salles. Avec ses intérêts dans la radio, le spectacle, le cinéma et l’industrie musicale (RCA Victor), le groupe dirigé par David Samoff – dont l’origine et la carrière ne sont pas sans parenté avec celles des grands patrons de Hollywood – s’est intéressé au développement de la télévision dès les années 1920, préfigurant les groupes de l’audiovisuel et de la communication des années 1990, avec sa filiale NBC qui part à l’assaut du marché télévisuel en 1939. Plus tard, c’est avec le soutien des autorités que le standard couleurs RCA deviendra le standard officiel et RCA lancera un satellite de télétransmission, avant de se recroqueviller au sein du vaste groupe réorganisé sous la houlette de General Electric.
6Paramount, la plus puissante des majors de cet âge d’or, est dirigée depuis 1936 par Barney Balaban (un entrepreneur venu de l’exploitation). Ce dernier investit dans les recherches de DuMont Corporation, un des rivaux de RCA, et cherche à développer la diffusion télévisuelle dans les salles de son puissant réseau ; Paramount obtient des autorités une licence commerciale et fonde en 1940 la première station TV de Chicago, puis d’autres à Los Angeles, New York, Washington, encourageant ses exploitants locaux à solliciter des concessions4… Elle rencontre alors l’opposition de la Federal Commission of Communications, née en 1934, qui a le pouvoir de refuser de les accorder aux entreprises soupçonnées de pratiques monopolistes. La FCC a déjà fait adopter en 1940 des mesures antitrusts contre les majors du cinéma, qui s’achèveront, au terme du procès United States vs Paramount Pictures Inc., par le fameux Decree de 1948 qui impose le démantèlement des réseaux de salles des cinq grandes majors. Barney Balaban tentera bien de développer la diffusion télévisée d’événements sportifs dans les salles de cinéma jusqu’en 1951, mais l’investissement des majors dans la télévision est devenu une cause perdue5.
7L’intervention de l’administration Roosevelt et de la FCC aura eu pour seule conséquence de favoriser l’investissement des trois réseaux radio NBC, CBS, ABC (DuMont constituant jusqu’en 1955 le quatrième network) dans la télévision, contre les initiatives de l’industrie du cinéma – au moment même où les difficultés de RKO amènent RCA à se désengager du cinéma. Les quelques majors qui se seraient impliquées dans la propriété et la gestion de la diffusion du nouveau média écartées, déception et surtout méfiance se généralisent à l’ensemble des majors.
8En 1946 des propos de Darryl Zanuck, le grand patron de la 20th Century Fox, montrent même à quel point le dédain pouvait s’afficher : « La télévision ne pourra rester sur ce marché plus de six mois. Les gens se fatigueront de regarder une boîte de contreplaqué tous les soirs. » (1946) Les grands studios se détournent de la télévision et refusent leurs programmes à ce prévisible concurrent dont la popularité s’installe très vite sur l’ensemble du territoire. Les premiers vendeurs de films à la télévision seront d’une part les Anglais qui, comme Rank, n’avaient pu pénétrer le marché des salles, d’autre part les spécialistes de la série B, comme Monogram et Republic habitués à investir les marchés dédaignés par les majors6. D’où l’abondance de westerns et de films courts sur les premiers écrans domestiques américains…
9Les majors boudent, et n’acceptent de transaction que beaucoup plus tard. Tout d’abord, la RKO, abandonnée par RCA et rachetée par Howard Hughes, lourdement endettée, vend sa filmothèque en 1954 à un intermédiaire qui réalisera d’énormes profits dans les ventes à la télévision. Le front uni des majors (officiel ou non) est brisé : en 1956 Warner, Fox et MGM vendent à leur tour aux télévisions, suivis en 1958 par Paramount – mais les transactions ne portent à ce moment que sur des films réputés anciens, datant d’avant 1948. C’est plus tard encore, à la suite de Columbia, que les firmes hollywoodiennes se lanceront dans la production télévisuelle, souvent sur l’incitation des networks (NBC passant commande à Universal). Et c’est plus tard encore que la convergence entre cinéma et télévision verra s’intégrer et les fonctions, et les marchés, et les entreprises.
10Les faits montrent qu’il y a bien eu dans les années 1940 obstacle à la prise en main de la télévision par la principale industrie du loisir présente sur le marché américain et qu’une intervention réglementaire a été lourde de conséquences sur la structuration du marché télévisuel, l’évolution des entreprises cinématographiques pour une vingtaine d’années, et même sur les modalités d’approvisionnement des chaînes en films pour une période assez longue. L’existence d’une autorité de régulation, la détermination anti-monopoliste caractéristique de plusieurs périodes de gouvernement démocrate, le pouvoir économique des majors sur leur propre patrimoine et leur production ont modelé ensemble le paysage audiovisuel américain de la première ère télévisuelle. On est loin d’un modèle ultralibéral. Mais la réglementation ne va pas jusqu’à gérer les relations qui s’établissent entre le cinéma et la télévision, ce que symbolise bien la maîtrise du calendrier de diffusion du film sur le petit écran. La hiérarchie entre les deux supports est imposée directement par la profession grâce au pouvoir économique du détenteur des droits de diffusion, alors qu’en France c’est l’État qui a dû arbitrer.
11Aux États-Unis, l’État stimule, voire finance, les recherches qui permettent à un marché de se développer (voir la préhistoire de l’Internet), aide à la constitution de firmes de grandes dimensions et, parfois (contexte idéologique de gouvernements démocrates), répartit les marchés, limite les structures monopolistes : on l’a vu à propos des majors, ou dans les années 1980 à propos du téléphone (démantèlement relatif d’American Telephone and Telegraph), et parfois en matière de distribution du câble. Ce qui ne va pas sans revirements, qu’il suffise d’évoquer la reconstitution de réseaux de salles par certaines majors, ou la grande période de fusions, concentrations, dérégulations ; la séparation entre diffusion et production a fait long feu, et c’est le diffuseur télévisuel qui pratique l’intégration : Murdoch (News Corp.) rachète la Fox en 1986, Time Inc. (presse, câble, chaînes payantes) rachète Warner en 1989, Viacom rachète Paramount en 1993. Ce ne sont donc pas les grands networks de la télévision hertzienne qui rachètent les majors du cinéma, mais des entreprises polymédias déjà intégrées – on verra même en 1999 Viacom ajouter CBS à son dispositif.
LA FRANCE, ROYAUME DE LA RÉGLEMENTATION
12Dans la plupart des pays, la naissance de la télévision est due à une association entre les recherches de grandes entreprises industrielles et une volonté d’État. En France le monopole du service public s’est instauré en matière de diffusion et de programmes dans un contexte industriel et politique très différent de celui des États-Unis. Les industries cinématographiques n’ont pris aucune part aux expérimentations ni au développement de ce nouveau marché. L’État n’aura pas à se soucier des enjeux cinématographiques… jusqu’au moment où les professions du cinéma exprimeront un certain nombre de revendications, juridiques et protectrices d’abord, puis financières ; ensuite, au stade de ce qu’il est convenu de nommer l’explosion télévisuelle, le pouvoir échappe définitivement au cinéma malgré les quelques velléités de celles que l’on appelle de manière exagérée les « majors » du cinéma français (Gaumont, UGC), et ce sont des entreprises du secteur audiovisuel qui intégreront cinéma et télévision en dépit d’un impressionnant arsenal de règlements – et peut-être grâce à ces règlements que certains perçoivent comme des contraintes, et qui sont à la fois contraintes et atouts.
13Au cours de l’entre-deux-guerres, la fragilité industrielle caractérise le cinéma français, les principales entreprises, Pathé et Gaumont, ne sont plus les grandes firmes internationales qu’elles ont été, elles ne peuvent pas assurer des stratégies hors du cinéma lui-même, et ne vont guère au-delà des tentatives de préservation de leurs actifs. Après le départ presque simultané de leurs fondateurs Léon Gaumont et Charles Pathé, elles trouvent leur salut dans la fusion avec d’autres entreprises et dans le renforcement de leur réseau de salles7, sans pouvoir toutefois sortir de la crise, puisque les deux porte-drapeau du cinéma français sont au bord de la faillite, et vont soit subir l’ignominie (krach Pathé en 1936 et procès de Bernard Natan), soit bénéficier de la sollicitude des pouvoirs publics et de quelques entreprises dans le cas de Gaumont8. On n’a peut-être pas suffisamment souligné que, parmi les entreprises qui se sont révélées susceptibles d’englober le cinéma dans leurs perspectives via Gaumont, certaines viennent de la publicité, comme Havas (également agence de presse, riche de relations avec la presse et le monde politique) et Publias (Bleustein est en outre propriétaire de salles de cinéma à Paris), et aussi des nouveaux médias : Bleustein est à la tête de la radio privée la plus populaire en France, la Compagnie des compteurs participe à Radio Luxembourg (aux côtés d’Havas) et à une radio parisienne très écoutée ; c’est d’ailleurs le responsable administratif des recherches sur la télévision à la Compagnie des compteurs, Jean Le Duc, qui deviendra président de Gaumont en 1941, jusqu’à l’année 1971.
14Comme dans le domaine de la radio, les premiers intervenants du domaine de la télévision ont été sensiblement les mêmes : l’État et les industriels de l’infrastructure et du matériel. Peu d’entre eux se sont intéressés au cinéma, les entreprises venues au secours de Gaumont ont été des exceptions. Il n’y a pas en France d’entreprises multiculturelles ou multimédias, ni d’entreprises véritablement présentes à la fois dans le matériel et le contenu. Et quoi qu’il en soit, l’ordonnance de mars 1945 affirme le monopole étatique de diffusion, d’exploitation et de programmation de la « radiodiffusion sonore et visuelle », annihilant tout projet, s’il en était, d’intervention privée autre que chez les fournisseurs techniques.
15Ce qui, aux yeux des téléspectateurs français, pourrait n’apparaître que comme amours contrariées entre cinéma et télévision a pris des formes très variables au fil du temps, mais toujours sous la surveillance méfiante des professions du cinéma et la férule de l’État-arbitre, dont les interventions, placées sous les auspices, alternativement, de Salomon ou des sept muses, étaient facilitées tant que régnait le monopole public en matière de télévision et que se perfectionnait (surtout après 1959) le soutien public au cinéma. Progressivement, au fur et à mesure que le marché de la télévision s’affirmait prépondérant, les objectifs de la régulation sont devenus des atouts économiques, les obligations des chaînes devenant de précieux concours financiers jugés aujourd’hui irremplaçables, indispensables à l’économie du cinéma.
16À sa naissance, à la fin des années 1940, la télévision française (qui ne diffusait au départ que sur la région parisienne) a pu télédiffuser des films gratuitement à condition qu’ils datent de plus de cinq ans. Déjà apparaissait l’alibi de la promotion du cinéma. Déjà les syndicats d’exploitants de salles s’opposaient à la diffusion de films récents (comme ils l’avaient fait à l’encontre des ciné-clubs). À cette époque, des cinémas parisiens projetaient de temps à autre des émissions de variétés, selon le vieux schéma utilisé avant-guerre par Publicis, qui diffusait des émissions de radio dans ses propres salles, et bien sûr selon la même stratégie que Barney Balaban et Paramount aux États-Unis à la même époque, assurant de la sorte une véritable publicité au nouveau média9.
17La télévision comme complément de programme dans les salles a ainsi coexisté avec la naissance de l’argument film au service de l’audience de la télévision. Mais c’était à la télévision de prouver ses bonnes intentions, notamment en créant des émissions consacrées à la promotion du cinéma et à son histoire (règle née dès 1954, renforcée en 1958), puis, entre 1954 et 1960, en augmentant succinctement le prix d’achat des films. Au-delà de quelques expériences (voir l’étude sur Le Testament du docteur Cordelier par François Garçon, chapitre suivant), l’ère des concertations, des procès, des appels à l’État et des règlements de plus en plus détaillés est donc déjà très ancienne : création d’une commission d’étude des problèmes communs au cinéma et à la télévision (1957), recherche de formules de participation-commande à la production de films en échange d’une possibilité de diffusion à dix-huit mois (1967), procès des syndicats d’exploitants de salles contre l’ORTF pour concurrence déloyale et abus de position dominante (1963-72), etc.
18En 1971, une « convention de coopération culturelle » entre l’ORTF et le ministère de la Culture met en place les bases de la réglementation-régulation pour des décennies : la télévision devient coproductrice de films de cinéma, s’engage à ne pas diffuser de films pour plus de 10 % du temps d’antenne, à diffuser 50 % de films français, à ne pas programmer de films sur certaines tranches horaires. Jean-Pierre Jézéquel a évoqué « l’armistice de 1972 » et « la paix armée » qui a suivi 1975 dans les premières pages de l’ouvrage Télévision et cinéma10 – tous événements qui montrent que les cahiers des charges des chaînes, la chronologie des médias qui a été imposée sous le premier ministère Jack Lang, les règles fixées aux chaînes privées nées postérieurement ne sont que les prolongements de principes longuement mûris, et suivis d’un élargissement ou d’adaptations à la vidéo et aux innovations du moment.
POUVOIR RÉGLEMENTAIRE ET POUVOIR ÉCONOMIQUE
19Aujourd’hui, la France dispose donc d’une batterie de règlements bien connus, qui définissent les contraintes et les obligations des chaînes vis-à-vis du cinéma en général, comme dans la programmation des films sur leurs canaux, et qui définissent également les avantages de principe que les deux partenaires peuvent en tirer.
20On sait que le nombre de films diffusables est codifié année par année, que des plages horaires d’interdiction ont été définies (correspondant aux heures de fréquentation prioritaires des salles de cinéma), que des délais de diffusion ont été imposés (trois ans pour les chaînes en clair, deux ans si elles sont coproductrices), et que des quotas de films français et européens sont imposés. En substance, l’État limite au profit du marché des salles de cinéma les effets de la concurrence créée par la diffusion des films sur les chaînes, et assure un dispositif d’ensemble destiné à conforter la production de films français et européens, et éventuellement la création, à assurer une diffusion minimale à une expression culturelle française et européenne, voire à maintenir une identité culturelle.
21Les préoccupations économiques de ces règles sont plus qu’implicites. Elles apparaissent dans les codifications des années 1972 et 1974-75 (réglementation de la participation financière de la télévision aux films des producteurs traditionnels) et dans celles de 1979-80, qui répondaient plus précisément à l’objectif de drainer des flux financiers plus importants en faveur du cinéma (création de filiales de coproduction des chaînes généralisant l’essai déjà accordé à FR 3).
22La volonté de structurer l’intervention économique de la télévision dans la production cinématographique comprend plusieurs volets : permettre aux chaînes de diffuser plus vite les films dont leurs filiales sont coproductrices, mais aussi les empêcher de prendre une part trop importante de chaque coproduction – limiter leur pouvoir de décision, en quelque sorte. Ainsi la télévision ne peut devenir coproducteur majoritaire, ne peut devenir juridiquement producteur délégué (c’est-à-dire signer les contrats, être propriétaire du négatif). En échange, par l’achat du droit d’antenne qui accompagne l’entrée en coproduction, la chaîne détient une priorité de diffusion sur le petit écran ; seules les chaînes payantes et en premier lieu Canal + pourront les précéder grâce à la généralisation du préachat qui de surcroît est imposé à Canal +, cette dernière étant corsetée par des obligations qui lui sont spécifiques dans ce domaine.
23La principale conséquence de ces règles du jeu sans cesse affinées réside dans l’intervention financière croissante du secteur télévisuel dans le secteur cinématographique, accentuée par un effet de marché qui a favorisé l’augmentation du montant des droits de cession des films11. Les ressources apportées par la télévision au cinéma se mesurent selon différentes méthodes. Qu’il suffise ici de souligner que les chaînes de télévision hertziennes diffusées en clair doivent consacrer au moins 3 % de leur chiffre d’affaires annuel net à la production d’œuvres « européennes » selon le décret de 1995 (et non plus « francophones » selon celui de 1990)12. Entre autres effets, on constate que les chaînes hertziennes coproduisent au cours des années 1990 45 à 55 % des films produits annuellement.
24À cela il faut ajouter l’apport spécifique de Canal +, qui doit consacrer (décret de mai 1995) « 25 % de ses ressources totales hors TVA à l’acquisition de droits de diffusion cinématographique » dont 60 % du montant en œuvres européennes. C’est le Conseil supérieur de l’audiovisuel qui est chargé de contrôler la bonne exécution de ces décrets dont il faut souligner avant toute chose qu’ils répondent à une sorte de loi géométrique et quantitative : plus les chaînes gagnent de l’argent, plus elles doivent financer le cinéma. Les tableaux dressés par Frédéric Sojcher dans son chapitre (pp. 60-64) montrent clairement la montée progressive de la part de financement des films français due aux chaînes, qui a plus que doublé entre la période 1987-1991 et les années 1996-2001, passant, schématiquement, de 20 % à 40 % des devis agréés par le CNC13.
25L’évolution évoquée ici correspond à ce que l’on a appelé le passage d’une logique d’amortissement des investissements et des risques pris par un producteur à une logique de préfinancement. Évolution qui s’accompagne d’une migration des centres de décision et, pour certains, d’une dérive dans les choix des sujets, des thèmes, des innovations, ou encore d’une perte de substance et d’une relative dilution du risque.
26Encore faut-il préciser que, à l’intérieur de ces volumes d’intervention de la télévision, la part des seuls préachats de films français par Canal + est passée de 10 % à près de 20 % du total des devis. On peut en déduire que la réglementation a fait le pouvoir de Canal + sur le cinéma français, quoique son implication dans 80 % des films ne prouve pas une grande sélectivité. Mais Canal + est bien devenue « le grand argentier du cinéma français » (selon le cliché journalistique), la chaîne privée/cryptée détenant de fait un pouvoir accru par l’intervention directe de ses filiales sur la production de nombreux films – qui, elle, ne répond qu’à des objectifs stratégiques et non à des obligations. À signaler d’autre part que Canal + s’est engagée à verser un dédommagement aux salles de cinéma lorsqu’elle a dépassé le seuil du million d’abonnés ; cette « contribution financière particulière afin de développer l’activité cinématographique et la diffusion en salles » a été conclue avec la fédération des syndicats d’exploitants et est calculée, elle aussi, en pourcentage (1 % du chiffre d’affaires depuis 1992). On a vu aussi que, lorsque Canal + a décidé de stopper tout engagement dans la production au cours des conflits créés entre professionnels à la naissance de TPS, de nombreux producteurs indépendants ont souffert d’une carence (provisoire, certes) de financement : lorsque Canal + s’enrhume, toute la production française tousse.
27Par l’entremise de l’État et de sa politique complexe d’obligations et de régulations, le cinéma français a trouvé dans la télévision le second souffle qui lui était indispensable pour… résister à la télévision. La question qui se pose reste celle de son indépendance, que seule peuvent assurer, relativement, la croissance de ses recettes en salles et le taux d’amortissement le plus élevé possible sur ce premier marché.
28Les chaînes en clair financent jusqu’à présent près de 20 % du coût des films français – et on peut considérer qu’elles entraînent l’essentiel des financements des Sofica (sociétés de financement du cinéma et de l’audiovisuel, créées avant l’affirmation définitive de Canal + et bénéficiant de l’abri fiscal sans courir de risques véritables). La permanence des structures et des règles devrait aller dans le sens favorable à l’attitude actuelle de la production dominante. La crainte principale réside dans une baisse du chiffre d’affaires des chaînes, en particulier à cause d’une réduction d’ores et déjà envisagée des recettes publicitaires14.
29Si l’on admet – simple arithmétique – que le cinéma français dépend pour 20 % de ses possibilités de financement de la seule entreprise Canal +, l’évolution récente de cette dernière peut rendre sensiblement plus inquiet. En effet, les difficultés financières de la chaîne sont majorées par le basculement du groupe Vivendi dans une stratégie définitivement mondiale après la fusion avec Universal. Les stratégies de Vivendi Universal, avec notamment un partage des tâches entre Universal Studio et StudioCanal, sont devenues internationales ; les positions principalement nationales (secondairement européennes) de Canal + peuvent amener le groupe à se libérer de règles qui ont été vécues comme un avantage dans un cadre hexagonal mais peuvent devenir une contrainte jugée superflue ou insupportable dès lors que les enjeux modifient géographie, convergences et priorités.
30C’est là que réside la problématique des déclarations du président de Vivendi Universal de l’hiver 2001-2002, celle des hypothèses de réorientation de Canal + qui pourraient modifier statut et application des règles françaises, et c’est là que résident, de nouveau et dans la suite des polémiques interprofessionnelles nées de la concurrence Canal +/TPS, les craintes du petit monde du cinéma français.
Notes de bas de page
1 En France la Compagnie des compteurs (avec René Barthélémy) vers 1930, plus tard la Compagnie française de télévision (avec Henri de France), en Grande-Bretagne Electric and Musical Industries, filiale du groupe Marconi, en Allemagne Telefunken, aux États-Unis la Bell Telephone Company (c’est-à-dire American Telephone and Telegraph) et RCA. Les débuts de la radio dans ces divers pays avaient connu le même phénomène, avec sensiblement les mêmes groupes industriels. Le cas de la Compagnie des compteurs – future annexion du groupe Schlumberger – est intéressant à étudier car il est présent dans la radio sur le front du matériel mais aussi dans les entreprises de programmes (participation à la naissance de Radio Luxembourg en 1933) ainsi que dans la télévision : c’est dans ses laboratoires de Montrouge que travaille René Barthélémy, encouragé par le gouvernement en 1934.
2 Voir le chapitre sur Paramount in Hollywood. L’Âge d’or des studios, D. Gomery, Cahiers du cinéma - Éditions de l’Étoile.
3 Née en 1919 après la guerre au cours de laquelle le gouvernement américain avait encouragé les recherches de sa société mère la General Electric (elle-même issue de la fusion de la société Edison et de Thomson-Houston), la RCA prend le contrôle de la filiale américaine de Marconi et s’associe avec les fabricants de matériel Westinghouse et la General Electric elle-même pour créer des stations de radio qu’elle réunit dans le network de la National Broadcasting Company.
4 D. Gomery, Shared Pleasures, A History of Movie Presentation in the United States, British Film Institute, 1992.
5 Spyros Skouras, président de la Fox, issu comme Balaban de l’exploitation, a lui aussi tenté l’expérience du « theatre television », sans succès. Dans son livre Movie Made America. A cultural History of American Movies (Random House, New York, 1994), R. Klar évoque une pay TV mort-née de la fin des années 1940 : la « phonovision », qui consistait à distribuer des films dans les foyers équipés pour recevoir le signal sur un écran de télévision par le canal du téléphone – sans interruption publicitaire, précisait-on… Cette technique de pay-per-view étudiée avec le concours d’American Telephone and Telegraph préfigure celle qui s’imposera une quarantaine d’années plus tard.
6 D. Gomery, op. cit.
7 La tendance dans ces deux entreprises est à la revente des industries techniques (sauf certaines installations apportées par Natan à Pathé) et à l’extension du parc de salles – vers 1936, Gaumont détient 40 salles et Pathé une soixantaine –, non sans s’être exposées aux risques du surinvestissement…
8 En 1938, la Banque nationale de crédit, principale créancière de Gaumont qui l’a mise en difficulté et au sein de laquelle l’État avait pris des intérêts, parvient à préserver la vénérable société Gaumont en y amenant l’agence Havas, Publicis et des groupes industriels dont la Compagnie des compteurs. Cette dernière, rachetée par le groupe Schlumberger en 1970, est à l’origine, en 1974, de la prise de contrôle de Gaumont par Nicolas Seydoux.
9 Jusqu’au milieu des années 1950, des salles ont retransmis en direct grâce à la télévision des événements tels que le couronnement de la reine Élisabeth II ou la finale de la Coupe du monde de football. Dans les années 1980 et 1990, la technique de la vidéotransmission par satellite a permis à des salles de cinéma généralement situées dans des petites villes de retransmettre des programmes spécifiques, non télévisés par les chaînes. Cette stratégie renaît en 2001-2002 chez certains promoteurs de la diffusion numérique.
10 R. Chaniac et J.-P. Jézéquel, Télévision et Cinéma. Le désenchantement, Nathan-INA, Paris, 1998.
11 Le montant des droits de cession des films à la télévision a donné lieu à d’intenses débats depuis le début des années 1980 ; depuis la naissance des chaînes privées, les prix d’achat se sont élevés de manière telle que les débats ont pratiquement disparu du paysage cinématographique … À noter une grande absence dans les chiffres du cinéma français : la vidéo, qui joue un rôle important dans le cinéma américain, mais qui n’apparaît pas dans les données CNC issues des devis des producteurs. C’est que les éditeurs vidéo n’interviennent généralement qu’après la sortie du film, sauf certaines sociétés intégrées (Pathé, Canal +). Et la réglementation de la vidéo est beaucoup moins insistante que celle de la télévision – hormis la chronologie des médias et les versements obligatoires au fonds de soutien (d’ailleurs minimes : 3,4 % pour l’année 2000).
12 À noter : ces mêmes décrets définissent simultanément l’indépendance des producteurs à l’égard des diffuseurs.
13 Notons que cette part est retombée à 35,7 % en 2001, au lieu de 40 % en 1999 et 2000.
14 Ces craintes ont d’ores et déjà inspiré au ministère des Finances et au CNC des mesures tendant à réduire le budget sélectif du compte de soutien pour l’année 2002, c’est-à-dire, en d’autres termes, la politique du cinéma elle-même.
Auteur
Daniel Sauvaget est délégué général adjoint de l’Agence pour le développement régional du cinéma. Économiste et géographe, il est aussi chargé de cours à l’université de Paris III Sorbonne Nouvelle.
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