Chapitre XXI. Le TGV (1966-1978)
p. 267-272
Texte intégral
L’affrontement de plusieurs doctrines
1Le TGV mérite un chapitre particulier parce qu’il a permis à la SNCF de mettre en place une politique et des techniques de traction axées sur les hautes puissances et les hautes vitesses, et de donner à la traction électrique l’occasion de montrer son aptitude à fournir les puissances nécessaires pour faire circuler à 260 km/h, puis 270 km/h sur la ligne nouvelle Paris – Sud-Est des rames pesant entre 379 et 394 tonnes, en attendant de faire rouler à 300 km/h des rames de 444 tonnes sur la ligne nouvelle de l’Atlantique.
2Né très directement du projet C-03 de la direction du Matériel, ce train a pu profondément modifié le chemin de fer français au point que, aujourd’hui, on lui reproche d’être un autre réseau SNCF privilégié, construit à côté de l’autre. En fait, il est à la fois un réseau nouveau et, pour le réseau classique, une chance exceptionnelle d’échapper à un destin de type britannique ou américain, grâce aux parcours de prolongement qu’il n’a pas manqué de créer et à la dynamisation générale qu’il a suscitée.
3D’une conception purement SNCF – la direction du Matériel ne manque pas de techniciens de valeur, innovateurs et très décidés –, ce train est à la fois nouveau sur beaucoup de points et classique sur d’autres dans la mesure où il bénéficie de solutions nouvellement essayées sur les rames prototypes et de solutions plus anciennes mais poussées à un degré plus avancé. Il est à traiter dans le chapitre consacré à l’évolution de la traction électrique car il marque, pour ce mode de traction, le passage à un stade autre, celui des très grandes vitesses, avec la résolution d’importants problèmes de traction électrique comme le captage du courant.
4S’il frappe l’opinion publique par sa vitesse en service de 260 km/h, cet accroissement par rapport aux 200 km/h du Capitole n’est guère supérieur au gain de vitesse du Capitole par rapport aux 140 km/h pratiqués jusque-là sur l’ensemble du réseau SNCF, c’est-à-dire une augmentation de l’ordre du tiers. Cette augmentation de vitesse s’inscrit bien dans une progression continue conforme à la politique définie par la SNCF à partir de 1966. Et le futur bond nouveau, logiquement, après 200 km/h puis 260 km/h, est le passage à 300 km/h pratiqué actuellement par les TGV Atlantique et Eurostar.
5D’après Jacques Rebeyre, chef de la division de Production du matériel moteur de la SNCF1, trois grandes innovations techniques marquent le développement du matériel moteur de la SNCF depuis 1938 : la traction électrique par courant monophasé de fréquence industrielle, la traction par turbine à gaz, et le système anneau + bogie du TGV. Le TGV est bien impliqué dans ces innovations, même si la deuxième n’a été que temporaire.
6Mais la gestion du TGV, techniquement, a occasionné beaucoup de débats à la direction du Matériel, en particulier pour ce qui était de la formule même du train : rame automotrice ou train classique « modulable » ? D’après André Cossié2, qui fut très étroitement impliqué dans cette conception pour ce qui était du domaine de la traction électrique, deux écoles s’affrontèrent au cours de la fin des années 1960 : celle menée par Jean-Philippe Bernard, qui dirige la DETMT, et qui penche pour la formule automotrice M + R + R… R + R + M, et celle, de Robert Boileau qui dirigera la DETE de 1971 à 1974, et qui choisit l’automotrice M+R+M+R+M + R...
7Bref, d’un coté, une rame de remorques encadrée par deux motrices, et de l’autre une rame « panachée » à la puissance motrice répartie sur toute la longueur et donnant la modularité escomptée. De son côté, Fernand Nouvion, qui, à l’époque, dirige à la fois la DETMT et la DETE jusqu’à son départ en retraite en 1972, rejette la solution de l’automotrice au profit du train classique remorqué qu’il estime parfaitement modulable et techniquement plus classique donc plus sûr.
8Il faudra, pour réaliser le TGV tel que nous le connaissons actuellement, attendre en fait le départ de deux hommes : Fernand Nouvion, en 1972, et Robert Boileau, en 19743. La conception de la rame articulée non modulable, qui s’impose enfin grâce à Jean Dupuy, alors directeur du Matériel, se fait au cours d’une réunion assez mouvementée dans la salle 109 de la rue Traversière (siège de la direction du Matériel depuis 1972) au terme de laquelle Jean Dupuy déclare à Robert Boileau « qu’il n’a plus la parole »4.
9La position des partisans de la rame modulable, que cela soit celle de Fernand Nouvion (train classique) ou de Robert Boileau (M + R + M + R + M + R...) repose sur la nécessité, vieille comme le chemin de fer, d’adapter les capacités des trains aux flux variables des voyageurs et d’éviter les gaspillages des circulations à vide. La solution, toujours utilisée actuellement, des compositions variables des rames de banlieue est une excellente illustration de ce principe avec des sous-ensembles M + R + R regroupés, aux heures de pointe, pour faire de longues rames, et circulant seuls aux heures creuses. L’économie est appréciable.
10La position des partisans de la rame non modulable partagée par Jean-Philippe Bernard et Jean Dupuy repose sur l’expérience du manque de souplesse, en trafic grandes lignes, de la modularité et sur le fait que les rames de voitures classiques, dans les faits, ne changent jamais : elles restent immuables, quels que soient les flux de voyageurs, composées une fois pour toutes pour une fréquentation moyenne, renforcées lors des pointes des départs en vacances seulement. En outre, il est possible de prévoir des rames couplables deux par deux, c’est-à-dire d’introduire une modularité ayant la rame pour unité et non la voiture. Mais il faut, dans ce dernier cas, pouvoir réagir rapidement à une arrivée supplémentaire de voyageurs imprévue : c’est une des raisons d’être du « système TGV » qui comprend non seulement une rotation et une préparation très rapides des rames en atelier, mais aussi une réservation obligatoire des places permettant de connaître à l’avance, même peu de temps avant, l’état de remplissage des rames.
11L’étude mécanique des rames TGV Paris – Sud-Est provient de la rame prototype à turbine à gaz TGV 001, d’une part, et, d’autre part, de l’automotrice Zébulon.
12La rame TGV-01 est équipée d’une rame articulée non modulable et ayant des bogies d’intercaisse, c’est-à-dire supportant chacun les deux extrémités de deux caisses de remorques contiguës. Le principe n’est pas nouveau dans l’histoire des chemins de fer, et bien des rames de voitures remorquées ont utilisé ce principe en France, déjà vers 1914 sur l’ancien réseau du PO par exemple. Par contre, l’anneau, qui surmonte le bogie et fait office de liaison mécanique entre deux caisses transmettant les efforts de traction et de freinage et servant aussi d’élément d’intercirculation pour les voyageurs, est une réelle innovation qui posera des problèmes de mise au point (amortissement de certains mouvements parasites à grande vitesse) mais qui apporte une stabilité exemplaire et une grande simplicité mécanique.
13L’automotrice Z 7 001 Zébulon permet de concrétiser vingt années de recherches dans le domaine de la dynamique du bogie avec l’apport du bogie Y-226 qui comporte une séparation des éléments porteurs (le bogie proprement dit) et des éléments moteurs, qui sont reportés sous la caisse de l’engin. Les deux moteurs correspondant à chaque bogie entraînent chacun leur essieu par l’intermédiaire de cardans et de « tripodes » d’inspiration automobile assurant le jeu latéral et angulaire nécessaire. Les essieux moteurs deviennent dynamiquement « libres » et forment, pratiquement à eux seuls, le peu de masse non suspendue.
14Des essais en Alsace avec des CC 21 000 ont permis de préparer la résolution du délicat problème du captage du courant à très grande vitesse. Le couple caténaire-pantographe reste bien, en effet, le point faible de la traction électrique à grande vitesse et les craintes à ce sujet avaient très fortement joué en faveur du choix de la turbine à gaz. Résolus, actuellement, pour la vitesse de 300 km/h, avec la technique du pantographe à « grand plongeur unique » à deux étages de suspension, ces problèmes se poseront de nouveau avec des vitesses à 400 km/h envisagées pour les premières décennies du prochain siècle.
15Les rames TGV PSE sont construites entre 1978 et 1985 à cent neuf exemplaires par Alsthom et Francorail, la première des deux firmes assurant, conformément à sa spécialité, toute la partie traction et la construction des motrices, la deuxième assurant la construction des remorques. Les rames sont toutes bicourant, selon la politique de traction désormais en vigueur à la SNCF, sans compter les neuf rames tricourant pour la ligne de Lausanne. D’une masse de 379 tonnes (rames de première classe) à 385 tonnes (rames à deux classes) ou 394 tonnes (tricourant), les rames sont formées de deux motrices encadrant huit remorques et comportent treize bogies dont six moteurs. Il y a donc douze moteurs par rame, dont huit sous les motrices proprement dites, et capables de fournir 537 kW chacun, et tournant à 3000 tr/min à 246 km/h. La puissance totale est donc de 6 450 kW, mais de seulement 3 100 kW lors du fonctionnement sous 1 500 volts continu en dehors de la ligne nouvelle. Cette puissance de 6 450 kW est exceptionnelle dans l’histoire du chemin de fer.
Le TGV : la traction intégrée dans un système
16Le TGV est très différent des autres formes de traction dans la mesure où il intègre celle-ci dans un véritable « système TGV ». Car, en dépit d’une voie de type classique permettant sa parfaite intégration dans le chemin de fer préexistant, le TGV est bien un autre chemin de fer par la nature même de son organisation technique et de son exploitation.
17L’organisation technique, c’est d’abord l’entretien qui repose sur trois données essentielles (communes à l’ensemble des projets de l’époque) :
- La conception des rames intégrant les contraintes de l’entretien,
- Le caractère préventif de l’entretien,
- La responsabilité de l’agent d’entretien dans son travail, le contrôle de son travail et la tenue en service des organes entretenus.
18La première donnée est une innovation en elle-même pour le chemin de fer. La philosophie traditionnelle, depuis des décennies, reposait sur le calcul de dimensions généreuses, le choix de matériaux de toute première catégorie, ce qui assurait a priori l’absence de problèmes techniques importants au moins pendant les premières années de service. L’expérience montra cependant qu’il fallait, parfois, faire des réparations très importantes (pour ne pas dire des reconstructions) sur des matériels récents, et que de très lourdes pertes de temps et d’argent provenaient d’importants démontages pour extraire un organe défectueux, peu ou pas accessible.
19Le TGV présente quant à lui, une conception modulaire permettant l’échange standard rapide de l’organe défectueux. L’échange d’un moteur est l’affaire de quelques heures, comparé au lourd levage des locomotives électriques de jadis, dont il fallait démonter la caisse pour extraire le moteur d’entre les longerons du châssis. Le TGV offre aussi des possibilités d’auscultation rapide grâce à des connecteurs branchés sur des circuits, grâce à de nombreuses trappes d’accès aux organes électriques ou mécaniques. Le constructeur fournit, en outre, une notice de fonctionnement, contrôle et entretien. Les agents de la SNCF assurant l’entretien ont fait de nombreux stages de qualification chez le constructeur ou ont même participé à l’élaboration des notices. Jadis, l’entretien était considéré comme une tâche à faible qualification (ajustage, chaudronnerie, électricité élémentaire) effectuée par des agents de faible niveau recrutés et formés sur le tas en atelier : avec le TGV, l’entretien est une tâche hautement qualifiée, aussi importante que la conduite.
20Pour cela, la mise en œuvre de la politique d’entretien repose sur deux types d’établissements : l’établissement utilisateur et l’établissement réparateur. Le premier, plus couramment connu sous le nom de dépôt, a pour mission d’assurer les opérations d’entretien périodiques comme les examens, visites, essais périodiques de fonctionnement, compléments en eau et huile, remplacements d’organes courants, petites réparations accidentelles ou de dépannage. L’établissement réparateur, ou atelier directeur, répare les organes avariés, remet à neuf les organes usés, change des ensembles complets d’organes y compris, le cas échéant, le véhicule tout entier (motrice). Chaque type d’établissement comprend un groupe d’étude qui rédige les documents-support d’entretien, définit les outillages, assure la cohérence générale de l’entretien et en définit les nouvelles orientations, en recueille les informations au jour le jour dans un « cahier journal de recueil normal de l’information » ou mène des ordres d’investigation demandant aux agents de suivre plus particulièrement tel ou tel organe.
21Nous sommes donc très loin de la traditionnelle conception de la traction avec, d’une part, des engins moteurs conçus avec une réelle indépendance par rapport aux problèmes d’entretien, et, d’autre part, une distribution d’énergie elle aussi relativement indépendante de la traction et se bornant à être un fournisseur passif soumis à l’évolution de la demande.
22Cette véritable révolution est l’œuvre de la direction du Matériel des années 1970, opérée successivement par Camille Martin de 1969 à 1971, Jean Dupuy de 1972 à 1973, et Jean Bouley de 1974 jusqu’en 1980. Jean Bouley chargera l’ingénieur Jean-Marie Metzler de diriger l’ensemble des activités TGV réunies, en 1980, en un véritable département. La politique de traction TGV ne variera plus guère ensuite, les mêmes principes d’intégration de l’entretien et de l’énergie se retrouvant sur les nouvelles lignes du TGV Atlantique et des futurs TGV européens. Par contre, l’évolution des moteurs de traction vers le moteur asynchrone et des équipements électriques des rames vers l’électronique quasi intégrale traduisent une poursuite des recherches en matière de traction pure.
23En mars 1990, pourtant, paraît dans la Revue générale des chemins de fer un article signé de Robert Geais5. Comme certains ingénieurs de la SNCF, Robert Geais, une fois sa retraite prise, tient à faire le point et choisit le très respecté canal de la RGCF pour écrire ces lignes :
24« La politique d’investissements de la SNCF était insuffisante pour la sauvegarde d’une entreprise ferroviaire confrontée à une concurrence routière puissamment favorisée par la construction des autoroutes. » Robert Geais fait allusion à la période sombre du début des années 1960 et à l’inertie, à l’époque, de la SNCF devant la menace. Et dans la suite de son article, Robert Geais rappelle qu’il eut bien du mal à secouer cette indifférence et à proposer d’imiter l’automobile en construisant, exactement comme les pouvoirs publics le faisaient avec les autoroutes, une infrastructure nouvelle, c’est-à-dire ces lignes nouvelles à grande vitesse qu’il entrevoyait et qu’il imaginait parcourues par ce qu’il appellait déjà des trains à « Très Grande Vitesse » ou TGV. Il pensait même à une « hypothèse » en traction électrique (note en bas de la page 11 de l’article).
25Robert Geais ajoute : « La hiérarchisation du trafic que j’ai proposée en 1965 et qui est caractéristique de la situation française a rencontré, dans un premier temps, de vives résistances. »
26Même si la SNCF n’aime guère, par tradition, mettre des « signatures » sous ses grands projets ou ses réalisations, il fallait quand même rendre justice à Robert Geais « père spirituel » et initiateur du TGV.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Archives « secrètes » , secrets d’archives ?
Historiens et archivistes face aux archives sensibles
Sébastien Laurent (dir.)
2003
Le darwinisme social en France (1859-1918)
Fascination et rejet d’une idéologie
Jean-Marc Bernardini
1997
L’École républicaine et la question des savoirs
Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson
Daniel Denis et Pierre Kahn (dir.)
2003
Histoire de la documentation en France
Culture, science et technologie de l’information, 1895-1937
Sylvie Fayet-Scribe
2000
Le photoreportage d’auteur
L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970
Gaëlle Morel
2006