Chapitre XV. L’évolution des idées et des techniques lors du tournant des années 1965-1966
p. 195-211
Texte intégral
1En 1964, sur les 960 millions de francs prévus pour le budget de la SNCF, 91 sont affectés à la construction de locomotives électriques et 187 à celle de locomotives diesel. Au titre du cinquième plan, la commission Guillaumat prévoit que, pour la période allant jusqu’à l’année 1985, l’augmentation de trafic sera de 100 % en voyageurs et 150 % en marchandises. Heureuse époque... Mais on prévoit, pour la route, un trafic multiplié par six, et la commission prévoit que « la SNCF devra envisager de gros changements » comme l’accroissement des vitesses, l’attelage automatique, des trains de 3 000 tonnes roulant à 80 km/h, des lignes tracées pour la grande vitesse compte tenu de l’existence de locomotives aptes à atteindre plus de 200 km/h. Pour 1985, la traction diesel qui, à l’époque, n’assure que 12 % des TK. BR, aura à en assumer 20 %, laissant les 80 % restants à la traction électrique.
2Sollicitée par l’économie nationale et les pouvoirs publics, poussée par ses cadres, la SNCF passe réellement, durant ces années 1960, à une autre ère. Jusque-là, le chemin de fer français avait dû se reconstruire et user de ses forces vives pour maintenir sa place dans un système de pensée national qui n’hésitait pas à envisager sa disparition pure et simple. Désormais, reconnu et utilisé, il se doit de suivre le rythme de plus en plus rapide du progrès technique de ces années 1960-1970.
3L’évolution des techniques de traction et la « doctrine » de la SNCF s’organisent autour de cinq grandes idées.
- La réduction du nombre d’organes, en particulier des organes de transmission (multiplication des essieux moteurs s’il le faut).
- La réduction du poids en augmentant la puissance massique des moteurs (elle doublera en dix ans).
- La suppression des dégradations mécaniques : pas de frottements (donc recours à des paliers à rouleaux ou des blocs de caoutchouc), pas de corrosion, des roues monobloc, etc.
- La facilitation des interventions : réunions en « blocs » des organes
4 ou appareils de même fonction, coffrets d’appareils facilement déposables, développement de la « maintenance », etc.
5– L’unification : moins de pièces, moins de stocks, cabines de conduite unifiées, tels sont les facteurs qui réduisent les coûts de maintenance et de conduite et assurent une formation plus rapide et plus simple du personnel, un travail plus facile et plus rentable. Cependant, l’unification viendra plutôt de l’importance du nombre d’engins dans les séries que d’une véritable unification au sens propre du terme.
6Sur le terrain, les idées changent effectivement. Les revues, les publications diverses allant de La Vie du rail à La Revue générale des chemins de fer, en passant par Chemins de fer témoignent, à la relecture, du sentiment que le chemin de fer entre désormais dans une période très « technique », et que l’apport des recherches les plus scientifiques (l’électronique, la cybernétique) est désormais tout aussi « naturel » pour le chemin de fer qu’il l’est pour l’aviation ou l’espace (le Spoutnik a marqué les esprits). A la relecture, neuf grands thèmes resortent des revues des années 1960 :
- L’électrification.
- La diesélisation.
- Les nouveaux modes de traction.
- La maintenance, partie intégrante de la traction.
- La vitesse et le confort des voyageurs.
- La vitesse pour les marchandises.
- L’attelage automatique.
- Les voies.
- La signalisation.
Le besoin d’électrification
7Ce thème vient, de très loin, en tête, et il anime autant la SNCF que l’opinion publique ainsi que ceux que l’on appellera les « décideurs ».
8Faut-il avant tout éliminer la vapeur et son image de marque passéiste, ou au contraire électrifier en vertu des avantages économiques apportés par la traction électrique ? Voilà qui ferait l’objet d’un long procès d’intentions que bien des historiens de la traction vapeur aimeraient mener. La seule raison invoquée à l’époque est celle du coût.
9On peut ainsi lire, en 1967, dans le Bulletin des cadres de la région Sud-Est : « Il est bien connu que le remplacement des locomotives à vapeur par des engins de « traction moderne » (électrique ou diesel) est l’un des moyens les plus sûrs d’abaisser le prix de revient du transport ferroviaire, et les résultats financiers des réseaux les plus avancés dans cette voie le confirment, qu’il s’agisse de la Suisse ou des Pays-Bas qui n’ont plus de locomotives à vapeur, des États-Unis ou de la Suède qui n’en ont presque plus. En France, cette évolution a été retardée par les importantes constructions de locomotives à vapeur qu’il a fallu réaliser d’urgence après la dernière guerre pour assurer au plus vite les transports ferroviaires, condition indispensable pour le rétablissement de l’économie. Cependant, limitant le plus possible le renouvellement de ses autres moyens, la SNCF a fait, depuis 15 ans, un effort très important pour l’électrification de ses grandes lignes...1 »
10Le fait de citer des pays porteurs du mythe de la modernité comme la Suisse ou la Suède, et surtout les États-Unis, et encore plus durant ces années 1960, montre davantage où les esprits puisent leurs modèles économiques que les réalités ferroviaires. Deux des pays cités, les États-Unis et la Suisse, sont alors tout simplement en train de constater le naufrage économique de leurs réseaux ferrés ! Les États-Unis refusant le principe d’une aide de l’État dans ce domaine, abandonnent progressivement le trafic voyageurs jusqu’à sa quasi-disparition au début des années 1970, et ferment ligne après ligne pour ne laisser que 28 000 miles de lignes voyageurs en 1970 contre 254 000 en service en 1914, avant de lancer un plan national de sauvetage du squelette du réseau voyageurs, sous le nom d’Amtrak. La Suisse, quant à elle, se lance dans une politique massive de subventions et d’aides de toutes sortes, tant au niveau local, cantonal ou fédéral, pour maintenir à grands frais un réseau en déficit profond et assurer un véritable service public finement maillé et à dessertes cadencées jusque sur la moindre petite ligne à voie étroite. Telles sont les deux solutions différentes à un même problème, celui de la dérive des coûts. Mais le mode de traction, dans ces deux cas, avait été modifié avant cette dérive dans la perspective de trafics croissants et prometteurs : électrification suisse ou achat d’innombrables séries de locomotives diesel américaines. Les trafics ont certes bien augmenté durant les années 1950 et 1960 (sauf pour les voyageurs aux États-Unis), mais les coûts ont augmenté encore plus.
11La SNCF reste toutefois prudente : le cinquième plan étant fondé sur une perspective d’expansion du trafic, elle envisage de maintenir la traction vapeur jusqu’en 1972 ou 1973. Si le trafic n’augmente pas comme prévu, elle anticipe la suppression de la traction vapeur, utilisant ainsi d’une manière préférentielle les locomotives électriques ou diesel neuves ou récentes dont elle aurait disposé pour faire face à cette augmentation de trafic non effective. Une position très sage qui a d’ailleurs triomphé des problèmes d’électrification en courant monophasé de fréquence industrielle, comme nous l’avons vu dans la partie précédente. Cette solution est par ailleurs très favorable pour des électrifications (vu la légereté des installations fixes) moins onéreuses que celles du système 16 2/3 Hz de type suisse et allemand.
12Enfin, au milieu des années 1960, le bilan des grandes électrifications d’après guerre a été fait. Celle de la ligne Paris – Lyon a dégagé un rendement global de 10 %. Les premières électrifications en monophasé de fréquence industrielle, comme sur la ligne Valenciennes – Thionville, ont un rendement de 11,5 % du capital brut investi2, ceci dès la première année.
13Toutefois, la locomotive à vapeur reste très présente sur le réseau français du milieu des années 1960. Si, dans les dix dernières années (1956- 1966), son trafic a chuté de 52 %, le cinquième plan prévoit bel et bien le maintien en service d’un important parc de 2 700 machines, maintien nuancé cependant par la mise à la réforme de trois cents locomotives à vapeur par année. En 1966, la SNCF dispose de 900 locomotives à vapeur âgées de plus de 40 ans et de 375 se situant entre 20 et 40 ans, mais surtout de 1425 locomotives âgées de moins de 20 ans (dont, pour cette dernière tranche d’âge, 1 100 locomotives type 141 R avec des chaudières battant des records de longévité de plus de 2 000 000 kilomètres grâce au Traitement Intégral Armand).3
14Entre 1966 et 1972, il faut donc faire disparaître ce parc dont la moitié est encore très récent, et le remplacer par des locomotives électriques ou diesel dont le prix d’achat est double, mais dont la rentabilité est meilleure.
15La mise à la réforme de ce parc de locomotives à vapeur récentes peut paraître scandaleuse. Mais si nous nous fions à une conférence donnée à l’époque par l’ingénieur principal Marcel Bernard à l’École supérieure des cadres de la SNCF (Louvres), nous pouvons dresser le tableau XV ci-dessous4.
Tableau XV. Comparaison des coûts en fonction du mode de traction en 1966.
Traction vapeur (100 %) soit : | Traction diesel (= 51 % vapeur) soit : | Traction électrique (= 37 % vapeur) soit : |
Entretien : 24 % | Entretien : 20 % | Entretien : 5 % |
Conduite + dépôts : 29 % | Conduite + dépôts : 19 % | Conduite + dépôts : 15 % |
Combustible : 47 % | Combustible : 12 % | Énergie : 17 % |
16Ce tableau peut se lire comme suit : sur une base de 100 en dépenses totales en traction vapeur, le charbon représente 47. Mais avec la même somme disponible et utilisée en traction diesel, on n’en dépensera que 51, et, inclu dans cette somme, seulement 12 en combustible.
17Ce tableau est à notre connaissance le dernier qui comporte une comparaison entre les trois modes de traction, les suivants ne comportant plus de référence à la traction vapeur. Il permet une comparaison point par point entre la vapeur et ses concurrents. La traction vapeur n’est moins chère sur aucun point : et si la locomotive diesel parvient à être presque aussi chère que la locomotive à vapeur en entretien, elle est surtout quatre fois moins chère en combustible. Ce tableau présente en revanche l’inconvénient, comme beaucoup d’autres du même genre, de ne pas prendre en compte les amortissements du matériel. Or, le prix d’amortissement est deux fois plus élevé pour une locomotive électrique ou diesel par rapport à une locomotive à vapeur.
18Enfin, ce tableau montre que la traction électrique reste de loin moins chère que les deux autres modes. On comparera sa position relative avec le tableau donné dans la deuxième partie pour l’année 1959. Elle a encore gagné des points, passant de 40 % du coût de la traction vapeur, à 37 %. Elle progressera encore du fait du programme nucléaire. En 1975, d’après l’inspecteur divisionnaire Cheveu d’ Or5, elle arriverait à une réduction de la dépense d’énergie de 60 % par rapport à la vapeur si cette dernière avait été maintenue.
19Ce tableau reflète une réalité statistique moyenne nationale en matière de coûts de traction. Selon la nature du train, la vitesse, le profil de la ligne, la résistance spécifique au roulement du matériel roulant, et bien d’autres données, le coût peut varier du simple au double, pour une même locomotive, et montrer que, dans telles circonstances, sur telle ligne, le coût en traction vapeur pour une vitesse donnée aurait été le moins élevé, par exemple. Mais le chemin de fer est un système fonctionnant avec des régulations internes telles que le captage d’information ne peut se faire qu’à partir d’un nécessaire niveau de généralité, surtout au niveau des bilans.
20Les consommations en Wh/TKBR moyennes pour l’ensemble du réseau SNCF sont données en exemple (tableau XVI) ci-dessous pour l’année 19686.
Tableau XVI. Consommations en Wh/TKBR par type de train.
Voyageurs rapides et express | 30,8 |
Voyageurs omnibus | 51,5 |
Messageries | 24,4 |
Marchandises | 14,2 |
Voyageurs banlieue | 56 |
21Néanmoins, il est évident qu’à conditions égales (type de train, profil de la ligne, etc.), la traction électrique diminue de moitié le prix de la TKBR, ce qui crée, une fois les coûts d’électrification et d’achat de locomotives remboursés, des économies d’autant plus importantes que le trafic est important. À cette époque, l’ensemble des prévisions économiques est formel : le trafic ne fera qu’augmenter. L’électrification apparaît comme un investissement très judicieux à la lumière de ces prévisions.
La nécessité d’une traction diesel
22Née très récemment, la traction diesel de ligne est devenue, pour les mentalités de cette seconde moitié des années 1960, une nécessité absolument indiscutable.
23Pour des raisons d’image de marque et de modernité comparables à celles qui concernent la traction électrique, la traction diesel semble bénéficier, il faut bien le dire, d’un grand prestige aux yeux des pouvoirs publics, des décideurs, du grand public, peut-être par référence plus ou moins explicite au modèle des États-Unis ou à celui des pays neufs des grands continents africain, asiatique ou américain, où son implantation a été une réussite.
24Les ingénieurs de la SNCF de l’époque savent que la traction diesel est une solution de compromis, voire de dernier recours, d’où son succès dans le tiers monde ou dans les pays neufs pauvres en ressources énergétiques modernes. Et ils savent bien, pour l’avoir expérimenté sur de nombreux prototypes depuis quelques années (BB 69 000, CC 70 000, etc.) que de nombreux problèmes techniques restent non résolus, et qu’« un cheval vapeur en traction électrique en vaut deux en traction diesel si l’on songe à la qualité des services rendus »7.
25La période qui débute en 1966, et que nous avons appellée « La mise au point de la traction nouvelle », verra la mise au point de la traction diesel, du moins sous la forme qu’elle connaît durant les années 1960. Ensuite, il n’y aura plus d’évolution ni de création de prototypes, la CC 72 000 de 1967 restant jusqu’à ce jour la dernière locomotive diesel de ligne conçue par la SNCF.
26La nécessité est pourtant là : dans les mailles laissées libres par l’électrification, c’est-à-dire l’ensemble des lignes à trafic moyen ou faible du réseau de la SNCF, les coûts de traction s’accumulent d’autant plus dangereusement qu’il s’agit de lignes économiquement fragiles. La traction diesel peut apparaître comme un dernier recours pour des lignes dans une situation économique à la précarité croissante, mais elle apparaît aussi comme la solution d’attente d’une électrification pour les lignes complémentaires ou en prolongement des itinéraires déjà électrifiés. Dans un cas, les locomotives à moyenne puissance suffisent, et dans l’autre, les locomotives à grande puissance que la SNCF attend toujours vers la fin des années 1960 et dont elle ne connaît que des prototypes sont nécessaires.
27Très vite, la mise en service massive de locomotives performantes comme les BB 67 000 et les CC 72 000, qui ne seront jamais tout à fait les locomotives espérées du fait de leur puissance insuffisante, montre qu’ aussi bien pour le maintien en vie de lignes à faible trafic que pour les parcours de prolongement des itinéraires électrifiés, la facture est lourde. La comparaison des dépenses à la TKBR pour les services de route de l’ensemble de la SNCF, et qualifiées de « réelles », est donnée (tableau XVII) par l’ingénieur Marcel Bernard pour l’année 19698.
Tableau XVII. Comparaison des dépenses par TKBR entre les modes électrique et diesel.
TRACTION ELECTRIQUE (100 %) : | TRACTION DIESEL (= 170 % de la traction électrique) : |
Entretien des installations fixes : 12 % | Entretien des installations fixes : – |
Entretien des locomotives : 21 % | Entretien des locomotives : 58 % (=34 % total diesel) |
Conduite et dépôts : 42 % | Conduite et dépôts : 90 % (= 53 % total diesel) |
Énergie : 25 % | Énergie : 22 % (= 13 % total diesel) |
28Le prix du combustible diesel est celui payé par la SNCF au réservoir. Il inclut la réception, le contrôle, le transport à l’intérieur des emprises SNCF, la manutention, le stockage et la décantation. Le prix du kilowattheure en traction électrique est payé au fournisseur d’énergie pour les livraisons à l’entrée de la sous-station, sur la base de la moyenne pondérée des deux types de contrats SNCF/EDF, l’année 1969 étant normale.
29Les deux tableaux montrent, pour un temps encore, l’avantage en matière de prix de l’énergie revenant à la traction diesel, mais un prix à la TKBR malgré tout beaucoup plus élevé du fait de l’entretien et des réparations. Bien sûr, il faut rappeler qu’il ne s’agit pas, pour chaque mode, des mêmes lignes parcourues, des mêmes types de train, des mêmes services rendus. La traction électrique règne, en grande partie, sur des lignes à trafic dense et à vitesses plus élevées qui l’avantagent sur le plan des dépenses à la TKBR.
30La traction diesel tirera d’ailleurs très bien son épingle du jeu lors du choc pétrolier de 1973-1974, le prix de l’énergie n’entrant que pour une faible part dans les coûts, et le prix du pétrole brut entrant, lui aussi, pour une faible part dans celui du combustible. En 1974, d’après la conférence de l’ingénieur Cheveu d’ Or9, le rapport des coûts est de 100/148 (tableau XVIII).
Tableau XVIII. Comparaison des coûts entre traction électrique et diesel en 1974.
TRACTION ELECTRIQUE (100 %) : | TRACTION DIESEL (= 170 % de la traction électrique) : |
Entretien des installations fixes : 7,8 % | Entretien des installations fixes : – |
Entretien des locomotives : 18,3 % | Entretien des locomotives : 54,5 % (= 36,7 % tot. diesel) |
Conduite et dépôts : 50 % | Conduite et dépôts : 58 % (= 39 % total diesel) |
Énergie : 23 % | Énergie : 36,2 % (= 24,3 % total diesel) |
31La répartition des TKBR, pour 1974, est de 75,6 % pour la traction électrique et de 24,4 % pour la traction diesel qui a donc légèrement progressé en reprenant le trafic abandonné par la traction vapeur. Même si le poste budgétaire de l’énergie a augmenté, passant de 13 à 24,3 % de la facture traction diesel, mais surtout de 22 à 36,2 % de la facture électrique, la traction diesel a comprimé son prix grâce à la rationalisation des postes conduite + dépôts et entretien. Elle montre clairement son aptitude à ne pas dépendre étroitement du prix du pétrole, gros avantage sur le plan politique. Elle ressort même gagnante d’une comparaison par rapport à la traction électrique quand le prix du pétrole augmente.
32La leçon est que l’organisation est un poste qui coûte cher s’il est mal géré, bien plus cher que celui de l’énergie, et qu’il est possible de jouer sur celui-ci assez largement pour dégager de très substantielles économies. Ce n’est sans doute pas une simple coïncidence si les années 1970, à la suite de la hausse du pétrole, voient l’avancée de la gestion, du « management » ou de la maintenance.
Les nouveaux modes de traction
33Ils sont présents dans les idées des années 1960 et dans les faits vers la fin de la décennie, sous la forme de la turbine à gaz, issue de l’aéronautique et qui reste, en fin de compte, le seul apport concret de cet esprit d’innovation. Nous consacrerons un chapitre important à ce nouveau mode de traction dans cette troisième partie, un mode qui faillit être celui des TGV et de la grande vitesse sur rails.
34Il est intéressant de noter que l’évolution des idées en matière de chemin de fer se traduit, dans la presse des années 1960-1970, par un grand nombre d’articles consacrés à des recherches dans des domaines comme le moteur linéaire, la sustentation magnétique, le coussin d’air, ou même des articles spéculatifs sur la locomotive à vapeur nucléaire. Les idées du professeur B. Borst, de 1954, concernant un projet de locomotive de 327 tonnes et de 49 mètres de long10 marquent encore les esprits, mais en France, on sait déjà que la traction électrique classique est déjà nucléaire, du fait du programme national des centrales électriques nucléaires.
35Si les ingénieurs du chemin de fer ont toujours recherché d’autres modes de traction que ceux dont ils disposaient, les années 1960-1970 débouchent effectivement sur la traction par turbines. Il semble que les ingénieurs du chemin de fer français soient parvenus à faire passer un mode de traction totalement inédit, sans doute parce que jamais le chemin de fer français n’a été si près de disparaître purement et simplement, ruiné par la concurrence. Et comme en 1930, quand l’automobile tuant le chemin de fer oblige ce dernier à emprunter des solutions techniques à son concurrent, durant les années 1960, le chemin de fer va chercher une solution technique totalement exogène (les cheminots disent « exotique » à l’époque). En 1930, c’est le moteur à combustion interne de type automobile. Dans les années 1960, c’est la turbine d’aviation. Et comme l’autorail des années 1930, le turbotrain de la fin des années 1960 connaît un véritable engouement, porteur de l’image d’un engin sortant des sentiers battus ferroviaires.
36D’autres solutions nouvelles sont essayées, et le coussin d’air ou la sustentation magnétique sont proposées à une SNCF qui les écarte pour d’évidentes raisons d’incompatibilité avec l’ensemble technique déjà existant, ou par refus de construire intégralement un autre chemin de fer à côté de celui qui existe déjà.
La maintenance, partie intégrante de la traction
37L’entretien, c’est le parent pauvre de la traction, le passage obligatoire mais peu rentable dans les ateliers où, aux regards des dirigeants du chemin de fer, les pertes de temps s’accumulent. Le problème est que l’entretien n’est ni véritablement intégré dans l’exploitation des réseaux, ni, encore moins, dans la conception même du matériel roulant.
38Pour Jean Bouley, directeur du Matériel à l’époque, trois grands principes sont à respecter pour intégrer l’entretien qui prendra ultérieurement le nom de maintenance11. D’abord, pour l’entretien du matériel moderne, « tout l’art est dans l’exécution » : « C’est dans la tête et jusqu’au bout des doigts de l’exécution qu’il faut faire passer la connaissance des critères d’intervention des techniques d’entretien, des tours de main, des précautions de sécurité. » La connaissance, en fait, ne suffit pas : il faut y ajouter la compréhension.
39Le deuxième principe est que ce qui parvient aux échelons d’exécution ne peut provenir que d’eux-mêmes : « Qui peut mieux parler du travail que les travailleurs ? »
40Enfin, « la règle, une fois établie sur le tas, doit être discutée et remaniée jusqu’au point où chaque participant l’adopte comme sienne » : c’est le principe du partage des compétences, diamétralement opposé aux principes tayloriens et au morcellement des tâches et à l’absence de communication.
41Très certainement, l’évolution du matériel roulant, surtout moteur, vers une complexité accrue exigera une main d’œuvre de plus en plus qualifiée et responsable et une politique de confiance de la part de la hiérarchie à tous les échelons. C’est là certainement une des retombées très positives de la présence de matériel moteur à haute technicité sur l’esprit des dirigeants de la SNCF.
La conquête des grandes vitesses : un nouvel état d’esprit ?
42En dépit des records de vitesse de 1954 puis 1955, la vitesse commerciale des trains de voyageurs est restée sans grand changement, le 120 km/h restant la norme de l’ensemble des trains rapides lourds du réseau, le 140 km/h étant pratiqué sur certaines relations électrifiées et en certains points seulement. Quelques tronçons du réseau, comme la plaine d’Alsace ou l’alignement des Landes, la traversée de la Beauce, permettent, au prix d’aménagements minimes, d’envisager des vitesses de l’ordre de 160 km/h ou même 200 km/h, les tracés et profils étant favorables.
43« L’exploration systématique des grandes vitesses », terme de Jean-Marie Metzler12, ne commence, à la SNCF, qu’en 1972 avec deux engins, l’un à turbine et l’autre électrique, mettant fin à une longue politique de refus des grandes vitesses sur rail, pratiquée par la SNCF et son directeur Henri Lefort dans les années 1950. Il faut dire que le chemin de fer des années 1930, déjà, ne pouvait, sur le plan économique, racheter son image de marque négative (le déficit) que par une vocation affirmée de transporteur de masse à bon marché des indispensables pondéreux pour l’industrie nationale, et de transporteur populaire de voyageurs migrant quotidiennement vers les lieux de travail ou partant en vacances en famille : bref, le service public dans toute son acception de non rentabilité admise par la force des choses. Cela n’impliquait guère, on s’en doute, une politique de recherche de la vitesse, vitesse déjà conquise par l’aviation et, dans une moindre mesure, par l’automobile.
44Cependant, même si elle n’est pas recherchée comme telle, la vitesse fait partie intégrante du service ferroviaire parce que, en dessous d’un certain seuil, il n’est plus possible d’assurer le débit d’une ligne. Les trains doivent rouler vite et dégager les lignes pour assurer une fluidité et une sécurité minimales.
45La signalisation, toujours en retard sur les performances des locomotives, et la voie, elle aussi toujours parcourue à la limite de ce qu’elle peut endurer par des trains dont les performances sont en avance d’une décennie ou deux, freinent la politique d’augmentation des vitesses. Dès que la signalisation est perfectionnée, dès que les voies sont reconstruites avec un meilleur armement et un tracé ou un profil plus favorables, alors, d’emblée, les vitesses, même avec des locomotives inchangées, augmentent immédiatement.
46En ce sens nous pouvons dire qu’avant 1972, il n’y a pas d’exploration systématique des grandes vitesses à la SNCF, parce que la vitesse y est perçue et conçue comme la résultante d’un certain état technique des installations fixes du réseau.
47En 1955, un peu plus de 1 500 kilomètres de lignes sont parcourus à plus de 120 km/h sur le réseau de la SNCF. En 1975, ce sont plus de 75 000 kilomètres de lignes parcourus à plus de 120 km/h13.
48La SNCF est bien passée d’un stade à un autre, celui de « vitesse résultante » à celui de « vitesse recherchée », et les équations à dix-neuf inconnues constituant les calculs de la dynamique transversale (cinq inconnues pour la caisse et quatorze inconnues pour les mouvements des bogies) sont à nouveau examinées : le sujet commence à intéresser les dirigeants de la SNCF aiguillonnés par Fernand Nouvion et par le retentissement mondial des performances du Shinkansen japonais... et ses bénéfices.
49L’accroissement de la vitesse pour les trains de voyageurs est naturellement inséparable de l’accroissement du confort, autre pendant de l’amélioration de la prestation ferroviaire.
50Le thème n’est pas hors sujet pour ce qui est de la traction. L’accroissement du confort a toujours correspondu à celui du poids des voitures depuis les débuts du chemin de fer. Jointe à l’amélioration des vitesses, celle du confort a créé, on s’en doute, un enjeu essentiel pour la traction : la course à la puissance. Toutefois, cette course à la puissance n’a pas posé de problème insurmontable, loin de là : les ingénieurs de la traction ont su répondre à la demande. De fait, il s’agit plutôt d’une réduction des temps de trajet qu’un véritable accroissement des vitesses, la vitesse commerciale des trains pouvant se rapprocher de la vitesse de pointe que la traction peut fournir, ceci par élimination des causes de ralentissement.
51La vitesse et le confort sont donc toujours une préoccupation, tant durant les années 1940 ou 1950, que lors des débuts du chemin de fer. Mais ce que Jean-Michel Fourniau appelle une véritable « conversion intellectuelle de la SNCF »14 ne s’est pas encore produit : la vitesse enfin devenue un produit à vendre selon les techniques les plus avancées du « marketing » que la SNCF a découvert, poussée par les circonstances économiques des années 1960.
52Elle ne pouvait pas conquérir de nouveaux marchés en persistant dans sa politique classique de trains lourds à faible prix de revient. Or, elle doit accroître sa productivité, réduire ses coûts, contracter (hélas) son réseau, réduire ses effectifs. Pour réaliser ces objectifs, comme le démontrerait n’importe quel cadre commercial d’une grande entreprise, il faut avoir quelque chose à vendre et savoir le vendre. Et dans une situation de concurrence serrée, la vieille image du bon vieux chemin de fer lent mais sûr ne suffit plus. « Découverte » par la commercialisation, selon Jean-Michel Fourniau, mais selon nous pratiquée par la direction du Matériel lors de démonstrations dans la région Sud-Ouest pour des visiteurs de marque ou des acheteurs étrangers, la vitesse est enfin reconnue dans les milieux dirigeants de la SNCF vers 1965-1966, lorsque les 200 km/h sont atteints lors d’essais.
53Pour Jean Dupuy, chef du service régional du Matériel de la région Sud-Ouest avant d’être directeur général de la SNCF, les 200 km/h du train atteints par Le Capitole sont nés d’une demande du ministre Pisani à qui l’on avait fait faire un parcours de démonstration à bord d’une locomotive en 1966. Enthousiasmé, il avait assigné quelques mois à la SNCF pour démocratiser la vitesse et faire rouler ses premiers trains à 200 km/h. C’est chose faite en 1967 avec Le Capitole et un parc de quatre locomotives transformées, tirant des rames classiques équipées de freins supplémentaires, le tout repeint en un rouge vif agressif et « médiatique ». La demande du ministre tombe à point pour une direction du Matériel passionnée de vitesse et d’exploits techniques, et cette demande est à mettre au crédit de Fernand Nouvion qui a su la susciter15. Mais l’essentiel est de bien savoir que cette conversion intellectuelle de la SNCF en faveur de la vitesse est bien née dans les bureaux de la direction du Matériel comme nous l’a déclaré Jean Dupuy, alors directeur général de la SNCF16. Les services commerciaux de la SNCF sauront réagir avec efficacité à leur tour une fois cette politique admise et sauront vendre la vitesse.
54Conversion intellectuelle par la percée du « management » ou démonstration organisée par la direction du Matériel, la cause de la vitesse est gagnée auprès du public dès les premières circulations du Capitole à 200 km/h sur une partie de son parcours, train qu’il faut doubler, et même quadrupler certains week-ends. En 1967, la SNCF montre son intérêt pour la vitesse en participant au symposium sur les grandes vitesses organisé par l’Union internationale des chemins de fer (UIC) à Vienne en 1968. La SNCF s’y trouve confrontée avec le savoir-faire d’autres réseaux étrangers, dont celui du Japon.
55En dépit du rapport Nora qui exclut le chemin de fer du domaine des transports à grande vitesse et qui fixe à chaque moyen de transport sa tranche technique et économique, la SNCF se lance dans le projet C-03, celui qui se concrétisera par le TGV. Le président André Ségalat se battra jusqu’au bout de ses forces pour en faire accepter l’idée par les pouvoirs publics. Il portera le dossier sur le bureau de Georges Pompidou dont la signature constituera son dernier acte officiel de président de la République, la veille de sa mort.
La vitesse pour les trains de marchandises
56Moins spectaculaire que la vitesse pour les trains de voyageurs, la conquête de la vitesse pour le « fret » marque, tout autant, une évolution profonde des idées à la SNCF durant les années 1960, et le développement d’une politique de traction spécifique.
57Lors de la première grande électrification en monophasé de fréquence industrielle entre Valenciennes et Thionville, les locomotives de type CC 14 000 ou CC 14 100, construites spécialement pour le trafic marchandises de cette ligne entre 1954 et 1957, sont établies avec une vitesse maximale de 60 km/h. Cette vitesse très modeste s’explique par le fait que ces locomotives, d’une part, remplacent des machines à vapeur de type 150 qui circulent à 60 km/h, et, d’autre part, parce que l’on pense que cette vitesse est suffisante pour ce type de trafic composé de trains de minerai lourds et lents. C’est, en l’occurrence, l’assimilation pure et simple du chemin de fer au canal. C’est sans doute un cas extrême et il ne faut pas en déduire que, pour la SNCF des années 1950, les trains de marchandises doivent tous rouler à 60 km/h. Mais dans la réalité, ils ne roulent guère plus vite, 80 à 90 km/h étant la règle générale. Les circulations à plus de 100 km/h sont des exceptions réservées à quelques trains spéciaux, notamment pour le transport des fruits ou de la marée.
58La politique de la biréduction, menée pour les bogies des locomotives électriques ou diesel des années 1950 et 1960, assigne bien au régime marchandises une vitesse nominale de 90 km/h, l’autre régime, celui des voyageurs, étant de 140 km/h.
59Accélérer la vitesse des trains de marchandises est un important enjeu au cours des années 1960, peut-être d’ordre commercial, mais surtout d’ordre technique : la lenteur des trains de marchandises engorge les lignes et en réduit très sérieusement le débit, créant une paralysie préjudiciable à l’ensemble des performances de la SNCF. Elle fait du même coup les beaux jours de la concurrence routière. L’augmentation des vitesses des trains les plus lents, ceux du Régime Ordinaire, est prévue dans le courant des années 1960, pour passer à 80 km/h au 1er janvier 1970. De nombreux trains de messageries circuleront à 100 ou 120 km/h.
60L’âge des wagons reste le problème majeur. Les anciens types courants (couvert, tomberaux, plats, etc.) forment 90 % du parc au lendemain de la guerre et encore 55 % du parc en 1975. Mais au début des années 1970, l’ensemble des wagons est apte à circuler au moins à 80 km/h en Régime Ordinaire. Le kilométrage marchandises parcouru à 120 km/h passe de 150 000, en 1966, à 1 870 000 en 1970 et à 3 750 000 en 1973, c’est-à-dire qu’en huit ans, il est multiplié par 2517.
61Une évolution s’est donc dessinée, et la SNCF a non seulement dû modifier les organes de roulement des wagons à marchandises, comme l’abandon du palier lisse pour les rouleaux dans les boîtes d’essieu, mais aussi repenser le problème en termes d’exploitation et de traction.
L’attelage automatique
62Évoquer ce problème en fera peut-être sourire certains : l’attelage automatique, c’est la « bouteille à encre » ou l’éternelle « artésienne » du chemin de fer européen, en retard sur ce point de plusieurs décennies sur les chemins de fer des continents américains ou asiatiques ou sur le chemin de fer soviétique. C’est pourtant bien l’attelage automatique qui hante les revues spécialisées et les esprits des grands ingénieurs et qui, de perfectionnement en perfectionnement sur le papier, reste un projet reporté de décennie en décennie.
63Et pourtant, dans le grand mouvement d’idées du milieu des années 1960, l’attelage automatique semble imminent. Au milieu des années 1970, André Portefaix place lui-même l’attelage automatique parmi les trois grands problèmes posés au matériel roulant, avec la vitesse et le confort. À l’époque, la SNCF réalise les deux-tiers de ses recettes grâce au trafic marchandises, et l’efficacité de ce trafic se mesure en tonnes transportées sur chaque ligne. Pour l’augmenter, il faut allonger les trains et accroître la capacité et la charge des wagons (meilleur rapport charge/tare et meilleur rapport charge/longueur).
64André Portefaix reconnaît que l’accroissement de sécurité apporté par l’attelage automatique, argument classique, n’est pas prouvée : les taux d’accidents humains sont comparables entre les réseaux équipés ou non de cet attelage. La rentabilité reste aussi très modeste dans les conditions de trafic des réseaux européens, mais c’est un moyen (non le seul) de constituer, avec des wagons d’un poids de 80 à 120 ou même 160 tonnes, des trains de 4000 à 10 000 tonnes au lieu des 1000 à 2000 tonnes habituellement pratiquées par les réseaux européens, mais c’est un moyen coûteux. « La vocation de l’attelage automatique c’est le transport sur une échelle continentale, et il n’est pas étonnant que son promoteur le plus ardent, Louis Armand, ait aussi été un fervent européen » écrit André Portefaix en 1974, et il ajoute : « La décision prise par les réseaux européens de mettre en service l’attelage automatique en 1985 apparaît ainsi comme une traduction technique et économique de la croyance que l’Europe sera entre temps devenue une réalité.18 »
65L’Europe s’est bien faite, mais sans l’attelage automatique pour ses chemins de fer, le volume du trafic marchandises ayant cessé de croître peu après que ces lignes aient été écrites, et ayant même régressé dangereusement ensuite. Les trains de 4000 à 10 000 tonnes, qui auraient rendu cet attelage rentable, aujourd’hui encore, n’existent pas.
Les voies
66Le problème des voies dure depuis plus d’un siècle et crée une limitation très importante pour les performances de la traction. Les soucis causés par la voie, du fait des joints, sources de chocs, les ruptures, sources de dangers, les limitations en matière de poids par essieu et de vitesse ainsi que son entretien ruineux, font de la voie une véritable survivance d’un autre siècle. Durant ces décennies d’après-guerre (surtout les années 1960) où tant de données techniques sont repensées, la voie reste immuablement liée à son système d’origine : le rail posé sur la traverse de bois, le tout sur un ballast de cailloux.
67La voie est, à l’évidence même, le « chemin de fer » et la politique de traction apparente de tel ou tel réseau à telle époque n’est que la résultante, pour une bonne part, de ce que permet la voie. À la fois guide, chemin de roulement, répartiteur de poids sur le sol, la voie intervient directement dans la capacité de transport du chemin de fer. Et pourtant, la détermination des qualités du rail (poids, section, forme) a été laissée, pendant plus d’un siècle, à l’empirisime et à l’intuition. Ce n’est que vers 1950 que, dans le cadre d’un plan international mené par l’UIC, la section des recherches de la SNCF procède à des essais systématiques avec un « fourgon dérailleur », un véhicule équipé pour mesurer avec exactitude les marges de sécurité offertes par le système roue + rail19. L’ingénieur Robert Lévi étudie alors mathématiquement les conditions de stabilité sur rails des véhicules circulant à grande vitesse et crée un comité de liaison « traction-voie » animé par Louis Armand et utilisant, en particulier, les travaux de l’ingénieur Mauzin et les voitures de mesures qu’il a conçues pour la SNCF.
68Pour ce qui est du support et de la fixation des rails, le problème est enfin résolu d’une manière satisfaisante par la SNCF avec la combinaison de la traverse à deux blochets en béton et de la fixation doublement élastique.
69Avec l’attache élastique RN (1947), les rails en barres longues, la traverse RS de 1949, la SNCF met au point la voie lourde qui se généralisera durant les années 1960 à 1980 et qui permettra une politique de traction marquée par l’économie d’environ 20 % de la puissance nécessaire à la remorque des trains lourds par rapport au cas de la voie classique à traverses bois et rails à joints (18)20. En résulteront une construction plus simple des organes de roulement et de suspension des locomotives électriques, une réduction de l’entretien du matériel roulant, une augmentation de la charge par essieu et de la vitesse. Le TGV ne peut rouler à grande vitesse que sur ce type de voie, et ceci souligne l’importance de la voie, à tel point que le TGV ne peut être exporté que si le pays acquéreur achète d’abord la voie et l’infrastructure correspondantes... D’où les difficultés à vendre ce train et la tentative anglaise de l’APT qui, avec sa caisse inclinable, pouvait en théorie circuler sur les réseaux classiques des pays intéressés.
70L’armement des lignes, c’est-à-dire le type de rail, sa pose, sa fixation, son infrastructure même, est donc une composante de la traction et des choix en matière de traction. La voie est présente, en fait, dès la conception des engins moteurs et la recherche de la réduction des coûts d’ entretien de la voie a été à l’origine de bien des progrès en matière de traction. La conversion de la SNCF à la politique de la vitesse qui s’opère au milieu des années 1960 marque bien l’intégration totale de la voie dans ce concept. Sans aucun doute, les ingénieurs de la direction du Matériel ont-ils présente à l’esprit la célèbre photographie montrant, après le record à 331 km/h en 1955, une voie déplacée par le passage du train, rendue en un instant inutilisable.
Signalisation, mouvements, exploitation
71Les idées, sur ce point, évoluent aussi durant les années 1960, et, comme pour la voie, viennent élargir le cadre de la traction. Si le chemin de fer du xixe siècle naît dans un système technique charbon + fer, c’est bien par la signalisation, les mouvements, l’exploitation que le chemin de fer commence son immersion progressive dans un système autre, celui de l’électronique et de l’informatique ; même si, à l’époque, on ne parle que de « cybernétique ».
72L’emploi du circuit de voie, shunté par les essieux, est à la base du système, mais l’ancienne formule des piles émettant un courant continu entre les deux files de rails, encore majoritaire après la guerre pour les lignes équipées en signalisation automatique, reste sensible aux résistances engendrées par l’oxydation des rails ou des roues faiblement chargées. Le recours à des équipements électroniques avec des courants de fréquence supérieure à 500 Hz limitent, en théorie, les problèmes d’harmoniques de courants traction ou chauffage, et sont moins sensibles aux résistances dues à l’oxydation des rails.
73Mais surtout il s’agit d’abandonner les équipements de type mécanique assurant la sécurité : pédales de voie, commutateurs électromécaniques, etc. Cette vielle méfiance du chemin de fer vis-à-vis de l’électricité (juste bonne pour « faire tinter des sonnettes » selon les ingénieurs des compagnies du xixe siècle !) est encore très présente, même au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il semble difficile, ou aléatoire, de confier la sécurité des mouvements des trains à autre chose que des enclenchements mécaniques, des verrouillages de type serrurerie, des rappels par contrepoids. Et puis la sécurité repose sur une responsabilisation par trace matérialisée et/ou écrite : or, cette trace est difficile à obtenir par l’électricité ou l’électronique. Il y a bien un problème de « mémoire » de l’état des circuits de sécurité, même après coupure du courant d’alimentation, problème qui vient s’ajouter à celui de leur fiabilité.
74S’ils sont fiables, les anciens systèmes mécaniques et électromécaniques ne peuvent assurer, du fait de leur manque de souplesse et de leur lenteur, un débit suffisant pour les lignes à fort trafic. Il ne sert à rien de faire des progrès en traction et sur les voies si les trains doivent ralentir et attendre qu’une voie soit libre : la signalisation est bien un élément important du rendement ferroviaire et, au début de l’année 1964, la SNCF souffre de n’avoir que 5 377 kilomètres de lignes équipées en bloc automatique, et encore faut-il en déduire 570 faisant encore appel à la manoeuvre de signaux de type mécanique par moteurs électriques. Il faut ajouter 3 907 kilomètres équipés en bloc manuel unifié : le total n’est pas très brillant pour un réseau de 37 000 kilomètres.
75Par ailleurs, il faut commander les appareils de voie. Une plus grande souplesse, une rapidité accrue du trafic s’obtiennent en regroupant les commandes dans des postes à enclenchements entièrement électriques capables de gérer, non plus une sortie d’une gare ou une bifurcation, mais des zones entières, pour ne pas parler de lignes entières. Par exemple les 101 kilomètres de la ligne Dôle – Vallorbe sont commandés par neuf postes d’aiguillage tous télécommandés depuis Dijon, un fait très marquant de l’évolution des idées des années 1960.
76Dans le même ordre d’idées – signalisation, exploitation, mouvements –, l’électronique est introduite dès le début des années 1960 à la SNCF pour diriger le mouvement des wagons de marchandises, pour tirer le meilleur rendement des wagons et éviter des retours à vide ou des stationnements inutiles. Mais l’essentiel est que l’électronique pénètre enfin dans le chemin de fer, ou plutôt, que le chemin de fer est partiellement immergé dans le monde de l’électronique qui l’entoure et qui a déjà gagné d’autres secteurs des transports (aviation) ou de l’industrie. La porte est entrouverte, et c’est, pour quiconque connaît bien l’histoire du chemin de fer et les mentalités des acteurs, une véritable révolution.
Notes de bas de page
1 Bulletin des cadres de la région Sud-Est, mai 1967.
2 Traction électrique, Bulletin du Congrès international des chemins de fer, mai 1954, p. 57.
3 French Railway Techniques, n° 1, 1966.
4 Archives de la direction du Matériel de la SNCF.
5 Conférence faite à l’École des cadres de l’Équipement de la SNCF en 1975. Archives de la direction du Matériel de la SNCF.
6 Bernard M., Revue générale des chemins de fer, 1970, pp. 697 sqq.
7 André Cossié, séance de travail avec C. Lamming à Tarbes (Alsthom) en août 1991.
8 Bernard M., Revue générale des chemins de fer, op. cit.
9 Op. cit.
10 Borst B., Business opportunities in atomic energy, mai 1954, New York. Cité par Bode W. dans le Bulletin de /’Association internationale du Congrès des chemins de fer, février 1964.
11 Bouley J., « Aspects humains de l’entretien du matériel roulant », Revue générale des chemins de fer, 1977, p. 629.
12 Fourniau J.-M., « La genèse du TGV Paris-Sud-Est », Culture technique, 1992, n° 19.
13 D’après André Cossié, séance de travail avec C. Lamming, Tarbes (Alsthom), août 1991.
14 Fourniau J.-M., « La genèse du TGV Paris-Sud-Est », Culture technique, op. cit.
15 D’après André Cossié, séance de travail avec C. Lamming, Tarbes (Alsthom), août 1991.
16 Séance de travail avec C. Lamming à la direction générale de la SNCF en avril 1987 pour le livre La Grande Aventure du TGV, Larousse, 1987.
17 Chappes J.-Cl., Fontaine M. et Michel J.-P., « Chemins de fer 1975 », Science et Vie, p. 66 sq.
18 Portefaix A., « Les grands problèmes du matériel roulant », in : Chemins de fer 1975, Science et Vie, p. 11.
19 Roger Sonneville, ingénieur de l’École centrale des Arts et Manufactures, auteur de nombreux articles sur la voie dans diverses revues ferroviaires. Voir surtout sa contribution à l’ouvrage collectif, Histoire des chemins de fer en France, op. cit.
20 Id.
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Cinquante ans de traction à la SNCF
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