Chapitre V. Les nouvelles données
p. 73-90
Texte intégral
1La fin des années 1940 voit la mise en place, d’une manière irréversible et inéluctable, de la traction électrique proprement SNCF avec de nouvelles locomotives à adhérence totale. Cette période apparaît, avec le recul, comme une victoire définitive de la traction électrique, victoire préparée dès les années 1930, mise entre parenthèses pendant la guerre et aboutissant enfin dans le grand mouvement de reconstruction de la France après la Libération.
2Si les nécessités de l’heure ont entraîné la mise en service sur le réseau français de plus de deux mille locomotives à vapeur nouvelles pendant et après la guerre pour faire face à de pressantes demandes de transport, il est vrai qu’il ne s’agit que d’un phénomène dû à la guerre. Le véritable cours des choses, l’électrification, reprend ses droits dès les années 1950.
3Cependant, comme nous l’avons vu dans la partie précédente, un débat s’est instauré au sein des bureaux d’études de la direction du Matériel et de la Traction de la SNCF, avant et pendant la guerre, sur le coût de la traction électrique dont les frais d’établissement d’installations fixes sont considérables et dépassent, pour les opérations de grande envergure, les possibilités financières des anciens réseaux ou de la toute jeune SNCF. Ce débat, ce flottement idéologique, laissait la place pour la conception de prototypes vapeur, d’essais et de modifications de locomotives à vapeur. Mais le mouvement est bien en faveur de la traction électrique, tant chez un grand nombre d’ingénieurs des nouvelles générations que dans les pouvoirs publics. L’État est prêt à aider le financement des grandes électrifications. La traction électrique répond, par ses performances sans comparaison avec celles des autres modes, aux besoins en trains encore plus rapides et encore plus lourds exigés par la reconstruction du pays et par un important progrès industriel et économique.
4Mais que le nécessaire découpage en périodes ne fasse pas croire qu’à partir de 1949, la traction vapeur s’est éteinte rapidement. Nous préférons considérer cette période de 1949-1965 comme celle de la montée en puissance de la traction électrique en France dans l’opinion publique, chez les décideurs, et chez les cheminots eux-mêmes qui voient, aussi bien dans les nouvelles CC 7 100 ou les BB 8 100 que dans les records de vitesse à 243 puis 331 km/h en 1954 et 1955, une consécration de l’arrivée d’une ère nouvelle, celle d’une SNCF qui se fait enfin son chemin de fer, trouve les conditions de son action, son visage de modernité.
5N’oublions pas que, au début des années 1950, la SNCF a encore plus de 12 500 locomotives à vapeur en service, environ 800 locomotives électriques, 400 engins diesel, 410 automotrices électriques et 700 autorails. L’importance numérique des locomotives à vapeur est donc encore très forte, même si la part du tonnage enlevé en traction électrique ne cesse de croître, et même si la productivité des locomotives électriques est plus du double de celles des locomotives à vapeur.
6La vapeur ne cesse de céder du terrain durant cette période. La traction électrique, pourtant déjà ancienne dans les faits puisqu’elle remonte au début du siècle, atteint durant cette même période toute sa maturité et son épanouissement tant technique qu’économique. Cet épanouissement repose en grande partie sur les effets de la loi du 5 juillet 1949.
Les effets de la loi du 5 juillet 1949
7Si la France d’avant-guerre a vécu sous le régime d’une coordination autoritaire des transports, ce régime glisse progressivement vers une libéralisation permettant, par le simple jeu des bilans économiques, une concurrence généralisée entre les différents modes de transports, et notamment entre le rail et les autres moyens de transports. De fait, on aboutira à une répartition du trafic donnant le coût total le plus faible possible sur le plan national. Ce mouvement est particulièrement net vers la fin des années 1940, où une réglementation par les tarifs joue à plein son rôle de coordinateur, mais d’une manière immédiate, à court terme, laissant se créer des situations « sauvages », localement très préjudiciables au chemin de fer, et, à plus long terme, à la collectivité nationale. On parle moins d’interdictions, d’autorisations préalables, de politique autoritaire et responsable sur le plan collectif, mais plus de prix de revient et de ce que l’on appellerait aujourd’hui la « vérité des prix » ou un « réalisme de vues ».
8Concrétisée par le plan proposé par René Mayer, ministre des Finances du gouvernement Schuman en 1947, cette politique poursuit l’œuvre de suppression des subventions amorcée au début de 1947 et permet aux lois du marché d’exercer librement leurs effets pour aboutir à une stabilisation des prix du transport qui contribue, en 1948, à un retour à une économie marquée par un ralentissement de l’inflation. Pour François Caron « le plan Mayer semble avoir été au point de départ de la nouvelle croissance dans la mesure où il s’est orienté vers une solution libérale préférable en tout état de cause au dirigisme de privilèges qui sévissait dans la France de l’époque et n’a pas entièrement disparu aujourd’hui1. »
9Cette très importante année 1949 marque, dans ce contexte politique, la fin de la domination du chemin de fer dans le monde des transports. À partir de 1949, il est désormais écrit et décidé que le chemin de fer ne sera qu’un moyen de transport comme les autres, soumis aux mêmes contraintes de coûts et de tarifs. Les autres moyens de transport, notamment terrestres, ne seront plus considérés comme de simples prolongements de parcours ferroviaires ou de comblements de lacunes du réseau ferré.
10La loi du 5 juillet 1949 oblige l’ensemble des entreprises de transport à utiliser les solutions « entraînant pour la nation le coût de production réel minimum ». Ce coût est défini comme la somme des coûts des facteurs de production (énergie, personnel...) dont on déduit les charges imposées qui n’ont pas de rapport avec l’activité de transport (impôts…), mais à laquelle on ajoute les coûts des prestations provenant de l’État (construction ou entretien des routes, des infrastructures...). C’est donc bien un nouvel âge qui commence pour le chemin de fer. Mais pour ce qui est de la réduction des coûts des facteurs de production, la traction électrique est imbattable par sa faible consommation en énergie, sa maintenance aussi simplifiée que peu coûteuse et sa conduite à un seul homme très économique en main d’œuvre.
11Si la traction électrique peut apparaître, dans le cadre de cette nouvelle donne économique et politique, comme la solution par excellence, le problème est que cette nouvelle manière de voir les choses ne correspond nullement à la réalité du chemin de fer et de ses conditions de fonctionnement optimales. L’électrification des lignes de chemin de fer, sans doute techniquement et économiquement justifiée, ne l’est nullement dans le cadre d’une situation réglementaire générale qui ne fait que tuer le chemin de fer.
12Les coûts de chaque moyen de transport (voie ferrée, route, eau, air) ne sont pas comparables dans la mesure où, tout simplement, les trafics ne sont pas substituables. Pour le chemin de fer, ce raisonnement revient à effectuer des bilans ligne par ligne, au mépris de la nécessaire cohésion de tout un réseau national (ou international) dont chaque ligne, chaque gare est partie prenante. Si le camion avec son entreprise est entièrement autonome, se servant librement d’infrastructures routières permettant un porte à porte totalement indépendant des mouvements des autres camions et des coûts des autres entreprises de camionnage, une ligne de chemin de fer fait partie d’un tout et le mouvement du moindre wagon, puisque faisant partie d’un train, se joue en termes de complémentarité par rapport à ce tout (retours à vide à éviter, passage obligé par les triages en cours de route, délais d’acheminement à concilier avec d’autres mais à réduire le plus possible, etc.).
13Il semble difficile d’admettre que les pouvoirs publics n’aient pas voulu le comprendre. Et pourtant, cette donnée n’avait rien d’inédit à l’époque : elle a toujours été la condition même du fonctionnement d’un réseau ferré, et l’ignorer revenait à mettre le chemin de fer, même électrifié, à mort. Volontairement ou non, les groupes de pression en faveur des transports routiers ou aériens ont-ils joué ?
14Alfred Sauvy, alors directeur de l’Institut national d’études démographiques, écrit en 1951 : « Il existe aujourd’hui des formes indolores de la mortalité économique. L’euthanasie sociale a un bel avenir devant elle. Répétons donc sans remords le confiant “Que le meilleur gagne”. Encore faut-il que les chances soient égales et que chacun des partants parte “scratch” et porte le même poids. Cette égalité des chances n’étant pas respectée pour les transports, les calculs sur la rentabilité actuelle en argent, sur les “coûts comparés”, sont dépourvus de valeur, dans l’état de nos comptes et de nos institutions2. »
15Et Alfred Sauvy, dans la suite de ce texte, montre que « la comptabilité capitaliste d’une entreprise », qui imprègne les esprits depuis longtemps et qui est transposée dans les calculs macroscopiques, n’a aucune valeur dans le domaine des chemins de fer ou des transports. Bien que des lignes entières de chemin de fer aient été construites à fonds perdus ou ont exploitées sans bénéfice, il est cependant absurde de ne plus les exploiter : le panneau « passage condamné parce qu’ayant coûté trop cher » apposé sur un viaduc ou une entrée de tunnel est stupide si le passage par cet ouvrage d’art coûte moins en temps et en efforts que celui à travers la montagne. Alfred Sauvy attend patiemment le temps « où la notion de coût marginal pénétrera le parlement et les salons », ce qui, pour lui, sera un pas fait vers « la clarté, génératrice de richesse3. »
16Voulant exclure du débat de la coordination le poids des charges de capital qui affecte le chemin de fer, Alfred Sauvy défend l’argument suivant, pour reprendre ses termes : « À l’échelle nationale, il n’y a pas de prix. » Il constate en effet que, d’un côté, il y a une certaine quantité d’efforts mesurée en effectifs et en durée de travail, et de l’autre des résultats (progrès techniques, biens produits) qu’il faut souhaiter aussi étendus que possible socialement. Les transports jouent un rôle essentiel dans cette mise des résultats à la portée de tous : bon marché, ils attirent de plus en plus de monde et de marchandises ; et plus les quantités transportées seront importantes, plus les prix seront bas. Cette « spirale » est indépendante de la question du prix. « Il ne s’agit pas d’argent » répète inlassablement Alfred Sauvy, mais en vain.
17Durant la période considérée (1948-1962), le réseau de chemins de fer français est à la fois intensément électrifié et modernisé, mais aussi largement amputé. L’électrification, à l’époque, permet de masquer les amputations du réseau.
18Entrant bon gré mal gré dans cette mouvance compétitionniste et moderniste, la SNCF électrifie, certes, mais voit son réseau ferré passer de 40 589 kilomètres, en 1949, à 37 268 kilomètres, en 1963. Le mouvement continuera jusqu’en 1980 avec 34 482 kilomètres, soit, en trente ans, une perte de 6000 kilomètres de lignes environ qui sont, pour la quasi-totalité, des lignes locales ou régionales. On découvrira bien trop tard que ces fermetures de lignes ont « désertifié » des régions entières, qu’il sera urgent, toujours pour reprendre le langage technocratique, de « désenclaver ».
19En attendant, au début des années 1950, la complémentarité des transports, estimée en termes de bilans économiques ponctuels, permet de résoudre le problème du moindre coût et de couper, d’une manière présentée comme salubre, toutes les branches mortes ou pourrissantes d’un réseau ferré agonisant.
20En matière de politique de traction, on verra donc apparaître deux mouvements : d’une part la course à la puissance et à la vitesse, toujours d’actualité pour les lignes en situation favorable qui pratiquent la grande traction voyageurs, et d’autre part, les techniques nouvelles de traction légère pour les autres lignes, sous la forme d’autorails unifiés ou de locomotives diesel de ligne. Les lignes secondaires et les petites lignes rurales sont définitivement supprimées et laissent la place aux transporteurs routiers ou aux véhicules particuliers. Une grande traction marchandises à l’américaine n’est pas envisagée, parce que peu adaptée aux dimensions restreintes de notre pays.
La nouvelle donne énergétique : l’opportunité électrique
21La loi du 5 juillet 1949 pose, à sa manière, le problème de l’énergie de traction des chemins de fer. Le débat sur le coût comparé entre les modes de traction ferroviaires a été élargi à celui du coût comparé entre les différents moyens de transport. La route, se parant des vertus économiques du pétrole, oblige le chemin de fer à adopter la traction diesel ou à jouer son va-tout avec la traction électrique. Il y a une sorte de confusion entre les moyens et les modes, la vapeur passant à la fois pour un mode et un moyen dépassés, le moteur à combustion interne, au contraire, se posant comme le garant de la performance technique et économique prouvée sur le terrain des transports aériens ou routiers.
22Face à cette confusion d’images de marques et de techniques (volontairement provoquée par les groupes de pression de l’automobile et du marché pétrolier ?), le chemin de fer peut faire jouer à fond tout ce que la traction électrique comporte de favorable techniquement et économiquement dans la mesure où il est le seul moyen de transport capable de l’utiliser. Installé initialement au début du xviiie siècle comme un chemin de guidage et de roulement à l’exclusion de toute autre fonction, le rail se découvre, par une mutation technique nullement prévue, une fonction complètement nouvelle ajoutée sans modification aux deux anciennes : faire partie d’un circuit électrique et assurer le retour du courant de traction. Déjà partiellement amorcée avec le bloc-système électrique jouant sur la présence des essieux d’un train pouvant fermer un circuit électrique formé par les deux rails d’une même voie, la fonction retour du courant traction, assurée simultanément par les deux rails et le train, donne au chemin de fer cette supériorité technique qui, jusque-là, aurait plutôt passé pour une survivance archaïque : être prisonnier d’une voie métallique.
23Car l’origine du débat est toujours le charbon. Le chemin de fer des années 1830 a devant lui un siècle de prospérité, car la machine à vapeur est la seule capable de mouvoir des trains. Il ne peut être question, à l’époque, de comparer les coûts, puisqu’il n’y a pratiquement rien d’autre – même pour des rendements qui, en traction vapeur, ne dépasseront jamais 7 à 8 % dans les meilleurs cas.
24Deux facteurs viennent bouleverser cette situation privilégiée : l’apparition de modes de traction nouveaux que les ingénieurs du chemin de fer n’ont jamais cessé de chercher et la cherté accrue du charbon. Cette dernière, fruit d’une industrialisation croissante, surtout au xixe siècle, ôte au chemin de fer sa position de consommateur en position de monopole. Les deux effets se conjugent : les prix du charbon augmentent, et la sophistication des locomotives exige un charbon de qualité croissante qu’il faut bien finir par importer. Prise dans un mouvement pernicieux de course aux performances, une course à la sophistication technique (compoundage, surchauffe, etc.), nécessitant un charbon de haute qualité, donc plus cher, la locomotive à vapeur, en se perfectionnant et en répondant à la logique des hautes performances qu’elle contribue à créer, fait « le lit » de la traction électrique, qui sera encore plus performante et encore moins chère, et finira par la supplanter.
25Dès les années 1920, la compagnie du Midi favorise la traction électrique avec une électrification suivie de son réseau, sortant ce mode de traction de son triple ghetto des utilisations dites « spéciales » (les transports urbains et de banlieue, les lignes en tunnel, les lignes de montagne). Le mouvement se poursuit, nous l’avons vu, durant les années 1930 et même 1940 sur les grandes lignes du Sud-Ouest et Paris – Le Mans. L’électrification des lignes Paris – Lyon, Paris – Le Havre et d’autres lignes est envisagée lorsque la guerre débute. Seule la ligne Brive – Montauban est électrifiée en 1943.
26Au lendemain de la guerre, une fois la situation économique redevenue normale, les mêmes problèmes se posent dans les mêmes termes qu’avant, du moins pour le chemin de fer qui retrouve, après une période de prospérité durant la guerre, ses vieilles hantises énergétiques, ses vieux concurrents ragaillardis, ses vieux détracteurs systématiques, ses vieilles contraintes de transporteur public.
27Techniquement, la guerre a peu apporté à la SNCF. Si d’autres moyens de transport comme l’aviation avec le radar ou le moteur à réaction, la marine ont bénéficié de l’immense effort technologique occasionné par le conflit et réalisé des progrès considérables en matière de moteurs et d’équipements de navigation, le chemin de fer n’en n’a que très peu profité (tout au plus le moteur diesel rapide et puissant). Il est surtout le transporteur qui a subi le plus de dégâts. Non seulement les problèmes restent les mêmes qu’avant-guerre, mais les solutions n’ont pas évolué, et le contexte économique impose de nouveau des contraintes du même type : cherté de l’énergie, de la main d’œuvre, des matériaux, et concurrence accrue.
28Cependant, une de ces données a évolué, nous permettant de justifier le titre donné à ce chapitre : l’obligation faite au chemin de fer d’abandonner le plus rapidement possible le charbon et la traction à vapeur et de se convertir à la traction électrique, massivement et partout où le trafic sera assez important pour le permettre. Déjà présente avant la guerre et même pendant la guerre (les études pour l’électrification de la ligne Paris – Lyon faites en avril 1940 escomptent déjà une économie annuelle de 8,5 % de la dépense sur la base du trafic de 1939), cette idée l’est encore plus à l’esprit des « décideurs » nationaux à la fin des années 1940, avec la perspective de l’électricité que l’on appelle encore « atomique » à l’époque.
29Dans les faits, la France du début des années 1950 n’est pas en retard pour ce qui concerne la longueur des lignes électrifiées de son réseau ferré. Elle fait partie des quatre pays qui totalisent plus de 4000 kilomètres de lignes sous caténaires, devançant et de loin l’Allemagne (Ouest et RDA) ou le Royaume-Uni, mais assez mal placée, malgré tout, pour ce qui est de la proportion des lignes électrifiées par rapport à la totalité du réseau (tableau IV).
Tableau IV. Les électrifications des réseaux européens en 1950.
Pays | Total électr. (km) | Pourcentage du réseau |
Suède Italie Suisse France Royaume-Uni Allemagne (Ouest) | 5 500 5400 4 700 4100 1400 1300 | 44 34 95 9 5 2 |
30Les pays cités ci-dessus comme référence sont tous moins étendus que la France et celle-ci occupe une position particulière : elle a eu à poser le plus de caténaires en distance absolue mais pour n’électrifier, en fin de compte, qu’un pourcentage encore modeste. Elle fait partie à la fois des « plus de 4000 kilomètres » et des « moins de 10 % ». Dans les publications spécialisées de l’époque comme Notre Métier ou la Revue générale des Chemins de fer surtout, on salue à la fois les progrès faits depuis 1930, mais aussi le chemin restant à faire pour se rapprocher d’une situation à la manière suisse qui reste la référence.
31La Suisse est une référence à cause du souvenir de la guerre encore toute proche : ce pays a pu éviter la paralysie de son réseau parce qu’il utilise une énergie purement nationale. L’indépendance vis-à-vis de l’étranger restera une obsession pour les pouvoirs publics français après la guerre et pèsera fortement en faveur d’une politique énergétique nucléaire, parce qu’elle est nationale. Mais la Suisse est aussi une référence ferroviaire : les locomotives électriques 2D2, locomotives de vitesse par excellence pour la SNCF de l’époque, sont d’ascendance suisse comme nous l’avons rappelé dans la première partie, et un ingénieur suisse comme Franz Prantl, qui en a conçu les moteurs, fait autorité dans le monde et traduit la prépondérance suisse dans ce domaine. L’idée de la « perfection suisse », très forte à l’époque, marque fortement les ingénieurs de la SNCF.
32Notons aussi, à propos de ce tableau, que les 9 % de lignes électrifiées par la SNCF supportent un tel trafic que, pour 1950, les importations de charbon pour la traction à vapeur sont de 350 000 tonnes seulement contre 6 250 000 en 1930, et que la consommation d’électricité de traction, dans le même temps, est passée de 270 à 1290 millions de kWh.
33Ajoutons aussi que la traction électrique fait de la SNCF le consommateur idéal de la production électrique, dans la mesure où le chemin de fer roule jour et nuit, jours fériés compris. La SNCF absorbe donc la consommation d’EDF aux heures creuses et joue là un rôle économique certain, même si, en 1949, elle est obligée de restreindre sa consommation d’électricité et de faire circuler des locomotives à vapeur sous des caténaires ou de couper le chauffage des trains électriques pour cause de production insuffisante de la part d’EDF ! (fait cité par R. Dugas, directeur technique de la SNCF).
34Mais électrifier, c’est aussi assumer les heures de pointe de la circulation ferroviaire en matière d’électricité, notamment en banlieue : les oscillations sont mal placées et viennent se superposer, d’une manière très inopportune, à celles de la consommation nationale. En dépit de ces inconvénients, la Suisse reste, une fois encore, le modèle : elle ne consacre que 12,6 % de sa consommation en énergie électrique à la traction ferroviaire sur un réseau à forte circulation, presqu’intégralement électrifié à l’époque, le reste de la consommation se répartissant à parties égales entre la consommation domestique et industrielle. Malgré les insuffisances de 1949, les pouvoirs publics français pensent que le réseau ferré, même intensement électrifié, ne mettra jamais EDF en difficulté. Avec 9 % des lignes électrifiées, avec un pourcentage de TKBR de plus de 20 %, une consommation se situant aux environs de 15 % maximum de la production nationale, le tout paraissait jouable.
35Le début des années 1950 n’est guère favorable au chemin de fer en France. L’hostilité de l’opinion publique ou de certains milieux politiques est telle qu’un auteur reconnu comme Daniel Caire intitule un de ses articles de la revue Chemins de fer : « La reconstruction de la SNCF devant l’opinion » en mai-juin 1950. Le sénateur Pellenc a violemment attaqué la SNCF lors de la session de printemps du Parlement et, dans la presse nationale, il parle de « féodalité dans l’État ». Il accuse la SNCF de s’être « équipée pendant la guerre aux dépens du pays », d’avoir pratiqué « de véritables détournements de crédits » ou d’avoir « détourné des sommes frauduleusement ».
36Or, la SNCF a perdu, en 1949, quelque 30 milliards de francs de recettes. La route gagne, avec un pétrole à bon prix, la bataille énergétique. Et si les investissements totalisés depuis la fin de la guerre au titre des réparations s’élèvent à quelque 140 milliards pour le rail et 150 milliards pour la route, le parc de matériel roulant a diminué de 10 % pour la SNCF depuis 1938, tandis que les véhicules utilitaires augmentent de 62 % pour la route (passant de 450 000 à 730 000 véhicules)4.
37On pourra cependant s’étonner que la manne pétrolière à bas prix, qui profite tant à la route, ne puisse résoudre le problème énergétique du chemin de fer. Elle y parvient pourtant aux États-Unis. La SNCF, n’oublions pas, s’est dotée d’un parc important de machines à vapeur au lendemain de la guerre et ces machines, récentes, puissantes, fiables, ne peuvent pas être purement et simplement envoyées à la ferraille, ce qui serait un gaspillage financier très lourd venant s’ajouter à l’aquisition d’un parc important de locomotives diesel. La SNCF, financièrement, est loin de pouvoir se permettre un tel excès. Et, régnant sans partage sur l’ensemble du réseau électrifié de la SNCF de l’époque, consommant un charbon importé de plus en plus coûteux, la traction vapeur porte, pour sa part, une très lourde responsabilité quant aux difficultés de la SNCF durant le quart de siècle qui suit la Seconde Guerre mondiale.
La nouvelle donne énergétique : l’opportunité pétrolière
38Effectivement, le chemin de fer français n’a pas suivi la chance que lui offrait le pétrole. Ce pétrole bon marché, qui inonde les pays industriels et les fait vivre à bon compte pendant une dizaine d’années après la guerre ne le restera pas longtemps. Les crises qui se succèdent tant sur les lieux de production, que sur les lieux de transit (pensons à Suez) ne feront qu’augmenter le prix à partir de la fin des années 1950, pour aller progressivement vers les chocs pétroliers des décennies suivantes.
39De grands ingénieurs de la SNCF, comme Charles Tourneur, se battent pour la « diesélisation ». À l’origine des essais de traction en ligne avec les deux locomotives prototypes du PLM, poursuivant son action à la SNCF, Charles Tourneur estime, au début des années 1950, que la traction diesel offre les avantages suivants5 :
- Rendement énergétique incomparable ;
- Économie de combustible en cas de marche à puissance variable ;
- Arrêt et mise en marche faciles du moteur, permettant des économies importantes lors des services de manœuvres ou lors des attentes ;
- Combustible facile à transporter, à stocker, à manier ;
- Ravitaillement facile des locomotives, même en ligne, avec des installations légères et simples, même en tête du train lors d’un bref arrêt en gare ;
- Faible consommation de combustible ;
- Conduite simple et à un seul agent ;
- Maintenance simple et périodes d’immobilisation courtes.
40En 1952, il est encore temps de dire tout cela, mais la traction diesel à la SNCF n’est pas encore réellement acceptée, sinon pour les services de manœuvres. La conversion intellectuelle se fera quelques années après, mais trop tard.
41Lors de la création de la SNCF, en 1938, la grande traction par moteurs diesel en est encore à la période des prototypes. Effectivement, ce n’est pas à partir de moteurs d’autorail (200 à 300 ch maximum) que l’on pouvait espérer amorcer une politique d’essais de locomotives puissantes et rapides en tête de trains lourds demandant un effort de traction dix fois supérieur à ce que pouvaient donner les moteurs d’autorail. Durant les années 1930, il existe de très nombreux moteurs diesel, soit fixes, soit de type marine, tournant à 700/750 tr/min, intermédiaires entre le gros moteur fixe industriel et le moteur léger pour autorails ou camions.
42Au début des années 1950, les choses n’ont guère évolué. De 1938 à 1954, la traction diesel attend toujours qu’une doctrine soit adoptée. Le plan quinquennal de 1939 avait pourtant prévu un crédit important pour l’achat de locomotives de 3 000 ch (2 200 kW) censées supplanter la vapeur sur les grandes relations en tête de trains rapides et lourds. Mais la guerre entraîne la mise en sommeil des projets et la prolifération de locomotives à vapeur neuves. C’est l’arrêt du développement de la traction diesel en France pour plus d’une quinzaine d’années, ces locomotives de 3 000 ch restant à l’état de projet ou d’inachèvement chez les constructeurs. Au lendemain de la guerre, le parc vapeur s’est accru de 1467 unités et ces machines neuves doivent faire la carrière que l’on attend d’elles.
43L’arrivée, en 1946, des cent locomotives type AIA-AI A fabriquées chez Baldwin aux USA ne change rien à la mauvaise image de la traction diesel en France. Techniquement complètement différentes de ce qui s’est fait et se fera en France, affectées aux services des manœuvres ou des trains de marchandises des ceintures, ces locomotives effectuent un excellent service de type purement vapeur, et sont intégrées en fait dans le parc des grosses locomotives-tender de manœuvres type 050. T ou 151. T de l’époque.
44Mais la traction diesel ne sort pas de ce « ghetto » durant le début des années 1950, au moment où tant de décisions importantes sont prises. Le monde des ingénieurs de la SNCF est fermé à la grande traction diesel tandis que leurs collègues américains ou anglais n’hésitent pas à se lancer dans une transformation coûteuse certes, mais radicale, de leur parc moteur avec l’élimination systématique de la traction vapeur. Une certaine étanchéité des milieux SNCF à toute influence extérieure (contrairement à ce qui se pratique aux USA notamment), l’absence d’incitation de la part des constructeurs français ou européens de locomotives diesel ont peut-être joué en défaveur de la grande traction diesel, renforcées par le poids du très important parc de locomotives à vapeur encore récentes.
45Daniel Caire écrira peu de temps après : « Il y a eu autre chose encore pour assurer le triomphe de la locomotive diesel aux Etats-Unis, et qui, d’ailleurs, paraît propre à ce pays : c’est la belle leçon de volonté qu’ont donnée les promoteurs de la traction diesel aux USA, en particulier les dirigeants de la General Motors qui, par tous les moyens, financement, propagande, ou encore progrès technique, ont créé l’état d’esprit nouveau en remportant ainsi un des plus beaux succès industriels que nous montre l’histoire de l’économie. Facilités bancaires, organisation de centres de pièces de rechange, dispositions particulières pour faciliter l’usage, échanges de réseau à réseau de ces locomotives, tout à été prévu et mis au point pour permettre la plus grande diffusion des nouveaux engins6. »
46Mais le même auteur, quelques lignes plus loin, s’interroge prudemment sur les chances de ce mode de traction en France. La réussite américaine s’explique aussi, dit-il, par la main d’œuvre de haute qualité que ce pays « à culture technique déjà évoluée » peut fournir. Est-ce que d’autres pays, comme le nôtre, sont prêts à digérer le comportement mécanique des locomotives diesel ? Saurons-nous passer du « charronnage évolué » (sic) de la traction vapeur à cette mécanique de précision ?
47Les interrogations de Daniel Caire sont fondées. Dans les faits, et pour ce qui concerne la SNCF, des problèmes d’entretien, de nombreuses pannes, un personnel de maintenance et de conduite à former entraîneront des surcoûts qui, à la longue, gèleront la construction de nouvelles locomotives diesel à partir du milieu des années 1960 et jusqu’à aujourd’hui encore.
48Face à un réseau américain qui possède, à la fin de 1960, quelque 28 295 locomotives diesel sur 29 087 engins de traction tous modes confondus, soit 97,3 % de son parc, la France dispose, fin 1961, de 720 locomotives de ligne (ou d’un total de 1694 engins de traction thermique), plus 1 061 autorails, soit 2755 engins sur un parc total de 9504 engins, soit 28,9 % du total seulement. Comme nous l’a confirmé Claude Goubert, chef de la division des Moteurs thermiques, des Transmissions et des Équipements auxiliaires de la SNCF : « La traction diesel et la traction électrique ont toujours été complémentaires, et il est toujours revenu à la traction diesel d’être seulement le complément, le “pain noir”, le “mal nécessaire”, faute de crédits, de volonté de développement7. » Et Claude Goubert nous a précisé que le budget recherche n’a jamais dépassé, dans le meilleur des cas, 0,5 % du budget global des séries de locomotives diesel étudiées par la SNCF.
Les arguments du prix
49En matière de prix, la locomotive diesel est bien placée par rapport à la locomotive électrique. La locomotive diesel type des années 1950, comme la BB 63 001 à 63 108 (première série de 108 exemplaires), voit une première tranche de trente-huit machines liquidées pour 2 300 953 750 francs aux établissements Brissonneau & Lotz le 13 juillet 1955, somme pratiquement comparable à celle de 2 300 796 850 F prévue le 20 décembre 1950, lors de la signature du contrat8. Chaque locomotive a donc coûté environ 60 millions de francs de l’époque. À titre de comparaison, un marché de quinze locomotives électriques de vitesse type CC et de vingt-cinq locomotives mixtes type BB, passé le 25 mars 1950 pour la ligne Paris-Lyon, a une enveloppe maximale de 118 millions par locomotive CC et de 75 millions par locomotive BB9.
50La comparaison avec la locomotive à vapeur est aussi possible. En 1946, la SNCF passe un marché pour des machines très modernes type 151. TQ et 050. TQ coûtant respectivement 10 088 000 F et 8 152 000 F. Les locomotives électriques type 2D2 neuves (construites sur un modèle d’avant-guerre mais perfectionné 2D2 9 100) coûtent, à la même époque, 18 500 000 F. En rapprochant les chiffres de 1946 (comparaison entre traction vapeur et électricité) et ceux de 1950 (comparaison entre traction électrique et diesel), on voit que la locomotive électrique coûte environ deux fois le prix d’une locomotive à vapeur à poids égal, et que la locomotive diesel simple atteindrait le même prix qu’une locomotive à vapeur de poids égal. Toutefois, avec la simplification de plus en plus marquée du schéma des locomotives électriques, la locomotive diesel de puissance comparable deviendra plus lourde et plus chère que la locomotive électrique, avec l’évolution vers des moteurs complexes à hautes performances, sans compter l’indispensable présence de la génératrice.
51En 1950, avec une locomotive simple comme la BB 63 000, le chemin de fer français aurait pu saisir la chance de la « diesélisation », en disposant d’un important parc de locomotives certes peu puissantes mais utilisables en unités multiples, comme le faisaient les chemins de fer américains avec des locomotives comparables mais plus lourdes. La SNCF laisse passer cette occasion pour ne pas se séparer inutilement et coûteusement de son parc de locomotives à vapeur encore performantes. Et quand l’heure de la relève vient, elle se lance alors dans une politique de locomotives diesel puissantes et complexes qui doivent, cheval-vapeur pour cheval-vapeur et kilomètre heure pour kilomètre heure, remplacer les locomotives à vapeur. Mais l’enjeu, techniquement, est difficile : la puissance n’est décidément pas l’atout de la locomotive diesel.
La comparaison des performances et des coûts
52On attendra d’un historien des chemins de fer qu’il fasse, avec objectivité et exactitude, l’état des conditions des choix qui se présentent à une époque donnée et qu’il puisse ainsi les justifier ou, pour le moins, donner au lecteur les moyens de se faire une opinion. Le problème est très présent, à l’époque, dans les revues.
53La revue américaine Railway Age publie, en février 1946, un tableau comparatif des trois modes de traction signé de F.E. Wynne, ingénieur conseil de la firme Westinghouse (tableau V).
Tableau V. Comparaison des puissances et des charges remorquées pour les trois modes de traction.
MODE | PUISSANCE (moteurs) | PUISSANCE (jante) | CHARGE REMORQUÉE (100 km/h) |
Vapeur Diesel Électricité | 6000 ch 6000 ch 6 000 ch | 5230 ch 5050 ch 6 000 ch | 1000 t 900 t 1300 t |
54Pour la vapeur, il faut remarquer que le seul élément connu concernant la puissance des moteurs est celui qui est indiqué au fond des cylindres. En traction diesel, on voit que les pertes sont plus importantes entre la puissance aux arbres des moteurs et celle disponible à la jante. En revanche, le rendement de 100 % des transmissions en traction électrique peut surprendre, mais reste explicable du fait de transmissions très simples à engrenages, ou sans engrenages (gearless). Le tableau révèle l’efficacité de la traction électrique, de loin la meilleure, et, en deuxième lieu, celle de la traction vapeur, comparées à celle de la traction diesel, chose bien peu reconnue à l’époque !
55En France, dans le courant des années 1950, les locomotives mues par les trois modes de traction sont techniquement au point, et des tableaux paraissent, dans des revues telles que la Revue générale des chemins de fer, pour établir une comparaison entre les modes de traction à partir des bilans des lignes. Par exemple, pour 1959, la vapeur fournissant la référence de départ (= 100), on obtient une dépense de seulement 40 pour la traction électrique et de 51 pour la traction diesel (figure 1).
56Indépendamment du fait que la qualité du service n’est pas décrite (accélération et effort moteur, des choses pourtant essentielles dans le chemin de fer), la locomotive à vapeur coûte beaucoup plus cher en service avec sa conduite à deux hommes, son temps de travail réduit à cinq heures en moyenne sur vingt-quatre heures du fait de la maintenance et de la préparation très longues requises pour la moindre course. L’entretien de la locomotive électrique est des plus minimes, et son temps de travail et de disponibilité et pratiquement triple pour ne pas dire quadruple (vingt heures sur vingt-quatre, sinon plus). Elle a l’avantage de ne présenter aucune pièce en mouvement alternatif, aucune pièce en frottement intense et aucune pièce assurant l’étanchéité : elle s’use moins. La locomotive diesel, elle, reste encore fragile (surtout pour les modèles les plus performants) et exige une maintenance du moteur assez poussée. Mais, surtout, elle ne développe qu’un effort de traction modeste, contrairement à ce que recherche le chemin de fer : bref, les décanewtons des ingénieurs de la traction sont en quantité insuffisante…
57Reste le problème des incidents et détresses qui coûtent très cher, du fait de l’immobilisation du trafic de toute une ligne derrière un train arrêté, et des pertes de temps immenses occasionnées en garages, dégarages, manœuvres, etc. Les mécaniciens de route de la SNCF connaissent bien ces termes, l’un désignant une avarie grave qui toutefois permettra de reprendre la route avec certaines précautions, l’autre désignant une avarie telle que seul un secours de la part d’une autre locomotive est possible. En février 1951, le Bulletin d’informations techniques Matériel et Traction fait le bilan de l’année 1950 et donne le tableau VI ci-dessous.
Tableau VI. Fréquence des incidents par mode de traction (vapeur et électricité).
INCIDENTS (moyenne 1000 000 km) | En 1949 | En 1950 |
TRACTION VAPEUR Détresses Demandes de réserve | 4 4,5 | 3,1 3,2 |
TRACTION ÉLECTRIQUE Détresses Demandes de réserve | 6,5 9,5 | 5,7 7,6 |
TOTAUX | 8,5 + 16 = 23,5 | 6,3 + 13,3 = 19,6 |
58La lecture du tableau montre que les progrès sont évidents, mais que, comme nous l’ont souvent affirmé des anciens mécaniciens de la traction vapeur, les locomotives à vapeur ne tombaient que très rarement en panne, contrairement aux premières locomotives électriques. On pouvait toujours « rentrer » – le déshonneur, pour un tractionnaire de l’époque, étant de demander la « réserve ». Il est regrettable que, à l’époque, la traction diesel n’ait pas été assez développée pour figurer sur ce tableau, car elle connaîtra aussi de nombreux incidents à ses débuts. Notons que les BB 15 000 électriques actuelles en sont au maximum à un incident pour un million de kilomètres, soit treize fois mieux que les locomotives électriques des années 1950, et six fois mieux que la vapeur.
59Dans le numéro de septembre 1950 du Bulletin de l’Association internationale du congrès des chemins de fer, la SNCF répond officiellement à une enquête faite sur la rentabilité de la traction diesel : « En raison du programme d’électrification des grandes lignes et du nombre important de locomotives à vapeur qui se trouvent ainsi rendues disponibles, la SNCF n’envisage pas, actuellement, un développement de l’emploi de locomotives diesel pour leur utilisation sur de grandes artères ; elle réserve ce système de traction aux autorails, aux manœuvres en gare, et à la traction des trains de marchandises à tonnage modéré sur les lignes où leur emploi permet de supprimer complètement des dépôts vapeur. Comme conséquence de cette politique, la SNCF n’a pas eu l’occasion de construire des dépôts exclusivement destinés au remisage et à l’entretien des locomotives diesel de ligne, mais il existe dans certains dépôts vapeur des installations récentes spécialement conçues pour cela ».
60Il apparaît, à la lecture de la suite de l’article, que « pour les pays européens le gain (en traction diesel) n’est pas extraordinaire en coûts de personnel, entretien, etc. » et que « sur le carburant (le gain) dépend de conditions locales et de conditions de marché ». « Pour la SNCF et les CFF, le prix du carburant ne paraît pas être de nature à laisser des marges très fortes » et, en outre, la locomotive diesel coûte environ deux fois plus que la locomotive à vapeur. En revanche, son cœfficient de disponibilité est de 95 % contre 80 % en traction vapeur, sur le réseau SNCF. En 1950, la SNCF n’est pas encore résolument convertie à la traction diesel.
61D’autres articles marquants paraissent sur ce thème. Dans la Revue générale des chemins de fer de décembre 1970, donc tardivement par rapport à notre époque de référence, J. Laurenceau, ingénieur en chef du département de l’Énergie électrique à la DETE de la direction du Matériel, donne un tableau montrant l’évolution des prix de l’énergie fournie à la SNCF et la compare à celle des autres prix (tableau VII). Le prix du combustible diesel, multiplié par vingt pendant la guerre, reste ensuite stable, mais cette fluctuation ne peut qu’encourager les partisans de l’indépendance nationale, donc de l’électrification. La détaxation du combustible diesel explique la chute du prix en 1960 (tableau VII).
62Pour l’ingénieur de traction, il importe plus de parler en termes de performances qu’en termes d’énergie : l’accélération d’un train et la possibilité de le maintenir à une vitesse élevée sur la plus grande partie possible du parcours en dépit de caractéristiques défavorables de la ligne (rampes, courbes) comptent beaucoup plus. Une locomotive qui consommerait une énergie à prix dérisoire ou gratuite n’aurait aucun intérêt pour le chemin de fer si elle n’offrait pas les performances indispensables à la nature même du transport ferroviaire. Mais l’énergie n’est pas donnée et il faut bien en payer le prix.
63Nous voyons nettement apparaître les conditions du choix de l’ingénieur de la SNCF dans les années 1950-1960. Ne parlons pas encore des coûts puisque les performances importent avant tout. La locomotive diesel n’est pas performante : elle a pour elle une mise en œuvre facile et rapide, une conduite simple à un seul homme, l’absence d’installations fixes coûteuses. Mais elle demanderait, pour être performante, une marche en unités multiples à l’américaine dans le cadre d’une politique de traction du type grande traction marchandises en tête de trains immenses ou de trains de voyageurs lourds, ce qui ne correspond en fait nullement à la disposition géographique du réseau ferré français, ni à ses équipements, ni au savoir-faire professionnel des cheminots.
64La locomotive à vapeur est performante, ou, du moins, plus que la locomotive diesel. Ici aussi on peut faire mieux, et Chapelon le démontrera avec des prototypes pouvant aller jusqu’à talonner une BB 9 200. Mais elle présente aussi des aspects négatifs : une conduite difficile à deux hommes, pénible même, de longues périodes d’immobilisation et de soins dans les dépôts qui diminuent sa disponibilité et la rendent coûteuse.
65Techniquement, et aussi en matière d’exigences d’exploitation ferroviaires, la locomotive électrique distance complètement ses deux concurrentes. Infiniment plus performante, capable d’efforts (et même de surcharges) laissant loin derrière elle les deux autres modes, légère (elle n’a pas de réserves de combustible), totalement disponible, avec un seul .homme aux commandes, facile à entretenir, elle offre des avantages incontestables, même pour l’ingénieur le plus réfractaire à l’électrification du réseau. Elle est disponible pratiquement 23 heures sur 24.
66Mais existe-t-il des trafics permettant d’utiliser pleinement le parc de locomotives électriques d’un réseau national ? Il est certain qu’une électrification n’est rentable que si le trafic existe. Calculer des prix de revient comparatifs entre les différents modes de traction, en termes de performances en tête d’un train, n’a donc aucun sens économique si le temps d’utilisation d’une locomotive électrique reste faible. Dans les périodes d’incertitude quant au trafic escompté, qui correspondent à de faibles investissements en faveur du chemin de fer, la locomotive diesel, qui ne demande que des installations fixes sommaires, qui ne coûte pratiquement rien quand elle ne travaille pas, et qui est immédiatement disponible, offre des arguments incomparables sur le plan financier. Son succès sur les réseaux du continent américain ou des autres continents, notamment l’Afrique et l’Asie, s’explique ainsi : on « diesélise » là où il y a incertitude.
67Reste le problème des coûts. La comparaison mérite d’être faite, même si leur évocation ne reflète pas la qualité du service rendu. Nous avons calculé les coûts de traction pour trois modes, avec une rame voyageurs DEV de 400 tonnes et en rampe de 4 pour mille, pour prendre un exemple caractéristique de l’époque. Nos calculs, tenant compte des puissances à développer pour vaincre les résistances au roulement (masses, masses tournantes, résistance à la pesanteur en rampe, etc.) et fournir une accélération jusqu’à une vitesse d’équilibre donnent les résultats suivants : une locomotive à vapeur type 231 K consommera 4,4 kg de charbon au kilowattheure et atteindra 100 km/h, malgré la pénalisation du poids du tender plein. La tonne de charbon est vendue, au début des années 1950, pour un prix de 5 100 F rendu au tender. Le prix de l’énergie entre pour 42 % de la traction à vapeur. La locomotive diesel la plus performante possible, du type 67 000 (anticipons : elle n’existe qu’en 1964), consommera 0,7 litre de carburant par kilowattheure et atteindra difficilement une vitesse d’équilibre de 85 km/h. La tonne revient environ à 1 300 F rendue au réservoir de la locomotive. Le prix du carburant entre pour 23 % en traction diesel. Une locomotive électrique type BB 9200 consommera 3 850 kilowattheures, et le prix du kilowattheure haute tension livré à la sous-station est de l’ordre de 4,50 F au début des années 1950. Ce prix entre pour 42 % en traction électrique. La locomotive électrique atteindra rapidement une vitesse d’équilibre de 147 km/h.
68Nous obtenons, dans notre cas, un prix au kilowattheure de :
- Traction vapeur : 4,4 x 5 100/1000 x 100/47 = 47,74 F
- Traction électrique : 4,5 x 100/42 = 10,71 F
- Traction diesel : 0,7 x 1 300/100 x 100/23 = 3,95 F
69Ce prix ne tient pas compte, pour la traction électrique, des installations fixes (sous-stations, catenaires, etc.) et des travaux de modification des ouvrages d’art ou de la signalisation nécessaires à toute électrification. Ces coûts sont fixes et indépendants du trafic, et se réduisent considérablement au fur et à mesure que ce trafic augmente. En revanche, les coûts d’entretien des installations fixes, proportionnels au trafic, qui se montent à 8 % du prix de revient, sont bien inclus dans le bilan d’une ligne.
70Au lendemain de la guerre, le prix du pétrole brut est stable et reste bas, soit 1,80 dollar le baril, jusque vers janvier 1970, sauf pendant la guerre de Corée, où le prix est voisin de celui de 1974, soit 11 dollars le baril. Mais peut-être cette augmentation est-elle déjà un avertissement aux dirigeants de la SNCF, annonçant dès les années 1950 de quoi les années 1970 et 1980 seront faites ? Avec l’économie énorme faite sur l’absence de toute installation fixe, on comprend que la traction diesel ait eu de chauds partisans à l’époque, mais l’instabilité des prix du pétrole, la dépendance vis-à-vis d’événements même minimes, l’affolement des bourses et des marchés ne sont guère rassurants pour les gens du chemin de fer qui ont l’habitude d’investir sagement et prudemment pour longtemps.
71Le coût de la traction vapeur est dissuasif dans notre cas, même si les performances restent acceptables.
72Le coût de la traction électrique reste très bas, presque cinq fois moins que celui de la traction vapeur et montre que, dans les cas les plus difficiles, la locomotive électrique utilise au mieux son énergie, alors que la machine à vapeur en gaspille un maximum, et que la locomotive diesel ne peut pas se sortir de la situation avec efficacité, en dépit d’un prix dérisoire du combustible. Et encore, les possibilités de la locomotive électrique sont-elles loin d’être épuisées !
73Il faut donc électrifier. Et dans ce cas, force nous est de nous réfugier dans une argumentation à la Alfred Sauvy et de refuser, à cette échelle et à ce niveau d’intérêt collectif, un calcul de type entreprise privée – du moins pour lancer les travaux, car, comme nous le verrons, les électrifications ont, semble-t-il, été très rentables, d’autant plus que le trafic a fortement augmenté durant ces décennies. Dans un pays comme la France où l’énergie primaire est pratiquement absente, excepté un charbon cher, on comprend qu’un prix à la traction aussi modique incite la SNCF et les pouvoirs publics à investir dans l’électrification du réseau ferré qui, à la longue, sera un véritable placement quand le prix du pétrole commencera à quadrupler.
74Déjà capable de remorquer des trains de 1 000 tonnes en palier à 160 km/h ou de 700 tonnes en rampe de 8 ‰ à 130 km/h, la BB 9200 des années 1950 ne marque pourtant que le début des séries de locomotives électriques modernes de la SNCF. Des locomotives électriques plus puissantes et plus rapides prendront le relais et, grâce à un schéma encore plus simple et fiable et à des composants plus sûrs (redresseurs à thyristors, moteurs asynchrones, etc.), feront chuter le coût de la traction par réduction de l’entretien à un minimum. Ajoutons à ces progrès ceux faits en matière d’installations fixes : en comparant l’électrification de Paris – Lyon achevée en 1952 et celle de Lyon – Marseille achevée dix ans plus tard avec le même système et le même type de courant, on a pour la deuxième électrification 21 sous-stations, là où pour la première il en aurait fallu 35. Ces 21 sous-stations coûtent moitié moins cher que leurs devancières grâce aux redresseurs mono-anodiques scellés et ventilés, au lieu de redresseurs polyanodiques à pompe à vide et refroidissement par eau.
75Pour la ligne Paris – Lyon seulement, le trafic passe de 31 millions de t/km en 1952 à 70 millions de t/km en 196210, donnant à l’opération un rendement global financier de 8 % l’an dès la première année. En une douzaine d’années, l’investissement est remboursé.
76En 1954, on estime, à la direction du Matériel et de la Traction, que le seuil de la rentabilité d’une électrification est atteint avec une consommation par kilomètre de ligne et par année de 600 à 700 tonnes de charbon, ou de 80 à 95 m3 de combustible diesel, soit l’équivalent de 300 000 à 350 000 kWh11. On retrouve bien les mêmes proportions entre les prix, proportions que les événements internationaux se chargeront bien de bouleverser. La traction diesel y perdra, car c’était à ce moment-là qu’il fallait « dieseliser » les lignes à faible trafic.
Notes de bas de page
1 Caron F., Histoire économique de la France, xixe-xxe siècles, op. cit.
2 Sauvy A., « Transports et progrès vital », L’Année ferroviaire, Paris, Plon, 1951.
3 Id.
4 Caire D., « La reconstruction de la SNCF devant l’opinion publique », Chemins de fer, n° 162, mai-juin 1950.
5 Tourneur Ch., « La traction par moteurs diesel », Science et Vie, n° spécial Chemins de fer, 1952.
6 Caire D., « L’évolution récente du matériel de traction », L’Année ferroviaire, Paris, Plon, 1956, pp. 96-97.
7 Entretien du 2 août 1991 à la direction du Matériel de la SNCF, rue Traversière, Paris.
8 Archives de la direction du Matériel de la SNCF.
9 Id.
10 Chiffres donnés par L’Année ferroviaire, Paris, Plon, 1964, p. 70.
11 Cheveu D’Or, inspecteur divisionnaire de la SNCF, conférence donnée à l’École supérieure des Cadres de l’Équipement de la SNCF en 1975. Archives de la direction du Matériel de la SNCF.
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Cinquante ans de traction à la SNCF
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