Chapitre IV. La politique de traction face au problème des coûts (1938-1947)
p. 58-70
Texte intégral
Le matériel moteur comme élément d’une politique de continuité
1En 1938, la SNCF maintient les politiques de traction des anciens réseaux, notamment la grande traction voyageurs et la grande traction marchandises, dont les progrès ont été spectaculaires durant les années 1930 avec ceux du matériel moteur. Le poids courant des trains de voyageurs est passé, entre les deux guerres, de 400 à 600 tonnes et les vitesses commerciales moyennes de 60-70 à 90-110 km/h. Les trains de marchandises ont progressé en poids pour atteindre et dépasser couramment le millier de tonnes et des vitesses de plus de 60 km/h. La SNCF reprend et poursuit également la suppression des lignes à voie normale ou métrique déficitaires héritées, pour la plupart, du plan Freycinet.
2Cette politique correspond bien à celle des anciennes compagnies, et elle se traduit, techniquement, par une augmentation continue des puissances et des performances du matériel moteur. Si, en apparence, ces progrès sont surtout effectués pour le compte de la traction vapeur durant les années 1920 et 1930, il est certain que c’est avec l’arrière-pensée que la traction électrique assurera l’avenir du chemin de fer en France. Peu à peu, un basculement de l’innovation et de la recherche se fait en faveur de la traction électrique. Un homme comme Louis Armand, dont on sait le rôle important qu’il a joué en tant que directeur général adjoint de la SNCF en 1946, puis comme directeur général à partir de 1949, assure à la traction électrique la place de choix prévue dès le premier plan quinquennal de la SNCF en 1939. Louis Armand commande les 1323 locomotives à vapeur 141 R à l’industrie américaine à la fin de la guerre, mais son objectif à plus long terme est en fait tout autre : « de toute façon la modernisation du parc de locomotives à vapeur n’était dans l’esprit de Louis Armand qu’une étape intermédiaire. Son objectif à long terme était d’électrifier la plus grande partie du réseau »1.
3La traction diesel occupera les interstices laissés par l’électrification des lignes sous la forme d’autorails et de locomotives diesel de ligne assurant des parcours de complément ou de liaison. Ce qui était prévu dès la création de la SNCF ne sera seulement réalisé qu’en 1975, lors de l’élimination complète et définitive de la traction vapeur.
4En 1938, Marcel Garreau, ingénieur SNCF et futur chef du service de la Traction Électrique qui concevra les nouvelles locomotives, publie un article de fond dans la Revue générale des chemins de fer2. Il constate que, si toutes les ressources énergétiques naturelles sont exploitées, l’énergie hydraulique l’est insuffisamment : sur 50 milliards de kWh représentés par les réserves des cours d’eau, seuls 14 milliards sont consommés alors que, dit-il, on importe 6 milliards de francs de charbon pour la traction à vapeur. On pourrait brûler du mauvais charbon d’origine nationale (impropre à la traction) dans des centrales électriques, ce qui diminuerait d’autant les importations, mais à condition d’électrifier. En 1936, la consommation d’électricité pour la traction des trains des réseaux français n’est que d’un milliard de kWh, soit 7 % de la production nationale d’électricité seulement.
5Selon Marcel Garreau, le rendement de la traction électrique est élevé : 75 % au pantographe de la locomotive, 65 % aux jantes. Les immobilisations sont minimes et permettent à une locomotive électrique de faire le travail de trois locomotives à vapeur. Les coûts d’entretien sont réduits de 50 % tout comme les coûts de conduite du fait de la banalisation des équipes (encore de deux agents à l’époque mais la réduction ultérieure à un agent renforcera les arguments de Marcel Garreau). Mais l’amortissement des installations fixes limite la rentabilité des électrifications aux lignes à fort trafic, et si le trafic augmente, les installations fixes peuvent le supporter sans modification jusqu’à 50 % de surcharge, ce qui créera une « bonne surprise » sur le plan financier. Enfin, la sécurité est accrue. Pour Marcel Garreau, le conducteur d’une locomotive électrique, voyant mieux les signaux et la voie, travaille dans de meilleures conditions.
6La SNCF est bien née sous le signe des contraintes financières, et l’article de Louis Armand non seulement reflète cette situation, mais surtout dresse des solutions à l’intention des « décideurs » nationaux et des politiques. Louis Armand, aidé de Marcel Garreau, engagera la SNCF dans la voie des électrifications avec le souci de redresser une situation financière alarmante depuis l’entre-deux-guerres.
Le problème grandissant des coûts
7Nous ne dirons pas que le coût n’était pas une donnée fondamentale dans la politique de traction des anciens réseaux. Disons plutôt que le coût de traction était un élément d’un bilan financier qui, à l’époque du monopole des chemins de fer sur les transports, était souvent favorable. Une réduction des coûts de traction était certes recherchée dans le cadre général d’une gestion cohérente et économe, mais n’était pas la priorité comme elle le deviendra au cours des années d’après-guerre. Les ingénieurs des anciens réseaux pensaient d’abord en termes de qualité mécanique, de durabilité, de fiabilité. La qualité technique était à leurs yeux le meilleur des investissements pour le service public. Devenus ingénieurs de la SNCF en 1938, ceux-ci travaillent dans ce même état d’esprit qu’ils lèguent à leurs remplaçants en dépit de l’aggravation de la situation financière du chemin de fer dans son ensemble.
8André Cossié, aujourd’hui ingénieur général honoraire de la SNCF, déjà au service de la SNCF pendant la guerre, nous a mis en garde à ce sujet : le coût n’a jamais été une condition a priori et sine qua non de la traction. La demande a toujours été de faire des locomotives plus puissantes et plus rapides pour répondre à un trafic toujours croissant et une exigence de performances toujours plus élevée. Et pour y répondre, il n’y a jamais eu d’autre moyen que de consommer encore plus d’énergie, donc de dépenser toujours plus3.
9Le rendement d’une locomotive est, certes, toujours un souci, et le gaspillage est toujours chassé, mais ce ne sont pas là les termes d’une politique a priori. Si les locomotives, lors des essais, révèlent des vitesses optimales économiques, dans les faits, un train de marchandises roulant aujourd’hui à 160 km/h gagne plus d’argent qu’à 120 km/h, tout comme, durant les années 1930, il en gagnait plus à 80 km/h qu’à 60 km/h. Le rendement lui-même est « en prime » selon l’expression même d’André Cossié4.
10Le problème des coûts est passé progressivement au premier plan avec les dures années de l’entre-deux-guerres. Les résultats financiers des exercices annuels accusent un déficit modeste avant 1914, plus marqué à partir de 1919 (1,5 milliard de francs en 1920, par exemple), puis décroissant durant les années 1920 avec, même, un excédent en 1926 (577 millions) ou en 1928 (713 millions). À partir des années 1930, c’est à nouveau l’enlisement profond dans une succession d’importants déficits dus tant à la régression du trafic qu’à l’augmentation des charges pesant sur les réseaux. Si cela ne change pas la traction en tant que telle, et si les réseaux, puis la SNCF, continuent à pratiquer une traction performante en consommant plus et en dépensant moins, ces augmentations interviennent dans un contexte qui évolue. Le problème du coût sera introduit par le biais du choix du mode de traction. Et c’est ce qui place la traction à vapeur en position de faiblesse par rapport à la traction électrique ou diesel lorsque la SNCF est amenée à faire des investissements de rentabilité pour réduire les coûts d’exploitation d’un grand nombre de lignes, ou des investissements de capacité permettant d’accroître le trafic des lignes fortement sollicitées.
L’amorce des réponses techniques
11À la naissance de la SNCF, l’avenir de la traction en France est toujours lié au prix du charbon qu’il faut importer car les locomotives à vapeur des réseaux français exigent un charbon de qualité. Mais tant que la machine à vapeur est, techniquement, la seule possible et la seule puissante dans le gabarit restreint du chemin de fer, le problème de la comparaison avec d’autres modes de traction ne peut se poser, et laisse la locomotive à vapeur, entre 1830 et 1930, dans un état de quasi-monopole sur le réseau français.
12Mais l’industrialisation croissante, très consommatrice en charbon, enlève au chemin de fer sa position de seul grand consommateur d’un produit dont les coûts d’extraction et de transport augmentent inexorablement. À partir du Second Empire, le chemin de fer n’est plus le seul à faire les prix et l’industrie, demandeuse de charbon, contribue à l’augmentation des tarifs. Les prix montent, surtout au début de notre siècle. Le prix de 1930 est de 20,9 % supérieur à celui de 1913 et la consommation annuelle est passée de 7 300 000 tonnes à 10 650 000 tonnes, même si la consommation pour 1 000 t/km a diminué de 9 % grâce aux progrès techniques de la locomotive à vapeur et à la qualification croissante du personnel de conduite. Une consommation accrue de plus de 30 % d’un produit 20 % plus cher alourdit la facture de 36 %5.
13Les premières grandes électrifications françaises des réseaux Midi puis PO seront menées par des réseaux « pauvres » avec comme objectif d’économiser le charbon, même si, vers la fin des années 1930, la locomotive électrique essaie de développer une image de marque, de puissance et de vitesse qu’elle doit ravir à la locomotive à vapeur. Mais la pression des coûts n’est pas suffisante pour vaincre rapidement la résistance au changement et lors de la création de la SNCF, la vapeur assure encore 80 % du kilométrage parcouru annuellement par les trains, les 20 % restants se répartissant par moitié entre la traction électrique et la traction à combustion interne (locotracteurs à essence ou diesel et autorails). Pourtant, la pression des coûts fait l’objet d’une véritable campagne nationale de la part des pouvoirs publics et les revues ferroviaires ou les bulletins professionnels de cheminots intègrent cette donnée jusqu’à l’obsession.
14De nombreux articles décrivent l’électrification comme une sorte de condition de la « réhabilitation » du chemin de fer devant la nation en se référant, entre autres, au réseau d’un pays modèle à tous points de vue qu’est la Suisse, ou à ceux de certaines compagnies américaines. Et, pendant la guerre, l’intensification de la campagne tourne à la « propagande » avec des affiches, placées jusque dans le moindre dépôt : « Pas plus que ton pain, ton charbon n’est à gaspiller. » Morale ouvrière et sacralisation du pain rejoignent la cause du charbon.
15Au lendemain de la guerre, l’obsession du coût reste très vive, et la pression des pouvoirs publics se fait encore plus forte. Un véritable « seuil psychologique » est fixé aux équipes de conduite : ne pas dépasser 30 kilogrammes de charbon par kilomètre parcouru par machine (ou 30 kg/km/machine selon les unités d’époque) et si l’inexpérience de nombreux chauffeurs hâtivement recrutés pendant la guerre porte la moyenne nationale à 32,06 kg/km/machine en mars 1945, elle tombe dès avril à 28,86, puis en mai à 26,50 et en juin à 24,25.6 Les locomotives 141 R se trouvent en mauvaise posture quand elles arrivent sur le réseau français : de construction robuste, ces machines sont excellentes mais gourmandes, et consomment 39,92 kg/km/machine à leur mise en service en 1945, mais seulement 22,04 kg/km/machine six mois plus tard grâce à l’expérience des équipes de conduite7.
16Mais surtout, à partir de 1938 et 1939, il semble qu’une autre offensive vienne se joindre à la première : celle des partisans du pétrole. Elle gagne les milieux mêmes de la SNCF et un inspecteur du service de l’Organisation technique de la SNCF8 signe un article donnant les chiffres suivants pour les sorties de devises (tableau 2).
17Le très fort argument du déficit en devises est pleinement utilisé, mais on voit aussi, sur le plan des politiques et des techniques de traction, que l’argument se déplace sur le champ de la comparaison entre deux modes de traction et que le sauvetage du chemin de fer passe nécessairement par une refonte technique complète de la traction, aussi bien dans les cas de trains légers pour lignes secondaires que de trains lourds rapides pour grandes lignes.
18Mais il faudrait ajouter que ce tableau est faussé par le jeu des taxes : si, pour le charbon, les taxes n’en augmentent le prix que de 15 % rendu dans le tender, pour les carburants pétroliers, le prix rendu s’élève à sept fois le montant des devises sorties pour l’essence, huit fois pour le gas-oil, et deux fois et demie pour le fuel-oil. Et à ceci, il faut ajouter les coûts de conduite (avantageux pour la locomotive diesel avec un agent), d’entretien (désavantageux pour la locomotive diesel), et l’amortissement (désavantageux pour la locomotive diesel, deux fois plus chère et bien moins durable). L’économie nationale est moins évidente. Faire rouler un train en traction diesel en 1939 est certes faire de l’État un encaisseur de taxes, mais c’est aussi tabler sur un mode de traction qui est loin d’avoir atteint sa maturité technique.
19Maintenir la vapeur, c’est maintenir des importations de charbon qui atteignent par exemple, pour 1937, 30 876 000 tonnes, soit une dépense de 4,850 milliards de francs, soit 40 % du charbon consommé sur le plan national : la France est le plus gros importateur de charbon du monde9 ! Durant les années 1930, la France importe en moyenne le cinquième du charbon circulant dans le monde et les chemins de fer français consomment plus du sixième de ces importations, soit 820 millions de francs.
20Pourtant la vapeur est maintenue : en 1938, elle assure 417,3 millions de kilomètres sur les 540,9 millions totalisés par les trois modes de traction sur les réseaux français et, dix ans plus tard, en 1948, elle assure encore 348,5 millions de kilomètres sur 480,210. La régression générale du trafic est nette, passant de 600 millions de kilomètres en 1930 à 540,9 en 1938 et à 480,2 en 1948. Le chiffre de 1938 ne se retrouve qu’en 1970 et cette régression générale ne fait qu’augmenter le coût de chaque tonne/kilomètre et pose donc, dans une « spirale » particulièrement injuste et pernicieuse, le problème de l’augmentation des coûts, au fur et à mesure que le trafic diminue, étranglant le chemin de fer.
La réponse de l’électrification
21Produit « moderne » par excellence, créateur d’un nouveau système technique et d’une nouvelle économie, d’un nouvel esprit même, l’électricité a bénéficié d’un grand engouement dans le monde des chemins de fer français au lendemain des deux guerres mondiales. Que cela soit après 1918 ou après 1945, on trouve, en effet, dans un désir de « modernité » et de « paix retrouvée », de grands programmes nationaux d’électrification, qu’il s’agisse des lignes du grand Sud-Ouest (réseaux du Midi et du PO) ou de l’électrification Paris – Lyon – Marseille. Mais le système électrique national connaît, selon le terme d’Alain Beltran11, « un développement heurté » : aux grands travaux de 1920-1925 succède en 1925 une surproduction en électricité qui implique une politique de construction de barrages destinée à équilibrer la production. Or, la demande d’électricité double tous les dix ans en moyenne. Dès 1928, la demande rejoint l’offre, mais en 1935, la consommation industrielle baisse de 50 %. En 1936, les pouvoirs publics craignent que les possibilités de stockage et les réserves soient insuffisants et le gouvernement Ramadier lance son fameux « plan des 3 milliards » en 1938 dans un pays où 60 % de la puissance installée est thermique, mais où le charbon est rare, cher et insuffisant.
22Et pourtant la traction électrique des années 1920 a comporté bien des incertitudes en matière de performances, de stabilité, de non agression vis-à-vis des voies. Le Midi, le PO, comme le PLM ont connu plus d’un type de machine décevant (2C2, 2BB2 Ganz, 2B1 + 1B2 à bielles, respectivement), même si certaines 2CC2 du PLM sont très performantes.
23Avec les 2D2 et les BB, la traction électrique progresse et la France trouve naturellement dans le chemin de fer un amortisseur et un consommateur obligé de la production nationale électrique. Le chemin de fer peut résorber, par son trafic de nuit, les crêtes de surproduction. Et si l’électrification du réseau du Midi des premières années est bien une vraie électrification utilisant une source d’énergie disponible et proche des lignes pyrénéennes, les électrifications qui suivront, sur les grandes lignes Paris – Vierzon ou Paris – Le Mans, par exemple, sont faites grâce au réseau électrique national interconnecté et sont bien des électrifications de circonstance imposées par les pouvoirs publics à des réseaux pauvres et déficitaires à la recherche de solutions techniques économiques.
24Au lendemain de la guerre vient l’heure des grandes décisions nationales qui engagent l’avenir du pays dont le gouvernement ne contrôle efficacement ni la production ni la consommation, et dont la reconstruction est la première des priorités. Cette reconstruction, après une remise en marche de l’économie, se mue peu à peu en volonté de rénovation complète. Il faut « rattraper le retard français », qui se mesure par une production par travailleur de 992 dollars contre 1 125 au Royaume-Uni et surtout 3 840 aux USA12. Engagée dans un certain nombre de secteurs-clés, et en particulier celui de la production d’énergie, la production de charbon et d’électricité absorbe la moitié des ressources d’investissements du premier plan. La nationalisation de l’électricité et la création d’EDF, la création du Commissariat à l’énergie atomique, les grands travaux du barrage de Génissiat sont autant de faits qui montrent que, désormais, l’État est seul capable de mettre en place une véritable politique énergétique nationale dite « à la française », les enseignements de la guerre ayant démontré les vertus de l’indépendance énergétique nationale.
25Grand consommateur de charbon de première qualité qu’il faut importer à prix fort, le chemin de fer français a besoin de plus en plus d’énergie pour faire face à une demande de transport croissante. La consommation de charbon s’accroît et incite les pouvoirs publics à développer la production nationale plutôt que d’en importer encore davantage. En 1913, il fallait déjà importer 5 000 000 tonnes de première qualité (criblés 3/4 gras et tout-venant gras) sur une consommation totale de 7 600 000 tonnes, soit 66 %13. En 1930, on arrive à réduire cette proportion à 55 %, mais elle est en valeur absolue plus importante avec un tonnage de 6 250 000 tonnes. Sur vingt-sept ans, la diminution n’est que de 10 %, mais la quantité brute a augmenté de 1 250 000 tonnes. Le gain est illusoire et, malgré des progrès remarquables en matière de rendement, la locomotive à vapeur ne laisse plus espérer une réduction sensible des consommations de charbon.
26En 1949, les importations de charbon sont tombées à 2 840 000 tonnes pour un total de kilomètres parcourus revenu au niveau de 1920. En 1950, les importations sont tombées à 350 000 tonnes : c’est l’électrification des lignes de chemin de fer qui est à l’origine de cette différence. À partir de 1921, le chemin de fer français, en apparence, se déclare en faveur de l’électricité : la consommation d’électricité est multipliée par 50 en trente ans, passant de 26 millions de kWh en 1921 à 50 en 1926, 270 en 1930, 691 en 1939, 932 en 1948 et 1290 en 1951. Mais cet accroissement ne traduit pas le fait qu’en 1946 par exemple, la SNCF n’assure que 21 % de son trafic en traction électrique, ceci sur seulement 3 518 kilomètres de lignes situées pratiquement toutes dans le Sud-Ouest, plus les liaisons Sud-Ouest – Paris et Paris – Le Mans, et la banlieue ouest. La région Sud-Ouest, qui comprend 3 208 des 3 518 kilomètres électrifiés, assure, quant à elle, 75 % de son trafic en traction électrique et peut servir de référence pour les partisans de l’électrification qui vont jusqu’à présenter l’électricité d’origine hydraulique comme « gratuite », et surtout stockable.
27Le fait est que cette énergie, peu coûteuse si l’on fait abstraction du prix de l’électrification des lignes, a pour inconvénient, à l’époque, de demander des productions d’appoint par centrales thermiques pour les années dites « à faible hydraulicité » ou pour l’alimentation satisfaisante des lignes très éloignées des lieux de production. Cela fait que certaines années, la SNCF dispose de 1,3 millard de kWh pour un besoin de un millard en 1946, tandis qu’en 1949, on voit des locomotives à vapeur circuler sur des lignes électrifiées par suite d’une production insuffisante d’électricité.
28Si en 1946, la SNCF ne consomme que 6 800 000 tonnes de charbon contre 11 300 000 en 1930 pour un trafic légèrement supérieur, elle ne doit ce progrès qu’en partie seulement à la traction électrique : la chauffe au fuel de locomotives à vapeur, l’utilisation intensive d’autorails et de locotracteurs à moteur à combustion interne sont autant de réducteurs efficaces de consommation de charbon. La traction diesel fait son entrée dans le monde ferroviaire d’une manière définitive et massive à partir des années 1935 et, après sa mise en parenthèses durant la guerre, elle est plus présente que jamais à la Libération.
La réponse de la traction diesel après la création de la SNCF
29C’est avec la traction diesel que l’on s’aperçoit qu’un débat centré seulement sur les coûts est illusoire en matière de traction ferroviaire. Si la traction diesel est effectivement moins chère à première vue, elle l’est au prix d’une qualité de service moindre. André Cossié nous a souvent dit que la traction diesel est moins chère que la traction électrique de même qu’une bicyclette est moins chère qu’une automobile : les services rendus en traction diesel, la qualité du transport, le débit du trafic sont moindres. Et pourtant, les « décideurs » extérieurs au chemin de fer, et qui ne raisonnent qu’en termes de coûts comparés, n’ont pas manqué d’être séduits par la traction diesel.
30Entre les deux guerres, la France a dû, bon gré mal gré, adopter le pétrole en raison du triomphe des transports routiers et aériens, malgré le peu d’enthousiasme des pouvoirs publics pour tout produit qui repose sur une importation et induit une dépendance vis-à-vis d’autres pays. La pénurie de charbon de 1919 était encore dans les mémoires. Dans les années 1930, le chemin de fer est plutôt considéré comme un consommateur de produits issus du raffinage des carburants « nobles », destinés à l’automobile et à l’avion, plutôt que comme un élément dynamisant à la pointe de l’utilisation de techniques nouvelles. La traction diesel n’est pas l’affaire du chemin de fer, et seul le PLM a une expérience dans ce domaine, acquise surtout sur le réseau algérien.
31Un grand article de Charles Tourneur, un ingénieur qui jouera un rôle de tout premier plan dans l’histoire de la traction diesel à la SNCF, est consacré à ce mode de traction dans le Bulletin PLM14, en 1933. Le bilan de l’expérience du PLM algérien apparaît considérable. Les essais entre Paris et Marseille, le 11 août 1933, de la locomotive destinée au réseau algérien, type 2C2 ou 232-ADE-l de 930 ch avec une vitesse commerciale record de 95,8 km/h et des pointes à 120 km/h, laissent penser que ce mode de traction a un avenir en France qui ne se limite pas aux services des manœuvres ou des embranchements industriels : « Les divers essais ainsi réalisés avec nos locomotives diesel ont nettement mis en lumière les qualités intéressantes de ces engins, et on peut maintenant envisager la construction d’unités plus puissantes, susceptibles de remorquer, de bout en bout, sur la principale artère de notre réseau, des trains rapides de plusieurs centaines de tonnes.15 »
32Dès 1935, le PLM mettra en service deux locomotives de puissance capables de fournir 4400 ch (mesures d’époque) et de couvrir, sans ravitaillement, les 1 100 kilomètres de Paris – Menton à une vitesse moyenne de 100 km/h et maximale de 130 km/h. Ces locomotives sont, dans les faits, formées de deux locomotives accouplées et leur disposition d’essieux type 2C2 rend hommage aux 2D2 électriques de l’époque. Il est vrai aussi que l’effort moteur reste modeste par rapport au poids total de 225 à 230 tonnes, et ne dépasse guère le rapport poids/puissance des 241 à vapeur PLM de l’époque.
33Mais, pour ce qui est des autorails et des locotracteurs si répandus sur l’ensemble des réseaux, la traction diesel est plus une bouée de sauvetage que l’affirmation d’une volonté de progrès technique. La traction diesel est bien née et exploitée sous le signe du moindre coût. Le moteur diesel, utilisant un sous-produit issu du raffinage, se pare des vertus de l’économie maximale puisqu’il consomme un produit obligatoirement disponible ! Venu du monde de la marine, le moteur diesel n’a pas les caractéristiques les mieux adaptées (encombrement, couple, puissance) pour donner le meilleur de lui-même dans une locomotive. Il ne peut, à l’époque, s’intégrer dans la grande traction. Présent sur la scène ferroviaire par suite de considérations de coûts, le moteur diesel est imposé au chemin de fer et excelle là où il n’est bientôt plus question de chemin de fer. Les chiffres peuvent parler.
34Passant de deux à quatre cent trente-six exemplaires entre 1930 et 1935, puis à sept cent quatre-vingt-onze en 1939, les autorails montrent que là où un train omnibus remorqué par une locomotive à vapeur consomme 37 grammes de charbon par place offerte et par kilomètre, un autorail de 300 ch ne consomme que 7 grammes de « gas oil », soit 9,6 grammes de charbon en équivalent de calories. L’économie en énergie est de l’ordre de 70 %16 si l’on tient compte des gaspillages inhérents à la traction vapeur, comme le temps de préparation et de mise sous pression, le temps de stationnement sous pression, le temps de refroidissement après le service qui sont autant de longues périodes de pertes caloriques. Le moteur diesel démarre instantanément et peut être mis en service après un très bref temps de montée en température, et les stationnements prolongés peuvent se faire moteur coupé.
35En 1938, année de la création de la SNCF, le prix moyen de la tonne de gas-oil est de 335 F, livré en wagon-citerne depuis la raffinerie. La tonne de charbon propre à la traction revient à 225 F en moyenne. La consommation du train à vapeur cité ci-dessus revient à 0,83 centime par place/km et l’autorail ne demande que 0,23 centime. Parcourant 53,4 millions de kilomètres en 1938 avec une moyenne de 40 places occupées, les autorails français économisent 1,2 milliard de francs à raison de 0,60 F par place/km. À titre de comparaison, le réseau PLM en 1937 dépense 2,9 milliards et encaisse 2,8 milliards : c’est dire l’importance de l’économie apportée par la traction diesel en matière de coûts de traction – si, toutefois, l’on ne considère que ceux-ci. En effet, les autorails connaissent une moyenne de vingt-trois pannes par million de kilomètres, ce qui les met très loin en dessous de la fiabilité des locomotives à vapeur (quatre pannes par million de kilomètres).
36La « politique du pétrole » dans laquelle la France s’est lancée en 1939, interrompue par la guerre, reprend en 1945 et donne à la traction diesel toutes ses chances. Pourtant, cette politique est loin d’être saluée à l’unanimité dans les milieux ferroviaires : « Nous avons démontré que la fameuse “politique du pétrole” préconisée à grand fracas avant la guerre est une politique de temps de paix dont la condition essentielle en temps de guerre résidait dans la possibilité du maintien de nos liaisons maritimes. Il est vain de prétendre à l’autonomie maritime ; nos obligations continentales ne nous permettent pas d’être forts sur terre, sur mer et dans l’air à la fois ; nous succomberions sous le poids de telles charges. En conclusion, une politique spécifiquement française du pétrole nous est pratiquement interdite et la solution de l’emploi intensif de combustibles liquides en dépend. Ils peuvent être utilisés, mais ne peuvent être préconisés en remplacement du charbon.17 ».
37Le gouvernement invite la SNCF, peu après la fin de la guerre, à transformer pour la chauffe au fuel lourd trois cent vingt locomotives à vapeur type 141 R fraîchement importées des USA, auxquelles s’ajouteront trois cents locomotives identiques mais équipées d’origine pour cette chauffe. Cela constitue un parc de 620 machines consommant non plus du charbon mais un million de tonnes de fuel par an. En outre, la mise en service de nouvelles locomotives diesel de ligne et de manœuvres, et de nouveaux types d’autorails unifiés marque les années 1946-1950 durant lesquelles la SNCF se convertit progressivement à la traction diesel. Elle voit dans ce mode de traction celui qui se substituera à la traction vapeur sur les lignes dont le trafic ne justifie pas une électrification. En d’autres termes, la traction diesel n’est pas une priorité pour la SNCF qui laisse ainsi échapper l’occasion d’utiliser un pétrole encore à très bas prix, contrairement à ses concurrents.
38Ces années d’après-guerre sont une période au cours de laquelle la France cherche à l’étranger des références et des informations, tout en prenant conscience du « grand retard national à rattraper ». Le modèle soviétique frappe certains esprits et l’on trouve des articles élogieux sur l’électrification très poussée des chemins de fer de ce pays dans la presse ferroviaire. Le modèle américain a encore plus d’adeptes : le chemin de fer américain est présent sur notre sol avec le matériel roulant et l’organisation du « dispatching » apportés par l’armée de libération, ou avec les locomotives 141 R importées après la guerre. De nombreuses missions d’ingénieurs de la SNCF vont étudier le chemin de fer américain qui est encore, à la fin des années 1940, le meilleur du monde. Ils sont frappés par l’abandon de la traction vapeur sur le réseau américain au profit de la traction diesel, alors que les USA produisent un charbon excellent pour la traction et moins cher que le pétrole en coûts de traction. Le triomphe de la traction diesel aux USA va jusqu’à la dépose de caténaires sur des lignes électrifiées et la reconversion au diesel. Cela frappe d’autant plus quand on sait que les Américains passent pour ne rien faire au hasard et pour savoir investir dans ce qui rapporte.
39La SNCF hésite à se lancer dans une politique intensive de traction diesel. Elle a, c’est vrai, un parc important de locomotives à vapeur neuves ou récentes, performantes, qu’il faut utiliser. La commande massive de 1 323 locomotives à vapeur type 141 R au lendemain de la guerre, signée par Louis Armand pourtant partisan de la traction électrique, peut-elle apparaître comme une erreur économique qui a privé la SNCF de la possibilité offerte par un pétrole abondant et bon marché ? N’aurait-il pas fallu commander 1 323 locomotives diesel de performances équivalentes et disponibles sur les catalogues des constructeurs américains ?
Conséquences des travaux du Conseil économique et social de 1934
40Durant les années 1930, l’opinion publique attribue volontiers le déficit ferroviaire au caractère anarchique de la concurrence faite par les autres modes de transport, et surtout par la route, et, dans une moindre mesure, la navigation fluviale. Le Conseil économique et social de 1934 propose une réglementation mettant tous les moyens de transport à égalité devant les charges, ceci pour soulager le chemin de fer de celles qui pèsent avec excès sur lui, et en créant des licences ou des autorisations pour tous les types de transports publics, et enfin, en créant des répartitions de trafic entre les moyens de transport par voie d’autorité publique en cas de désaccord entre concurrents. En outre, le contrôle sur les tarifs est institué, avec des maxima et des minima, ceci dans le but d’éliminer l’écrémage du trafic dont le chemin de fer est victime de la part des autres moyens de transport qui s’adjugent le plus rentable et lui laissent ce qui ne l’est pas et relève d’un service public.
41Dans le but d’aider le chemin de fer et d’assurer sa survie, ces travaux aboutissent aux décrets-lois de 1934 qui freinent l’expansion de la navigation intérieure et du camionnage (limitations de tonnages, empêchement de création de nouveaux itinéraires, etc.) et qui accroissent l’autorité de l’État dans le domaine des transports, des attributions de parts de marché, des créations de lignes ou d’itinéraires. Un même itinéraire ne peut plus être desservi par deux moyens de transport différents, et si le chemin de fer ne peut assurer une desserte d’une manière satisfaisante, l’entreprise routière peut le faire, mais à un tarif imposé empêchant « toute concurrence déloyale ».
42Le résultat est que des lignes de chemin de fer sont fermées... même si des lignes routières le sont aussi. À la veille de la guerre, le réseau perd les kilométrages suivants18 (tableau III).
43L’économie est de 400 millions de francs pour la SNCF en 1938, soit à peine le douzième de son déficit de cette année-là. En effet, supprimer un service voyageurs sur une ligne restant ouverte aux marchandises ne constitue nullement une économie proportionnelle aux circulations supprimées. Beaucoup de charges subsistent comme l’entretien des installations fixes, le personnel, etc., qui sont totalement indépendantes du volume du trafic. De même, la suppression des services omnibus sur une ligne parcourue par des trains rapides ou express ne donne que des économies médiocres. En même temps, le prix de revient unitaire des TKBR augmente pour ces autres trains restant en circulation.
44Notons que cette action porte essentiellement sur des services voyageurs responsables en quasi-totalité du déficit très fort des années 1930. C’est bien la voiture particulière, plus que le camion ou l’autobus, qui est à l’origine de la mise à mort du chemin de fer. Le camionnage urbain ou rural reste libre et, d’ailleurs, les transports à petite distance restent confinés dans des spécialisations par entreprise, dans des partages d’autorité entre chemin de fer et route, et dans l’obligation éventuelle d’aller jusqu’à des transports combinés route et rail.
45Par ailleurs, cette action crée, dans les milieux du transport routier et fluvial, un très fort ressentiment contre l’administration à cause des tracasseries administratives qu’elle engendre et du frein à l’activité qu’elle représente. Le chemin de fer en ressort surtout avec la désastreuse image de marque de protégé de l’État, d’instaurateur de tracasseries administratives. Il apparaît aux yeux de ses concurrents comme une survivance archaïque maintenue en vie par des politiciens affairistes et corrompus. Cela n’est guère motivant pour les cheminots qui subissent déjà le « stress » du déficit et le complexe de culpabilité du charbon.
46Et pourtant, la régression ferroviaire est un phénomène mondial à l’époque où la SNCF reprend les réseaux français. Même le meilleur réseau mondial, celui des États-Unis, connaît, entre 1929 et 1939 un affaissement de son activité. En 1937, la situation de l’ensemble des chemins de fer américains était telle que 80 000 miles de lignes, incapables de faire face à leurs obligations financières, étaient exploités sous le contrôle des tribunaux et que les effectifs des compagnies avaient été réduits depuis 1929 de I 730 000 hommes à moins de 940 000.
47Dès 1931, les réseaux français avaient suggéré la création d’un comité de coordination et Jules Moch avait déposé un projet de loi tendant à la coordination générale des transports. Il faut dire que, de 1930 à 1934, les déficits cumulés de l’ensemble des réseaux français représentent une facture de 15 milliards de francs que personne ne veut ou ne peut payer. On comprend dans quel climat de contrainte et de pénurie de moyens la toute nouvelle SNCF entreprend sa mission et pourquoi, en ce qui concerne sa politique et ses techniques de traction, elle se contente de « sauver les meubles », en poursuivant celles des compagnies qui l’ont précédée. Mais ceci mènera rapidement à une situation qui permettra à un certain M. Pomaret, rapporteur du budget des chemins de fer de 1937, cité par L’Illustration du 11 septembre 1937, de déclarer : « Le déficit de nos grands réseaux, qui s’augmentait à la cadence de 10 à 12 millions par jour pendant la période 1933-1936, va croître désormais au rythme quotidien de près de 18 millions, soit 750 000 F par heure, 12 500 F par minute, 210 francs par seconde ! »
Notes de bas de page
1 Ouvrage collectif, Louis Armand au service des hommes, Paris, Lavauzelle, 1986, p. 52.
2 RGCF, janvier 1938.
3 Entretien accordé à C. Lamming à Tarbes (GEC-Alsthom), le 21 août 1991.
4 Id.
5 Les Chemins de fer français, opuscule publié par les réseaux français en 1930, pp. 52-53.
6 Statistiques SNCF pour 1945.
7 Id.
8 Fioc A., « L’intérêt national que présente le développement de la traction diesel », Traction nouvelle, juillet-août 1939.
9 French Railway Techniques, n° 4, 1979.
10 Id.
11 Intervention du 6 avril 1991 dans le séminaire « Le monde des entreprises en France au xixe et au xxe siècles », universités de Paris I, IV, et X (J. Marseille, F. Caron et A. Plessis).
12 Caron F., Histoire économique de la France, xixe-xxe siècles, Paris, Armand Colin, 1981, p. 209.
13 Dugas R., « L’utilisation des sources d’énergie dans les chemins de fer », L’Année ferroviaire, Paris, Plon, 1951.
14 Bulletin PLM, novembre 1933.
15 Id.
16 Fioc A., « L’intérêt national que présente le développement de la traction diesel », op. cit.
17 Neyret P., « Le problème de la traction », La Route du rail, n° 8. 1946, p. 7.
18 Ollive F., « Les transports », cours de droit, Paris, 1953.
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