II. Puissances de vie, puissance de mort : Bhairava et le roi
p. 51-72
Texte intégral
1Les représentations associées à la royauté Malla sont donc inséparables d’un fonds religieux polythéiste. Trois divinités à forte composante royale ont été identifiées : Viṣṇu, dieu souverain, régent du cosmos, figure prototypique du roi, dont ce dernier n’est que l’avatāra sur terre ; Paśupati, maîtres des ascètes (... et du Népal), qui fournit à la figure royale une légitimation transcendantale ; et Taleju, déesse tantrique secrète, véritable reine de la cité par l’entremise de laquelle le souverain détient l’essentiel de ses pouvoirs. À travers ces modèles divins ou ces partenaires, le roi Malla apparaît à la fois comme le gardien de l’ordre socio-cosmique, le dévot mandataire d’un dieu tourné par bien des aspects vers les valeurs ultimes et forestières, et l’époux de la Déesse, symbole de l’énergie universelle. Cette configuration ternaire reste cependant incomplète. La royauté mobilise d’autres figures divines, tout particulièrement Bhairava, qui joua un rôle capital vis-à-vis des diverses maisons royales népalaises et incarne de manière emblématique certains traits majeurs liés à la souveraineté. C’est de ce dieu dont il nous faut à présent parler.
2Bhairava, en néwari Bhailaḥ ou Ajudyaḥ1, n’est, on le sait, que le doublet terrible, ugra, ghora ou krodha, de śiva. Il n’y a pas de différence de nature entre les deux faces de ce même dieu. Errant dans les montagnes et les forêts, échevelé et nu, śiva possède lui aussi des aspects effrayants qui dérangent l’ordre universel. Tout au plus peut-on remarquer que Bhairava a des traits sauvages plus marqués et couvre davantage les domaines d’intérêts locaux et de préoccupations immédiates (sauf parmi quelques sectes tantriques). Sur ce point précis, les deux figures personnifient certains éléments contrastés de la structure sociale. En simplifiant à l’extrême, on peut soutenir que Bhairava est à śiva ce que les castes guerrières sont aux prêtres Brahmanes2. On offre au premier les sacrifices sanglants et l’alcool que śiva, dieu pur et végétarien, ne saurait accepter. Le panthéon néwar classe sans ambiguïté Bhairava parmi les dieux qui « boivent le sang », hi tvā dyah, alors que śiva est fondamentalement un dieu « non-buveur de sang ». Quoi dès lors de plus logique à ce que cette divinité soit desservie uniquement par des prêtres tantriques Karmācārya hindous ou Vajrācārya bouddhistes, moins purs et de rang moins élevé que les Brahmanes ou que les renonçants, représentants des valeurs transcendantales. Corollaire : Bhairava, comme les déesses, est davantage lié au territoire, villageois ou urbain, que śiva dont les temples occupent souvent une position périphérique par rapport aux centres du pouvoir. Bien qu’elles constituent deux puissances bien caractérisées et, aux yeux d’une large partie de la population, quasi indépendantes, les deux divinités sont, notons-le bien, inséparables. Pas de liṅga de śiva sans, à proximité, une statue ou une image représentant Bhairava. Les fidèles ne vénèrent jamais le premier sans honorer le second. śiva et Bhairava fonctionnent en vérité de façon complémentaire, l’un étant en quelque sorte la nécessaire contre-partie de l’autre.
3À l’abri des invasions musulmanes médiévales et des influences moralisatrices de l’Occident du XVII-XIXe siècle, la vallée du Népal a préservé un culte de Bhairava d’une grande richesse, plus vivant à maints égards qu’en Inde. Les sectes tantriques śivaïtes, comme les Kāpālika, implantées depuis longtemps dans ce royaume himalayen, lui ont imprimé leur marque propre et développé ses aspects les plus transgressifs. Le Bhairava népalais est aujourd’hui au centre de cérémonies publiques fortement théâtralisées comme de nombreux rituels tantriques privés. Il n’est pas seulement la divinité d’élection, iṣṭadevatā, de familles de haut rang ayant accès à l’initiation tantrique dīksā, il est aussi intégré à l’ordre religieux collectif. Au nombre de 5,6 millions selon la tradition (Lévi, I : 382), ses images ou ses manifestations se trouvent tant dans les anciens monastères bouddhistes que dans les sanctuaires hindous. Et alors qu’en Inde son culte a été expurgé par des Brahmanes de ses côtés sanglants les plus choquants, il continue de recevoir au Népal des sacrifices animaux de toutes sortes.
La dimension royale de Bhairava
4Quelles relations le roi entretenait-il avec Bhairava ? Observons tout d’abord que les souverains de la vallée du Népal ont eu le souci, depuis une très haute antiquité semble-t-il, d’avoir un temple consacré à ce dieu à côté de leur demeure. Les chroniques locales livrent là-dessus des témoignages intéressants. Quoique l’image la plus ancienne de Bhairava qui nous soit parvenue ne date que du Xe siècle3, il nous est dit par exemple que śivadeva le SomavaṃŚi plaça une sculpture de Bhairava en face de son nouveau palais « pour la sécurité de ses sujets »4. Quelques décennies plus tard, Aṃśuvarman (règne : 605-625) établit Prayāga Bhairava à côté du palais Madhyalakhu qu’il venait de se faire construire5. Il fit même brûler de la chair humaine (dhūp-dān) devant cette statue, allusion sans doute aux sacrifices humains fort appréciés de Bhairava. Pour la période dite médiévale et post-Malla, les faits sont mieux attestés. À Bhaktapur, c’est Bhūpatindra Malla qui édifia un temple à Ākāśa Bhairava. Le monument fut construit au centre de la cité, à Taumadhi, « pour protéger le pays et laver ses sujets de leurs péchés »6. Le Śveta Bhairava (ou Hāthāpādyah) qui est situé juste à l’entrée du palais d’Hanumān Dhokā à Kathmandou, derrière un treillis de bois, ne remonte, lui, qu’à 1795, date postérieure à la chute des royaumes Malla : c’est un don de Rānā Bahadur śāh en hommage à Indra, le roi des dieux7. En revanche, la grande statue de Kāla Bhairava, dieu terrible du Temps qui désintègre tout, placée devant Hanumān Dhokā, fut érigée au XVIIe siècle, sous le règne de Praāp Malla. De cinq mètres de haut environ, cette statue représente le dieu peint en noir ; ses ornements et ses armes se détachent par leurs couleurs vives, rouge, blanche et jaune. Connue sous le nom d’Adālat Bhairava, « Bhairava de la cour de justice », elle jouait un rôle important dans l’entourage du roi et parmi ses ministres. Tous les fonctionnaires de rang supérieur devaient obligatoirement prêter serment devant elle avant d’accéder à leur charge. Le dieu se voyait de la sorte associé de près au gouvernement du royaume. En cas de conflit entre deux personnes, l’usage voulait en outre qu’on allât prêter serment devant ce Bhairava : celui qui mentait vomissait du sang, et, dit-on, mourrait sur le champ8.
5Le rôle de témoin assigné à Bhairava ressort également d’une anecdote plus ancienne qui se situe sous le règne de śivadeva le Somavamśi. La chronique Padmagiri (Hasrat 1970 : 41) indique que ce souverain acquitta les dettes de ses sujets avec ses deniers personnels. Or, pour peser le montant des obligations, il utilisa une pierre, arini-Śilā, qui, après usage, fut identifiée à Bhairava et appelée śilā Bhairava. La chronique bouddhiste traduite par D. Wright (p. 84) mentionne cet épisode et précise que ladite pierre était ronde. Selon cette version cependant, le roi ne parvint pas à rembourser intégralement les dettes de ses sujets.
6Comme le souverain, Bhairava défend l’espace du royaume. Il partage avec le roi la force physique, la puissance athlétique et brutale (bala). À ce titre il est le « Protecteur du territoire », Kṣetrapāla (ou Chetrapāl), ainsi que le « Gardien de la cité et des forces militaires », Kotvāl (du skt. : kota + pāla). La première figure est vénérée principalement sous forme de pierres non sculptées, soit au milieu des agglomérations, notamment rurales9, soit à la périphérie de certaines villes, comme Kathmandou, soit dans les anciens monastères bouddhistes, aujourd’hui habités par des familles. La seconde n’est présente qu’à un seul endroit, là ou la rivière Bagmati s’échappe de la Vallée : le site fait l’objet d’une fête annuelle et est régulièrement visité par le Rāto Matsyendranāth de Bungamati. Les trois anciennes capitales de la vallée du Népal sont par ailleurs entourées d’une série de huit Bhairava (Aṣṭabhairava), associés chacun à une déesse Mātrkā, ainsi qu’à un lieu de crémation, maśān, et à l’une des huit directions de l’univers. À Bhaktapur, cette enceinte protectrice est doublée d’un autre groupe de Bhairava : Dubakot au nord, Kati à l’est, Māśan au sud et Māhankāla à l’ouest10. Ces temples figurent symboliquement les limites d’un diagramme sacré maṇḍala, le royaume étant conçu ici comme un microcosme de l’univers. Ajoutons qu’aux yeux de certaines sectes tantriques, très influentes au Népal, Bhairava est porté au rang de divinité supérieure. Il réunit à lui seul les trois dieux de la Trimūrti. En tant que Ruru, il serait le créateur (=Brahmā), en tant qu’Asitānga, le préservateur (=Viṣṇu), et en tant que Krodha, le destructeur (=śiva)11. Un tel statut lui vaut d’être souvent placé au centre des maṇḍata, supports visuels de la méditation religieuse, mais aussi modèles idéaux de la ville royale. Les huit temples de Mātrkā placés à la périphérie du cercle sacré sont alors vus comme autant de rayonnements à partir d’un point focal12. Bhairava, nous est-il dit, est le seigneur de toutes les śakti qui forment une ronde autour de lui. Il se trouve ainsi dans un rapport de proximité avec le roi dont on sait que la demeure était située au centre de la cité.
7Nul autre que Pacali Bhairava, dont le rôle apparaît crucial dans cette affaire, n’est mieux à même de préciser les liens entre ce dieu aux traits terribles et le souverain. Le temple (piṭha) de Pacalī est situé au sud de Kathmandou, près de Tekudobhān, au confluent de la Bagmati et de la Visnumati, les deux fleuves qui encadrent l’actuelle capitale du Népal. C’est un sanctuaire de taille modeste, à ciel ouvert, entouré de lieux de crémation. Il est édifié au milieu d’une cour carrée bordée de bâtiments à vocation religieuse. L’autel proprement dit, une simple cavité creusée dans le sol, est surplombé par un Ficus (pipāl). Pacalī y est représenté par une pierre brute qui cache, dit-on, cinq liṅga enfouis dans le sol – d’où l’ancien nom du dieu : Pañcaliṅgeśvar ou Pañcamūrti liṅga, qui donna par la suite Pacalĩ. Juste devant l’autel, un être vampirique vetāla en bronze repoussé reçoit les sacrifices sanglants offerts au dieu.
8La première référence historique à Pacalī date de 1333. Il s’agit d’une inscription retrouvée à Maru Sattal (=Kāṣṭhamaṇḍapa), bâtiment en bois qui fut alloué aux Kānphaṭā Yogi dès le XIVesiècle et qui abrite encore aujourd’hui une statue de Gorakhnāth, le saint fondateur de cette secte śivaïte. Le Seigneur Pacali (Pañcali bhahrāhra) est invoqué dans ce document comme témoin d’un traité politique et comme gardien des fonds déposés en gage dans son temple13. Il semble cependant que le culte de Pacalī soit beaucoup plus ancien. Sur la foi de travaux d’historiens népalais, M. Slusser a suggéré que ce dieu fut la divinité tutélaire de l’ancienne bourgade Dakṣiṇakolïgrāma, une des agglomérations préexistant à la création de Kathmandou14. D’après la tradition consignée dans les chroniques, le temple aurait été établi par Gunakāmadeva, le roi Ṭhakurĩ fondateur de cette capitale15. La fête annuelle en l’honneur du dieu, elle, aurait été fondée au XVIe siècle par Amara Malla (1529-1560) (Hasrat 1970 : 61). La chronique bouddhiste éditée par D. Wright indique pour sa part que Śivasiṃha Malla (1578-1619) créa, après avoir rempli un puits d’offrandes destinées au dieu, un rath jātrā, une procession de char (aujourd’hui disparue), pour Pacalī « afin d’assurer à son pays la protection du dieu »16.
9Pacalĩ, dont la parèdre n’est autre que Bhadrakāli, déesse résidant à l’est de la vieille ville, est considéré comme le gardien Kṣetrapāla du côté méridional de l’univers17. Il tint un rôle religieux et politique de tout premier plan pendant la seconde période Malla. De par son emplacement à mi-chemin de Kathmandou et de Patan, le temple devint rapidement un lieu de rencontres favori des rois de ces deux villes. C’est là que se signaient les traités et se concluaient les accords secrets contre le troisième souverain de la Vallée18. Les rois attachaient une grande importance à Pacalï. N’est-ce pas grâce à lui qu’Harihara Malla, fils du roi de Kathmandou śivasimha Malla, parvint à occuper transitoirement le trône de Patan au début du XVIIe siècle19 ?
10Mais c’est surtout avec le roi de Kathmandou que Pacalī avait partie liée et entretenait des relations privilégiées. La fête annuelle de ce dieu, toujours célébrée de nos jours, comprend de ce point de vue des rituels particulièrement éclairants. Il serait certes hasardeux de prétendre que rien n’a changé en deux cents ans20. Des éléments nouveaux furent sûrement introduits, d’autres ont probablement disparu. Mais l’analyse d’autres fêtes royales tend à prouver que les rituels de l’époque Malla ont généralement bien résisté à l’épreuve du temps et qu’ils continuent pour l’essentiel d’être célébrés comme par le passé. La dynastie Śāh n’a fait, à bien des égards, que se substituer aux anciens rois Malla.
11Voici les faits qui peuvent d’ores et déjà être versés au dossier. La fête de Pacalĩ, tout d’abord, a lieu au Dasaĩ (Durgāpūjā), fête d’automne liée au pouvoir royal dans la tradition indienne. Elle est organisée par des Thakūjuju, descendants des anciens rois Ṭhakurĩ qui régnèrent sur Kathmandou avant l’accession au pouvoir des Malla et dont le rôle est toujours central dans les fêtes royales actuelles de cette ville. Ce sont les Thakūjuju de la partie sud de Kathmandou, celle correspondant au « bas » de la cité, kvaḥne, qui sont responsables de l’association religieuse en charge du Pacalï Bhairava jātrā. C’est chez eux, à Bhimsenthān, que la jarre rituelle (aujourd’hui en bronze, autrefois en argile) symbolisant le dieu est gardée pendant quelques heures durant la fête. Ces maîtres de cérémonies participent aux principaux rituels, notamment l’offrande (tantrique) au feu sacré, homa (hvaḥm ou yajña), qui a lieu de nuit le quatrième jour de la quinzaine claire d’Āśvin (septembre-octobre). Si l’on se réfère au modèle sacrificiel brahmanique, encore fort prégnant dans les fêtes néwar21, les Thakūjuju se trouvent dans une position de sacrifiants, yajamāna, sans lesquels aucun sacrifice solennel ne peut avoir lieu. Ils donnent d’ailleurs des honoraires sacrificiels dakṣiṇā, à la fin de la cérémonie aux prêtres tantriques Karmācārya, principaux officiants des rituels. Précisons d’autre part que la jarre rituelle de Pacalī est portée en procession jusqu’au palais royal d’Hanumān Dhokā le cinquième jour des festivités. Elle y est accueillie par le roi Śāh ou des officiels portant le sabre du souverain. Un sacrifice de buffle (ou de chevreau) est alors offert à un homme de caste Jyāpu incarnant la déesse Ajimā. La Kumārī royale, qui sort spécialement de son palais à cette occasion, est également présente22.
12Il y a davantage. Les Thakūjuju soutiennent que Pacalī régnait autrefois sur la petite ville de Pharping, au sud-ouest de la Vallée, et qu’ils descendent de ce souverain. Pacalī est d’ailleurs encore aujourd’hui fêté tous les ans à Pharping, fête dont les Thakūjuju de la partie haute, thaḥne, de Kathmandou sont responsables. Voici une histoire qu’on raconte à ce sujet :
Pour cacher sa véritable identité divine, le roi Pacalĩ, alias Bhairava, avait coutume de s’enfermer chaque soir dans une pièce pour engloutir les énormes quantités de nourriture que sa fringale réclamait : un chevreau entier et des plâtrées de riz. Brûlante de curiosité, sa jeune épouse insista un jour pour assister aux agapes de son mari. Pacalī finit par accepter mais la prévint que l’entreprise n’allait pas sans danger. Il lui donna un peu de riz et lui demanda de lui jeter les grains à la figure dès qu’elle souhaiterait le voir revenir à ses traits humains habituels. Malheureusement, à peine Bhairava apparut-il, attablé à son repas pantagruélique et affublé de ses traits repoussants, que la jeune femme oublia les conseils et s’enfuit, terrifiée, dans la nuit. Il la suivit, la chercha partout. Mais l’aube se levait déjà. Craignant d’effrayer ses sujets, il alla se cacher près d’une rivière. C’est à cet endroit que fut édifié le temple actuel de Pacalĩ. Sa femme trébucha un peu plus loin et se transforma en la dangereuse déesse Bhadrakāli23.
13Ces faits légendaires sont encore présents dans les esprits et inspirent de nombreuses croyances. Ainsi prétend-on que le dieu reviendra dans sa ville natale lorsque la route de Kathmandou à Patan sera bordée de manière continue par des maisons. Et de nos jours encore, si l’on découvre un habitant de Pharping parmi les spectateurs assistant aux danses qui accompagnent la fête de Pacalĩ, on l’élève immédiatement au rang de chef, thakāli, pour la durée du spectacle. Tout un réseau de divinités, calqué sans doute sur d’anciens liens de sujétion politique, se laisse ici deviner (cf. VII).
14Pacalī n’est d’ailleurs pas la seule forme de Bhairava qui renvoie à une antique figure royale. Les têtes sculptées de ce dieu que l’on expose dans les rues de Kathmandou au cours de la fête d’Indra, en août-septembre, sont elles aussi regardées comme celles d’un roi plus ou moins légendaire. Il s’agirait d’un souverain Kirāta répondant au nom d’Hāthu (ou Yalambara, le fondateur mythique de Patan) (Slusser 1982 : 238). Ce roi, dit-on, était en train de regarder la bataille du Mahābhārata opposant les Kaurava aux Pāndava lorsqu’il fut décapité par mégarde par Arjuna. Le coup ne tua cependant pas Hāthu, qui continua à observer les belligérants. Il fut par la suite assimilé à Bhairava, auquel il donna ensuite son nom : Hāthūdyah (on dit aussi Hāthādyah ou Hārkhandyaḥ)24. Une autre tradition fait de ce Bhairava, qu’on appelle également Âkāśa Bhairava (du skt. ākāśa : ciel), un prince des démons et des mauvais esprits rākṣasa. Ce prince était allé assister à la grande confrontation entre Kaurava et Pāndava. Krsna l’interpella et lui demanda dans quel camp il comptait se ranger. Le prince répondit qu’il rejoindrait les combattants qui auraient le dessous. Craignant de le voir seconder ses ennemis Kaurava, Krsna le décapita avec son disque et fit jeter sa tête là d’où il venait : en l’occurrence, la vallée du Népal25. C’est pourquoi on prit l’habitude de représenter ce personnage par un masque en bois aux traits de Bhairava26.
La violence, la mort et la transgression
15Que Bhairava-le-Terrible se confonde à ce point à la fonction royale n’a rien de surprenant. Avec ses armes brandies d’un air martial, ses yeux rouges furibonds qu’il fait rouler dans un visage sombre, ses crocs tranchants prêts à déchirer l’adversaire, Bhairava incarne les fonctions guerrières des souverains. Il inspire l’effroi et exprime la colère (krodha), sentiment (rasa) spécifiquement Kṣatriya. Comme Rudra, un des prototypes védiques de śiva, Bhairava a un caractère agressif, destructeur que les dieux eux-mêmes redoutent. Violent, il est celui qui tue et qui se plaît à piétiner ses ennemis. Il déchiquète de ses propres mains la gorge et les entrailles du buffle qu’on lui offre en sacrifice. Il symbolise les forces centrifuges, la dispersion, l’obscurité (tamas). Par tous ces traits, il est proche du roi qui doit défendre son royaume par les armes et répandre le sang pour protéger ses sujets. C’est dans la lutte, assure-t-on, que le Kṣatriya peut espérer trouver son salut et qu’il atteint les valeurs religieuses les plus hautes27. Or, pour combattre efficacement les forces hostiles qui s’opposent à lui, le roi entre dans un état second qui le rend étrange même aux yeux du groupe qu’il protège. Il doit posséder des qualités qui ressemblent beaucoup aux défauts des démons. Entre le roi et le Brahmane, le partage au demeurant est net : au premier va la lutte armée, au second l’étude des textes religieux et la célébration des rituels. L’ordre du monde ne souffre pas de mélange – sauf en cas de nécessité absolue. L’impureté liée au métier du roi doit à tout prix rester à l’écart des Brahmanes, lesquels renonceraient, en théorie, à leur idéal de vie et menaceraient le dharma cosmique s’ils se commettaient dans les tâches guerrières.
16Cette violence, source de péchés et de souillures28, qu’implique l’exercice de la royauté, et que le souverain doit prendre en charge pour préserver la pureté de son royaume, correspond à cette autre violence qu’endosse Śiva dans le sacrifice brahmanique, clef de voûte du système religieux. Dans les spéculations religieuses, c’est en effet śiva-Bhairava qui prend sur lui l’impureté de la mort entraînée par le sacrifice sanglant ; à lui revient la destruction de chaque victime sacrificielle. Au reste, l’ordre du monde suppose un certain désordre : « Les dieux ne peuvent être séparés des forces destructrices ; ces dernières sont nécessaires à la création comme la mort est le substratum de la vie »29. À la fin de chaque âge, Rudra-Bhairava annihile ce qu’il a créé, aspirant l’univers et avalant toute chose.
17D’autres concordances peuvent être décelées. Bhairava par exemple est tout entier du côté de l’impureté, du désordre, de la mort. Il vit, on l’a vu, dans les lieux de crémation, il porte sur le front une tiare ornée de crânes humains et des colliers de têtes coupées (kapāla-mālin) autour du cou. À la main, il tient une calotte crânienne dont il se sert comme vase rituel. Associé au chien, gardien des mondes infernaux, sa direction préférée est le sud, orient des plus funestes ; il est la mort qui détruit sans discrimination le bon et le mauvais. En tout cela, il est de plain-pied avec le roi. Car, comme Madeleine Biardeau l’a montré dans ses études sur les textes épiques, la royauté hindoue traditionnelle présente aussi des affinités avec la mort30. Le point de contact est ici Yama Rāj, dieu et roi de la mort, qui possède en lui une image de souveraineté et dont la figure royale est partiellement constituée. C’est un fait : les rois exercent leur ministère, surtout en période de crise, de la même manière que Yama règne sur les défunts. La Manu-smrti affirme clairement que lorsqu’il juge et sert de témoin, le souverain représente le dieu de la mort. La dandaniti, l’administration du châtiment, qu’incarne Yama n’est-elle pas l’essence même du pouvoir royal ?
18śiva-Bhairava représente par ailleurs des valeurs anti-brahmaniques que le roi Kṣatriya partage au moins partiellement. Il symbolise une religiosité sauvage, volcanique, incompatible avec l’orthodoxie brahmanique. Imprévisible, il libère les forces contraires à l’ordre cosmique, tout en lui est dérèglement, menace de chaos. C’est un dieu lubrique, adultère, franchement immoral, qui transgresse le dharma31. śiva, il vaut la peine de le rappeler, fut exclu du sacrifice védique par son beau-père en raison de sa conduite contraire aux bonnes mœurs. Son crime le plus affreux reste, sans doute, celui d’avoir coupé, dans un moment de colère, la cinquième tête de Brahmā. En pénitence, ce dernier lui imposa de parcourir tous les lieux saints, sa cinquième tête collée à la paume de la main jusqu’à ce qu’à force de repentirs le crâne se dissolve de lui-même. Ce brahmanicide, qui atteint la structure sociale dans ce qu’elle a de plus haut, voue pour toujours śiva-Bhairava aux franges de la société. Encore aujourd’hui, les Brahmanes néwar de la vallée de Kathmandou hésitent à prendre les offrandes destinées à ce dieu en raison des traits, à leurs yeux, sacrilèges de śiva. Quant à Bhairava proprement dit, il est associé, au Népal comme en Inde, aux pratiques les plus sulfureuses du tantrisme śivaïte, telles les cinq makāra qui impliquent, entre autres, l’acte sexuel avec une femme de basse caste. L’impureté est chez lui sans terme et sans issue.
19Une épiphanie népalaise de Bhairava met bien en évidence cet aspect transgressif du dieu. Il s’agit de Bāgh Bhairava (ou Vyāgeśvara), Bhairava-le – Tigre, animal dont śiva porte la peau comme trophée et qui est lié de près à la royauté. Ce dieu est le saint patron de Kirtipur, ancienne place forte construite sur un éperon rocheux à peu de distance de Kathmandou. La légende raconte : « Des vachers faisaient paître leurs bêtes non loin de Kirtipur. Pour passer le temps, ils s’amusèrent à modeler un tigre en argile. Le travail terminé, ils s’en allèrent dans la forêt voisine chercher une feuille pour la lui mettre dans la gueule en guise de langue. Mais quand ils revinrent, le tigre s’était mué en un être vivant. Ils lui demandèrent où était passé le bétail qu’ils avaient laissé sur place. Le tigre ouvrit la gueule et les bergers virent les vaches et les moutons dans le ventre du félin. Peu de temps après, le tigre reprit sa forme de terre et les vachers se transformèrent en pierres ». Pour commémorer cet incident, les Agriculteurs Jyāpu de la ville apportent tous les ans une feuille de la forêt et la fixent dans la bouche du dieu32. L’hétérodoxie est ici portée à son comble car, en contexte hindou, la vache, sacrée entre toutes, symbolise le Brahmane et l’ordre dharmique.
20Dans le panthéon même, la place de Bhairava n’est pas très claire. Ce dieu entretient en vérité des relations intimes avec les démons. Peut-être plus encore au Népal qu’en Inde, Bhairava est le dieu qui régit la troupe des mauvais esprits escortant śiva ; c’est le maître des bhūta-preta (Bhūteśvara), ces créatures de l’entre-deux mondes qui hantent l’imaginaire des villageois. Dans les représentations sculptées, il est debout sur un vampire vetāla, son véhicule qui anime les cadavres. Presque innombrables sont les mentions de Bhairava comme démon, ogre ou cannibale (rākṣasa, asura). Citons entre autres le Maśāna Bhairava de Bhaktapur, figuré par trois pierres correspondant aux trois parties de la ville : Tekhācva dans la partie basse, Taumādhi au milieu et Inācva en haut. Ce dieu n’est qu’un ancien ogre (rākṣasa), grand amateur de chair humaine. L’être malfaisant vivait à l’extérieur de la cité près des champs de crémation. Il fit un jour irruption dans Bhaktapur, semant la panique parmi les habitants qui s’enfermèrent précipitamment chez eux. Il fallut tout l’art magique d’un tantriste pour maîtriser le monstre vorace, lui couper la langue en trois endroits et l’expulser de la ville33. Mentionnons en outre le Kirtimukha Bhairava (« Visage de gloire ») de Paśupati qui aurait été, lui aussi, un démon promu au rang de dieu par śiva34. On sait également que lors du rituel d’expulsion ghaṇṭakarṇa qui a lieu tous les ans en saison des pluies, les démons de la ville sont jetés au pied de la statue d’Âkāśa Bhairava à Indrachok. Le mal et le bien, la destruction et la protection se mêlent donc intimement dans cette figure divine. En cela aussi, Bhairava n’est pas loin du roi hindou qui conjugue en sa personne des forces asuriques, aveugles et violentes, et les aspects bénéfiques de l’avatāra qui restaure l’ordre du monde.
21Cette présence ravageuse dans le panthéon explique pourquoi ce dieu fut choisi comme divinité d’élection par de nombreux groupes sectaires śivaïtes pour qui la transgression est conçue comme une forme de réalisation spirituelle supérieure. J. Parry (1982) a montré comment les Aghora de Bénarès s’identifient encore aujourd’hui à Bhairava : ils vivent près des lieux de crémation, se couvrent le corps de cendres, se nourrissent de cadavres et utilisent un crâne humain comme récipient. En copiant les manières de Bhairava, ces ascètes cherchent à maîtriser la mort et à remporter une victoire sur le Temps. Les liens sont tout aussi nets dans la vallée de Kathmandou. Le culte de Pacalĩ fourmille d’allusions aux Kānphaṭā Yogi. C’est à côté du Kāṣṭhamaṇḍapa, haut lieu attaché à cette secte, qu’ont lieu de nombreux rituels lors de la fête annuelle de cette divinité. Et ce n’est sûrement pas un simple hasard si les offrandes quotidiennes au Bāgh Bhairava de Kirtipur sont accomplies par des Kusle, descendants d’anciens Kānphaṭā.
Fécondité et autochtonie
22Pourtant, Bhairava, ce trouble-fête, n’est pas seulement du côté des forces obscures. Il porte aussi en lui des puissances de vie qu’il partage avec le souverain, garant de la prospérité de son royaume et dispensateur des pluies nourricières. Comme les déesses, Bhairava est un symbole de fécondité. Ses pouvoirs participent des forces les plus mystérieuses de la conception. C’est pourquoi il est vénéré dans la vallée du Népal par les femmes stériles ou dont les règles sont irrégulières. Bhairava se reconnaît d’ailleurs à la forte charge érotique qu’il dégage. La seule vue de son sexe dressé suffit, assure-t-on, à donner aux femmes l’envie de faire l’amour. Il est figuré nu et le jaillissement spontané qui le caractérise l’associe à la sexualité la plus débridée. À Dolakha, tous les ans, un personnage masqué représentant Bhairava danse, ivre, dans la ville, en mimant l’acte générateur. Devant lui, des acolytes portent son phallus, un étui pénien long de plusieurs mètres. Cet état d’éréthisme quasi permanent est particulièrement accentué sous la forme d’Unmatta (lit. « fou », « hors de ses sens », « ivre »), c’est-à-dire de Bhairava l’ityphalle, dont il existe trois grands temples dans la Vallée : à Paśupati, Kumbheśvar et Panauti. Dans cette dernière localité, la statue d’Unmatta Bhairava en érection est portée dans les rues de la ville au cours de la fête communale. Cette phallophorie rassemble toute la population de la petite ville, hommes, femmes et enfants. Dans les temples qui lui sont çonsacrés, Unmatta Bhairava est représenté aux côtés des huit déesses Mātrkā dont il est le maître et l’amant. Privé de femmes, Bhairava devient du reste d’un danger extrême. C’est pour l’apaiser que le roi Bhūpatindra Malla construisit juste à proximité de son sanctuaire un temple à cinq étages, le Nyāṭapola, dédié à la déesse Siddhilakṣmï35. Par cet appétit sexuel insatiable, violent, Bhairava se rapproche du roi, qui est renommé lui aussi pour sa vigueur sexuelle.
23Est-il possible de trouver de telles connotations génésiques dans les poteries ou les vases de cuivre qui servent fréquemment à figurer Bhairava ? On peut le penser. D’autant que ces récipients de forme ronde ou ovale tiennent de la matrice et contiennent de la bière, boisson de bon augure, aimée du dieu. Il faut en boire si l’on veut sortir du moule ordinaire qu’imposent les conventions sociales et profiter pleinement des vertus des rituels destinés au dieu. Pendant la fête d’Indra à Kathmandou, par exemple, on dispose des pots de bière derrière les têtes de Bhairava exposées dans la rue. Le pot est débouché à certaines heures de la journée et la bière coule par la bouche du masque divin – à la grande joie de la population qui se bouscule pour boire le précieux breuvage consacré. Or dans la plupart des civilisations himalayennes, la bière est signe d’abondance, d’augmentation des richesses et de reproduction. Pour les paysans néwar, elle est le complément indispensable aux travaux agricoles : elle seule fournit l’énergie corroborative pour retourner la terre. Quant à la levure, elle possède, dit-on, des vertus prophylactiques pour les femmes stériles36, et la fermentation, un processus dangereux, objet de plusieurs interdits, est associée de près aux mystères de la renaissance. Signalons d’autre part que le « vin » de Bhairava est reconnu dans les textes tantriques comme un moyen de parvenir à l’ivresse mystique (ghūmi) que l’initié doit rechercher s’il veut se dissoudre dans le dieu. Avec les tremblements, la félicité extatique, les songes, cette ivresse est signe d’āveśa, de possession divine du dévot.
24Un autre aspect du symbolisme du dieu mérite d’être souligné : son lien avec la terre. Les références là-dessus sont multiples et explicites. Prenons Maśāna Bhairava de Bhaktapur dont il a déjà été question plus haut. Tant que cet ogre n’est pas pacifié, raconte la légende, sa langue ne doit pas toucher le sol. La conjonction de la langue, c’est-à-dire de la partie la plus inquiétante et impure de la puissance malveillante si l’on se souvient qu’il s’agit d’un être cannibale, et de la terre serait fatale. Mais la langue est par trois fois coupée par un magicien local et ces trois morceaux se transforment en pierres. Ces pierres, aujourd’hui entourées d’autels, affleurent du sol et protègent la ville. La leçon est claire : l’altérité insoutenable de Bhairava ne peut s’installer au cœur de la cité qu’une fois le dieu terrible maîtrisé et transformé en divinité du sol. Ajoutons que le tantriste magicien transporte l’ogre hors de la ville dans un pot d’argile, récipient qu’il enfouit dans le sol. Cette relation avec la terre est également présente dans la légende locale du Kāla Bhairava de Bénarès (=Kāśi Viśvanāth). D’après cette légende, ce Bhairava vint un jour à Bhaktapur pour assister à la fête du Bisket jātrā. Reconnu par un tantriste, il tenta de s’échapper en se dissimulant sous terre. Il n’eut cependant pas le temps de disparaître entièrement : sa tête était encore à l’air libre quand le prêtre fut sur lui et la lui trancha d’un coup. Cette tête est conservée dans une boîte mystérieuse à l’intérieur du temple d’Âkāśa Bhairava.
25Les symboles lithiques représentant Bhairava couvrent parfois la ville tout entière. À Panauti, la ville est censée être délimitée par une large dalle souterraine, deś Ivahã, « ville-pierre », sur laquelle la petite cité serait construite. Elle n’affleure qu’à un seul endroit, sur les berges de la Rosi Khola. Là, on l’identifie à Bhairava et on la vénère à certains moments de l’année. La pierre est sacrée et toute atteinte contre elle est sacrilège. C’est la raison pour laquelle il est strictement interdit d’installer une forge dans la cité et de décortiquer du riz avec un pilon actionné au pied, comme c’est l’usage ailleurs : ces appareils à percussion risqueraient de briser la dalle. On dit aussi que Panauti fut préservée du grand tremblement de terre qui ravagea la vallée de Kathmandou en 1934 grâce à cette dalle souterraine, symbole de Bhairava.
26À bien y réfléchir, le thème de la transformation du dieu en pierre apparaît central dans la mythologie de Bhairava. On peut y voir une allusion à la mort, selon un symbolisme très largement répandu dans le monde. Mais il faut, je pense, y voir surtout une figure de l’autochtonie. Car si les pierres brutes sont un des modes de représentations préférés des divinités ancestrales dans le paysage des dieux népalais, elles symbolisent aussi des êtres chthoniens protecteurs du territoire37. Ces pierres ancrées dans le sol figurent ce qu’il y a de plus permanent, de plus indéracinable parmi les puissances numineuses. Contrairement aux statues mobiles, elles ne peuvent jamais être déplacées sous peine de catastrophe. De ce point de vue, Bhairava, qui nous est apparu comme un dieu du sol, incarne les forces telluriques, parfois violentes, attachées à un territoire donné. Est-il pour autant une ancienne divinité tribale, comme il l’a souvent été suggéré38 ? Peut-être. Mais on peut aussi penser que, selon un processus syncrétique courant dans les montagnes himalayennes, cette grande figure canonique du panthéon hindou s’est néwarisée, indigénisée au contact de croyances antérieures.
27Cette solidarité avec les forces chthoniennes et l’héritage tribal de la population néwar saute aux yeux quand on considère l’organisation du culte du dieu. Infiniment plus que śiva, Bhairava est populaire parmi les castes d’Agriculteurs qui représentent, sans aucun doute, le fonds le plus ancien du peuplement de la Vallée. Intéressons-nous à nouveau à Pacalĩ. Ce dieu appartient avant tout aux Agriculteurs Jyāpu de la partie méridionale de la ville. C’est chez eux que la jarre – symbole de Bhairava – est gardée à tour de rôle. Ce sont eux qui cultivent les terres consacrées à la divinité, eux qui gardent le sanctuaire, eux qui portent le récipient sacré pendant les festivités, eux qui « volent » le feu du homa tantrique, un des rites essentiels de la liturgie. Pacalī est si important pour les Agriculteurs que ces derniers l’ont intégré à leurs cérémonies d’initiation masculine (vaḥlāḥ cvanegu). Car pour devenir un homme et être intégré dans la caste, il faut être initié aux mystères de ce dieu. Une telle « empathie » avec le substrat paysan n’est pas isolée. Il suffit de penser à Ākāśa Bhairava, divinité principale des Dvĩ (=Putuvār), ce petit groupe témoin d’une couche très archaïque de la population néwar, aujourd’hui refoulé à la périphérie de la Vallée, pour s’en convaincre39.
28Bhairava s’inscrit donc dans une problématique de l’identité et de la différence. Il est bifrons. D’un côté, c’est un dieu du sol, symbole de la terre ancestrale ; identifié au territoire qu’il garde, il délimite un espace replié sur un idéal autarcique. De l’autre, il est associé aux formes d’altérité les plus radicales (accentuées par son masque, qui augmente l’ailleurs où il se situe)40 ; il est en relation avec les carrefours, les marges forestières, bref avec les aspects extérieurs, non domestiqués de l’univers. Il est l’envers de ce lieu socialisé qu’est le village (ou la ville). À ce double titre il touche à la fonction royale, laquelle s’analyse elle aussi selon une telle dualité. Dans les représentations hindoues présentes dans la littérature épique et les Brāhmana, le roi réunit en effet deux mondes opposés et complémentaires : la sauvagerie de la forêt (āraṇya), où le guerrier consacré a son être, et la communauté villageoise, (grāma), paisible, dont il est le maître (Heesterman, 1985, ch. 8). D’un côté, le souverain se trouve en contact avec les forces de la mort, le désordre, la violence ; de l’autre avec les forces de la vie, la fécondité, la richesse de la terre, l’ordre. Comme il est fréquent, la sacralité attachée à la souveraineté se décompose ici en un versant obscur, dangereux, menaçant l’ordre établi, et un versant plus lumineux, soumis aux règles sociales. La royauté néwar est placée sous le signe de cette polarité fondamentale, source de métamorphoses d’un élément en son contraire. Les deux aspects au demeurant sont indéfectiblement liés et s’appuient l’un sur l’autre.
29Nous touchons ici à la conception indienne de la souveraineté telle que l’a dégagée Georges Dumézil notamment dans son analyse de Mitra et Varuna. On voudrait à ce sujet suggérer un dernier rapprochement. On sait que ces figures divines de la vieille religion védique incarnent deux formes de contrat : l’un, amical, qui facilite les alliances entre les hommes, l’autre, plus violent, qui « saisit » les coupables d’une prise immédiate et irrésistible41. Or, ces deux aspects sont reconnaissables dans Bhairava. Les faits ont déjà été exposés plus haut : d’un côté, Pacalī aidait les rois à conclure et à observer les traités ; de l’autre, Adālat Bhairava, le justicier, saisissait les coupables, en cas de parjure et de félonie, d’une mort violente, soudaine et immédiate. Bhairava réunit deux fonctions antithétiques et complémentaires assumées ailleurs par des dieux différents. Comme le roi, il est bivalent.
Le roi et Bhairava face à face : l’échange des sabres
30Tous les douze ans, la fête de Pacali Bhairava prend un tour particulier. Le fait le plus marquant se passe de nuit le dixième jour du Dasaĩ (Vijayādaśami). Cette nuit-là, le roi doit échanger son sabre avec un danseur de la caste des Jardiniers Mālākār (Gathu) qui incarne Bhairava. Le rituel est appelé khaḍga hilegu (néw.) ou khadga siddhi. Le prêtre Vajrācārya présidant à la cérémonie commence par transférer l’esprit du dieu dans un vase pūrṇākalaśa au temple (piṭha) de Pacalĩ. Puis il fixe la divinité sur le sabre (khaḍga) du danseur portant le masque de Bhairava. Pour cela, il tend une corde entre le vase rituel et l’épée déposée sur l’autel et invite Pacalī à « habiter » le sabre à l’aide de formules sacrées. Les danseurs Mālākār revêtent leur robe de cérémonie, celui qui tient le rôle de Bhairava se saisit du sabre. La troupe tout entière, accompagnée de musiciens, se dirige vers le centre de la ville.
31L’échange se déroule devant le Kāṣṭhamaṇḍapa, déjà cité plus haut, à l’endroit où une pierre sacrée appelée Bhūteśvara (ou Bhūtasa)42 est scellée dans la chaussée. Le sabre du roi (mūla khadga), habituellement gardé dans l’enceinte du palais Malla à Hanumān Dhokā, est porté en procession jusqu’à ce lieu précis. C’est le superintendant du palais, hākim qui tient l’arme, suivi du prêtre principal de la divinité tutélaire Taleju. À l’arrivée du roi, les Mālākār commencent à danser à un rythme précipité. Le sabre royal est remis au souverain. Le prêtre Vajrācārya ordonne alors au danseur Bhairava de se tenir debout sur la pierre Bhūteśvara. Le danseur prend le sabre du roi et lui remet en échange le sien propre. Brandissant l’arme princière, le danseur-jardinier va en dansant aux quatre coins de Kāṣṭhamaṇḍapa, faisant comprendre par ces gestes qu’il donne un pouvoir spécial à ce sabre. L’échange entre le roi et le danseur Bhairava se répète trois fois dans les mêmes conditions. Après quoi, le souverain et son royaume se trouvent placés sous la protection du dieu43.
32Ce rite, dont nous ne possédons malheureusement pas de traité écrit (il n’en a probablement jamais existé), est d’une portée considérable pour le sujet qui nous occupe. Il témoigne d’une idée simple mais finalement essentielle : la souveraineté ne constitue pas un champ autonome, elle n’est pas un état « naturel », même au sein de la famille royale, elle repose sur un contact avec le divin. Ce constat étant admis, tout un réseau de significations reste encore à explorer.
33Comme je l’avais suggéré en 1979, il est d’abord possible de rapprocher ce rite d’un des moments importants de la consécration royale rājasūya de l’époque védique (Toffin 1979 : 62). Au cours de cette consécration, qui était apparemment célébrée plusieurs fois au cours du règne, le roi recevait le vajra, l’arme du roi des dieux Indra. Qu’était ce vajra ? Sans doute un arc tendu (ou un sabre ?)44, symbole de la force et de la puissance combattante de la royauté. Il serait évidemment hasardeux de prétendre qu’un rituel védique, codifié bien avant les débuts de notre ère, se soit perpétué intact au Népal par-delà les siècles et que l’échange des sabres de Kathmandou ait pu être calqué sur lui. Au reste, dans le rājasūya, le vajra était donné au roi par un Brahmane, qui se tenait en-dessous de lui, et non pas directement par un dieu, comme dans le cas néwar45. Les deux cérémonies renvoient toutefois à une même conception du temps cyclique. Car dans l’Inde ancienne comme dans le cas néwar, le pouvoir royal n’est pas donné une fois pour toute ; il s’use rapidement au cours du cycle annuel auquel il est accordé par des liens secrets. À l’instar du monde, il oscille perpétuellement entre deux pôles : naissance et mort, intégration et désintégration. Le calendrier festif lui-même est rythmé par des périodes de dissolution alternant avec des périodes de recréation. C’est une « série infinie de morts et de naissances » pour reprendre les mots de Sylvain Lévi (1966 : 106) à propos du sacrifice védique. Il convient par conséquent de ressourcer périodiquement la souveraineté royale, de lui redonner une nouvelle vigueur. De ce point de vue, le Dasaĩ ne pouvait être mieux choisi : comme la suite le montrera, cette fête marque la victoire des puissances dharmiques sur les démons après une période de crise cosmique et coïncide avec les nominations aux postes élevés de l’administration royale. L’échange des sabres, dans lequel on ne peut décidément s’empêcher de voir des réminiscences védiques, s’interprète dès lors comme une remise en route des forces dynamiques du royaume. Ce nouveau départ s’accompagne d’une régénération globale de la vie, d’une aurore de l’univers.
34Les lieux aussi ont leur importance. Le rituel se déroule dans la partie centrale (dathu) de la ville, celle attachée au palais royal et à la résidence de la déesse d’État Kumāri. C’est de là que partent et se terminent la plupart des grandes fêtes palatiales, là que se tiennent les cérémonies intéressant la royauté. Plus précisément, les sabres sont échangés à la frontière qui séparait autrefois le centre, dathu, et le bas, kvaḥne, de Kathmandou, comme s’il s’agissait de rattacher symboliquement la zone protégée par Pacalī au palais. Le khaḍga hilegu accentue donc indéniablement la centralité de la figure royale. Il permet au roi de s’affirmer comme le pivot de l’espace urbain et le pilier du système des castes. Il lui donne une dimension cosmique et fait de lui le trait d’union entre les Trois Mondes, l’équivalent du Purusa primitif dont la tête et les épaules se trouvent au niveau des cieux et les pieds en contact avec les entrailles de la terre. Par ce symbolisme, où l’espace prend valeur de miroir du social, le roi apparaît comme le microcosme de l’univers. Garant de l’ordre universel, il est celui qui tient assemblés les éléments du royaume. Effets politiques et aspects symboliques se mêlent ici de manière indissoluble. Comme tous les rituels palatiaux néwar, l’échange de sabres illustre en définitive l’imbrication qui prévaut dans le monde indien entre religion et société.
35Qu’en est-il à présent du sabre (khaḍga) ? Cette arme est l’insigne royal par excellence, l’emblème des Kṣatriya. Avec le parasol, le chasse-mouches en queue de yak, le diadème et les sandales, elle fait partie des cinq régalia du rituel hindou, dont la possession est nécessaire à la dignité du souverain. Elle symbolise la puissance de destruction du roi. C’est à l’aide d’un sabre « miraculeux » que lui avait donné un dévot près du temple de la déesse Guhyeśvari que le roi Jayaprakāś Malla put, par exemple, reprendre son trône de Kathmandou après deux ans et demi d’exil (Lévi, II, 264). Mais le sabre est en même temps un attribut divin : c’est l’une des armes favorites de Bhairava qui s’en sert pour pourfendre ses ennemis. De sorte qu’en échangeant son arme avec celle de Bhairava, le roi recharge son pouvoir à une source divine.
36Le sabre est aussi lié de près aux déesses. Durgā est souvent représentée sous la forme d’une épée emmaillotée de linge et poudrée de rouge pendant les festivités du Dasaĩ. C’est avec cette arme qu’elle tue les buffles-démons. Il vaut d’ailleurs la peine de remarquer que le rite khaḍga hilegu est doublé d’un autre échange de sabres, liant, celui-là, le roi et la déesse Bhadrakāli. Cet échange se déroule pareillement, tous les douze ans (quatre ans après le rituel précédent), pendant le Dasaĩ, avec la même troupe de danseurs Mālākār (de Kathmandou) mentionnée plus haut46. Seuls les lieux diffèrent légèrement : le khaḍga hilegu avec Bhadrakālī se tient à Marutol, au cœur de la vieille ville, près de l’ancienne porte aux lions menant au palais royal – porte qui marque encore aujourd’hui la séparation entre le haut, thaḥne et le bas, kvaḥne, de la ville. En la personne du roi se conjuguent par conséquent puissances masculines et puissances féminines.
37L’expression savante khaḍga siddhi employée pour désigner l’échange n’est pas neutre elle non plus. Elle contribue à élargir le champ sémantique attaché à cette cérémonie. Le mot siddhi, lit. « perfection », se rapporte, on le sait, aux pouvoirs supranormaux que l’adepte tantrique doit rechercher au cours d’initiations de plus en plus élevées, et l’appellation khaḍga siddhi réfère dans le śivaïsme à un groupe de rituels grâce auquel le tāntrika s’approprie la Puissance résidant dans le sabre, incarnation de la divinité. Le rituel, c’est un fait, baigne dans une atmosphère tantrique particulièrement chargée. Pacalī n’est-il pas identifié dans les textes à Svacchanda Bhairava, figure essentielle du Śivaïsme sectaire47 ? Les traités le décrivent muni de dix-huit bras, dressé sur le corps prostré de Sadāśiva (l’éternel śiva, dieu suprême aux yeux de plusieurs sectes śivaïtes). Avec sa parèdre Aghoreśvarï, il est entouré par huit Bhairava plus petits disposés en cercle autour d’un champ de crémation. Les fêtes de la vallée du Népal sont, d’une manière générale, fort riches en éléments tantriques, peut-être transposés de rituels privés. Ces éléments ont été bricolés par le pouvoir et fondus dans de grands ensembles à caractère théâtral. Tout un travail de décryptage reste encore à entreprendre de ce point de vue. Quoi qu’il en soit, en prenant le sabre de Pacalī (et de Bhadrakāli), le roi endosse des pouvoirs extraordinaires réservés en principe aux divinités et aux grands magiciens tantriques siddha. L’échange d’épées, on le devine, pouvait prêter à d’audacieuses manipulations religieuses, surtout entre les mains d’un chef ambitieux. Il faudra y revenir48.
38Les conditions historiques qui présidèrent à l’émergence de ce rite nous resteront sans doute à jamais inconnues. On ne peut toutefois exclure une opération « politique » de la part des autorités qui mirent en place la cérémonie. Comme le suggèrent les auteurs du Hanumānḍhokā Rājadarbār49, il n’est pas impossible que l’échange entre Pacalī et le roi ait eu pour but, au départ, de lier davantage la partie sud de la ville, autrefois quasi indépendante, à la maison royale. On peut aussi penser que Pacalï, identifié à une divinité locale plus ancienne, fut hissé au rang de divinités d’État par les souverains pour s’assurer le soutien de la population paysanne de cette partie de Kathmandou. L’échange des sabres scellerait alors une alliance primitive entre les anciens occupants de la ville et la dynastie royale, d’origine indienne, de l’époque. Et si ce pacte fut formulé dans un langage tantrique, c’est sans doute que cet idiome religieux apparaissait parfaitement consensuel, partagé qu’il était par les hindous et les bouddhistes. On s’expliquerait ainsi mieux le rôle central que jouent les prêtres bouddhistes, en lieu et place des Brahmanes, dans un rituel aussi intimement lié à la royauté hindoue. Car notons-le bien, les principaux acteurs de la fête, qu’ils soient Agriculteurs Jyāpu, Presseurs d’huile Sāymi ou Jardiniers-Horticulteurs Mālākār, se réclament presque tous du bouddhisme et font appel à des Vajrācārya pour célébrer leurs fêtes domestiques. Derrière le syncrétisme bienveillant de la vallée du Népal peuvent se cacher, on le voit bien, des arrières-plans politiques.
39Retenons le paradoxe : bien que le souverain et Bhairava partageassent suffisamment de traits communs pour s’identifier l’un à l’autre, le roi avait besoin de la bénédiction et des pouvoirs de cette figure divine pour gouverner. Ici comme ailleurs, la garantie ultime de la souveraineté appartenait à un registre « métasocial ». La royauté en tant qu’institution n’avait pas d’autorité et de légitimité par elle-même. Les chroniques nous rapportent sur ce point une anecdote riche de sens que nous citerons en épilogue. Elle se situe au XVIIIe siècle. Prithivi Nārāyan śāh, ce roi de Gorkha qui allait conquérir quelques années plus tard les royaumes néwar, est l’hôte du roi de Bhaktapur Raṇjit Malla. Voici ce qu’il est dit : « Le jour du Vijayādaśami (Dasaĩ), alors que la troupe des Navadurgā venait danser à l’intérieur du palais (Mulcok), le roi Ranjit Malla et Prithivï Nārāyaṇ se tenaient debout, l’un à côté de l’autre, à la porte du Kumārīcok. Lorsqu’il se présenta devant eux, le danseur qui incarnait Bhairava donna la prasāda (offrande sanctifiée) à Prithivï Nārāyaṇ au lieu d’en faire cadeau au roi de Bhaktapur, comme le voulait la coutume. De la même façon, le danseur Kumārī présenta au roi de Gorkha un lotus bleu »50. Les chroniqueurs voient dans cette erreur de Bhairava et de Kumārī un signe prémonitoire des futurs succès militaires de Prithivi Nārāyaṇ.
40Comme la bénédiction de la déesse vivante lors de la fête d’Indra, l’échange des sabres n’est donc rien de moins qu’un rituel de légitimation, une mise en scène ostentatoire des pouvoirs du souverain. Cependant, bien que les vieux modèles hindous soient omniprésents dans la fête, cette légitimation s’effectue sans médiation sacerdotale. Le prêtre Vajrācārya ne joue qu’un rôle annexe, assez technique somme toute, lors des cérémonies. L’échange des sabres se passe directement entre le roi et Bhairava. Le pouvoir du souverain n’est pas ici subordonné à un prêtre comme le veulent les textes canoniques hindous, mais à des divinités souveraines. Faut-il s’en étonner ? Je ne le crois pas, car cette relation immédiate recouvre des faits indiens bien établis. A. Mayer (1981) a montré comment, au Rajasthan, l’impérium est conçu comme émanant directement du trône, gaddi, du souverain. Au moment du couronnement, le roi n’est fait roi que lorsqu’il s’assied sur ce siège – un point qu’avait remarqué également J. Auboyer (1949 : 177) à propos de l’Inde ancienne. La raison en est que le trône, « ombilic de la terre et matrice de la royauté »51, incarne la déesse et qu’en s’asseyant dessus le souverain est pénétré de la puissance, śakti, de la divinité. Contrairement au modèle brahmanique classique selon lequel la prospérité du royaume repose sur l’union du roi et du Brahmane, c’est l’union du souverain et des déesses conseillères qui s’impose ici à la source de tout. Inversion significative car dans les deux cas le couple formé est décrit en termes matrimoniaux. Dans le second modèle, fortement teinté de tantrisme, l’idéologie de la royauté dévalue de facto le rôle des Brahmanes ; elle privilégie les alliances directes, voire les hiérogamies, entre roi et dieux. Comme s’il y avait transfusion entre ces deux catégories d’êtres qui ne sont ni tout à fait semblables ni tout à fait différents.
Notes de bas de page
1 āju (néw.) signifie « grand-père » (ou ancêtre).
2 Il s’agit d’une simplification dans la mesure où śiva est un dieu extrêmement ambivalent : les Brahmanes ne peuvent assurer son culte sans, subir une certaine dégradation de leur statut. Sur les rapports, difficiles, entre śiva et l’orthodoxie brahmanique, cf. également infra, p. 59-60. Dans la vallée de Kathmandou, malgré tout, ce sont des Brahmanes (ou des Brahmanes déclassés) qui desservent la plupart des grands sanctuaires śivaïtes.
3 Slusser 1982 : 239.
4 Hasrat 1970 : 40-41.
5 Idem, p. 43.
6 Wright 1966 : 132, Lévi 1905-1907,1 : 383. Dans la tradition indienne, Bhairava est souvent appelé Pāpabhakşana parce qu’il avale les péchés de ses dévots.
7 Slusser 1982 : 237.
8 Slusser 1982 : 237. D’après le témoignage de Wright 1966 : 146, il semble que Kāla Bhairava recevait des sacrifices humains à la fin du XIXe siècle.
9 Cf. par exemple Toffin 1984 : 91 et 149. En Inde, Kṣetrapāla est souvent représenté sous une forme anthropomorphe avec un bouclier et un sabre, ainsi qu’un cordon sacré fait de serpents (nāgayajñopavita) sur le poitrail ; cf. M. Stutley, The Illustrated Dictionary of H indu Iconography, Londres, 1985, p. 75.
10 N. Gutschow, Stadtraum und Ritual des newarischen Städte im Kathmandu-tal, Stuttgart, 1982, p. 51.
11 D.N. Lorenzen, The Kapalikas and Kalamukhas. Two Saivite Sects, New Delhi, 1972, p. 84-85.
12 H. Brunner, « Un Tantra du Nord : Le Netra Tantra », Bulletin de l’École française d’Extrême-Orient, tome LXI, 1974, p. 155.
13 Slusser 1982 : 239.
14 Idem, p. 239. Cf. aussi G.V. Vajracarya, Hanumāndhokā Rājadarbār, Kathmandu, 1976, p. 82-85. Sur Dakṣiṇakolïgrāma, cf. aussi ch. V de ce livre.
15 Cf. Hasrat 1970 : 46 et K.P. Malla, Pūrvaja Lumaṇkā, Kathmandu, 1979-1980, p. 5-6.
16 Wright 1966 : 142. Cf. aussi Hasrat 1970 : 65.
17 Cf. Lévi, 1905-1907,1 : 383. On notera avec intérêt que Pacali Bhairava ne reçoit pas directement les sacrifices sanglants qui lui sont offerts. C’est sur le vetāla qui gît, nu, devant son sanctuaire, que l’on égorge les animaux. Cette observation mérite d’être rapprochée du culte de certaines divinités tantriques qui, bien que « carnivores », ne boivent pas le sang sacrificiel de manière directe. Cf. ci-après, note 10, ch. IX.
18 Slusser 1982 : 239.
19 Wright 1966 : 159.
20 Nous ne savons pas grand chose sur la fête de Pacalī à l’époque Malla, sinon qu’elle était effectivement célébrée. Cf. D.R. Regmi (1966 : 674-675) citant un thyāsaphū.
21 J’ai tenté d’interpréter une fête publique urbaine à travers le modèle sacrificiel hindou dans : « Analyse structurale d’une fête communale néwar : le deś jātrā de Panauti », L’Homme, 1982, p. 57-58.
22 Cette procession a lieu de nuit, le cinquième jour de la quinzaine claire d’Âśvin. Sur le Pacali jātrā en général, cf. Nepali 1965 : 347-351, M. Allen 1975 : 18-20, Anderson 1975 : 156-163, Toffïn 1984 : 444-445, et, plus récemment, E. Visuvalingam, « Le roi et le jardinier : Pacali Bhairava de Kathmandu » (1991, 73 pages dactylographiées).
23 Cf. Nepali 1965 : 303, Anderson 1975 : 158-159 et Visuvalingam, op. cit., sd. Selon une autre version de la légende, ce n’est pas la femme de Pacalī qui aurait été à l’origine du culte dans la capitale népalaise, mais sa maîtresse, de caste Nây (Bouchers). Pour beaucoup, la femme du roi Pacalī serait Dakṣiṇkāli, déesse dont le temple est situé non loin de Pharping.
24 Hāthu, Hāthā viennent probablement de hāthāra (néw.) : combat, guerre.
25 Nepali 1965 : 299-300. À Kathmandou, Âkāśa Bhairava désigne plus particulièrement le temple de Bhairava situé à Vãghaḥ (= Indracok).
26 Selon la vieille chronique GopālarājavaṃŚāvali, le roi śivadeva (1099-1126) est censé être l’incarnation d’un Bhairava venu d’Assam (Kamarupa) ; cf. Vajracarya et Malla, 1985 : 134.
27 Cf. Biardeau 1981. De tous les dons, celui que fait le roi de sa personne est, dit-on, le plus élevé (Mahābhārata, 12, 65) ; cité par J. Gonda, Ancient Indian Kingship front the Religions Point of View, Leiden, 1969, p. 14.
28 Cf. par exemple G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, Paris, P.U.F., 1969, p. 96 sq. Certains textes canoniques, dont le Manu-smṛti, affirment cependant que les rois, comme les êtres qui sont engagés dans de longs sacrifices et des cérémonies religieuses, ne sont pas touchés par l’impureté. Le roi est immédiatement purifié d’une éventuelle pollution en accomplissant son devoir royal qui implique la protection de ses sujets (Manu, 5, 93-97).
29 D. Shulman, « Divine Order and Divine Exil in the Tamil Tale of Rama », Journal of Asian Studies, XXXVIII, n° 4, 1979, p. 669.
30 Biardeau 1978 : 94-96 et 104-111. Cf. également C. Malamoud, « La dualité, la mort, la loi. Note sur le nombre deux dans la pensée de l’Inde brahmanique ». Le « Deux », Revue d’Esthétique, 1/2, 1980, p. 97, et Gonda 1969 : 31-32, qui cite de nombreux exemples d’identification du roi à Yama dans le Mahābhārata.
31 Les convergences entre Bhairava et Dionysos sont trop évidentes pour qu’il soit besoin d’insister. Un travail comparatif est en cours sur ce point.
32 Sur Bāgh Bhairava et sa légende, cf. Nepali 1965 : 301 et Herdick 1988. Les vachers mentionnés dans la légende sont présents, sous forme de pierres (non sculptées), dans l’enceinte du temple de ce dieu.
33 Sur le Maśāna Bhairava de Bhaktapur, voir le dossier rassemblé par Gutschow et Shrestha 1975 : 61-65, ainsi que les commentaires de N.J. Allen 1981 et de Toffin 1987b : 96-99.
34 Majupuria 1981-1982 : 113.
35 Lévi 1905-1907, I : 383.
36 J’ai traité de cette question dans G. Toffin, « La fabrication de la bière chez deux ethnies tibéto-birmanes du Népal : les Tamang et les Néwar », in De la voûte céleste au terroir, du jardin au foyer, Paris, 1987, p. 455-468.
37 Une partie de la documentation ethnographique a été réunie dans G. Toffin « Dieux du sol et démons dans les religions himalayennes », Études rurales, 1987, n° 107- 108, p. 85-106.
38 Par exemple Nepali 1965 : 302-304.
39 Idem (1965 : 229). Pour Ākāśa Bhairava, les Dvï emploient le mot Savadyah.
40 Idée que j’emprunte à J.P. Vemant, Figures, idoles, masques, Paris, 1990, ch. VI.
41 Cf. par exemple G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier, op. cit., p. 55 sq.
42 Bhūteśvara, de bhūta : mauvais esprits, fantômes. Ce lieu joue un rôle important lors de plusieurs fêtes de la capitale. Durant l’Indra jātrā par exemple, les fidèles qui participent à la procession funéraire dāgï vanegu (le 4e jour de la fête) doivent y jeter le reste des offrandes (riz et paddy) qu’ils ont faites en l’honneur de leurs parents décédés. En néwari, ce lieu (une sorte de balipiṭha) appartient à la catégorie des baugāḥ, endroits consacrés aux âmes des morts et aux esprits malfaisants.
43 La meilleure description de ce rituel se trouve à l’heure actuelle dans E. Visuvalingam, s.d., op. cit. Cf. également Slusser 1982 : 239 et R. Pradhan, Domestic and Cosmic Rituals among the H indu Newars of Kathmandu, Népal, Delhi, Ph. D, 1986, p. 306. Le rituel a été célébré pour la dernière fois en 1987 (2044 B.S.). D.R. Regmi (1966 : 675) cite cette cérémonie duodécimale dans son ouvrage sur le Népal médiéval, sans toutefois donner de sources historiques précises.
44 Heesterman (1957 : 142 et 151) parle de sabre, mais, plus communément, le vajra est identifié à une arme en forme de foudre ou à un arc ; cf. par exemple J. Gonda, Les Religions de l’Inde, t. 1, Paris, Payot, 1962, à propos du rājasūya.
45 Heesterman (1957 : 142 et 151). Pour cet auteur, la remise du vajra au roi (et du roi à ses ministres) symbolise la circulation des pouvoirs de régénération à travers l’univers.
46 Pradhan 1986 : 307.
47 Sanderson 1986 : 182 et 1988 : 669.
48 J’ai eu l’occasion d’assister à l’échange de sabres entre le roi Birendra et Bhadrakālī en octobre 1991. L’observation du rituel fut très révélatrice : j’ai été frappé de constater à quel point la légitimation était en réalité réciproque. De fait, le roi ne fit son apparition que vers 11 h 30 du soir, entouré d’une nuée de policiers et d’officiels. La troupe de danseurs masqués, elle, attendait à Marutol (à Simha Duvâh exactement) depuis déjà plus d’une heure. Le souverain procéda à l’échange rapidement puis s’engouffra dans sa limousine qui le ramena au palais de Nārāyan Hiti à grand renfort de sirènes et de gyrophares. Le khaḍga hilegu proprement dit ne dura que quelques secondes, accordées, pourrait-on dire, par Birendra à Bhadrakāli. C’est que la troupe de Jardiniers Mālākār a besoin des subsides de l’État pour financer ses danses et célébrer ses rituels. Pour elle, le khaḍga hilegu est clairement une reconnaissance de la part du pouvoir royal et une confirmation de sa spécificité religieuse (donc de son identité). Quant à l’assistance, elle était réduite au minimum en raison de l’heure tardive et des cordons de policiers qui interdisaient d’approcher de trop près. En revanche, le rituel fut couvert par Nepal TV et retransmis le lendemain sur les écrans de télévision. Le thème de la légitimation réciproque sera repris plus loin.
49 G.V. Vajracarya 1976 : 82-85.
50 Wright 1966 : 135.
51 Gonda 1962, t. 1 : 201. Sur son trône, le roi est la Puissance qui traverse et maintient l’univers. D’ailleurs, dans les rituels royaux védiques, on se sert, à ce moment-là, du titre de « brahman » pour lui parler (idem, p. 201).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Expériences du divin dans l’Algérie contemporaine
Adeptes des saints dans la région de Tlemcen
Sossie Andezian
2001