Chapitre 5. Le chemin hors les murs
p. 165-196
Texte intégral
Le chemin qui mène hors du ghetto n’est ni droit, ni dépourvu d’obstacles.
Louis Wirth, Le Ghetto (1928).
1Au terme de quatre décennies d’immigration massive et de sédentarisation partielle des migrants italiens à Paris et à New York, le lendemain de la Grande Guerre amorce une nouvelle phase dans l’histoire des territoires d’accueil : apogée de la présence italienne en termes numériques, moment de stabilisation et d’intégration rapide à la vie sociale et politique des pays d’accueil, il est une sorte d’âge d’or de l’italianité locale qui débouche pourtant sur une période d’intenses bouleversements dans le processus d’enracinement lentement entamé. L’expression entre-deux-guerres, utilisée pour sa commodité, confère en effet a priori une cohérence à cette période pourtant fortement contrastée, où rythmes économiques et rythmes migratoires ne coïncident pas toujours de part et d’autre de l’Atlantique. Si, globalement, les années 1920 sont celles de la croissance et d’une certaine prospérité, elles sont marquées par l’instauration des quotas et la rupture brutale des flux migratoires aux États-Unis, par un afflux d’immigrants sans précédent en France, qui précède le tassement de la population étrangère sur le sol français au cours de la décennie suivante, caractérisée partout par une dégradation de la situation économique. Au cours de cette brève période, les deux quartiers de La Villette et d’East Harlem connaissent un même phénomène de noria qui voit se succéder, dans des conditions et selon des mesures différentes, un fort afflux puis un exode massif des Italiens dans l’espace de la métropole, dominé par un vaste courant centrifuge.
2Le visage en est cependant différent dans les deux lieux envisagés. New York ne connaît pas – ou du moins de façon extrêmement atténuée – la nouvelle vague de migrants, plus importante en nombre et plus diverse que toutes les précédentes, qui déferle sur la région parisienne dans l’immédiat après-guerre, née tout à la fois de la persistance de conditions économiques difficiles en Italie, de l’instauration du régime fasciste et, enfin, de la fermeture des frontières de nombreux pays qui constituaient des débouchés migratoires traditionnels pour les Italiens, au premier rang desquels se trouvent précisément les États-Unis. Conséquence fondamentale : alors que le Harlem italien voit désormais les membres de la deuxième et de la troisième génération prendre le pas sur les primo-migrants, les vieux Italiens de La Villette et leurs enfants, nés en France pour la plupart, assistent à l’installation d’une nouvelle vague d’arrivées en provenance de la péninsule qui remet partiellement en cause la fusion opérée depuis quatre ou cinq décennies par les plus anciennement implantés d’entre eux.
L’entre-deux-guerres, âge d’or des « Petites Italies » ?
Anciennes et nouvelles vagues migratoires à La Villette
3Au cours des années 1920, le quartier de La Villette a vu s’installer quelque 3 500 étrangers, faisant du nord-est parisien l’un des espaces de la capitale où la composante étrangère est la plus importante : 5,5 % de la population du quartier en 1921,12 % cinq ans plus tard, près de 16 % en 19311. Parmi eux, les Italiens – dont le nombre a doublé dans le département de la Seine au cours de la même décennie pour atteindre 100 000 en 1931 – se distinguent par leur présence massive. À la fin de la décennie 1920, ils sont quelque 4 500 à La Villette, soit plus d’un étranger sur deux (58,5 %) aux abords du Bassin contre un sur quatre dans le département de la Seine, selon l’instantané du recensement qui repose sur le critère national – excluant les naturalisés – et le critère résidentiel – gommant la part nomade, pourtant conséquente, de cette population.
Diversité des itinéraires
4Depuis la fin du xixe siècle, la population italo-villettoise s’est considérablement féminisée et rajeunie. La migration croissante des femmes italiennes ainsi que l’augmentation de la sédentarisation et des mariages mixtes – la femme française prenant la nationalité de son mari étranger jusqu’en 1927 – ont joué en faveur d’un plus grand équilibre entre les sexes (128 Italiens pour 100 Italiennes en 1926), qui tranche au sein de l’archipel italien dans la capitale, encore marqué par la prédominance massive des hommes (156 hommes pour 100 femmes parmi les Transalpins de la Seine). Ainsi, malgré la forte vocation industrielle du quartier, La Villette demeure un espace d’immigration familiale où abondent femmes et enfants en bas-âge, trait qui s’est largement renforcé depuis la fin du siècle précédent. La taille moyenne des ménages transalpins est d’ailleurs peu signifiante tant la diversité est grande entre les nombreux foyers de célibataires isolés d’une part, et les familles pléthoriques de l’autre, les indices de sédentarisation ne remettant pas en cause l’existence d’une intense mobilité chez les migrants.
5À quelques dizaines de mètres l’un de l’autre, au cœur de la Petite Italie villettoise, deux immeubles (99 rue de l’Ourcq et 1-7 passage Degrais, voir tableau 4) accueillent ainsi une population qui frappe par sa diversité et témoigne de l’existence de configurations migratoires radicalement différentes au sein des Transalpins. Si de semblables distinctions ont été menées à l’échelle de la ville, c’est ici à l’échelle du pâté de maisons que l’on constate l’existence contemporaine de schémas résidentiels qui traduisent deux types de migrations et, probablement, deux étapes successives de l’aventure migratoire au sein du même quartier. Avec un moyenne d’âge similaire, chaque immeuble offre un visage distinct : si celui de la rue de l’Ourcq abrite surtout des migrants récents de sexe masculin et d’âge actif (15-50 ans), le passage Degrais est au contraire le lieu d’installation de migrants plus anciens, voire d’enfants de migrants, vivant dans un univers familial fort (femmes, enfants et, parfois, ascendants). Ici, la sédentarisation est largement amorcée (indice de stabilité de près de 36 % sur dix ans), tandis que le nomadisme domine encore là, dans un paysage social qui rappelle l’archétype du migrant économique « traditionnel ». Ces deux profils tiennent bien sûr à la forme des logements, garnis et maisons n’accueillant pas a priori les mêmes migrants, quoique beaucoup de familles nombreuses occupent une suite de chambres contiguës dont la coalescence est calquée sur la géométrie variable de la maisonnée. Mais la coexistence, à quelques pas, de configurations familiales et de modes d’implantation aussi divers atteste la profonde diversité des univers migratoires empruntés par les Italiens de La Villette.
6Ainsi, les années 1920 voient se superposer à l’ancienne vague partiellement sédentarisée un nouveau flux de migrants en provenance de la péninsule qui traduit la diversité de nature et de rythme des itinéraires migratoires des Italiens dans le nord-est parisien. Derrière cette image quelque peu brouillée apparaît cependant la pérennité du groupe qui donne, depuis le dernier quart du xixe siècle, sa cohérence et sa marque transalpine à l’espace local.
Tableau 4. Deux profils migratoires distincts à La Villette en 1926
Indicateurs | 99 rue de l’Ourcq | 1-7 passage Degrais |
Nombre d’habitants | 59 | 68 |
Âge moyen des résidents | 26,3 ans | 25,9 ans |
Part des moins de 15 ans | 12 % | 31 % |
Part des plus de 50 ans | 3,5 % | 19 % |
Rapport hommes/femmes | 293/100 | 94/100 |
Nombre d’individus/ménage | 2,3 | 4,8 |
Part des ménages comptant au moins 4 membres | 4 % | 57 % |
Nombre moyen d’enfants/ménage | 0,5 | 2,7 |
Taux d’activité des adultes de plus de 15 ans | 80 % | 79 % |
Part des Italiens nés à Paris | 2 % | 25 % |
Stabilité des ménages 1926 – 1936 | 0 % | 36 % |
Source : Listes nominatives du Recensement de Paris (Quartier de La Villette), 1926 (ADP, 2 MI LN 1926/83-84) et 1936 (2 MI LN 1936/87-88).
Vallerotonda-sur-Ourcq
7Depuis la fin des années 1880, le cœur de l’implantation des migrants italiens à La Villette s’est maintenu dans un espace extrêmement circonscrit aux alentours du carrefour des rues Curial, de Crimée et de l’Ourcq. Légèrement étendu vers le nord, l’espace transalpin s’est densifié : dans la rue Labois-Rouillon ou dans les nombreux passages de la rue Curial, on ne compte plus un immeuble qui n’abrite plusieurs familles italiennes, celles-ci allant parfois jusqu’à constituer la majorité des habitants. À l’échelle de la rue ou de l’îlot, le quartier prend ici et là des allures de Petite Italie. Sous l’effet conjugué de la taille croissante du groupe d’origine et de la congestion de l’espace central, une tendance à la dispersion est cependant notable, sous la forme de pôles isolés dont certains correspondent à l’implantation de maisonnées liées par des solidarités villageoises ou professionnelles (l’impasse des Anglais des vitriers du Val Soana, déjà évoquée, par exemple, ou encore les Piémontais de la rue Tandou).
8Les Italiens du nord apparaissent en effet comme les principaux artisans de la dispersion au sein du quartier, y compris au-delà de la frontière matérielle et symbolique du Bassin. Les Canavesi du Piémont, quelques familles de scaldini originaires de la région de Plaisance (Bettola, Bardi) et un petit groupe de Vénètes constituent trois entités micro-régionales structurées sous forme d’îlots résidentiels distincts de l’implantation centrale. Celle-ci est essentiellement le fait des méridionaux de la Ciociaria, dont la concentration résidentielle ne souffre aucune exception. Remarquable est la stabilité semi-séculaire de cette population originaire des villages de l’Appenin méridional, à la frontière du Latium, de la Campanie, de la Molise et des Abruzzes, au sein desquels le bourg de Vallerotonda fait figure de vivier migratoire particulièrement dynamique. Les Ciociari résident en 1930 dans ces mêmes ruelles et impasses villettoises que les pionniers de la migration régionale avaient investies cinq à six décennies plus tôt, une immobilité qui force l’admiration dans ce monde d’intense nomadisme qu’est le Paris ouvrier de l’entre-deux-guerres, et qui fait de La Villette italienne un incontestable Vallerotonda-sur-Ourcq2. Submergé en nombre par la nouvelle vague d’immigrants, le groupe ciociaro constitue encore au bas mot le quart de la population transalpine du quartier et demeure fortement soudé dans l’espace villettois, selon une configuration relationnelle puissante décrite précédemment, qui lie plusieurs maisonnées sur la longue durée et se caractérise par le maintien dans les mêmes espaces résidentiels et la réitération des solidarités inter-patronymiques. Ainsi, Vallerotonda-sur-Ourcq, ce sont ces rues et venelles qui serpentent entre les voies de chemin de fer, les hautes cheminées de l’usine à gaz et la rue de Flandre, où ceux que l’observateur parisien, peu au fait des subtilités régionales de la péninsule, désigne comme les Napolitains – par opposition aux Piémontais – constituent une véritable communauté pérenne dans l’espace local. Quoique très anciennement implanté dans le quartier parisien, le groupe ciociaro, revivifié par de nouvelles arrivées au lendemain de la guerre, est encore au milieu des années 1920 marqué par une puissante endogamie régionale (6 % de mariages mixtes, contre 20 % dans la population italienne du quartier), probablement liée au caractère profondément auto-centré des villages d’origine, ainsi que par un poids sans équivalent des familles nombreuses3. Les indices sont nombreux et concordants de l’existence d’une chaîne migratoire extrêmement puissante qui fait des abords du Bassin de La Villette une sorte d’annexe dans l’économie villageoise de la Ciociaria. Loin de former l’essentiel de la population italienne du quartier, les originaires de Vallerotonda et de ses environs constituent indubitablement le groupe le plus nombreux, le plus cohérent, le plus rétif à la dissolution et, partant, le plus identificateur de La Villette italienne.
Entre instabilité résidentielle et sédentarisation de fond
9Dans un contexte politique qui ne favorise ni leur retour au pays, ni leur accueil sur place en raison de la xénophobie croissante et, bientôt, d’une crise économique qui suscite de violentes réactions de rejet de l’étranger, la stabilisation des Italiens à l’échelle locale prend moins l’aspect d’une alternative entre migration de maintien et migration de rupture que celui d’une stabilisation progressive non choisie. Depuis le début du siècle, où l’on louait l’économie de l’immigrant italien qui « possède chez lui un petit bien qu’il chérit et en vue duquel il travaille4 », la tendance à la sédentarisation s’est fortement accentuée. À l’échelle du pays, les Transalpins constituent désormais plus de la moitié (55 %) des étrangers qui accèdent à la nationalité française – bien au-delà de leur poids réel dans la population étrangère du pays –, plus encore après 1927, lorsque la procédure de naturalisation est facilitée et accélérée. L’afflux continu de nouveaux arrivants réduit à une part minoritaire le poids des naturalisés au sein de la population née en Italie, mais la croissance globale des naturalisations, indice incontestable de stabilisation à l’échelle nationale, est patente : à La Villette, les naturalisés forment une très faible minorité (4,5 %) des Italiens en 1926, près du quart (24 %) dix ans plus tard5.
10Paradoxalement, cette stabilisation s’accompagne d’un regain d’instabilité de la part de la frange la plus récemment arrivée des migrants. Les allers-retours et les parcours en tous sens sont fréquents, au gré des opportunités de logement et d’emploi. L’itinéraire de Valentino Girardi est loin d’être isolé. Né à San Bernardo di Rabbi, dans la région de Trente (Vénétie) en 1891, celui-ci s’expatrie vers la France en octobre 1930. Demeurant deux jours à La Villette (rue d’Aubervilliers), en compagnie de quelques paesani, il se rend ensuite à Noyon (Oise) pour un emploi dont il est licencié après une quinzaine de jours. Revenu dans la capitale, il y demeure encore deux jours, dans l’auberge de la rue de l’Escaut tenue par l’un de ses compatriotes, puis part pour Rarécourt (Meuse), où il croit trouver à s’employer dans une faïencerie. Bredouille, il revient quelques semaines plus tard à Paris et demeure rue de Flandre, où il est employé comme ramoneur, jusqu’à son retour en Italie le 5 mars 19316. En six mois, de multiples allées-et-venues à la recherche d’un emploi ont mené Valentino Girardi sur les chemins des usines de la France du nord et de l’est et, toujours, La Villette a constitué le port d’attache de ce migrant qui n’y possède pourtant apparemment aucun parent : pôle italien dans la capitale française, le quartier a su devenir un point d’ancrage où s’exercent des solidarités plus larges que celle du cercle familial – villageoises, régionales, politiques, etc. –, un espace au cœur de réseaux d’information et d’interconnaissance partagés, considérés comme opérants par les migrants les plus instables. Sédentarisation de fond et intense mobilité coexistent par conséquent aux abords du Bassin, et c’est le rapport entre les deux qui évolue selon les périodes.
L’apogée du Harlem italien
11En raison de la brutale fermeture des portes du pays, New York n’a pas eu le temps de connaître la réactivation de la migration au lendemain de la Première Guerre mondiale, qui a brouillé les cartes parisiennes et remis en cause un lent processus d’assimilation collective. Au sein d’une ville où les Italiens et leurs enfants, deuxième groupe ethnique après les Russes, constituent environ 15 % de la population totale, le Harlem italien fait figure, dans les années 1920, de micro-société complète, avec ses commerces et son église, son hôpital et ses écoles, son élite et ses bas-fonds7. S’étendant rapidement « vers le nord et vers l’est, chassant d’autres nations, entre autres les Polonais et les Autrichiens, se faufilant dans les quartiers grecs et français, gagnant du terrain partout, avançant toujours, opiniâtres, sans merci », les migrants italiens et leurs enfants constituent bientôt entre les deux tiers et la totalité (selon les blocks) des habitants résidant entre la 104e et la 120e rues à l’est de la Troisième Avenue8.
12Contrairement à la situation parisienne, on peine à déceler à Harlem, au sein d’une population d’origine italienne qui avoisine 80 000 habitants, l’existence d’un groupe régional qui dominerait les autres en termes de poids numérique et de concentration spatiale, et qui se caractériserait par des comportements démographiques, matrimoniaux et sociaux radicalement différents de ceux de l’ensemble de la population d’origine étrangère. Tandis que les Italiens des Pouilles et de Bari abondent sur la 118e rue, qu’à l’extrémité orientale de la 107e, près de la Harlem River, se trouvent nombre de Napolitains, les Siciliens se massent à l’ouest de la même rue, entre les Première et Deuxième Avenues ; les Calabrais, enfin, sont particulièrement nombreux entre les 109e et 111e rues, à l’ombre de l’usine à gaz, tandis que quelques centaines de Placentais habitent la 106e rue9. Mis à part ces derniers, la grande majorité des migrants est originaire du sud de la péninsule.
13Au sein de l’espace local, la 116e rue fait désormais figure d’artère centrale, commerçante et bourgeoise, à proximité immédiate du cœur religieux du Harlem italien, l’église de Notre-Dame du Mont-Carmel (115e rue). C’est en effet dans cette rue que résident la plupart des personnalités en vue du quartier italien, de Fiorello La Guardia à Leonardo Covello en passant par Vito Marcantonio ; c’est là aussi que se situent cabinets de médecins, de dentistes et d’avocats d’origine italienne, clubs politiques et sièges d’associations diverses du quartier10. Alors que le sud-ouest d’East Harlem, contigu du Yorkville allemand, est un pôle secondaire d’implantation de la bonne société italienne de Harlem, la partie orientale du quartier, en revanche, fait figure d’espace congestionné et plus populaire et les abords boueux de la Harlem et de l’East River sont le terrain de jeux favori des milliers d’enfants d’Italiens qui donnent au quartier le visage juvénile qui est le sien dans les années 1920.
Familles nombreuses et sédentaires
14La jeunesse de ses habitants est en effet un trait majeur du Harlem italien au lendemain de la guerre. Fortement rajeunie depuis la fin du xixe siècle, la population d’origine italienne compte un nombre considérable d’enfants (l’âge médian est de 16 ans en 1920, contre 26 en 1880). Si les ménages de migrants sont souvent pléthoriques, c’est désormais moins en raison de l’accueil de pensionnaires étrangers à la famille nucléaire – une pratique, synonyme de l’aube de l’aventure migratoire, qui a presque totalement disparu – que de la kyrielle d’enfants qui fonde l’image de forte fécondité des femmes de la péninsule. Presque aussi nombreuses que les hommes (104 pour 100), ces dernières ont la charge de familles considé-rables, puisque deux ménages italiens sur trois comptent cinq personnes et plus en 1920, encore un ménage sur trois sept personnes au moins11. Ainsi, sur un socle originel qui témoignait du maintien de puissantes structures patriarcales dans l’émigration, le schéma migratoire s’est renforcé dans ce sens, accouchant d’une population qui se distingue très nettement en termes de sexes et d’âges des autres populations migrantes, avant même l’instauration des quotas restrictifs.
15East Harlem apparaît en effet comme un quartier d’implantation durable à l’échelle de la ville. Plus encore qu’à La Villette, l’ancienneté de la présence des migrants y est frappante : globalement, un migrant italien sur cinq résidant à East Harlem en 1920 est arrivé à New York avant 1900, un gros tiers (38 %) entre 1900 et 1907, un autre tiers entre 1908 et 1914 (34 %), tandis qu’ils sont moins d’un sur dix à avoir franchi l’Atlantique depuis le début de la guerre12. Fidèle aux rythmes migratoires qui affectent le port de New York, avec les pics de 1907 et de 1913 et la coupe sombre de la Première Guerre mondiale, ce tableau n’en est pas moins révélateur de l’ancrage déjà ancien des migrants italiens dans le nord-est de Manhattan et de la faiblesse de la vague postérieure au conflit, alors même qu’à Paris, le flux en provenance de la péninsule se gonfle à nouveau dès 1919 et apporte son lot de nouveaux migrants sur le socle des Italiens sédentarisés.
16La stabilisation à l’échelle de la ville n’est d’ailleurs pas contradictoire avec un certain nomadisme résidentiel à l’échelle du quartier. Alors que la fuite des Italiens dans les quartiers plus périphériques de la métropole n’a pas encore pris la forme de l’exode qui aura cours dans la décennie suivante, nombreux sont les Italiens qui viennent s’installer à East Harlem en provenance d’autres espaces de la métropole, en particulier du Lower East Side. À l’échelle du quartier, l’enracinement d’une importante minorité coexiste avec la forte mobilité résidentielle de la majorité (plus d’un foyer sur deux déménage au moins tous les cinq ans).
17Envisagé selon le critère d’appartenance nationale, la Petite Italie d’East Harlem n’a alors plus grand chose d’italien, la deuxième génération – devenue américaine par l’application intégrale du droit du sol – dépassant déjà largement en nombre la première (environ 43 000 individus contre 29 000, en 1930). L’importance de la naturalisation au sein des migrants italiens est d’autre part le signe tangible de ce processus massif de sédentarisation choisie : dans la seconde moitié des années 1930, l’acquisition de la nationalité américaine est encouragée par nombre de personnalités du Harlem italien, au cours d’un annuel « Festival des Nouveaux Citoyens » où se mêlent God Bless America et la Madone du Mont-Carmel, serments d’allégeance à la nouvelle patrie et reliquats d’italianité. Entre ceux qui sont devenus américains et ceux qui sont en passe de le faire, c’est finalement moins du quart de la population issue de l’immigration italienne qui conserve la nationalité du royaume au milieu des années 1920, seulement un dixième environ à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Citoyenneté américaine et réalités de l’acculturation
18Au cours de l’entre-deux-guerres, les étrangers de papiers deviennent donc extrêmement minoritaires dans le Harlem dit « italien ». Ce constat objectif ne doit pourtant pas masquer le fait que l’accès à la citoyenneté américaine, indice sérieux de la volonté d’une installation définitive, n’est que dans une faible mesure le signe d’une acculturation achevée et d’une intégration accomplie dans la société d’accueil. L’accès au suffrage est d’abord le moyen d’acquérir pouvoir politique et estime sociale et les migrants ne s’y sont pas trompés car, bien qu’ayant perdu la nationalité italienne, « il n’en est pas un qui ne se dise pour autant italien, et tous affirment avoir demandé la naturalisation pour obtenir le droit de vote qui, dans ce pays, est sans aucun doute la clé du succès », écrivait déjà le Consul d’Italie à New York à la fin du xixe siècle13. De mesure délicate, l’acculturation réelle semble pourtant médiocre au sein des membres de la première génération, encore incomplète chez la deuxième. Si la plupart des Italo-Américains ne gesticulent plus en parlant fort – traits qu’on leur attribuait souvent au siècle précédent –, le maintien du campanilisme, des habitudes sociales et des traditions familiales, d’une forte endogamie et d’un culte profondément lié à l’histoire pré-migratoire sont autant de facteurs qui attestent la résistance de l’italianité au-delà de la première génération.
19La question de la langue pratiquée par les habitants d’East Harlem apporte à ce propos un éclairage nuancé. Si l’italien et, surtout, le dialecte régional persistent chez les vieux migrants, les jeunes générations usent davantage de l’anglais. À ce hiatus générationnel peu surprenant s’ajoute, dans ce monde de métissage culturel, une distinction selon les occasions de la vie sociale, où univers familial et privé, cadre scolaire ou professionnel et loisirs partagés sont l’occasion d’usages différenciés des langues à disposition des migrants et, plus encore, de leurs enfants. Entre frères et sœurs, avec les camarades de l’école, ou dans la confrontation avec la ville, l’anglais est prépondérant, quoique l’utilisation alternative des trois idiomes soit le fait d’une petite minorité d’entre eux. Chez la première génération en revanche, dont l’univers professionnel est fortement teinté d’ethnicité (boutiques, ateliers de confection, chantiers de construction où dominent les Italiens, etc.) et, plus encore, au sein de ceux qui ne sont confrontés à aucune nécessité de communiquer avec le monde américain environnant (ascendants, femmes non actives), ce sont le dialecte, l’italien et, plus encore, le mélange des trois langues qui dominent14. Un mélange qui a, depuis l’aube de l’immigration italienne aux États-Unis, donné naissance à un vocabulaire spécifique issu de l’italianisation de termes américains : qu’on peine tout le jour à la giobba (job), qu’on envoie les enfants faire quelques achats à la grosseria (grocery) ou encore aux fruttistanne (fruit stands) du coin de la rue, que les jeunes hommes discutent de la ghella (girl) qui a leurs faveurs, ce sont autant de vocables qui témoignent de l’entrelacs linguistique des migrants et de leurs enfants.
20Alors qu’une forte minorité d’immigrants déclarent ne pas souhaiter – y renoncent-ils par dépit ? – enseigner la langue italienne à leur progéniture, beaucoup affirment au contraire tenir plus que tout à certaines traditions familiales d’éducation des enfants. Par opposition aux modes éducatifs « américains », souvent jugés trop libéraux et responsables de la dilution des liens inter-générationnels, l’éducation « à l’italienne » suscite admiration et respect. Le témoignage de ce vieux Napolitain, père de trois jeunes femmes dont la benjamine, élevée par ses grands-parents maternels en Italie, n’a retrouvé ses parents qu’à l’âge de douze ans, est éloquent :
La petite me manquait beaucoup, mais j’avoue que [sa grand-mère] l’a vraiment très bien élevée. J’ai des problèmes avec mes filles aînées, mais jamais avec Lucy. Et je dois dire que le respect dont elle fait preuve à l’égard de ses parents, bien davantage que ses sœurs, nous remplit de joie. Elle est une fille sur qui l’on peut compter15.
21Faisons fi du schéma familial, qui rappelle la configuration de tant de contes de fées (les trois sœurs, deux aînées méchantes – et que, pour un peu, on imaginerait laides… –, la benjamine douce et aimable, qui a tout l’amour de son père). Les récits de jeunes filles qui ont « mal tourné » parce que leurs parents, cédant à l’américanisation des mœurs, ont négligé la transmission des traditions ancestrales, abondent dans les témoignages oraux à la fin des années 1930.
22L’évolution des comportements démographiques atteste cependant la porosité des pratiques sociales au sein de la mosaïque new-yorkaise. Si les familles nombreuses abondent encore à East Harlem, la décrue est sensible dès les années 1920, le taux de fécondité s’effondrant de 37 à 22 pour mille en une décennie, sensiblement inférieur à celui des Italiennes de la péninsule à la même époque16. Une fécondité qui classe les femmes d’origine italienne nées entre 1915 et 1925 parmi les moins prolifiques dans l’ensemble des groupes ethniques présents à New York au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, évolution démographique partiellement liée à la transition épidémiologique que connaît le Harlem italien au cours de l’entre-deux-guerres : les taux de mortalité générale et infantile s’effondrent et les principales causes de morbidité et de mortalité se transforment, les maladies infectieuses (pneumonie, dyphtérie, tuberculose, etc.) cédant la place aux affections non transmissibles. Celles-ci (maladies cardio-vasculaires et cancers) sont désormais responsables de la plus grande part des décès, témoin incontestable de l’amélioration du niveau de vie, de l’hygiène, de l’alimentation et de l’éducation de la population du quartier, au moins autant que de l’activité de centre de santé local (East Harlem Health Center, implanté en 1922 dans la 114e rue).
23L’évolution des indicateurs démographiques, des pratiques sociales et linguistiques dessinent par conséquent une acculturation en demi-teinte des familles de migrants originaires de la péninsule italienne dans le New York de l’entre-deux-guerres. Le contexte de prospérité des années 1920 permet à une frange non négligeable, quoique minoritaire, de sortir de la précarité des premiers temps de l’aventure américaine et d’accéder à un confort économique réel, alors même que la fermeture des frontières nationales interrompt brutalement le mouvement de la noria migratoire. Période de calme après la tempête migratoire et avant la tempête économique, les années 1920 constituent à ce titre l’apogée du Harlem italien.
24« Cara Harlem »
25East Harlem est l’un des cœurs de la mosaïque new-yorkaise. Les immigrants étrangers et leurs enfants y constituent les trois quarts (74 %) de la population, quand les Américains blancs « de souche » (ceux dont l’immigration sur le sol américain est antérieure au xixe siècle) comptent pour 14 % et, chose nouvelle, les Noirs américains pour 12 %17. La domination numérique des Italiens est incontestable : plus d’un harlemite sur trois est d’origine italienne si l’on considère l’ensemble de l’espace situé entre Central Park et la Harlem River, mais la proportion atteint quatre habitants sur cinq dans les trois districts orientaux, entre les 96e et 122e rues. Si les Juifs russes ont déjà amorcé leur exode, les Portoricains font leur apparition dans les mêmes espaces et l’histoire de l’entre-deux-guerres est celle de la redéfinition, à intervalles réguliers, des frontières entre les différents groupes ethniques qui ont investi l’espace local.
26C’est très clairement l’époque où, dans les témoignages oraux, le quartier est vécu par les immigrants italiens et leurs enfants comme un monde à part, domaine de l’entre-soi, séparé de la grande ville par des frontières symboliques puissantes, patiemment réaffirmées lors de la célébration annuelle en l’honneur de la Madone du Mont-Carmel qui connaît alors des records d’affluence. À la périphérie de l’espace urbain, adossé au fleuve, dominé par un groupe ethnique qui participe à renforcer le caractère endogène des bornes du quartier, East Harlem a beaucoup, dans cette première partie de l’entre-deux-guerres, du ghetto juif de Chicago que Louis Wirth dissèque au même moment et dont il écrit qu’il est non seulement un fait physique, mais aussi « un état d’esprit »18. Espace de sédentarisation précoce qui accueille désormais quelque 80 000 habitants d’origine italienne, lieu d’invention d’un campanilisme politique et social dont on a dit la puissance, l’espace que bien des migrants appellent alors « cara Harlem » (« cher Harlem ») est en effet porteur d’une identité qui négocie maintien des structures familiales traditionnelles, comportements démographiques et sociaux en voie d’émancipation par rapport à la génération des primo-migrants, et lente fusion dans la société américaine. Loin du creuset-chaudron imaginé par le dramaturge Israel Zangwill (1908), le quartier apparaît davantage comme un espace fortement hiérarchisé, traversé par des lignes de séparation très nettes en son sein et à ses bornes, dans lequel l’italianité passée de la majorité de ses habitants joue un puissant rôle structurateur : une véritable Petite Italie, qui en revêt toutes les caractéristiques, au-delà de la facilité de lexique. Jetant un regard rétrospectif sur l’entre-deux-guerres, Leonardo Covello, acteur social de premier ordre et insatiable observateur du Harlem italien, écrit en 1940 : « East Harlem, un creuset ? NON. East Harlem est fait de nationalités et de races bien définies et disctinctes, qui entretiennent des identités séparées19 ». Alors que l’instauration des quotas a tari les flux entrants, mettant un coup d’arrêt au renouvellement perpétuel de la population, le Harlem italien semble, au début des années 1930, se crisper sur la défense de ses frontières, confrontés à l’expansion géographique du Harlem noir et hispanique.
27L’irréductible différence d’échelle est ici incontournable dans la comparaison avec la périphérie parisienne. Il y a à East Harlem, dans les années 1920, environ seize fois plus d’habitants d’origine italienne qu’à La Villette, encore neuf à dix fois plus d’individus nés en Italie. Seuls quelques îlots peuvent, à Paris, concurrencer le caractère plein et cohérent de la Petite Italie new-yorkaise : çà et là, des enclaves microscopiques, à l’échelle de la rue, constituent des territoires marqués par l’ethnicité de leurs résidents. Il manque également à La Villette italienne la compétition entre groupe dominant et groupes dominés qui est au fondement, selon Louis Wirth, de la « signification sociologique du ghetto20 ». Quoique dense et parcourue de multiples réseaux d’interconnaissance et de solidarité, elle est perpétuellement confrontée à son exiguïté, qui favorise le contact physique quotidien de ses membres avec les autres habitants du quartier, Français et étrangers. Partant, ce sont l’interpénétration et la fusion culturelle et sociale qui y dominent.
28Ici comme là, pourtant, les processus à l’œuvre et les rythmes adoptés se ressemblent. Alors que l’espace métropolitain connaît des mutations profondes, que s’étendent les banlieues et que se comblent les derniers terrains vagues entre les immeubles, les anciens quartiers d’immigration font de plus en plus figure d’espaces-repoussoirs, selon un tableau mêlant crise du logement et dégradation de l’environnement urbain.
Taudis à tous les étages
29« J’ai déjà vu des endroits où le bétail et les chiens dorment avec leurs maîtres, mais jamais auparavant je ne suis entré dans un logement aussi abominable » : ce jugement du juge William Blau à propos d’un immeuble de tenement de Harlem en 1922 en dit long sur la qualité de l’habitat construit à la hâte à l’ère de l’immigration de masse et qui offre tous les maux de la dégradation urbaine dans l’entre-deux-guerres21. La crise du logement qui sévit à Paris et à New York dans les années 1920, l’incroyable congestion qui en résulte et, enfin, la dépression économique qui ouvre la décennie suivante sont des données fondamentales de l’évolution de la géographie résidentielle des migrants italiens dans les deux métropoles.
De la ville dégradée à la « zone »
30Le xixe arrondissement n’échappe pas à la pénurie de logement qui affecte durablement Paris dans l’immédiat après-guerre. Le maintien du blocage des loyers instauré pendant le conflit décourage l’investissement locatif et ne s’accompagne d’aucune incitation au renouvellement ou à l’amélioration d’un parc immobilier vieillissant qui, sous la pression d’une population qui continue de croître localement jusqu’au milieu des années 1920, devient notoirement insuffisant. Le nombre de garnis dans l’arrondissement – près de 12 000 chambres accueillant 14 000 locataires, ainsi qu’une vingtaine de « chambrées »22 – témoigne de l’inadéquation de l’offre résidentielle à la demande locative et du maintien d’un habitat précaire dominant dans cet espace périphérique de la capitale. Cependant, malgré la vétusté de nombreux immeubles, le quartier est relativement épargné par l’entassement qui règne dans de nombreux espaces de la capitale : même en tenant compte de l’emprise au sol des établissements industriels (abattoirs, usine à gaz, Magasins généraux, etc.), des voies de chemins de fer, du bassin de La Villette et du canal de l’Ourcq, la densité habitative, avec quelque 780 habitants à l’hectare, est loin de la congestion des espaces centraux de Paris (autour de 2 000 habitants/hectare à Saint-Victor et Saint-Gervais) ou de certains quartiers populaires de la périphérie (de 1 600 à 1 900 à Belleville ou Clignancourt)23. Cette situation générale n’empêche pas l’existence d’immeubles ou d’îlots surpeuplés, où les conditions de logement et d’hygiène sont déplorables. Premiers licenciés quand le marché du travail se contracte, les étrangers sont tout particulièrement frappés par la précarité en matière de logement et d’emploi : en 1936, on compte un chômeur italien pour huit Transalpins résidant à La Villette, quand la proportion est d’un pour quinze chez les Français24.
31Au nord et à l’est de La Villette (Pont-de-Flandre), le déclassement et l’amorce de démolition de l’enceinte fortifiée de Thiers, à partir de 1919, favorise d’autre part le développement d’un habitat spontané, fait de baraques de planches et de matériaux de récupération. Entre les portes d’Aubervilliers et de Pantin, la période intermédiaire, précédant la construction d’immeubles de logement à bon marché en lieu et place des fortifs, s’étend jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale. La zone, gigantesque bidonville avant l’heure entourant la capitale, accueille une population qui, privée de ressources ou d’opportunités suffisantes, s’entasse dans cet espace auto-construit situé entre le boulevard Mac Donald et les communes d’Aubervilliers et de Pantin. Migrants italiens et d’autres origines demeurent nombreux jusqu’à la guerre « autour des fortifs, dans les roulottes et les masures de cette zone peuplée de guinguettes, où les accords bronchiteux des accordéons et des orgues font danser les filles des chiffonniers et des charbonniers et les mangeurs de moules et de frites25 ». Tous les observateurs s’accordent pour décrire des conditions de vie particulièrement déplorables, la misère des familles transalpines, l’encombrement de la voirie de fortune, l’absence de services urbains d’éclairage et d’adduction d’eau, le manque d’hygiène qui règne. La question du ramassage des ordures ménagères y prend un tour politique au cours de l’automne 1937, relayée par les élus communistes au Conseil municipal26. Ce « vrai village du Midi de l’Italie » (La Voce degli Italiani, « Cose viste nella zona della Villette », 21 octobre 1937) apparaît comme un espace totalement négligé des pouvoirs publics, accueillant pauvreté, marginalités et clandestinités diverses.
Tenements décrépis et criminalité organisée
32Jusqu’à la fin du xixe siècle, East Harlem partageait avec La Villette une faible densité habitative, eu égard à la congestion qui règnait alors dans la partie méridionale de Manhattan. La très forte croissance de la population et le boom immobilier qui accompagnent la naissance du nouveau siècle modifient radicalement la donne : avec une densité de population de quelque 600 habitants à l’hectare vers 1935, East Harlem a rejoint le peloton de tête des quartiers new-yorkais les plus congestionnés, à peine devancé par le Lower East Side (637) et talonné par Central Harlem (568). La densité habitative (1 450 habitants à l’hectare en moyenne à East Harlem, avec un gradient négatif vers le nord-est, à mesure que l’on s’approche du Bronx) y est quasiment comparable aux espaces les plus surpeuplés du vieux Paris, ce qui fait alors parler de « congestion inconcevable27 ». Témoins de l’état déplorable des immeubles et des logements, les loyers exigés sont faibles (quelque 25 dollars mensuels à East Harlem en 1930) et leur prix moyen diminue à mesure que s’intensifie l’occupation du sol et qu’augmente la proportion des familles italiennes dans la population du quartier. C’est là, au cœur du Harlem italien, à l’ombre de l’usine à gaz, que le parc immobilier est le plus détérioré : au cours des deux premières décennies du xxe siècle, la pénurie de logements en raison du formidable afflux d’immigrants, la négligence des propriétaires privés et leur réticence aux opérations de réparation et de rénovation dans des immeubles qui rapportent peu, ainsi que les restrictions imposées à l’industrie du bâtiment, ont favorisé le vieillissement accéléré des immeubles de tenements dont beaucoup, notamment autour du Jefferson Park (110e-114e rues), sont antérieurs à la loi de 1901 qui exigeait pourtant la modernisation du parc immobilier existant. Les grèves de loyers organisées par la Ligue des Locataires (East Harlem Tenants League, fondée en 1920) ou encore les manifestations des « Mères de la 114e rue Est » contre l’encombrement des trottoirs, la dangerosité de la circulation pour les enfants et l’aspect nauséabond du voisinage, sont peu efficaces face à l’irrésistible dégradation de la voirie et du parc locatif : la plupart des appartements sont extrêmement étroits, faits de pièces en enfilade souvent dépourvues d’aération ; l’adduction d’eau fonctionne mal au-delà du deuxième étage, les salles d’eau privées sont rares, les lieux d’aisance le plus souvent communs, situés à l’étage, au bout du couloir ; le chauffage central est rarissime, le poêle à charbon généralisé, les services de gardiennage et de nettoyage des parties communes quasiment inexistants28.
33La crise économique qui précipite nombre d’habitants du quartier dans le chômage et la précarité au début des années 1930 est l’occasion d’une mobilisation massive au sein de la population d’origine italienne en faveur de l’amélioration des conditions de logement. More work, Better housing, peut-on lire sur les banderoles des manifestants dans les rues de Harlem, qui lient travail et logement dans une même revendication. En mars 1939, ils sont plus de 10 000 à signer la pétition adressée à Fiorello La Guardia pour réclamer la construction d’un ensemble d’habitations à bon marché le long de la voie rapide de l’East River et la démolition de tous les immeubles vacants ou condamnés, alors que quatre enfants sont morts la semaine précédente dans un incendie provoqué par l’embrasement du cinéma désaffecté Star Casino, sur la 112e rue29. De fait, l’état de décrépitude du parc immobilier d’East Harlem est si avancé que la Commission municipale au Plan propose la destruction de la quasi-totalité du quartier qui ne peut être rénové, travail de longue haleine entamé en 1938, pour lesquels les crédits viendront vite à manquer. En 1939, le vaste programme immobilier de l’East River Drive, pour laquelle la Ville de New York débloque huit millions de dollars (remblaiement des rives du fleuve, construction de 1 326 logements en béton inifugé, acier et briques comportant salles d’eau privées, chauffage central et ascenseurs), ressemble plus à une opération de prestige qu’à un véritable travail de fond en faveur de l’amélioration du logement populaire30.
34Le sentiment de dégradation vécu par nombre d’habitants d’East Harlem dans les années 1930 repose également sur le poids de la délinquance et de la criminalité organisée, dont le quartier est devenu l’un des hauts-lieux et au sein de laquelle les Italiens tiennent alors un rôle de premier plan. Si La Villette, à la réputation sulfureuse, endosse alors le surnom de Villetouse dans le vert langage des petits délinquants et des prostituées qui font les cent pas dans la « zone » et sous les ponts du métro aérien, rien de comparable avec la situation new-yorkaise à la même époque. Surtout, les Italiens du nord-est parisien ne sont pas particulièrement impliqués dans les comportements déviants dans lesquels s’illustrent en revanche certains de leurs compatriotes installés à East Harlem. À l’aube du xxe siècle, déjà, la 104e rue est le terrain de prédilection de la Main Noire, gang spécialisé dans les extorsions de fonds aux petits commerçants, au sein duquel le jeune Frank Costello, arrivé de Sicile à l’âge de quatre ans, fait ses premières armes31. Alors qu’East Harlem s’illustre par un taux de décès par homicide parmi les plus élevés de New York, petits bandits et grands truands multiplient les actions d’éclat au sein des micro-territoires qu’ils se sont appropriés. L’entrée en vigueur de la Prohibition en 1920 fait de Harlem l’un des terrains favoris de la pègre new-yorkaise, dans laquelle immigrants italiens et juifs d’Europe orientale se disputent la préséance dans toutes sortes de trafic illégaux (prostitution, paris et jeux, contrebande d’alcool et de drogue). D’ampleur nationale, voire internationale, les activités de la criminalité organisée ne sont pas dénuées de répercussions sur la masse des immigrants qui en sont bien souvent les premières victimes. Nuisant considérablement à la réputation « nationale » des Italiens et de leurs enfants, elles contribuent également à accroître un sentiment d’insécurité (notamment chez les commerçants, soumis au racket, mais également chez les parents, qui craignent de voir leurs enfants tomber dans la délinquance) qui est à l’origine de rumeurs et de manifestations de peur collective qui ne sont pas sans lien avec la dégradation ressentie des conditions de vie dans le quartier, à la charnière des années 1920 et 193032.
35À l’image de Franck Costello à East Harlem, de Lucky Luciano ou de Bugsy Siegel dans le Lower East Side, les chefs de la mafia new-yorkaise dans les années 1930 sont souvent les adolescents qui ont animé les gangs d’avant-guerre. On comprend de ce fait que l’augmentation constatée de la délinquance juvénile chez les enfants d’immigrants italiens soit un sujet de préoccupation des acteurs sociaux d’East Harlem. Largement attribuée alors, selon une analyse qui n’est pas très éloignée de celles que mènent alors les sociologues de l’École de Chicago, au conflit entre les valeurs imposées par la génération des migrants et les aspirations des adolescents d’origine italienne à l’émancipation de la tutelle familiale et collective, la délinquance juvénile est incontestablement liée, en même temps qu’elle participe, à la dégradation des conditions de logement, de vie et de travail d’une grande part des habitants d’origine italienne à East Harlem33. La surpopulation des logements, qui pousse les enfants à se mêler aux bandes des rues, l’impossibilité de trouver un emploi à laquelle se heurtent nombre de jeunes sortis de l’école en cette période de dépression, les difficultés sociales et économiques qui en découlent enfin, sont bien évidemment des facteurs déterminants de l’augmentation de la délinquance juvénile dans le quartier. Vols, racket, vandalisme contre l’institution scolaire et incendies volontaires, toutes ces « pratiques de gangsters » sont l’objet d’une répression sévère dans les années 1930, tandis que de multiples campagnes de prévention tentent de substituer la sociabilité des clubs de loisirs à celle des gangs de rue parmi les jeunes délinquants d’origine italienne, dont la moitié a moins de treize ans34.
36De plus en plus, East Harlem devient ainsi un espace repoussoir dans la géographie symbolique de la métropole new-yorkaise. Dans un concert de lamentations non dénué de nostalgie, les témoignages insistent sur la transformation rapide du quartier, entre dégradation urbaine et contexte social délétère :
Dans l’ensemble, les conditions de vie sont lamentables et particulièrement malsaines, à tel point qu’un grand nombre de familles a déjà quitté le quartier pour trouver de meilleurs logements dans le Bronx, à Brooklyn ou Astoria35.
37L’apogée du Harlem italien, à la charnière des années 1920 et 1930, est en effet l’époque où s’amorce le grand exode des anciens immigrants vers la banlieue new-yorkaise.
Tours et détours de l’exode italien
38En deux décennies, du milieu de l’entre-deux-guerres au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le visage d’East Harlem change radicalement. Celle qui fut la plus peuplée des Petites Italies américaines à la fin des années 1920 ne garde, trente ans plus tard, que quelques sédiments déposés par la grande vague migratoire italienne qui a désormais pris un autre chemin. À Paris, La Villette voit, de même, des dizaines de maisonnées italiennes quitter leur espace de première implantation. Simple déplacement géographique au gré des opportunités de logement et d’emploi ? Étape dans la « recherche du bonheur » qu’offre aux Italiens l’aventure migratoire ? Noria accompagnant un processus de mobilité sur l’échelle socio-professionnelle ? Sas nécessaire à la maturation socio-économique et culturelle des migrants ? La question des modalités et de la signification de cet exode italien, qui n’est pas dénué de retours en arrière ni de chemins détournés, permet d’envisager le phénomène de long passage temporaire des migrants dont on observe la remarquable simultanéité à l’échelle locale sur les deux rives de l’Atlantique.
Nouveaux horizons dans le nord-est parisien
39Sous l’effet conjugué de la dépression économique et de la contraction du marché du travail français d’une part, qui freinent ou diffèrent certains départs, et de la mise en place par le régime fasciste, d’autre part, d’une politique destinée à endiguer la dramatique hémorragie que constitue selon lui l’émigration de millions d’Italiens vers l’étranger, la seconde moitié de l’entre-deux-guerres est le temps d’un déclin relatif du flux migratoire transalpin dans la région parisienne, contrastant avec le grand afflux qui a marqué la décennie précédente. Parmi ceux qui ont tenté l’aventure, ils sont désormais plus nombreux à rentrer au pays au cours de cette décennie : le nombre de retours atteint 84 % du nombre des départs enregistrés, contre 53 % en moyenne au cours des années 192036. Pour tous, c’est une ère de mobilités nouvelles qui s’ouvre, au sein de laquelle la banlieue parisienne en pleine expansion constitue un horizon privilégié.
L’appel de la banlieue
40L’instabilité, y compris de part et d’autre des frontières nationales, n’a jamais cessé d’exister dans l’univers des migrants italiens depuis la fin du siècle précédent. Pourtant, à partir de la fin des années 1920, c’est une certaine forme de nomadisme urbain, à l’échelle de l’agglomération, qui semble prendre le pas sur la sédentarité d’un noyau stable parmi les Transalpins de La Villette. Même au sein du groupe fortement soudé des Ciociari, caractérisé par une inscription semi-séculaire dans le quartier, la tendance à l’exode est évidente dès le milieu de la décennie 1920, endossant l’« héritage immatériel » de la migration37.
41C’est la banlieue qui bénéficie en premier lieu de l’institution des politiques de logement en faveur des couches sociales modestes, ouvriers, salariés et classes moyennes : le vaste programme d’habitations à bon marché impulsé par les lois Loucheur et Sarrault (1928) les incite à gagner les périphéries parisiennes. Quand la capitale perd près de 100 000 habitants entre 1921 et 1936, les communes de la Seine-banlieue en gagnent plus de 500 000 dans le même temps. Accueillant simultanément les transfuges parisiens et les nouveaux urbains, la banlieue de la capitale attire une part importante du flux migratoire italien, particulièrement dynamique. D’autant que les crises paroxystiques de la xénophobie française (1921, 1924-1925, 1927, fin des années 1930) poussent une partie des étrangers à rechercher une moindre visibilité dans l’espace urbain, accompagnant ainsi les tendances centrifuges de la population parisienne à la même époque : quand la population transalpine de Paris croît de 39 % en deux décennies, celle de la Seine-banlieue augmente de 220 %38. Ainsi, les Italiens qui étaient des Parisiens pour les trois quarts d’entre eux avant la Grande Guerre, sont désormais des banlieusards dans la même proportion, participant à la construction du mythe de la banlieue ouvrière, en pleine expansion démographique et bientôt forte d’une activité révolutionnaire neuve.
42L’adéquation est forte entre les deux échelles d’observation, celle de l’agglomération dans son ensemble et celle du nord-est parisien. À ce titre, Aubervilliers (3 600 Italiens au milieu de l’entre-deux-guerres), Saint-Denis (2 000), Bagnolet (1 400), Pantin (1 100), Bobigny (900) ou La Courneuve (600) constituent de nouveaux horizons italiens. Ceux de La Villette investissent en priorité les communes d’Aubervilliers, de La Courneuve et de Pantin, qui entretiennent depuis longtemps des liens puissants avec les abords du Bassin dans une continuité urbaine qui fait fi des frontières communales, comme en témoigne le nombre d’Italiens de La Villette qui travaillent dans les usines d’Aubervilliers à l’époque du Front populaire39.
Au ras du sol, une maisonnée en marche
43Le processus d’exode peut être observé à travers la diversité des itinéraires des membres de la maisonnée Verrecchia, la plus pléthorique et l’une des plus stables de « Vallerotonda-sur-Ourcq », dont on a dit l’exemplarité du fonctionnement familial, social et territorial au cours du demi-siècle d’existence de l’Italie villettoise. Le mouvement chronologique est très clair, qui montre la fuite, lente mais incontestable de centaines de membres de la maisonnée Verrecchia depuis les logements partagés de la rue Curial et de ses alentours (La Villette) vers les communes d’Aubervilliers, de Pantin et de La Courneuve, où beaucoup perpétuent la spécialisation familiale du commerce ambulant des quatre-saisons40. Le mouvement, amorcé dès 1925, sous l’impulsion de la nouvelle vague d’immigrants qui déferle sur La Villette, incite les plus anciennement implantés à partir vers des espaces moins congestionnés où naissent, au début des années 1930, de nouvelles concentrations qui témoignent de phénomènes identiques de co-résidence, de solidarités professionnelles et d’alliances renouvelées.
44Tous les espaces ne jouent cependant pas le même rôle dans cet exode italo-villettois. Le bilan migratoire de plusieurs communes de banlieue affectées par la mobilité des petits commerçants Verrecchia au cours de l’entre-deux-guerres atteste la diversité des espaces selon une typologie fonctionnelle (voir fig. 13). Le quartier parisien de La Villette est l’espace de départ dont le solde négatif est le plus fort, même si le nombre de commerçants stables qui y demeurent pendant l’entre-deux-guerres reste relativement élevé : premier lieu d’implantation de la maisonnée Verrecchia, il est un espace d’installation durable, désormais traversé de divers courants d’émigration. La commune de Pantin, dont le solde migratoire affectant les Verrecchia est également négatif, joue globalement le même rôle que La Villette, mais dans un processus chronologique accéléré : plus tard investie par les Transalpins, elle paraît déjà souffrir, dans les années 1930, de la désaffection qui caractérise l’espace parisien contigu. Le turn-over y est plus rapide encore qu’à La Villette, chaque vague migratoire laissant quelques sédiments italiens, notamment dans les rues les plus proches de la « zone » et de la frontière parisienne (avenue Jean-Jaurès, rue Magenta, rue du Chemin-de-Fer). Fondamentalement, dans ces deux espaces, la tendance est à l’exode. Les autres communes, en revanche accueillent davantage de Verrecchia qu’elles n’en voient partir. Aubervilliers est en position intermédiaire : haut lieu de la présence italienne depuis la fin du xixe siècle (déjà 400 Italiens en 1896), elle reste, grâce à un coût foncier encore modeste et à la présence de nombreux établissements industriels, un traditionnel réceptacle des migrants italiens de La Villette mais est désormais, comme cette dernière, traversée de mouvements centrifuges. Espace de sédentarisation partielle et sas d’implantation temporaire, elle est l’un des lieux de passage de la noria migratoire dans le nord-est parisien. La Courneuve, enfin, fait figure de finistère de la mobilité transalpine en provenance du quartier parisien et des autres communes de banlieue41. Hors de Faire de voisinage immédiat et de déplacement pédestre, La Courneuve n’a été investie que tardivement par les Transalpins, qui n’y étaient que onze à la fin du siècle précédent (1896). Ce Far North des migrants de La Villette est manifestement le lieu d’un déracinement plus profond, hors de la continuité urbaine avec le quartier de première implantation. C’est l’espace du nord-est parisien qui connaît le solde positif le plus massif au cours des années 1930 et les déménagements intra-communaux des petits commerçants italiens y sont fréquents, signe d’un attachement et d’une sédentarisation rapides à l’échelle du territoire local, nouveau point d’ancrage dans l’espace de l’agglomération, qui le demeure pendant encore un demi-siècle au moins42. Dans les rues Danton, Voltaire, Maurice-Lachâtre comme sur le boulevard Jean-Jaurès, la concentration des logements et des boutiques investis par les Ciociari atteste le déplacement progressif, par paliers, du cœur de la Petite Italie villettoise au cours des années 1930, recréant un paysage humain et urbain qui n’a rien à envier au carrefour Curial-Crimée du début du siècle.
45Parce que ce sont avant tout les migrants méridionaux qui ont constitué l’enclave italienne de La Villette depuis la fin du xixe siècle, ce sont eux qui la défont au cours des années 1930. Comme à East Harlem, en effet, quoique dans des proportions moindres, l’exode des membres du groupe central entraîne par ricochet le départ d’une partie des isolés, notamment ceux originaires du nord de l’Italie, dont les itinéraires témoignent d’une plus grande diversité géographique. Aux motifs de départ déjà énoncés (crise du logement à Paris, dégradation de l’habitat et cherté des loyers, attirance de la banlieue en pleine croissance, etc.) s’ajoute la volonté – ou la nécessité – de suivre le groupe émietté : on part parce que les autres partent et pour fuir la stigmatisation des vieux quartiers d’implantation, fortement identifiés comme étrangers dans un contexte marqué par une forte xénophobie. Plus que d’un hypothétique phénomène d’ascension socio-économique, toujours partiel et souvent fragile – l’exode banlieusard des marchands italiens des quatre-saisons ne s’accompagne ainsi d’aucune stabilisation du commerce, toujours ambulant sur les marchés de Pantin ou d’Aubervilliers –, c’est d’un vaste ensemble de motifs que résulte le départ des migrants, de la connaissance des possibilités qui s’offrent aux individus, de leurs choix antérieurs, des réseaux dans lesquels ils évoluent, qui forment ensemble des « univers du possible » d’étendue variable43.
De Manhattan au Grand New York
46Comme la capitale française, New York est dans l’entre-deux-guerres le théâtre d’un phénomène centrifuge qui fait perdre à Manhattan plusieurs dizaines de milliers d’habitants chaque année, tandis que les autres boroughs, Brooklyn, le Bronx et le Queens surtout, connaissent une explosion démographique sans précédent (respectivement + 34, + 90 et + 176 % en deux décennies). Les migrants originaires de la péninsule ne sont pas en reste dans ce processus : ainsi, entre 1910 et 1920, alors même que l’afflux italien dans la ville est loin d’être tari, la population d’origine italienne résidant à Manhattan diminue de près de 8 %, attestant l’importance de l’exode vers la périphérie qui est en marche. L’itinéraire, déjà évoqué, de la famille de Philipp Ronzone, marchand italien de passementerie qui, après avoir vécu plus de vingt ans à East Harlem, quitte définitivement la quartier au début du siècle pour gagner d’abord Orange (New Jersey) puis, plus loin encore, Chappaqua (comté de Westchester) qui devient à cette époque l’une des banlieues les plus aisées de New York, est à cet égard exemplaire. Quoique particulièrement précoce, il balise les chemins que prennent dans les années 1920 et 1930 nombre de maisonnées italiennes, sous l’effet de la transformation de l’environnement urbain qui conduit ceux qui en ont l’opportunité à fuir l’espace d’implantation initiale.
L’hémorragie du Harlem italien
47L’interruption brutale du flux migratoire italien à New York à partir de 1921 et surtout 1924 rend plus aisée qu’à Paris la mesure de l’exode harlemite. Alors qu’une première vague de départs s’est amorcée à la veille de la Première Guerre mondiale, les contemporains eux-mêmes semblent découvrir la réalité et l’ampleur de l’hémorragie italienne à la fin des années 1920 seulement. En raison de l’intense concentration des migrants italiens dans cet espace, c’est à East Harlem que le mouvement centrifuge est le plus sensible et le plus spectaculaire :
La troisième décennie [du siècle], de 1920 à 1930, a vu Harlem vivre des changements considérables. Les Allemands ont pratiquement disparu […], les Italiens et les Juifs, qui ont envahi le quartier au début du nouveau siècle, quittent rapidement la région. Un voyage dans les rues d’East Harlem révèlera, à travers le nombre de pancartes « bail à céder » et « appartement à louer », que le quartier est en train de perdre une grande partie de sa population. […] Les gens qui ont connu une ascension économique, et notamment les enfants d’immigrants, recherchent désormais des quartiers d’habitation plus agréables44.
48Hémorragie, le terme n’est pas trop fort. Entre 1910 et 1930, East Harlem perd le quart de sa population, jusqu’à la moitié dans les espaces les plus dégradés près de la Harlem River. Les Russes (juifs, pour l’essentiel) qui étaient 128 000 en 1920 entre la Troisième et la Cinquième Avenues, ne sont plus que 4 000 dix ans plus tard ; en deux décennies, 30 000 individus d’origine italienne quittent le quartier45. Celui-ci n’en demeure pas moins un espace fortement teinté d’italianité, au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Soumis à un exode sans précédent, East Harlem continue en effet d’attirer des Italiens, nouveaux migrants passés entre les mailles des quotas, transfuges d’autres Petites Italies de Manhattan ou d’ailleurs, anciens harlemites que les conséquences de la dépression sur une ascension socio-économique encore fragile contraignent au retour dans le quartier d’implantation originelle qu’ils avaient quitté pour des espaces résidentiels plus aisés au cours des prospères années 1920. Lors de cette période d’intense mobilité au sein de l’espace urbain à l’échelle du quartier et de la métropole, flux entrants et sortants coexistent, mais ce sont toujours les seconds qui dominent au sein de la population d’origine italienne d’East Harlem. Conséquence immédiate de cet exode, le paysage du Harlem italien fait alterner immeubles vacants et îlots surpeuplés, au sein d’un parc immobilier fortement délabré. Un paysage qui, quoiqu’encore très largement marqué par l’italianité du commerce et des services urbains, témoigne de l’amorce incontestable de la dissolution de la Petite Italie séculaire : le concierge portoricain qui s’installe en 1934 dans l’immeuble qui fait face à l’église Notre-Dame du Mont-Carmel, sur la 115e rue, est la préfiguration symbolique de la noria migratoire qui affecte cet espace urbain.
Destinations métropolitaines
49Comme dans la région parisienne, ce sont au premier chef les banlieues qui bénéficient de l’exode de la population de la ville-centre. Dans ces espaces à l’expansion tentaculaire, notamment à Brooklyn et dans le Bronx, les années 1920 et 1930 voient la naissance de vastes programmes immobiliers destinés aux classes moyennes, attirant ceux des immigrants qu’une ascension socio-économique, même modeste, autorise à quitter le quartier d’implantation originelle. Si les banlieues en pleine croissance de Long Island et du New Jersey constituent des destinations importantes dans la redistribution de la population d’origine migrante, la plupart des maisonnées italiennes qui fuient alors Harlem se contentent, selon les témoignages du temps, d’exils peu lointains : le borough du Bronx ou encore le faubourg d’Astoria (Queens), l’un et l’autre à quelques encablures d’East Harlem sur l’autre rive du fleuve, le quartier de Washington Heights également, à l’extrême nord de l’île de Manhattan, constituent les espaces privilégiés de leur implantation, tous situés à moins de cinq kilomètres à vol d’oiseau de leur précédent domicile. Rendue possible par le développement des transports en commun et notamment du métro, par la démocratisation relative de l’automobile et la construction d’un réseau routier rapide à l’échelle de la métropole, cet éloignement dans la proximité répond probablement à la volonté de ne pas perdre de vue la Petite Italie de Harlem, qui est porteuse d’habitudes familiales et sociales (clubs, associations, culte religieux, etc.) et qui recèle tous les services d’utilisation quotidienne fortement teintés d’italianité, au premier rang desquels viennent les commerces ethniques. Le Tri-Borough Bridge, construit en 1929, à hauteur de la 125e rue, reliant directement East Harlem au Bronx et au Queens, facilite ainsi l’exode des Italiens vers les banlieues new-yorkaises, de même qu’il rend aisé le maintien du lien de proximité avec le quartier de résidence originelle, point de référence de l’italianité new-yorkaise.
50L’effet de taille des groupes est particulièrement sensible ici, et l’exode qui affecte East Harlem est sans commune mesure avec le flux centrifuge que connaît La Villette au cours de la même période. Alors que le départ de milliers de maisonnées italiennes transforme radicalement le paysage urbain du nord-est de Manhattan, où l’ethnicisation de l’espace était très largement entamée, celui des compari méridionaux et des Transalpins qui leur emboîtent le pas pour gagner la banlieue parisienne n’affecte que très partiellement les abords du Bassin de La Villette et le phénomène n’y génère pas non plus les mêmes discours. Dans les deux espaces, le chemin suivi par les migrants hors les murs accompagne le vaste processus de périphérisation de la population métropolitaine, selon des rythmes qui appartiennent à chacune des villes : relativement lent et progressif à Paris, il est plus soudain et fulgurant à New York. Ici et là, il est un aspect fondamental de la noria des migrants dans l’espace urbain.
Quartiers de passage dans la noria des migrants
51À mesure que s’estompe l’étrangeté des Italiens installés aux abords du Bassin de La Villette et sur la rive occidentale de la Harlem River, d’autres migrants viennent se substituer aux premiers, objets des mêmes phénomènes de ségrégation résidentielle, de relégation professionnelle et de stigmatisation sociale. La noria est en marche, rendant caduque l’identification des plus anciens comme étrangers, alors même que, dans les deux espaces envisagés, les nouveaux arrivants sont porteurs d’une étrangeté qui relève davantage du ressenti que des papiers.
À La Villette, dissolution dans la mixité
52Arméniens et Grecs d’Asie chassés par la victoire turque de 1921, Juifs fuyant l’oppression en Russie et en Pologne puis la terreur antisémite de l’Allemagne hitlérienne, Italiens cherchant à échapper à la crise économique et à la répression fasciste dans la péninsule, La Villette accueille, au cours de l’entre-deux-guerres, des migrants de tous horizons. Chose nouvelle, les grands établissements de ce quartier industriel emploient un nombre croissant de travailleurs algériens et marocains qui confèrent à l’espace villettois une nouvelle touche d’exotisme. Dès le milieu de l’entre-deux-guerres, si le quartier est identifié comme étrange et étranger, ce n’est plus en raison de la présence déjà ancienne des Italiens, mais de celle de ces migrants « coloniaux », source d’un étonnement non dénué d’un certain effroi :
La Villette, pays bizarre aux confins de Paris ! […] Peut-être vous semblera-t-il par endroit aussi étrange que ces quartiers pouilleux de Djibouti, où les Danakils paresseux et pillards guettent le passage des touristes...
53peut-on lire par exemple vers 193046. Ainsi, alors qu’en termes d’étrangeté légale, les Italiens se taillent encore la part du lion dans la population villettoise (58 % des étrangers), ces Français d’un autre droit que sont les Algériens leur ont volé la vedette en termes d’étrangeté ressentie. Essentiellement originaires de Constantine, les migrants algériens parvenus dans le nord-est parisien constituent une population presque exclusivement masculine – avec un sexe-ratio de 18 hommes pour une femme – et foncièrement active – 100 % d’actifs, 80 % de manœuvres dans les usines de La Villette, d’Aubervilliers et de Saint-Denis –, à l’image de leurs compatriotes émigrés dans d’autres espaces industriels de la France à la même époque47. Se substituant presque exactement aux migrants transalpins, les Algériens et les Marocains (en moins grand nombre) demeurent souvent solitaires ou par deux dans les garnis de la rue Curial (n° 56 par exemple) et de la rue de Crimée (n° 213-217) qui ont accueilli les migrants italiens un demi-siècle plus tôt. À ce titre, ils incarnent la noria migratoire à l’œuvre dans cet espace parisien.
54Au cours de cette période d’intenses bouleversements, la cohabitation entre les différents groupes de migrants – qu’ils soient étrangers ou régionaux – ne semble provoquer aucune tension particulière. À l’échelle de l’immeuble, la co-résidence d’individus de provenances diverses est frappante. Italiens, Algériens, Grecs, Polonais, Arméniens, Tchécoslovaques, mais aussi Creusois, Aveyronnais, Normands et Mayennais : à défaut de l’origine géographique, l’immense majorité partage le passé migratoire et le dur labeur, comme le rapporte l’écrivain Eugène Dabit, dont les parents sont alors les tenanciers de l’Hôtel du Nord, sur le canal Saint-Martin, qui deviendra fameux grâce à Marcel Carné et Arletty :
Chaque hôtel a sa clientèle de manœuvres, débardeurs, charretiers, venus des quatre coins du monde. […] Italiens, Espagnols, Sidis, hommes pour lesquels le décor de l’usine vaut celui du garni ; qui respirent avec indifférence l’huile, l’acide ou la poussière ; qui sont partout sans racines, révoltés, résignés48.
55La noria fonctionne donc sans heurts dans ce nord-est parisien caractérisé par une remarquable mixité, à l’échelle de l’immeuble comme à celle du quartier. Si l’on distingue quelques espaces particulièrement marqués par certains migrants, dans les années 1930, comme « la rue de l’Escaut, où il y [a] beaucoup d’Algériens, et la rue de l’Ourcq aussi, où il y [a] des Italiens, [...] la différence n’[est] pas tellement sensible, finalement, avec les autres rues », se souvient une enfant de La Villette49. Domination des parisiens et des migrants régionaux, étroite imbrication des groupes nationaux et ethniques entre eux, co-résidence à l’échelle de l’immeuble et de la rue, enfin, dessinent un tableau villettois où une intense mixité prévaut sur la fragmentation socio-géographique. Au contraire, à East Harlem, la mise en cause de la domination exclusive des Italiens lézarde l’édifice local et conduit à une situation conflictuelle.
La peau de chagrin du Harlem italien
56Comme à La Villette, ce sont des étrangers qui n’en sont pas au regard de la loi qui investissent rapidement East Harlem à partir de la première et, surtout, de la seconde décennie de l’entre-deux-guerres. Citoyens de seconde zone, les Noirs américains ont entamé leur « grande migration » vers les villes du nord-est du pays à partir de la fin du xixe siècle. Ils sont 61 000 dans l’agglomération new-yorkaise en 1900, 152 000 en 1920 et 460 000 en 1940, soit 6 % de la population de l’agglomération50. A cette date, près de la moitié d’entre eux vit à Harlem : depuis son bastion initial, au nord, entre les 133e et 140e rues, l’implantation de la population afro-américaine s’est progressivement étendue vers le sud, pour atteindre rapidement la 115e rue à la fin de l’entre-deux-guerres, date à laquelle environ 30 000 Noirs vivent à East Harlem. Les Portoricains, quant à eux, quoiqu’hispanophones, sont devenus citoyens américains en 1917 et, comme tels, ne sont pas soumis aux quotas d’immigration instaurés au début de la décennie suivante. New York est la destination privilégiée de ceux qui gagnent la terre ferme américaine : leur nombre décuple entre 1910 et 1920, décuple encore jusqu’en 1940. En 1930, ils sont déjà 13 000 à East Harlem et l’on estime alors que quelque mille Portoricains s’installent chaque mois dans le quartier, notamment au sud-ouest de celui-ci, dans les espaces laissés vacants par l’exode juif russe et italien. En 1940, ils sont près de 30 000 au nord-est de Manhattan et leur implantation s’étend jusqu’aux alentours de la 112e rue et de la Troisième Avenue51. Ainsi, adossée au fleuve, la Petite Italie en voie de dissolution est progressivement grignotée par l’expansion rapide du Harlem noir au nord et du Harlem hispanique encore embryonnaire au sud (voir fig. 14).
57Cette nouvelle situation ethnico-géographique conduit à la redéfinition des frontières patiemment édifiées par des générations de migrants italiens et régulièrement réaffirmées grâce à la sanction divine de la Madone du Mont-Carmel. A la fin des années 1930, entre la vieille Little Italy et le nouveau Barrio en formation, la ligne de démarcation consiste en ce que les habitants du voisinage appellent « la Grande Muraille de Chine », solide mur de maçonnerie construit sur Park Avenue pour soutenir les voies ferrées qui se dirigent vers la gare de Grand Central et percé d’ouvertures en arcades qui laissent passer les rues transversales. Frontière reconnue et intériorisée, sa transgression par les membres d’un groupe résulte toujours d’une démarche intentionnelle et c’est précisément dans les alentours immédiats de la frontière qu’ont lieu la majorité des affrontements entre Italiens et Portoricains, témoins du conflit que suscite la nouvelle délimitation des territoires respectifs52. En octobre 1938, ces conflits atteignent une ampleur inédite, des centaines de jeunes des deux groupes se livrant à de véritables batailles rangées, malgré l’intervention de la police qui demeure impuissante. Initié parce qu’une cinquantaine de jeunes Portoricains ont traversé Park Avenue, « frontière mythique entre les deux quartiers », « racial deadline » (The Home News), mais aussi selon certains en raison d’un conflit à propos des faveurs des jeunes filles du quartier, l’émeute, à coup de jets de bouteilles, de pierres et de briques arrachées aux cheminées et lancées depuis les toits des immeubles, dure plusieurs jours et se solde par un blessé grave – un jeune garçon d’origine italienne a le poumon transpercé –, une soixantaine d’arrestations, quatre condamnations à de lourdes peines d’amende et des centaines de vitrines de commerces portoricains brisées53. Ces affrontements entre groupes de jeunes de différentes origines émaillent l’histoire d’East Harlem jusqu’au début des années 1950 et contribuent, bien entendu, à la détérioration de l’image du quartier aux yeux mêmes de ses habitants54. Celles qui mettent aux prises Italiens et Portoricains sont les plus récurrentes, mais il s’en trouve également entre Italiens et Noirs (1941), Noirs et Juifs russes (1944), affrontements souvent violents qui attestent tout à la fois l’existence de territoires ethniques bornés et la difficulté éprouvée par le groupe italien d’assister à sa dilution progressive, encourageant du même coup l’exode des enfants de migrants vers d’autres espaces de la métropole.
58Parmi ces derniers, par conséquent, ceux qui restent sont en grande majorité ceux qui n’ont pas la possibilité économique de partir et qui s’en trouvent ainsi doublement affectés. En 1945 encore, Frank Sinatra, symbole de la « fierté ethnique » (ethnic pride) des Italo-Américains, est invité au Collège Franklin d’East Harlem pour y faire un discours – non dénué d’une certaine mièvrerie – prônant la tolérance entre groupes ethniques et s’opposant à la délinquance des gangs55. Mais la décennie qui suit la Seconde Guerre mondiale ne fait qu’accélérer l’évolution amorcée : au recensement de 1960, la population du quartier, en nette diminution globale dans une environnement de plus en plus dégradé, est dominée par les Portoricains (41 %) et les Noirs (38 %), les habitants d’origine italienne n’en constituant plus qu’une petite minorité (13 %). En deux décennies, le Harlem italien est devenu le Harlem hispanique et noir, entérinant la dissolution de la Petite Italie semi-séculaire du nord-est de Manhattan.
59Dans ce processus centrifuge parallèle qui affecte les deux espaces urbains envisagés, il convient de garder à l’esprit la différence essentielle de nature entre les banlieues américaines et françaises, lors de leur expansion au cours du premier xxe siècle. Alors que la fuite vers les périphéries new-yorkaises correspond le plus souvent à la volonté de s’extraire d’un centre-ville dégradé et congestionné et qu’elle est par conséquent le fait de ceux qui ont la possibilité financière et socio-professionnelle de participer à ce mouvement, la croissance de la proche banlieue parisienne est davantage synonyme de relégation et de ségrégation des classes populaires et laborieuses. À Paris comme à New York, cependant, le départ vers la banlieue signifie également la volonté de quitter l’espace de première implantation dans l’agglomération, évocateur de l’enfance de l’aventure migratoire. Quitter La Villette et East Harlem est une forme d’adaptation au mouvement global de la ville, l’une des modalités de la fusion des modes d’habiter des migrants et des locaux, le signe que les migrants italiens sont en passe de devenir des Parisiens et des New-Yorkais. Comme l’écrit un journaliste américain en 1934, dans un jugement admiratif quoique non dénué de condescendance, la fuite vers les banlieues témoignent du fait que « Wops are unwopping themselves », ce que l’on pourrait maladroitement traduire par « les Ritals se dé-ritalisent »56.
60Phénomènes concomittants de part et d’autre de l’Atlantique, mais pas similaires. Les formes de l’enclave italienne dans les deux quartiers sont fondamentalement différentes. À Paris, les murs de Vallerotonda-sur-Ourcq sont à la mesure de l’histoire migratoire dans la capitale : enclave microscopique au sein d’un espace marqué avant tout par la mixité et la diversité, l’interpénétration y est constante entre le monde italien, fût-il méridional et particulièrement hermétique en l’occurrence, et ceux qui l’entourent, migrants provinciaux de toutes origines, parisiens et autres étrangers. À New York, en revanche, l’ampleur et la diversité du groupe, mais également l’absence de domination d’un élément régional, voire villageois, sur les autres, semblent souder les individus d’origine italienne au sein d’une micro-société complète, avec ses institutions, ses centres politiques et religieux, ses multiples lieux de sociabilité, son élite et ses bas-fonds, le poids de son petit commerce, enfin, qui participe du maintien de l’ethnicité à l’échelle locale. Par ces institutions, les Italiens gardent d’ailleurs un poids considérable dans le contrôle politique et social de l’espace local, bien au-delà de leur présence réelle dans le quartier. Autour du groupe italien, d’autres groupes, Irlandais d’abord, Juifs russes ensuite, puis Noirs et Portoricains dans l’entre-deux-guerres, bâtissent des édifices similaires. Dans cet archipel ethnique du nord de Manhattan, les « Grandes Murailles de Chine » matérielles et symboliques se heurtent les unes aux autres et l’empiètement des unes sur les autres sous l’effet de la noria migratoire devient une question de survie du groupe, de compétition inter-ethnique qui explique les heurts violents entre communautés qui émaillent les années 1930.
Notes de bas de page
1 Annuaire statistique de la Ville de Paris, Paris, 1922, 1932 et Listes nominatives du Recensement de 1926, ADP, 2 MI LN 1926/83-84 et 86-88.
2 Allusion au « Rocca-sur-Seine » d’Yves Lequin à propos du cas bien documenté de Nogent-sur-Marne, où dominent alors les chaînes migratoires de la région de Rocca di Ferriere et du Val Nure (La Mosaïque France. Histoire des étrangers et de l’immigration, Paris, Larousse, 1988, p. 359).
3 La Ciociaria, longtemps restée à l’écart des rapports réguliers avec l’État italien, est constituée de vallées étroites très cloisonnées dont l’économie générale est fortement autarcique. Voir Salvatore palidda, Maurizio Catani, Giovanna Campani, « Scaldini. Ciociari et Reggiani. Entre indifférence, méfiance, fascisme et antifascisme dans les années 1920 », in L’Immigration en France dans les années 1920, Paris, CEDEI 1988, p. 227-228. L’importante endogamie et la forte fécondité des Ciociari sont encore réelles dans les années 1950 selon Antonio Bechelloni, « Une enquête sur les immigrés de la première génération », ibid., p. 97-98.
4 Khäte Schirmacher, La Spécialisation du travail par nationalités à Paris, Paris, A. Rousseau, Bibliothèque du Musée social, 1908, p. 132.
5 Les pics de naturalisation des Italiens dans l’entre-deux-guerres se situent en 1927-1928 et 1933, ainsi qu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale (1938-1940). Voir Jacques Girault, « L’étude de la naturalisation comme moyen de connaissance de l’immigration italienne en France (fin xixe s.-1940), in L’Immigration italienne en France dans les années 1920, op. cit., p. 50 et suiv.
6 Itinéraire relaté dans une Lettre de la Préfecture de Trente au Ministère de l’Intérieur italien, 30 septembre 1933, ACS, Serie G1, b. 263, fasc. 490-8.
7 Toutes générations confondues, le « groupe italien » de l’agglomération new-yorkaise comprend environ 807 000 individus en 1920, plus d’un million en 1930 (Cities Census Committee, Population of the City of New York, 1890-1930, New York, 1932).
8 La citation est issue de Konrad Bercovici, L’Amérique inconnue, Paris, Gallimard, 1933, p. 134.
9 Salvatore Cimilucca, The Natural History of East Harlem from 1880 to the Present Day, MA School of Education, New York University, 1931, LCP, MSS 40, 79/18, dactyl., p. 5 ; John Mariano, The Italian Contribution to American Democracy, Boston, 1921, p. 18-26.
10 « East Harlem Survey, 1940 », LCP, MSS 40, VIII, 125.
11 Fourteenth Census of the United States, Manuscripts, 1920, New York, bobine 1222.
12 Ibid.
13 Giovanni Paolo Riva dans Emigrazione e Colonie. Raccolta di rapporti di RR. Agenti Diplomatici, Ministèro degli Affari Esteri, Rome, 1892, p. 435.
14 Voir « Language Questionnaire Summary », De Witt Clinton High School. LCP, MSS 40, V, 30/12.
15 « Family Bonds. First Génération, front near Naples, male 45 years », Documents & Notes, LCP, MSS 40, VII, 68/1. Voir également J. Zappulla, Early Days of Italian Colony in East Harlem, rapport pour Leonardo Covello, janvier 1936, p. 51-52 (LCP, MSS 40, VII, 66/6) et les nombreux entretiens oraux dans LCP, MSS 40, VII, 63-67.
16 27 pour 1 000 pour une population pourtant plus âgée que celle d’East Harlem, symptôme de la décadence du pays selon Mussolini, qui lance alors, dans son fameux « discours de l’Ascension » (26 mai 1927), une politique nataliste censée servir la grandeur nationale. Les données démographiques et sanitaires sur les habitants d’East Harlem ont été recueillies dans A Decade of District Health Center Pioneering. A Report of Ten Years’ Work of the East Harlem Health Center, New York, 1932, p. 108-109.
17 Sur les implications et les conséquences des catégories de population dans les recensements new-yorkais, voir Paul Schor. Compter et classer. Histoire des catégories de la population dans le recensement américain, 1790-1940, Thèse d’Histoire, EHESS, 2001. Les chiffres pour East Harlem sont issus de Leonardo Covello, « Guidance : Its effect on Articulation of Foreign-Born Children », Principles and Practices of Junior High School Education in the City of New York, Junior High School Principals Association, New York, 1937, p. 115.
18 Voir Louis Wirth, Le Ghetto, Grenoble. Presses universitaires de Grenoble, 1980, (éd. orig. Chicago. 1928), p. 30.
19 Notes manuscrites dans « East Harlem Population, 1905-1940 », LCP, MSS 40, VIII, 79/18.
20 Le Ghetto, op. cit., p. 291-292.
21 Cité par Gilbert Osofsky, Harlem. The Making of a Ghetto, New York, 1996 (éd. orig. New York, 1966), p. 127.
22 Annuaire statistique de la Ville de Paris, 1925-1926, Paris, 1927, p. 483-484. On y appelle chambrée « une pièce contenant plusieurs lits, destinée à loger des locataires n’ayant ensemble aucun rapport de parenté ».
23 « Densités de population », Annuaire statistique de la Ville de Paris pour 1920, Paris, 1921.
24 Listes nominatives du recensement de 1936, ADP, 2 MI LN 1936/86-89 (sondage) et « Note concernant l’attribution des secours de chômage », ASMAE (Rome), Parigi 1936, b. 248, fasc. 1, « Politica sociale francese ».
25 Auguste Rouquet, La Villette. Vie d’un quartier de Paris, Paris, Éditions du Cygne, 1930, p. 27-28.
26 Voir La Voix de la Zone du xixe, novembre 1937, ACS, PS, Gl, b. 321, fasc. 1251.
27 Dorothy Reed, Leisure Time of Girls in a « Little Italy », Portland (Oregon), 1932, p. 23. Les chiffres sont issus de « New York City Survey Districts showing relative 1930 Densities », 1930, LCP, MSS 40, VIII, 79/18. Les densités y sont exprimées en habitants/acre, l’acre valant 0,4047 hectare.
28 Un plan d’East Harlem établi en 1934 (Manhattan Bromley Map, 1934, Section 6, Planches 131-132) indique la nature des immeubles et montre la densité importante de ces dumbell tenements construits à la fin du xixe siècle. Les éléments de description sont présents dans plusieurs témoignages oraux et dans Salvatore CIMILUCCA, The Natural History of East Harlem from 1880 to the Present Day, MA School of Education of New York University, 1931, LCP, MSS 40, 79/18, dactyl., passim.
29 « East Harlem Tenants Petition », 1939, LCP, MSS 40, VI, 43/11, « Housing Rally » (adresse radio-diffusée de Leonardo Covello, W.O.V., 24 mars 1939), LCP, MSS 40, II, 12/11 et les photographies des manifestations (1938-1939), LCP, MSS 40. VI, 43/10-14. Les incendies accidentels, provoqués par un système de chauffage défectueux et par l’entassement dont souffrent la majorité des immeubles de tenements, sont l’une des questions qui mobilise la municipalité new-yorkaise depuis le début des années 1930. Voir Fiorello La Guardia, New York Advancing. A Scientific Approach to Municipal Governement, 1934-1935, New York, Rebecca B. Rankin, 1936, p. 190-193.
30 « City Discloses Housing Plans in East Harlem », New York Herald Tribune, 17 Sept. 1939. En tout, entre 1938 et le début des années 1960, ce sont quelque 70 hectares, soit 18 % de l’espace total d’habitation à East Harlem, qui sont rasés et entièrement reconstruits.
31 Voir George Wolf, Frank Costello : Prime Minister of the Underworld, New York, William Morrow & Company, 1974, p. 19-21 et Salvatore Lupo, Histoire de la Mafia des origines à nos jours, Paris, Flammarion, 1999 (éd. orig. Rome, 1996).
32 Telle cette rumeur selon laquelle les chefs de gangs distribueraient dans les rues du quartier des bonbons contenant morphine et cocaïne afin de rendre les enfants dépendants et d’assurer ainsi la pérennité du trafic... Voir Salvatore Cimilucca, The Natural History of East Harlem from 1880 to the Present Day, doc. cit., p. 12.
33 L’analyse du pédagogue Leonardo Covello (Il Corriere d’America, 23 Feb. 1937, p. 4) est en cette matière proche de celle de Louis Wirth qui, dans son mémoire de M.A. intitulé « Culture Conflicts in the Immigrant Family » (Chicago, 1926, non publié), évoque la désorganisation sociale engendrée par le conflit de valeurs entre la génération des migrants et celle de leurs enfants. Voir Catherine Rhein, « Le ghetto de Louis Wirth : forme urbaine, institution et système social », in Bernard Lepetit et Christian Topalov (dir.), La Ville des sciences sociales, Paris, Belin, 2001, p. 111-149.
34 « Delinquency Study, Maps » et « Percentual Age Distribution of East Harlem Misbehavants by Nationality Groups, 1935-36 », Casa Italiana Educational Bureau, Columbia University, 1936, LCP, MSS 40, IX, 82/22-24.
35 J. Zappulla, « The Italian Colony in East Harlem », Rapport pour Leonardo Covello, 1936, LCP, MSS 40, VII, 66/8, dactyl., p. 8.
36 ISTAT (Istituto nazionale di Statistica), Sommario di statistiche storiche dell’Italia, 1861- 1975, Rome, 1976.
37 Le terme d’« héritage immatériel » est la traduction de L’Eredità immateriale, titre italien de l’ouvrage de Giovanni Levi, Le Pouvoir au village, Paris, 1989 (éd. orig. Turin, 1985). Certains auteurs ont montré l’importance de cet héritage de la tradition migratoire, qui se traduit par la propension sensible des enfants de migrants à migrer eux-mêmes davantage que les enfants issus de familles sédentaires : voir Jérôme Bourdieu, Gilles postel-vinay, Paul-André Rosental et al., « Migrations et transmissions inter-générationnelles dans la France du xixe et du début du xxe siècle », Annales HSS, juillet-août 2000, n° 4, p. 749-789.
38 Ralph Schor affirme que les accès du mouvement anti-étranger sont une donnée fondamentale dans l’évolution de la répartition et de la visibilité de la population étrangère dans la région parisienne. Noir L’Opinion française et les étrangers, 1919-1939, Paris, Presses Universitaires de la Sorbonne, 1985.
39 Annuaire statistique de la Ville de Paris de 1925-1926, Paris, 1927, p. 448 et Listes nominatives du recensement, 1936, La Villette et Pont-de-Flandre, ADP, 2 MI LN 1936/87-89.
40 Les sources permettant la reconstitution de l’itinéraire des membres de la maisonnée Verrecchia sont, par ordre chronologique, les Registres des baptêmes de la paroisse St-Jacques-St-Christophe (1880-1889), les Tables décennales des décès et des mariages du xixe arrondissement, les registres de visite des malades de la Conférence Saint-Vincent-de-Paul (1904-1922), les Procès-verbaux des résultats du Certificat d’études primaires, le Registre du commerce du département de la Seine (1919- 1954), les dossiers de mariage religieux déposés à la paroisse (1914-1938), les Listes nominatives des Recensements (1926-1936) et les dossiers individuels du Casellario Politico centrale d’Antonio, de Giovanni et de Domenico Verrecchia. Voir l’inventaire des sources en fin de volume.
41 Voir la typologie dressée par Jean-Luc Pinol à propos de la mobilité intra-urbaine au sein des quartiers de Lyon dans la première moitié du xxe siècle, dans Les Mobilités de la grande ville. Lyon, fin xixe-début xxe, Paris, FNSP, 1991, p. 249-253 notamment.
42 La consultation de l’annuaire téléphonique en 2004 atteste que, sept à huit décennies après le début de l’exode de la maisonnée Verrecchia vers la banlieue du nord-est parisien, ce sont encore aujourd’hui Aubervilliers et, surtout, La Courneuve, qui groupent la majorité des individus répondant à ce patronyme.
43 Jean-Luc Pinol, Les Mobilités de la grande ville, op. cit., p. 254.
44 Salvatore Cimilucca, The Natural History of East Harlem from 1880 to the Present Day, doc. cit., p. 104-105.
45 « East Harlem Population, 1905-1940 », LCP. MSS 40, VIII, 79/18.
46 Auguste Rouquet, La Villette, op. cit., p. 9-10.
47 Voir par exemple Geneviève Massard-Guilbaud. Des Algériens à Lyon, de la Grande Guerre au Front populaire, Paris, CIEMI-L’Harmattan, 1995.
48 Eugène Dabit, Faubourgs de Paris, Paris, Gallimard, 1990 (éd. orig. Paris. 1933), p. 86-87.
49 Denise dans Récits d’enfance dans le nord-est parisien. Catalogue de l’Exposition de la Maison de La Villette, Paris, 1992, p. 28.
50 François Weil, Histoire de New York, Paris, Fayard, 2000, p. 210. Le total comprend la population noire originaire de la Jamaïque, de la Barbade et des îles Vierges.
51 New York groupe alors 88 % de la population portoricaine « immigrée » aux États-Unis (Ira Rosenwaike, Population History of New York City, Syracuse [N.Y.], Syracuse University Press, 1972, p. 121). Voir également « East Harlem Population, 1905-1940 », LCP, MSS 40, VIII, 79/18.
52 Leonardo Covello, « The Community-Centered School », ouvrage non publié, LCP, MSS 40, III, 18/10, ch. 3, « East Harlem », dactyl., p. 19-20.
53 « Italian Gang Battles Puerto Ricans : Nine Held After Skirmish in Harlem », The Home News, 7 oct. 1938 et « Youth Lies Near Death After Knifing by Gang at Harlem Racial Deadline », ibid., 8 oct. 1938.
54 Le Temps du châtiment (The Young Savages), film de John Frankenheimer (1961), met en scène les rapports conflictuels entre les différents groupes ethniques d’East Harlem à la fin des années 1930 : Burt Lancaster, dans un rôle partiellement autobiographique, fringant policier d’origine irlandaise né à East Harlem, mène l’enquête à propos du meurtre d’un jeune Portoricain par trois « Italiens », dont l’un s’avère être le fils de l’ancienne petite amie du policier, à l’époque (1910) où Irlandais et Italiens se côtoyaient dans le quartier. Le film mêle intrigue policière et dilemme sentimental, illustrant la succession des différentes strates ethniques à East Harlem au cours de la première moitié du xxe siècle.
55 « Sinatra at Franklin », 23 octobre 1945, LCP, MSS 40, VI, 54/16, 5 p.
56 Fortune, New York, mai 1934, édition spéciale consacrée à l’Italie fasciste.
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