Conclusion
p. 361-365
Texte intégral
1Au terme de ce rapide survol de la situation économique des différentes industries cinématographiques des nations qui composent l’Europe – mais chacune d’entre elles a, ou devrait susciter la rédaction d’un ouvrage détaillé -, plusieurs éléments iconoclastes semblent être apparus. Tout d’abord, que l’industrie européenne n’existe pas, pas plus dans le domaine cinématographique que dans d’autres secteurs d’ailleurs, et la probabilité pour qu’elle existe un jour est nulle, au moins à moyen terme et en l’état actuel des différentes institutions.
2À l’opposé, même si la ville d’Hollywood représente un symbole très fort – mais que Cineccità ou Babelsberg pourraient, à leur échelle, contrecarrer – personne ne songerait à la dissocier du reste des États-Unis d’Amérique : il n’existe pas d’industrie californienne du cinéma. Mais il n’existe pas non plus d’États unis d’Europe qui mettraient en commun leurs forces et savoir-faire au profit d’une industrie commune, et d’aucuns pourraient même y voir alors une perte d’identité, si ce n’est l’expression d’une déculturation pour les plus faibles des nations, dont la souveraineté disparaîtrait.
3Une majorité de nations européennes n’ont plus – pour celles qui en n’ont jamais eu – d’industrie cinématographique nationale, ce qu’a occulté un tropisme spécifiquement français, qui projette trop souvent l’atypisme hexagonal sur les autres nations. Ce n’est naturellement pas leur faire injure, ni nier que des artistes peuvent au demeurant y œuvrer, que de constater qu’il pourrait être difficile de caractériser artistiquement la production de certaines nations : au xxie siècle, qu’est-ce que la cinématographie luxembourgeoise ? Slovène ? autrichienne ? lituanienne ? bulgare ? Et il est indéniable que les différentes branches du cinéma (production – distribution – exploitation) ne sont plus présentes conjointement dans de nombreux pays européens et que, quand elles existent, elles ne sont jamais autonomes ni du point de vue du marché (intervention des collectivités publiques), ni du point de vue de la filière (financement par les télévisions), ni du point de vue de la nation (domination de firmes transnationales).
4En ce sens, l’intensité du discours anti-américain est encore une singularité française qui apparaît comme la réaction d’un ancien dominant désormais dominé, qui oublie que la majorité des autres nations européennes, de par la simple taille de leur marché, n’ont jamais eu accès au rang de puissance nationale, encore moins internationale (pour ne pas dire coloniale). Une erreur stratégique consisterait à ne pas reconnaître l’état d’extrême dépendance du cinéma, tant au niveau de la production à travers son financement majoritaire par les télévisions ou par les Majors américaines aujourd’hui détentrices de la recette du « cinéma-monde », qu’au niveau de l’exploitation qui survit, pour plus des trois quarts, grâce au plaisir que les spectateurs retirent des films que ces firmes proposent. La relation entre les deux continents ne revêt assurément pas la forme d’une omnipotence aveugle au service d’intérêts économiques visant une déculturation des populations. L’interdépendance est totale, l’industrie américaine ne pouvant désormais plus se maintenir sans les financements et les débouchés européens, les pays européens qui disposent encore d’une industrie et d’une cinématographie le devant majoritairement aux recettes générées par les films américains.
5Proposer aux autres nations une « indépendance » européenne n’est souvent, de la part des quelques nations les plus puissantes (en fait, la France principalement) que souhaiter remplacer une domination présentée comme dommageable (celle des États-Unis) par une autre (la leur) qui, originaire du même continent, prendrait magiquement et intrinsèquement les atours d’une libération. Il n’est pas sûr que « l’exception culturelle » des autres peuples d’Europe en sorte réellement renforcée.
6En revanche, le maintien d’une diversité dans la visibilité des œuvres pourrait devenir un objectif louable s’il ne renvoyait au problème délicat et peu abordé de la demande des spectateurs. Certes, l’offre doit exister en quantité et variété suffisantes, mais aujourd’hui le niveau global de la production sur le continent est largement satisfaisant. Sa diffusion est effective dans son principe, et si sa hauteur est insuffisante, ce fait renvoie à une inadéquation entre les différentes demandes nationales diversifiées et, justement, non homogénéisées. Paradoxalement, cette non-rencontre massive entre les publics nationaux et les cinématographies européennes non nationales attesterait plutôt d’une richesse et d’une variété des œuvres produites, dont l’audience limitée serait une preuve de leur respect absolu des particularités culturelles ; leurs difficultés commerciales prouveraient leurs authenticité et singularité, dont l’étroitesse (au moins géographique) limiterait intrinsèquement le public potentiel par refus du plus petit dénominateur commun tant reproché à la cinématographie américaine aujourd’hui dominante. Bref, par son insuccès même, la preuve serait faite que le vieux continent persiste à produire de l’art (ou du particularisme), tandis que le nouveau monde, qui se vend si bien, ne ferait que du commerce, pré-adaptant son offre à la demande du plus large public. Pour subsister, il conviendrait donc de n’en rien modifier, le véritable artiste n’ayant pas à se soucier de sa rencontre avec le public, qui, si elle devait se produire, naîtrait presque obligatoirement d’un malentendu.
7De ce fait, pour une large frange des acteurs présents dans toute la filière, il apparaît alors largement contradictoire de promouvoir le cinéma comme un art qui doit se montrer le plus pur possible, et donc ne résulter que d’une démarche protégeant l’offre comme expression créatrice, et de se plaindre, tout à la fois, de ne pas rencontrer ledit public. Il y a contradiction absolue entre les deux attentes.
8De même, il semble incompatible de se situer dans une démarche ouvertement commerciale, adaptant son offre en fonction de la demande (réelle ou supposée, avec succès ou non, talent ou pas), et de se plaindre en retour d’une non-reconnaissance de la part des « vrais » artistes, ou qui se posent comme tels à travers diverses instances de légitimation1.
9Recherche d’équilibre personnel entre la reconnaissance par le marché ou par ses pairs ; recherche nationale d’un équilibre institutionnel entre la minimisation de la dépendance économique et la maximisation de l’expression artistique : de rares États ont voulu jouer sur les deux volets en les affirmant comme non contradictoires, mettant en place deux types d’aides, automatiques (pour encourager le succès) et sélectives (pour permettre le talent). Si l’économiste – et peut-être pas seulement lui -manque d’outils pour évaluer le second critère, au vu de la domination du marché européen par les Américains, force est de constater que le premier objectif est loin d’avoir été atteint.
10Pour justifier le niveau de l’intervention de l’État, sous le couvert de l’évidence statistique il est souvent affirmé qu’une forte production est nécessaire, à la fois pour permettre l’émergence de talents, pour favoriser l’apparition de films à succès, et pour défendre la part de marché du cinéma national ; le tour de l’Europe a montré qu’il n’en n’était rien. Sans proportion avec leur niveau de production, de nombreux petits pays arrivent à placer des titres en tête du B-O (Islande, Norvège, Pologne, RFY, Slovénie, etc.), alors que de très grands producteurs (Allemagne, Espagne) y parviennent plus difficilement. De surcroît, le niveau de production n’est absolument pas corrélé avec celui des pdm : de fortes productions attirent peu leurs spectateurs (Allemagne, Royaume-Uni), tandis qu’à l’inverse, la population de petits pays producteurs accorde une plus faible place à la pénétration américaine (Finlande, Suisse, etc.). Les spécificités des demandes nationales ne sont donc pas surdéterminées par la qualité ou le niveau de l’offre, pas plus en films qu’en salles. Au niveau de l’exploitation, il a été montré, pays par pays, que l’évolution de l’offre des professionnels suivait toujours la modification des comportements des publics, que ce soit à la baisse (1955-1958) ou à la hausse (1993-1995). Les multiplexes, dernière innovation du secteur, ont quelquefois accompagné et/ou favorisé la reprise de fréquentation, ils ne l’ont nulle part créée : la demande prime.
11Les mécanismes de la distribution des films fonctionnent dans la logique du marché, favorisant le cinéma-monde proposé, aujourd’hui de nationalité américaine en apparence. Même si de forts procès de concentration sont à l’œuvre un peu partout et que la quasi-totalité des marchés sont de type oligopolistiques, il n’existe aucune situation de monopole et l’hégémonie des Majors états-uniennes s’est construite sur la carence des professionnels nationaux, quelquefois due à l’étroitesse de leur territoire national : problème du niveau de la demande, donc.
12Durant les cinq décennies pour lesquelles les données sont connues avec suffisamment de précision dans de nombreux pays, la similitude dans le temps et en amplitude dans les variations de fréquentation de ces différents pays est incontestable et riche d’enseignements qui relativisent les pouvoirs et les responsabilités des acteurs européens de la filière. Depuis la Seconde Guerre mondiale, dans les pays européens, les populations ont réagi en phase au cours de leur développement économique et culturel, quels que soient leurs niveaux de production de films, l’état de leurs parcs de salles, le degré de concentration à tous les stades de la filière, et quelle que soit l’époque, la cinématographie dominante où tout autre paramètre propre à l’industrie. Le niveau absolu de la demande et ses variations à moyen et long termes apparaissent comme totalement déconnectés de la quantité et de la qualité des offres, tant au niveau national qu’international, à une époque de faibles et lents échanges de films entre nations, comme à celle de sorties quasi simultanées sur de nombreux territoires. En revanche, l’appétence pour le cinéma semble surdéterminée par de puissants facteurs socioculturels indépendants de la taille de la nation, de sa puissance économique ou de la force de l’offre de la filière cinématographique ; l’affaiblissement du taux de fréquentation par habitant en voyageant de l’ouest à l’est de l’Europe en est une forte illustration.
13Quels que soient les titres diffusés, leur nombre, leur singularité, leurs genres, etc., ils ne feront que s’adapter a posteriori à la demande latente de cinéma. Celle-ci varie, non en fonction de cette offre, mais de paramètres extérieurs. Certes, unitairement, tel ou tel titre a besoin de certains ingrédients variables selon la période donnée, et la même offre unitaire ne rencontrerait pas le même niveau de demande à une autre période. Cependant, globalement, le niveau de la demande et le rythme de fréquentation sont surdéterminés en cycle court par des facteurs sociaux (certains jours et heures dans la semaine prédisposent à la sortie en salles), climatiques ou chronobiologiques (certaines semaines et certains mois). Il faut admettre qu’il en va de même en cycle long (années, décennies) avec d’autres paramètres (sociologiques, culturels, etc.) et que la demande globale de cinéma, au niveau d’un individu, d’une nation comme d’un ensemble de nations, est prédéterminée (à quelques variations mineures et marginales près) et quasiment « inélastique » à l’offre. Les déterminants se situent donc entièrement à l’extérieur de la filière (évolutions économique, démographique, de mode de vie, etc.), et si tel ou tel film ou groupe de films peut, conjoncturellement, modifier à la marge les résultats saisonniers ou annuels d’une nation, il ne provoque pas d’involution de la tendance générale. Il existe donc une demande globale et indifférenciée de cinéma, dont les variations – selon les époques, les pays, les sous-groupes des populations, leurs aspirations sociales et niveaux de vie, etc. – dépendent de tendances lourdes, externes à la filière cinématographique qui les subit totalement.
14Les flux générationnels, les évolutions technologiques, le développement de nouvelles concurrences extra-sectorielles et les modifications des styles de consommation, comme des attentes et imaginaires sociaux qu’elles impliquent, ont été vécus quasi simultanément dans tous les pays européens. Les bouleversements qu’ils ont induit sur les populations, période par période, ont façonné des réponses voisines et concomitantes partout en Europe, la consommation de cinéma apparaissant alors plus comme un symptôme ou un révélateur que comme la résultante d’actions des professionnels ou des États. Le succès d’une certaine offre partout en Europe, celle de la cinématographie américaine, a été servi par les moyens économiques d’une industrie qui a rodé son efficacité en plusieurs décennies. Elle a su, d’une part, répondre à une demande en passant toutefois par un changement assumé de la nature et des contenus du film, d’autre part renforcer son importance d’abord sur son sol national, puis à l’étranger. Au niveau économique, ces faits doivent être perçus comme extrêmement positifs pour tous les artistes et industriels européens, car, si des facteurs spécifiques ont favorisé l’émergence d’un cinéma-monde aux États-Unis, aucun élément – ni artistique ni économique – n’interdit définitivement une apparition et un développement similaires pour certains talents européens. Mais au xxie siècle, pour un pays donné, réussir à produire un cinéma-monde rend-il encore pertinente la notion de nationalité de cette industrie ? Et s’agit-il encore d’une cinématographie ?
Notes de bas de page
1 Fréquents sont ceux de la première catégorie (voguant vers la destinée de l’artiste maudit), mais plus rares sont les cinéastes qui ont rencontré le succès et qui aspirent à la reconnaissance artistique, et encore plus singuliers sont ceux qui y parviennent. Dans l’exécution de ce grand écart, il faut noter l’exploit de Luc Besson, cinéaste français ayant connu de nombreux succès publics, et donc à ce titre suspect, puis rejeté par ses pairs et les instances critiques et intellectuelles. Soucieux de la double reconnaissance, il parvient cependant à devenir président du plus prestigieux festival « anti-cinéma commercial » du monde (Cannes 2000), au cours duquel, petit pied-de-nez, ne sera primé aucun film français.
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