Histoire industrielle, organisation du travail et culture ouvrière dans les arsenaux
p. 399-410
Texte intégral
1Les anciens arsenaux de l’armée de Terre constituent aujourd’hui l’essentiel de la société nationale GIAT Industries, née en 1990 de leur difficile et discuté passage d’un statut d’organisme public inscrit au budget à celui de société nationale astreinte aux règles comptables du droit privé. La société GIAT Industries, notamment productrice du char Leclerc, connaît depuis sa création de profondes difficultés. Les plans sociaux se sont succédés et la fermeture de sites est programmée. Les établissements d’aujourd’hui, réduits, restructurés, au personnel renouvelé, n’ont plus grand-chose à voir avec les anciens arsenaux, ni même avec les établissements que nous avons rencontrés entre 1988 et 1996.
2À cette époque, notre travail1 vise un plus large objet que cette seule culture ouvrière, même si celle-ci s’avère vite incontournable. Il s’agit en effet de reconstruire l’histoire technique, institutionnelle, industrielle et sociale des arsenaux, afin de comprendre les relations nouées autour de cette industrie entre les champs politique, industriel et militaire ainsi que le sens des changements qui surviennent dans les années 1980.
3Les dix établissements que nous rencontrons sont en apparence très différents par leur localisation, leur histoire (certains sont les héritiers de traditions artisanales médiévales, les plus récents apparaissent au début du xxe siècle), leurs produits... On y trouve aussi bien des cartoucheries (Le Mans, Rennes, Toulouse) que d’anciennes et prestigieuses manufactures d’armes (Saint-Étienne, Tulle), des ateliers de construction de chars ou de canons (Bourges, Roanne, Tarbes, Satory) ou des ateliers pyrotechniques (Salbris).
4Pour l’observateur itinérant, tous ces établissements ont cependant un air de ressemblance frappant, une « culture » commune. Fraternité bureaucratique et militaire due à un mode de fonctionnement strictement codifié des années durant, solidarité historique d’établissements liés par leur trajectoire commune, lien social évident tissé autour d’une population ouvrière longtemps pivot de ces établissements.
5Les récits alors recueillis auprès d’environ 200 personnes, actifs et retraités, mêlés aux documents historiques, donnent ainsi à lire l’évolution de cette culture construite progressivement avec le siècle, son apogée durant les années de « l’indépendance nationale » et de la guerre froide puis son déclin ; culture malmenée par les évolutions techniques et sociales des années 1980, culture à abattre au moment du changement de statut, car obstacle à la restructuration managériale, et enfin culture moribonde depuis.
6Au-delà d’un travail d’« archéologie du social », cette compréhension de la culture ouvrière arsenaliste permet également une projection plus large sur une partie de l’histoire des relations sociales et professionnelles en France.
Organisation industrielle dans les arsenaux : l’héritage historique
7Le caractère éminemment politique de l’industrie d’armement est évident. Les arsenaux se construisent en quelque sorte avec l’ État et conservent de cette relation un solide héritage sur au moins trois aspects : leur statut, qui répond au désir de monopole de l’État, leur organisation industrielle, plus technique qu’économique, et enfin l’héritage social d’un État qui est tout à la fois patron et arbitre dans les luttes sociales.
8Très tôt, dès que ses bases sont jetées, dès qu’il peut en fait constituer des stocks sans craindre de les voir utiliser contre lui, le pouvoir royal tente de contrôler ces productions d’armes si stratégiques et de les soustraire au marché. De manière concrète, tous les établissements producteurs sont ainsi, progressivement et à des époques différentes, placés sous régie directe de l’État et sous administration militaire. À la veille de la Première Guerre mondiale, l’État possède ainsi une quarantaine d’établissements producteurs d’armements.
9Cette date n’est pas prise au hasard. Le tournant des deux siècles est en effet tout à fait fondamental dans la compréhension du fonctionnement des arsenaux ; dès ce moment, ils apparaissent réellement structurés à divers niveaux sous la forme qu’ils conservèrent jusqu’à leur récente transformation. Dès cette époque se présentent ainsi à la fois les grands traits de leur fonctionnement et l’amorce de possibles problèmes et dérives.
10Le mode de développement de l’industrie militaire, enchâssée dans ses relations très étroites avec l’État, soumise à son contrôle, sans marché, est ainsi un mode de développement essentiellement technique et non économique. L’obsession de l’État est certes de contrôler et monopoliser l’industrie d’armement mais aussi, et dès le départ, d’harmoniser les productions.
11La recherche d’interchangeabilité des pièces et d’uniformisation des fabrications est une donnée fondamentale dans la construction historique de l’industrie d’armement. On l’identifie souvent aux travaux de Gribeauval au xviiie siècle, mais elle existe avant et se poursuit bien après. Cette recherche poursuit deux objectifs principaux, aussi bien en artillerie que dans les manufactures d’armes : pouvoir sortir indifféremment un matériel de n’importe quel atelier – donc pouvoir produire en quantité des matériels identiques et avoir des rechanges facilités –, mais surtout améliorer la précision et la portée des armes. Les règlements intérieurs des établissements témoignent de réglementations techniques et de contrôles drastiques. L’organisation du travail est l’objet de travaux très avancés ; la mécanisation, synonyme de perfection pour l’usinage des pièces, est constamment recherchée.
12Le souci de perfection technique est ainsi un trait profondément structurant des arsenaux, très palpable dans les représentations des salariés et de leurs dirigeants polytechniciens, qui ont largement orchestré cette rationalisation technique au cours du xixe siècle.
13Ce souci de perfection technique légitime un fonctionnement particulier et fait de l’industrie d’armement une industrie organisée de manière spécifique. Dans un article de la Revue d’Artillerie publié en 1913, le contrôleur général Enjalbert l’explique très clairement : « Les produits des établissements d’artillerie sont comparables mais non identiques à ceux de l’industrie privée où le prix de revient et la qualité sont deux facteurs en général opposés. Dans les établissements d’artillerie, la qualité du produit doit être avant toute chose la préoccupation du personnel responsable devant le ministre et le pays [...]. On devra donc écarter toute mesure d’économie qui par l’emploi de matières premières moins irréprochables, par une diminution de main-d’œuvre entraînant un travail moins bien fini, moins parfait, serait de nature à amoindrir en un point de vue quelconque la supériorité qu’il est possible d’atteindre dans la fabrication2. »
14La main-d’œuvre des arsenaux est justement l’objet de toutes les attentions de l’État, État à la fois employeur et progressivement en charge de la question sociale au plan national.
15Jusqu’au conflit de 1870 à peu près, les arsenaux fonctionnent avec des compagnies d’ouvriers militaires et des ouvriers immatriculés, engagés par contrat. Ces deux catégories sont les seules à bénéficier de certains avantages (retraite, assurance décès, maladie...). Dans les autres établissements, qui conservent un statut entrepreneurial mais dont la charge de travail est totalement liée aux commandes d’État, les besoins en main-d’œuvre sont très fluctuants. Les établissements adoptent, dirait-on aujourd’hui, une politique de flexibilité : dans les moments de tensions, de conflits ou de renouvellement technique, ils embauchent puis licencient leur main-d’œuvre. L’industrie d’armement est de fait une industrie très cyclique, sujette à des crises très dures.
16Après 1870, l’industrialisation des fabrications et la mise en régie directe des manufactures provoquent une augmentation très nette des effectifs. Les ouvriers militaires et immatriculés deviennent minoritaires et la majorité des ouvriers « libres » ne tarde pas à réclamer des avantages identiques, relayée en cela par des syndicats autorisés dans les arsenaux par la Chambre depuis 1895. En 1897, l’État donne aux ouvriers le statut d’État qui, au-delà des avantages conférés (salaires, durée du travail, retraite, maladie, décès...), ouvre surtout pour le siècle un cadre évolutif de négociations. En 1899, les écoles d’apprentissage des établissements sont créées. En 1907, les employés obtiennent leur fonctionnarisation.
17L’État se pose ainsi clairement, au tournant du siècle, comme arbitre dans les luttes sociales. Il place ses propres structures industrielles en modèle, en accordant des conditions salariales attractives pour l’époque et en désamorçant, dans le même temps, les risques de conflit dans un secteur hautement stratégique. Les arsenaux figureraient presque ainsi un « paradis social », s’il n’y avait ces terribles fluctuations de la charge de travail. La solution théorique à ce problème est simple, nous dit encore le contrôleur Enjalbert : un noyau très qualifié et permanent d’ouvriers (5 à 6 000 personnes) suffit dans les périodes de travail réduit tandis que, dans les moments de renouvellement de matériels, de crise ou de conflit, les embauches temporaires d’ouvriers non qualifiés viennent fournir les 20 ou 25 000 personnes nécessaires.
18Le statut d’ouvrier d’État a été conçu autour de cette idée, avec une clause, toujours existante, de licenciement pour manque de travail. Ce mode d’organisation est cependant mis à mal dès le début du siècle. Les ouvriers, en effet, refusent les licenciements et cherchent à les éviter par tous les moyens possibles, notamment en faisant intervenir les pouvoirs locaux. Progressivement, cette clause, toujours inscrite au statut, tombe en désuétude. Elle est abandonnée au cours des années 1950 : la certitude de l’emploi est acquise, à ce moment-là, pour les ouvriers.
19Ces deux éléments, le souci de la perfection technique et le souci de l’emploi chez les ouvriers ou les élus locaux, se rencontrent bien évidemment. Le même souci prévaut d’ailleurs chez les dirigeants et cadres, dont la carrière n’est pas sans rapport avec la taille, et donc l’effectif, de l’établissement dirigé.
20Ainsi se dessine un des paradoxes de l’industrie d’armement, qui voit son essence cyclique, réactive, fluctuante, contrecarrée par les structures, par les forces sociales, qu’elle a développées. L’État voit se développer les structures de son monopole et, dans le même temps, peine à contenir et à articuler ces structures qu’il a contribué à édifier. Dans le cas des arsenaux et de l’industrie d’armement, trop souvent limités aux discours sur le « trop » ou « pas assez » d’État, cette image d’un État « pluricéphale », tiraillé entre des rationalités divergentes, paraît plus pertinente et conforme à la réalité socio-historique.
Organisation du travail et relations professionnelles : la puissance ouvrière dans les arsenaux
21Tous ces éléments forment le fondement de l’organisation salariale des arsenaux rencontrés dans les années 1980.
22La structure d’emploi y demeure alors très ouvrière : en 1980, on compte 80 % d’ouvriers pour 3 % de cadres. La population ouvrière est toujours constituée par deux sous-populations : les personnels qualifiés et les ouvriers spécialisés. Incontestablement, ce sont les professionnels, issus des écoles de l’armement, qui sont les piliers de la culture et de la puissance ouvrières dans les établissements. Un ensemble complexe d’éléments articulés concourent à cette puissance.
23En premier lieu, il y a toujours le statut d’ouvrier d’État, encore solide, que les ouvriers ont obtenu depuis la fin du siècle dernier et auquel ils ont progressivement réussi à accoler une officieuse sécurité de l’emploi.
24Il y a également le métier, élément fondamental dans leurs relations avec la hiérarchie, les agents spécialisés ou les plus jeunes. Autour du métier s’articulent différents éléments. Il y a d’abord les écoles professionnelles de l’armement, qui les ont formés et qualifiés. Elles ne sont accessibles que sur concours et leur formation, très réputée et valorisée, développe un très vif sentiment d’appartenance à une « élite » ouvrière, techniquement experte et reconnue par la hiérarchie intermédiaire, qui en est elle-même issue à près de 70 %.
25L’entrée dans ces écoles, associée à une importante cooptation familiale, correspond par ailleurs, pour les jeunes apprentis, à une formidable insertion dans l’univers des établissements et dans les valeurs du collectif ouvrier. Outil de formation professionnelle et de promotion sociale, les écoles constituent un instrument privilégié de la reproduction du collectif ouvrier.
26Elles fonctionnent également comme un ciment social et technique entre les populations. Elles mettent en relation – et les isolent de l’extérieur – les individus amenés à travailler ensemble ; elles relient, par leur passage commun par la même formation initiale, l’ouvrier au technicien et à l’ingénieur, l’élève au professeur, créant ainsi une spirale de l’excellence défendue par tous, puisque chacun lui doit quelque chose. Enfin, elles accordent syndicats et directions.
27Toujours en relation avec le métier, il y a ensuite l’importance accordée à l’habileté manuelle. Dans les ateliers, on s’appelle « compagnon », les anciens parrainent les plus jeunes afin d’assurer la transmission des savoirs. Élément fondamental de la culture ouvrière, cette habileté manuelle est prônée et revendiquée d’un bout à l’autre de l’échelle hiérarchique. Les ouvriers des arsenaux participent régulièrement au concours de « meilleur ouvrier de France » et réalisent leur chef-d’œuvre. Ce n’est pas un hasard non plus si, jusqu’en 1990, l’habileté manuelle constitue avec l’ancienneté le fondement de l’échelle des qualifications ouvrières et organise le système de promotion.
28L’importance de ces qualifications ouvrières peut sembler tout à fait paradoxale dans une organisation du travail décrite comme très taylorienne. On peut effectivement se demander comment peuvent se maintenir et se transmettre dans cette organisation ces traditions de métier, voire à quoi elles servent.
29En fait, les ouvriers professionnels ont trouvé dans l’organisation, non d’ailleurs sans faire pression sur elle, les moyens d’accorder culture de métier et « taylorisme ». D’abord, parce que de larges enclaves dans cette organisation le leur permettent : les professionnels sont majoritairement affectés dans des services d’entretien très étendus, à la réparation ou à l’outillage, aux contrôles, aux essais, en prototypes ou petites séries. Ils disposent également là d’un autre atout : l’exigence historique et toujours maintenue de qualité des produits.
30Avec le temps en effet, cette exigence de qualité est devenue une donnée essentielle de l’organisation du travail. Elle se nourrit, et inversement, de cette culture de métier développée à travers les écoles. Reprise à leur compte par les professionnels et leur hiérarchie, elle permet également de justifier les entorses faites aux règlements et le contournement des règles. Suivi souple des temps et des gammes, allongement des délais, multiplication des temps d’essai : ce souci de qualité réaffirme en fait constamment la nature plus technique qu’économique de l’industrie d’armement d’État. Parfaitement intégrée dans la culture de métier des arsenaux, s’est ainsi historiquement construite une culture du bel ouvrage, du beau, du soigné, du travail bien fait dans laquelle l’habileté manuelle des professionnels a toute sa place et qui limite l’emprise de l’organisation sur les savoirs de métier. Et ce d’autant plus que, jusqu’aux années 1980 du moins, le taylorisme dans les établissements est départi de son rôle moteur : la rentabilité et le profit. Pendant des années, les productions sont cédées à l’état-major : il n’y a pas de souci réel de productivité, ni de concurrence.
31Ces éléments confèrent aux arsenaux une double réputation : mauvais industriel (délais, coûts), mais bon travailleur (qualité).
32Le travail ouvrier intègre bien évidemment ces paramètres. Les traditions de métier des professionnels issus des écoles de l’armement alimentent une culture du « beau travail », renforcée par ailleurs par les contrôles pointilleux auxquels sont exposées les fabrications. Quant au côté « mauvais industriel » du GIAT, il alimente une excellente réputation dans la population ouvrière. On sait qu’en général, les cadences y sont moins élevées que dans le secteur privé pour des salaires souvent supérieurs. Les établissements sont ainsi auréolés de la même réputation de « travail tranquille », même si elle résonne différemment selon les secteurs de production. À des centaines de kilomètres de distance, de Bourges à Tarbes, de Tulle à Rennes ou de Roanne à Toulouse, surnoms et plaisanteries sont étrangement similaires et participent à la propagation d’une réputation tenace.
33C’est donc l’autre population ouvrière, celle des non-professionnels, qui assure la majeure partie des productions de série. Longtemps issue des milieux ruraux, puis d’autres secteurs aux conditions de travail très rudes (artisans, transports, bâtiment, travaux publics...), cette population trouve là des conditions salariales attrayantes qui compensent le peu d’intérêt du travail. Il existe ainsi une division technique et sociale du travail précise entre ces deux populations, avec deux modes de recrutement et de formation très différents.
34Aux non-professionnels, les fabrications sérialisées, le recrutement par tests psychotechniques, l’initiation rapide dans la plus pure logique taylorienne ; aux professionnels au contraire, les travaux les plus nobles, le recrutement sur concours, les écoles de formation interne et la socialisation professionnelle traditionnelle dans la culture de métier.
35Il y a ainsi une réelle domination des ouvriers professionnels sur les non-professionnels, mais celle-ci n’est pas contestée. La distinction entre les deux catégories ouvrières est ainsi très intégrée dans les discours des deux populations. Elle n’empêche pas une vie sociale dense et sympathique. La convivialité des pratiques de sociabilité est encore accentuée par le caractère familial et social des recrutements.
36Enfin, dernière touche au tableau de cette puissance ouvrière, qui a largement contribué à sa construction : le syndicalisme. Le syndicalisme ouvrier dans les arsenaux a vécu les grandes évolutions nationales : né à la fin du siècle dernier, il s’inscrit dans le cheminement historique de la CGT.
37Évidemment, le ton syndical est différent selon les établissements et les traditions. Certains établissements sont ainsi historiquement plus « réactifs », comme Tarbes, Saint-Étienne ou Roanne. Le syndicalisme des arsenaux s’inscrit cependant dans une tonalité générale, celle de la fonction publique. Les droits syndicaux sont respectés, les avancées de la législation scrupuleusement suivies par un État soucieux de l’exemple qu’il donne et par un syndicat très puissant, très organisé, utilisant les voies bureaucratiques pour promulguer et instituer les réglementations salariales. Ce partenariat se trouve renforcé par les structures mêmes de l’organisation : les écoles, les années de pratique obligatoire en atelier avant le passage dans les catégories supérieures, la promotion maison familiarisent en effet l’ensemble des personnels au syndicalisme. En 1988, dans ses rapports internes, la Direction de l’armement terrestre évaluait à 80 % le taux de syndicalisation des personnels ouvriers, mais surtout elle notait « la syndicalisation importante de la maîtrise l’empêchant parfois de jouer le rôle habituellement dévolu à la hiérarchie ». Fortement représentés dans les commissions, très organisés, les syndicats participent pleinement au fonctionnement des établissements et veillent jalousement au maintien des acquis. Débrayages intempestifs, grèves ou délégations manifestent ainsi la puissance de revendication de la communauté ouvrière dans les établissements.
38À sa force numérique, la population ouvrière des arsenaux associe donc une force sociale et politique. Cette toute-puissance ouvrière imprime ainsi sa marque aux évolutions tant techniques que sociales des établissements. Elle ne résiste cependant pas aux évolutions des dernières décennies du xxe siècle.
La culture ouvrière dans les évolutions techniques et sociales des années 1980 : de l’apogée au déclin
39Dés le début des années 1980, cette culture ouvrière est malmenée. Et si le changement de statut, à partir de 1990, fait figure d’accélérateur, d’autres éléments ont avant lui affaibli la population ouvrière. C’est notamment le cas de la modernisation des forces productives, qui vient bouleverser profondément l’organisation technique et sociale du travail dans les arsenaux.
40En effet, l’automatisation remet en cause les principes mêmes de qualification des plus anciens, dont la culture professionnelle s’articule mal à ces nouvelles techniques.
41Dans cette même période, des changements conséquents viennent, de plus, modifier la constitution de la population ouvrière. La domination professionnelle des anciens se heurte progressivement à l’évolution de deux populations, les jeunes d’une part, les non-qualifiés de l’autre.
42Les entretiens réalisés avec les plus anciens mentionnent de manière récurrente et très appuyée leurs difficultés de relation et de communication avec la jeune génération ouvrière professionnelle. Au-delà des traditionnels problèmes de générations, un clivage plus profond semble donc s’être opéré entre des jeunes formés aux techniques automatisées et des anciens qui en sont écartés. Effectivement, les techniques classiques de production donnaient lieu à un processus de transmission particulier des savoirs professionnels, qui reposait sur l’instinct. On captait le métier dans ses tours de main, par l’expérience. Le rôle des anciens était moins d’expliquer que de montrer. Les nouvelles techniques de production ont transformé ces processus de transmission. L’expérience professionnelle des aînés, aujourd’hui captée dans les programmes de leurs machines, n’est que peu nécessaire aux plus jeunes.
43Par ailleurs, dans la même période, les secteurs d’entretien commencent à s’affaiblir et les arsenaux voient s’installer la sous-traitance. Alors que les embauches se raréfient, les jeunes apprentis sont ainsi de plus en plus affectés vers les secteurs productifs.
44Ces éléments se conjuguent pour remettre en cause le processus même de la socialisation professionnelle entre jeunes et anciens, au moment où la composition de la jeune population ouvrière semble se modifier. En effet, les conditions d’entrée et les parcours professionnels des jeunes ouvriers que nous avons rencontrés dans les établissements présentent des différences très significatives par rapport à ceux de leurs aînés. Ainsi, et bien que les échantillons constitués auprès de chaque population n’aient pas un strict caractère de représentativité statistique, deux éléments nous ont semblé suffisamment intéressants et récurrents pour être cités.
45En premier lieu, les origines sociales de ces jeunes professionnels apparaissent bien plus contrastées que celles de leurs aînés ; la reproduction familiale directe du parcours n’est plus aussi évidente, voilée par l’augmentation des effectifs des écoles. À côté des fils d’ouvriers, de chefs d’équipe ou de techniciens se trouve ainsi toute une population issue des classes moyennes (petits commerçants, artisans, cadres). Ce phénomène s’explique : dans les années 1970 et 1980, les écoles augmentent leur recrutement. Dans le même temps, les conditions économiques et le marché de l’emploi se détériorent. Les arsenaux, par la haute réputation de leur formation, de leur politique salariale et leur sécurité d’emploi, attirent un public élargi.
46Mais, toujours dans cette même période, l’accession aux formations secondaires s’élargit elle aussi. Beaucoup parmi les jeunes professionnels rencontrés sont en situation d’échec scolaire dans le secondaire lorsqu’ils passent le concours d’entrée dans les écoles des arsenaux. Nombreux sont ainsi ceux qui ont tenté une année de seconde dans le domaine général ou technique. Cet échec, les épreuves du concours d’entrée l’entérinent. En effet, les écoles ont, à partir des années 1970, mis en place deux filières, l’une, dite « filière longue », pour préparer au baccalauréat et aux écoles de techniciens ou ingénieurs, l’autre, dite « filière courte », limitée à la préparation du BEP. Très fréquemment, les deux concours sont passés par les futurs élèves ; les jeunes ouvriers professionnels que nous avons rencontrés sont donc des « recalés » du concours de la filière longue. Même si la valorisation technique de la formation reçue reste prégnante, si les écoles atténuent très fortement le sentiment de l’échec scolaire par rapport aux LEP traditionnels, les représentations de l’entrée dans les arsenaux de cette jeune population sont indéniablement très différentes de celles de leurs aînés.
47D’autant plus que les modèles de promotion proposés sont eux aussi très différents. En effet, la mise en place, puis le développement dans la décennie 1975-1985 de la filière « longue » favorise le recrutement et la formation directs des jeunes techniciens.
48Au-delà d’une simple distanciation technique des générations, c’est en fait la difficulté de socialisation des plus jeunes à l’ensemble du système sur lequel l’ancienne génération ouvrière avait établi sa force qui s’exprime. D’autant plus qu’au même moment, leur domination sur les non-professionnels est elle aussi mise en cause.
49Durant la décennie 1980 en effet, le pouvoir politique s’intéresse aux conditions de travail, et la volonté ministérielle d’une recomposition du travail ouvrier dans ces établissements s’affirme progressivement.
50Dans les arsenaux, il s’agit plus concrètement de diminuer les effectifs des personnels non professionnels. Les catégories les plus basses d’agents spécialisés doivent ainsi disparaître. Un grand plan de formation est ensuite déclenché, qui reclasse plus d’un millier d’agents spécialisés.
51La diffusion des processus automatisés, implantés en premier lieu dans les secteurs de production, coïncide donc avec la professionnalisation des agents spécialisés. Cette re-qualification des agents spécialisés, « professionnels au rabais » pour les « vrais professionnels », leur formation aux nouvelles techniques de production brouillent quand même les anciennes hiérarchies.
52À ce phénomène s’ajoute un changement très progressif concernant la constitution même de cette population. En effet, cette population d’agents spécialisés a longtemps été constituée, nous l’avons dit, par le trop-plein de main-d’œuvre rurale, puis par des travailleurs non qualifiés du privé. Avec la crise, qui frappe les industries des régions concernées, l’attraction des établissements se renforce. Une nouvelle catégorie d’OS se manifeste, difficile à quantifier mais régulièrement présente dans les entretiens menés avec la population arrivée à partir de la deuxième moitié de la décennie 1970 : ce sont les « professionnels cachés » ou les « faux OS ».
53PI voire P2, mécaniciens, tourneurs, chaudronniers ou soudeurs d’entreprises industrielles en crise, ils taisent leur qualification et acceptent de travailler dans les secteurs déqualifiés des arsenaux. Contrairement aux jeunes apprentis, ils doivent refaire le parcours de la qualification dans les établissements.
54Ce parcours différent alimente ainsi un conflit latent. La domination des professionnels n’est plus acceptée comme auparavant, et ce conflit resurgit de manière très nette au moment de la nationalisation. Il aurait d’ailleurs été intéressant de pouvoir mettre en relation ces arrivées avec le développement de la CFDT dans le collège ouvrier au début de la décennie 1980.
55Tous ces éléments contribuent à la fragilisation de la population ouvrière. Dans son projet de modification du statut des arsenaux, l’État bénéficie cependant de l’appui d’un autre allié : la crise et le manque de travail qu’elle engendre.
Crise du travail, changement de statut et stratégie managériale : le repli ouvrier
56La crise frappe les établissements à des dates différentes, mais on peut retenir 1985 comme charnière. À cette date, en effet, le travail a déserté les ateliers. Et pourtant, la situation dure, à peine imaginable pour les observateurs d’entreprises industrielles classiques. À partir de cette date également, les écoles professionnelles ferment une à une.
57En 1987, la crise est officielle et les premières mesures sont annoncées publiquement, notamment le dégagement de tous les personnels ouvriers ayant atteint l’âge de 55 ans – probablement une frange importante des plus « irréductibles ». Dans le même temps, à l’autre extrémité, les jeunes qualifiés mutent massivement, primes financières à l’appui. Cette vague de départs provoque une profonde désorganisation dans les ateliers et accentue l’inquiétude des personnels.
58Progressivement, avec ce manque de travail qui s’installe et dure, tous les éléments de l’organisation industrielle perdent leur sens. À quoi bon tenir des temps ou des délais, faire preuve d’autorité sur son équipe, alors que la raison d’être de ces éléments, le travail, a déserté ? À quoi bon même sanctionner les absences ? À quoi bon surtout faire grève quand il n’y a rien à faire ? Cette profonde désorganisation due à cette longue pénurie de travail s’avère totalement désastreuse pour l’entreprise et pour les hommes. L’organisation industrielle, la discipline perdant leur sens, des dérives apparaissent qui suscitent malaises et culpabilités. Beaucoup d’ouvriers dans les entretiens parlent de laxisme, de laisser-aller, évoquent des pratiques de fraudes diverses. Dans ce mal-être général, la désolidarisation, les conflits interindividuels ou catégoriels sont manifestes dans les établissements, tandis que la division existant entre les deux principales organisations syndicales, CGT et CFDT, se mue en un clivage profond aux tensions très perceptibles.
59À l’annonce de la décision ministérielle de nationalisation, puis durant la période législative qui transforma cette décision en loi, les réactions se sont multipliées dans les établissements et leur environnement. Mais ni les pétitions, ni les grèves et manifestations, ni les pressions des élus locaux, ni les campagnes de soutien n’ont réussi à faire échec au projet. GIAT Industries naît en 1990.
60Bien des modifications dans l’organisation du travail étaient, nous l’avons vu, antérieures au changement de statut. Celui-ci prend cependant l’aspect d’un interrupteur et accélère la mise à niveau des arsenaux sur le modèle d’entreprises plus performantes. Il s’agit de réaliser une véritable « révolution culturelle », expression employée à l’époque par le président.
61Politique de communication, flux tendu, qualité totale, groupe de progrès... la rationalisation industrielle est aussi idéologique : la chrysalide doit devenir papillon, les archaïques arsenaux un groupe industriel rentable, moderne et performant.
62Dans ce processus, les ouvriers d’État issus des écoles, piliers de l’ancienne organisation, doivent reconnaître qu’ils n’intéressent guère la nouvelle, dont l’attention est tout entière tournée vers les personnels d’encadrement, moteurs et supports du changement. Pire : ils sont les premiers destinataires des plans sociaux qui se succèdent et leurs effectifs décroissent de manière spectaculaire, tandis que les recrutements massifs de cadres viennent rééquilibrer la structure d’emploi. Laissés-pour-compte de la nouvelle organisation, les ouvriers en ressentent toute l’indifférence, voire une hostilité bien nouvelle. Matière grise contre habileté manuelle : les références traditionnelles sont en effet bousculées, tout comme d’ailleurs, dans la pratique du travail concret, les lignes hiérarchiques classiques et homogènes, attentives aux compétences techniques des compagnons, parce que formées dans les mêmes structures professionnelles. Le poids numérique mais aussi plus symbolique des ouvriers s’amenuise ainsi dans la nouvelle organisation.
63Au-delà des modifications dans les structures et l’organisation des établissements, c’est en fait la culture « arsenaliste » qui est en train de disparaître. Ce phénomène n’est pas en lui-même exceptionnel : bien des processus de production ont disparu dans l’histoire industrielle avec les produits, les métiers et les hommes qui les constituaient.
64Les arsenaux font partie de ces secteurs industriels disparus avec le siècle sans avoir éveillé beaucoup d’intérêt. Restructuration rationnelle pour certains, au regard des évolutions techniques et économiques et du repositionnement d’une industrie après tout peu sympathique. La double protection du secret défense et de l’ostracisme pacifique rend cette disparition bien silencieuse. C’est donc un peu de cette histoire industrielle et humaine, un peu de ces mémoires recueillies et de la culture des hommes au travail que nous avons souhaité restituer.
Bibliographie
Éléments de bibliographie
Frédérique Barnier, La Civilisation des armes. Les arsenaux et l’industrie militaire en France, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-VII, 1996.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle et capitalisme, Paris, Armand Colin, 1965.
Roger CAILLOIS, Bellone ou la pente de la guerre. Paris, A.G. Nizet, 1963.
Joseph Challéat, L’Artillerie de terre en France pendant un siècle, 1816-1919, Paris, Lavauzelle, 1933.
Prosper Charbonnier, « Les ingénieurs d’artillerie », Revue d’artillerie, n° 80, mai 1912.
Bernard Chenot, Organisation économique de l’État, Paris, Dalloz, 1951.
François Chesnais (dir.), Compétitivité internationale et dépenses militaires, Paris, Economica, 1990.
André Collet, Les Industries d’armement, Paris, PUF, 1988.
François Crouzet, « Recherches sur la production d’armements en France, 1815-1913 », Revue historique, n° 509, 1974.
Maurice Daumas, Histoire générale des techniques, Paris, PUF, 1979.
Dominique David, La Politique de défense de la France, Paris, FEDN, 1989.
IGA André Dufoux, Organisation et moyens, Comité pour l’histoire de l’armement terrestre, 1989.
Norbert Elias, La Dynamique de l’Occident, Paris, Calmann-Lévy, 1991.
Jacques Ellul, Histoire des institutions, Paris, PUF, 1956.
Contrôleur général Enjalbert, « Étude sur l’organisation et le fonctionnement des établissements de l’artillerie », Revue d’artillerie, n° 83, 1913.
Lieutenant-colonel Gages, Législation ouvrière, Cours supérieur technique d’artillerie, École d’application de l’artillerie et du génie, Bourges, 1910.
Abdelilah Hamdouch, L’État d’influence, nationalisations et privatisations en France, Paris, Éd. du CNRS, 1989.
Jean-Paul Hébert, Stratégie française et industrie d’armement, Paris, FEDN, 1991.
P. Hoff, « Aux origines de la DGA, 1918-1939 », Revue de la SAGEM et de l’ASITA, n° 8, mars 1984.
Richard Kuisel, Le Capitalisme et l’État en France, Paris, Gallimard, 1984.
Émile Levasseur, Histoire de la classe ouvrière et de l’industrie en France, Paris, A. Rousseau, 1904.
Pierre Naville, La Guerre de tous contre tous, Paris, Éd. Galilée, 1977.
Gustave Ply, Étude sur l’organisation du service technique dans les manufactures d’ armes, Paris, Berger-Levrault, 1888.
Hélève Vérin, La Gloire des ingénieurs, Paris, Albin Michel, 1993.
Max Weber, Économie et société, Paris, Plon, 1971.
Notes de bas de page
1 Frédérique Barnier, La Civilisation des armes. Les arsenaux et l’industrie militaire en France, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-VII, 1996. Des éléments de bibliographie générale sont fournis en fin d’article.
2 Contrôleur général Enjalbert, « Étude sur l’organisation et le fonctionnement des établissements de l’artillerie », Revue d’Artillerie, n° 83, 1913.
Auteur
Frédérique Barnier est docteur en sociologie et maître de conférences à l’IUT de Bourges. Ses principaux travaux et publications sur l’armement sont les suivants :
L’Atelier des premières armes : processus de socialisation au travail de jeunes ouvriers professionnels, mémoire de maîtrise, UFR de sociologie, Université François-Rabelais, Tours, 1989. – Mémoires au travail : mémoires des groupes sociaux au travail et travail social sur la mémoire dans l’industrie de l’armement, mémoire de DEA en sociologie, Université Paris-VII, 1990. – La Civilisation des armes : les arsenaux et l’industrie militaire en France, thèse de doctorat en sociologie, Université Paris-VII, 1996. – « Technique militaire et structure sociale », Sciences sociales, industries, techniques et cultures professionnelles, bulletin n° 2, avril 1996. – « Artillerie et armement terrestre : du frein de recul au freinage institutionnel, le canon de 75 et l’affaire Dreyfus », Actes du colloque de l’IFRESI, CNRS, IFRESI, mai 1997, Paris, L’Harmattan, 2004. – « Aux origines du taylorisme à la française : Gustave Ply », Entreprises et Histoire, n° 18, 1998. – « Des arsenaux à Giat industries : l’érosion ouvrière », Lettre du Groupe E3D, Université de Bretagne Occidentale, Brest, 1998. – « Les transformations des relations entre l’État et les producteurs d’armement : le cas de Giat industries », Stratégies et Armement, n° 22, septembre 1998.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Archives « secrètes » , secrets d’archives ?
Historiens et archivistes face aux archives sensibles
Sébastien Laurent (dir.)
2003
Le darwinisme social en France (1859-1918)
Fascination et rejet d’une idéologie
Jean-Marc Bernardini
1997
L’École républicaine et la question des savoirs
Enquête au cœur du Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson
Daniel Denis et Pierre Kahn (dir.)
2003
Histoire de la documentation en France
Culture, science et technologie de l’information, 1895-1937
Sylvie Fayet-Scribe
2000
Le photoreportage d’auteur
L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970
Gaëlle Morel
2006