L’Encyclopédie : histoire, système et tableau
p. 45-58
Texte intégral
« In tempore quoad ordinem successions, in spatio quoad ordinem situs, locantur universa. »
Newton, cité par d’Alembert, art. Chronologie
La mémoire et la raison
1Diderot définit ainsi l’objet d’une encyclopédie : « Le but d’une encyclopédie est de rassembler les connaissances éparses sur la surface de la terre, d’en exposer le système général aux hommes avec qui nous vivons, et de le transmettre aux hommes qui viendront après nous » (art. Encyclopédie, p. 635a). Toute encyclopédie, en effet, a une fonction historique : elle recueille le savoir passé, elle le livre aux hommes d’aujourd’hui, elle le transmet aux hommes de demain pour qu’il soit augmenté. Elle-même est un objet historique ; même si à sa façon, en tant que rassemblement de connaissances éparses, elle est un moment privilégié dans l’histoire de la connaissance, elle ne peut prétendre représenter l’achèvement du savoir, et elle est condamnée à vieillir avec le temps.
2L’Encyclopédie recueille, elle fait œuvre de mémoire, et elle est une histoire au double sens du mot : sa matière est historique ; en outre, elle classe, elle ordonne en histoire cette matière éparse, elle en fait un système général. C’est pourquoi, elle est aussi une activité de la raison : d’abord comme disposition du savoir recueilli1, ensuite comme un système assez général et assez construit, pour porter en lui-même l’annonce des connaissances qui restent à inventer et qui le compléteront en même temps qu’elles le rendront caduc. Inversement, si, étant une œuvre de la mémoire, une encyclopédie ne doit pas se perdre dans le détail des événements, des princes et des héros, ou des curiosités, étant une œuvre de la raison, elle ne doit pas se confondre avec une mathesis universalis, de forme déductive2. La mémoire et la raison sont donc également indispensables au lecteur à qui on offre deux choses : découvrir des vérités déjà acquises et qu’il ignore, mais que la mémoire de l’humanité met à sa portée en les disposant dans un ordre, et participer lui-même sur cette base au progrès du savoir, en usant de sa raison.
3La construction et la rédaction d’une encyclopédie supposent donc qu’on réponde à la question suivante : comment la raison peut-elle se rapporter à la mémoire ? Question qui n’est pas nouvelle, puisqu’elle avait été rencontrée depuis longtemps par l’histoire naturelle, laquelle fait elle aussi œuvre de mémoire en recueillant les observations, et de raison en faisant non seulement un travail de classement mais aussi de systématisation, quand il lui faut déterminer les liaisons entre les espèces vivantes. Et l’on sait dans quelle alternative l’histoire naturelle était durablement tombée : ou bien suivre la méthode empirique, c’est-à-dire, partant du recueil que fait la mémoire des faits, des êtres et des qualités, dégager par induction les espèces et les genres, et leurs essences correspondantes, la difficulté étant alors l’extrême diversité du détail empirique, en même temps que son caractère lacunaire, et l’impossibilité de décider entre les ressemblances possibles ; ou bien suivre la méthode rationnelle qui commence par construire un système de manière a priori et qui d’autorité y fait rentrer ensuite le divers empirique collationné, avec la même impossibilité de décider en vérité des ressemblances réelles.
4Le divers à considérer par une encyclopédie est un divers de faits, de vérités et d’œuvres, livré dans un divers de témoignages, de documents et de monuments. Même dans le champ des sciences les mieux construites, il règne du désordre et l’on n’échappe pas aux lacunes. Du moins l’histoire les transmet-elle de la sorte. Certes, une part importante de tout cet acquis est le résultat de l’activité rationnelle des hommes ; mais c’est une chose que l’activité qui a engendré les connaissances, c’en est une autre que l’état dans lequel elles sont livrées par tous les procédés de tradition ou de transmission qu’on peut connaître. Comment donc s’en saisir et à quelle méthode recourir, sachant qu’on ne peut se contenter ni d’un mode purement narratif ni d’un mode purement rationnel ?
5La question n’a pas exactement la même signification, selon qu’on traite l’ouvrage comme une encyclopédie ou comme un dictionnaire. Une bonne encyclopédie offre au lecteur la possibilité de circuler à l’intérieur de l’ouvrage, non seulement par le jeu des renvois, des définitions, mais encore par la représentation de l’unité systématique du savoir, seule capable de fonder en raison le dispositif mis à la disposition du lecteur. On se demandera alors comment une telle représentation peut être formée et comment elle peut se rapporter au divers des sciences et des arts. Un bon dictionnaire, quant à lui, se trouve devant une exigence du même ordre, celle d’assurer l’unité de chacun des articles, face au divers des mots, des notions et des choses, mais dans l’arbitraire de l’ordre alphabétique.
6Nous avons essayé de montrer ailleurs3 que la réponse globale apportée par d’Alembert consiste à juxtaposer des ordres différents de nature et irréductibles les uns aux autres : l’ordre encyclopédique présenté dans le SF, utile dans sa fonction, arbitraire dans sa construction, l’ordre généalogique ou métaphysique, naturel dans son principe, mais traitant la connaissance humaine par ses causes et non par ses résultats, l’ordre historique enfin, discontinu, et rendant hommage aux génies ; sans compter, la méthode des éléments présentée dans l’article Élémens des sciences, et recevant un début de mise en œuvre dans l’Essai sur les éléments de philosophie, sorte de préalable à un dictionnaire méthodique. Diderot lui aussi, quand il vient à la question dans l’article Encyclopédie, distingue cinq ordres qui s’additionnent, lorsqu’il faut penser la mise en œuvre concrète de l’ouvrage, pris dans son unité systématique, dans la nécessaire proportion de ses parties, dans l’ordre interne de chacune de ses parties, dans l’ordre des noms à y observer, enfin dans l’exigence de l’ordre des raisons ou de la méthode.
7Nous voudrions ici prendre la question par un autre biais : considérant la double contrainte, celle de la matière historique et celle de la forme rationnelle, mettre en regard la disposition en tableau à laquelle la première se prête, et l’expression systématique que reçoit spontanément la seconde.
Le tableau et le système
8Considérons d’abord la matière. Un des moyens de recueillir une matière historique trop dispersée est d’en faire un tableau.
9L’expression de tableau historique est absente4. L’article Tableau est principalement occupé de l’art du peintre5. Mais l’idée même peut être reconstituée, notamment à l’aide des articles consacrés à la chronologie.
10Le propre d’un tableau, d’une manière générale, est de disposer un divers d’éléments dans un certain espace. « Un tableau bien composé est un tout renfermé sous un seul point de vue, où les parties concourent à un même but et forme de leur correspondance mutuelle un ensemble aussi réel que celui des membres dans un corps animal » (art. Composition, en peinture). Ainsi, on saisit en une seule vue et d’un seul point de vue la disposition du divers, les liens entre les parties dans le tout et une économie d’ensemble qu’on peut comparer à l’économie animale. Et c’est cette fonction qui peut rendre intéressante l’idée d’un tableau historique : on projette dans un espace plan, selon un certain point de vue ou une perspective, un divers temporel, afin d’y introduire un ordre, sans néanmoins remplacer la diachronie par la synchronie.
11Le procédé consiste à discerner des époques. « L’époque est donc proprement un terme ou point fixe de temps, depuis lequel on compte les années » (art. Époque). Et l’époque permet de déterminer une période : « En termes de chronologie, [période] signifie une époque ou un intervalle de temps par lequel on compte les années, ou une suite d’années au moyen de laquelle le temps est mesuré, de différentes manières, dans différentes occasions, et par des nations différentes » (art. Période). À l’évidence, l’auteur de l’article Époque reprend l’avant-propos du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet : « C’est ce qui s’appelle époque, d’un mot grec qui signifie s’arrêter, parce qu’on s’arrête là pour considérer comme d’un lieu de repos tout ce qui est arrivé devant ou après, et éviter par ce moyen les anachronismes »6. À partir d’un événement réputé majeur, mais traité par une suspension provisoire du cours du temps, on dispose les événements d’un âge selon leur ordre de succession. On crée donc des séquences ; mais l’arrêt qu’il faut faire pour fixer les époques donne une vue sur la séquence. La liaison entre les éléments (ici les événements) est encore faible, étant une liaison temporelle et non causale, mais elle ne laisse pas de donner une sorte d’unité à chaque séquence.
12Un tel procédé relève de l’art de la mémoire : il s’agit pour Bossuet de permettre au Dauphin de ne pas mêler les dates, de ne pas commettre d’anachronismes. De même est-il indispensable à toute élaboration d’une chronologie, surtout pour les périodes et les nations où elle est troublée et incomplète, l’effet de liaison créé par le tableau permettant de suppléer jusqu’à un certain point aux lacunes. D’Alembert y revient dans les différents articles qu’il consacre à la question (Chronologie, Période, en astronomie, en chronologie, Ère, en chronologie ; etc.). Deux questions majeures agitent les esprits. D’abord, celle de la chronologie des premiers temps (et au premier rang la chronologie biblique), puisqu’on ne possède que des restes, des débris : « Il faut alors ou les [matériaux dont on dispose] concilier tant bien que mal ou se résoudre à faire un choix qu’on peut toujours soupçonner d’être un pur arbitraire » (art. Chronologie). Ensuite, celle de la chronologie universelle, lorsqu’il « n’y a point de raisons tirées de l’astronomie », puisqu’il faut alors coordonner des chronologies différentes7.
13Assurément la détermination de l’événement qui sert de référence, et donc la division entre les périodes appliquée à l’histoire universelle, résulte d’un choix qui n’est pas dépourvu d’arbitraire. Mais il en va ainsi pour toute détermination qui est relative à un point de vue, lequel n’appartient pas à la matière elle-même, mais à celui qui l’organise8. En outre, l’événement référence confère une certaine tonalité ou atmosphère à la période : ainsi chez Bossuet la première époque est résumée en ces termes : « Tel est le commencement de toutes les histoires où se découvre la toute-puissance, la sagesse et la bonté de Dieu » ; la deuxième époque est occupée par les premiers développements des sociétés humaines, depuis le déluge, qui furent en même temps l’oubli progressif de Dieu ; etc.9
14Considérons à présent l’autre terme, celui de système ou de mise en forme rationnelle d’une diversité. Lorsqu’ils ont à présenter non pas l’histoire universelle, mais le tout des sciences et des arts, les Éditeurs de l’Encyclopédie, on le sait, construisent un système figuré, qui est inspiré du De augmentis de Bacon. Il arrive à d’Alembert d’appeler ce système une table.
15Le système a une double fonction : d’une part, de distinguer et de délimiter en raison les sciences et les arts, les uns par rapport aux autres, leur définition livrée par la tradition historique étant ce qu’elle est, c’est-à-dire n’étant qu’empirique ; d’autre part, de les ordonner dans un tout selon un certain principe, de telle sorte que le lecteur, par une simple vue synoptique, puisse appréhender l’organisation du savoir et par là circuler de manière judicieuse à l’intérieur de l’ouvrage (on doit pouvoir remonter de chaque article au système soit directement pour les divisions les plus générales, soit progressivement pour les autres)10. À quoi l’on pourrait éventuellement ajouter une troisième fonction : est-il un meilleur moyen de mesurer l’état d’avancement du savoir qu’en comparant les connaissances acquises, dans leur variété même, à l’unité idéale du système et à ses ramifications11 ?
16En tant que tel un système n’a pas de caractère historique : il n’illustre pas la marche de l’esprit humain, et on peut le prendre par n’importe quel point. Son utilité repose dans la possibilité de tout saisir en une seule vue, et sa méthode est entièrement d’exposition et non d’invention12. Diderot, qui travaille dans l’urgence, l’a empruntée à Bacon en qui il trouve à la fois une autorité et une certaine communauté d’esprit. La justification vient ensuite, notamment dans le DP. Il est composé selon trois principes croisés : celui de la distinction entre les trois facultés de connaissance qui donnent la division en colonnes ; celui de la distinction entre les trois objets de connaissance qui donnent la division horizontale (Dieu, l’homme, la nature) ; celui enfin de la distinction par genre et par espèce. L’avantage de ce croisement, c’est qu’il encadre la troisième distinction, traditionnelle et largement responsable des problèmes de méthode de l’histoire naturelle, par la première qui réfère au sujet connaissant et par la seconde qui pratique une division ontologique, la hiérarchie des genres et des espèces étant ainsi encadrée dans le vis-à-vis du sujet et de l’objet de la connaissance13.
17Cela dit, quelles que soient les justifications apportées par les éditeurs et même si la disposition retenue fournit une sorte de « déduction » de la forme systématique appliquée à un contenu fait d’opérations et d’objets, Diderot et d’Alembert insistent vigoureusement sur les limites inhérentes du procédé.
18Elles sont de deux sortes. D’abord, un tel système est un artifice qui ne représente ni le progrès naturel de l’esprit14, lequel va des individus aux idées générales (et non du général au spécifique), lequel suit l’ordre d’invention et non d’exposition, lequel enfin est d’abord motivé par l’intérêt pratique des hommes, et non par des vues spéculatives ; ni non plus le progrès historique de l’humanité, beaucoup plus désordonné, avec ses allées et venues, ses égarements, ses erreurs, son mélange de vérités et d’opinions. Ensuite, un tel système est arbitraire : « L’arbitraire [y] régnera toujours » (DP, p. xv-xvj et DPvrin, p. 110). « On peut imaginer autant de systèmes différents de la connaissance humaine que de mappemondes de différentes projections »15. On vient de dire qu’il n’était pas conforme à l’ordre de l’esprit humain ; il faut ajouter qu’il n’est pas non plus conforme à la nature elle-même. En effet, il introduit des divisions discrètes, alors que la nature est continue et progresse par changements insensibles ; il repose sur des procédures d’abstraction qui en raison de leur sélectivité même sont impuissantes à refléter l’immense richesse et variété de la nature par laquelle un même être pourrait être l’objet de sciences différentes et donc entrer sous des titres d’articles différents. « L’arrangement le plus naturel serait celui où les objets se succéderaient par des nuances insensibles » (DP, p. XV et DPvrin, p. 110). En outre, le type même de liaison retenu, celui de l’embranchement, favorise l’arbitraire, puisque l’on peut aller ici plutôt que là, suivre ce chemin-ci plutôt que ce chemin-là. Le lecteur qu’on ne peut commander peut donner libre cours à sa fantaisie. Et, pourrait-on ajouter, ne lui retirons pas ce plaisir qui n’appartient qu’à l’encyclopédie !
19On voit ainsi l’analogie entre le tableau qui gère des événements et le système qui gère des connaissances. La fonction synoptique est non seulement une procédure artificielle (opposée au cours continu des événements dans l’histoire ou des êtres dans la nature), mais pour pouvoir s’exercer, elle demande un point de vue, c’est-à-dire la position du sujet connaissant, sujet nécessaire mais arbitraire, qui ne réussit qu’autant qu’il s’éloigne de l’histoire ou de la nature, soit par une épochè, soit par une procédure d’abstraction et de formalisation. Le gain est là celui du recueil et du rassemblement, ici celui de la liaison systématique ; mais le prix à payer est considérable : la division par époques permet une lecture de l’histoire, mais ne nous en donne pas la science ; le SF nous instruit des besoins de la raison humaine, nous permet de penser qu’elle est bien fondée, mais n’est jamais qu’une projection portée sur le « labyrinthe » de la nature.
L’univers ne nous offre que des êtres particuliers, infinis en nombre, et sans presque aucune division fixe et déterminée ; il n’y en a aucun qu’on puisse appeler ou le premier ou le dernier ; tout s’y enchaîne et s’y succède par des nuances insensibles ; et à travers cette uniforme immensité d’objets, s’il en paraît quelques uns qui, comme des pointes de rochers, semblent percer la surface et la dominer, ils ne doivent cette prérogative qu’à des systèmes particuliers, qu’à des conventions vagues, qu’à certains événements étrangers, et non à l’arrangement physique des êtres et à l’intention de la nature (art. Encyclopédie, p. 640Ab).
20D’où l’emploi de la même image dans les deux cas : « Cette manière d’histoire universelle est à l’égard des histoires de chaque pays et de chaque peuple, ce qu’est une carte générale à l’égard des cartes particulières »16. « Ces cartes particulières seront les différents articles de l’Encyclopédie, et l’arbre ou système figuré en sera la mappemonde » (DP, p. xv et DPvrin, p. 109). On ne saurait nier l’utilité des cartes, puisqu’elles permettent de s’orienter. Mais « on peut imaginer autant de systèmes différents de la connaissance humaine que de mappemondes de différentes projections ; et chacun de ces systèmes pourra même avoir, à l’exclusion des autres, quelque avantage particulier » (Ibid.).
21Concluons notre point : l’histoire de la connaissance humaine pourrait prêter à des tableaux ; mais quel point de vue adopter ? Il faudrait un principe et l’on n’a qu’une méthode. Bossuet brossait les tableaux de l’histoire des empires, de leur apogée et de leur déclin, mais selon un ordre des temps où s’est toujours soutenue la religion, c’est-à-dire un ordre dont Dieu est le maître. Rien de tel quand on fait le recueil historique des sciences et des arts. Il ne reste que d’employer un ordre encyclopédique, lequel a la force d’un système. Mais selon quel point de vue ? Au mieux, et on l’a suggéré, selon le point de vue de l’homme. C’est Diderot qui va le plus loin en ce sens : « c’est la présence de l’homme qui rend l’existence des êtres intéressante ; et que peut-on se proposer de mieux dans l’histoire de ces êtres, que de se soumettre à cette considération ? » (art. Encyclopédie, p. 641a). Le seul ordre absolu serait celui qui est dérivé du principe créateur, ordre de peu d’utilité puisqu’il serait le doublon de la nature elle-même et qu’il condamnerait notre compréhension, qui est finie, à progresser toujours en oubliant toujours. Toute représentation est bornée. Il faudrait pour surmonter la difficulté s’en rapporter à la théologie des chrétiens, « science sublime » (Ibid.), inutile dans un ouvrage de philosophe. À défaut de la nature elle-même et dans le refus d’un principe importé, il ne reste que l’homme : « l’homme est le terme unique d’où il faut partir, et auquel il faut tout ramener, si l’on veut plaire, intéresser, toucher jusque dans les considérations les plus arides et les détails les plus secs »17. La justification est mince : Diderot ne dit pas instruire. Choisir l’homme comme principe facilite la communication entre les hommes, puisque alors l’univers ne se tait pas ; mais l’agrément qu’on trouve à la représentation encyclopédique n’a certainement pas force de science.
22Ne peut-on néanmoins tenter de combler au moins partiellement le fossé et de rendre plus rationnel le tableau historique et plus historique le système rationnel, rapprocher assez la mémoire et la raison pour arracher la première à l’abondance excessive des faits (ici, des faits qui étant connus sont aussi des faits de connaissance) et la seconde à son excessive abstraction ? Il est certain que si la raison pouvait rendre raison de sa propre histoire, elle fortifierait son commerce avec les choses. Examinons donc deux procédures intermédiaires : passons d’une part d’un tableau par époques au tableau historique de l’humanité tout entière, et, d’autre part, substituons au SF la généalogie des idées et des opérations de l’esprit humain ; c’est-à-dire fortifions le point de vue de l’homme.
Tableau historique et généalogie
23Suivons l’ordre historique et commençons par d’Alembert, auteur de cette généalogie qui fait la partie la plus originale du DP.
24On l’a dit, l’Encyclopédie a pour objet l’ensemble des connaissances humaines. Et ces connaissances sont des vérités relatives à des objets de la nature ou des œuvres qui sont les produits de l’art humain. Mais ce sont aussi des faits autant que les choses, et susceptibles d’être saisis historiquement (au double sens du mot). Et à partir du moment où l’on reconnaît des faits, il faut en chercher les causes. On pourrait être tenté d’objecter que des vérités n’ont pas à être considérées comme des faits et que l’aspect historique est entièrement secondaire. Mais il faudrait pour cela qu’on puisse les régler sur les choses mêmes ou qu’on puisse les traiter comme les conséquences nombreuses d’un petit nombre de principes. Or, d’une part, la nature dépasse infiniment l’esprit humain et son ordre véritable lui est inconnaissable ; d’autre part, et bien que la métaphore de l’arbre, fort ancienne, ait pu être reprise par Descartes, il est constant que nous sommes incapables de bâtir un système entièrement déductif et que le plus à quoi nous puissions prétendre en matière de vérités premières en physique ne sont jamais que des faits généraux.
25Il ne reste donc que de considérer les causes de ces vérités et se tourner vers ce qui les a engendrées, à savoir les opérations de l’esprit humain. Assurément il ne s’agit pas ici de faire l’histoire intellectuelle des génies ou des nations. Quoique les faits considérés (les vérités) aient été des événements, on se propose de les traiter sur le mode expérimental et causal de la généralité. On distingue donc, à titre de causes, les diverses opérations de l’esprit, qui sont elles-mêmes liées dans un progrès continu, selon un opérateur méthodique qui est la réflexion18. Et de cet enchaînement ordonné on dérive, au fil de ses étapes, les notions les plus générales et les principes les plus généraux des diverses sciences, notions et principes qui se tirent de l’acte même de l’esprit dans sa relation à la réalité donnée des choses.
26La nature de cette généalogie mérite d’être déterminée avec le plus grand soin. Écartons d’abord qu’elle soit une histoire conjecturale, qui viendrait suppléer à notre ignorance des premiers temps de l’humanité ou des liaisons dont nous n’aurions pas d’information (même si, touchant les débuts de cette genèse, d’Alembert se livre à quelques conjectures sur ce qu’a pu être l’enfance de l’humanité). Écartons ensuite que cette généalogie soit un tableau historique : elle est vide de tout détail à caractère historique ; et on ne peut non plus la traiter comme la projection figurative au niveau des causes, d’un ordre que nous ne saurions exhumer des effets (les vérités qui nous sont connues).
27Qu’est-elle ? D’Alembert en fait le contenu propre de la métaphysique, telle qu’on peut la comprendre depuis Locke, lequel la réduisit « à ce qu’elle doit être en effet, la physique expérimentale de l’ame » (DP, p. xxvij et DPvrin, p. 132)19. Expérimentale puisqu’on la tire des faits de l’ame, tels qu’ils se donnent dans l’observation de soi. Telle fut la grandeur de Locke : il « se contenta de descendre profondément en lui-même ». Pour connaître les faits de l’esprit humain, il suffît de s’analyser soi-même. Et, si l’on objecte que l’on n’a alors affaire qu’à son propre esprit et qu’on rend ainsi la généralisation impossible, il sera répondu que « les principes de la métaphysique, aussi simples que les axiomes, sont les mêmes pour les philosophes et pour le peuple » (Ibid).
28Acceptons la méthode. Il en résulte que de la suite des opérations de l’esprit l’on obtient de manière composée les différentes sortes de connaissance, mathématiques, physico-mathématiques, physiques, etc. En quelque sorte, de même que les opérations de la nature (fondamentalement réduites à l’attraction universelle) lient causalement les phénomènes, les opérations de l’esprit (fondamentalement réduites à la réflexion) lient le divers des connaissances. Mais elles les lient dans l’acte même de l’esprit, non dans leur diversité historique. Il est remarquable que l’ordre généalogique ainsi obtenu ne coïncide ni avec l’ordre encyclopédique20 ni a fortiori avec l’ordre historique21. En quelque sorte, on a d’une part le système progressif des opérations de l’esprit et des principes tels qu’on peut les saisir dans l’acte même de connaissance, et donc dans la cause, d’autre part le système encyclopédique essayant de traiter les effets, c’est-à-dire les sciences et les arts, en tant que connaissances données, et enfin la diversité historique des faits de connaissance qui, ne pouvant être subsumés sous l’un des deux systèmes précédents, demeurent dans le désordre. Les faits qu’on trouve dans son âme et qui sont traités par la métaphysique ne sont pas les faits que livrent la mémoire et l’expérience de la nature. On ne peut donc pas plus tirer des causes (les opérations de l’esprit) les effets (les connaissances humaines) qu’on ne peut inférer par induction de ceux-ci celles-là. L’ordre généalogique, dont on peut dire qu’il est naturel puisqu’il est l’objet de la science métaphysique de l’ame, reste, en quelque sorte, fermé sur lui-même. Et donc le progrès naturel et méthodique de l’esprit ne peut être pris comme la règle du progrès de la connaissance humaine au fil des temps. Il suffit de rappeler que les sciences physico-mathématiques (si l’on excepte l’astronomie) sont des sciences modernes et que dans l’Antiquité la physique concrète et descriptive cohabitait avec la géométrie et l’arithmétique, alors que le progrès naturel de l’esprit place les premières entre les secondes.
29Ainsi, notre question initiale n’est toujours pas résolue : ni l’ordre encyclopédique, artificiel, ni l’ordre généalogique (naturel) ne sont historiques.
30On comprendra mieux ce point si l’on examine par comparaison l’Esquisse d’un tableau historique de l’esprit humain de Condorcet. En effet, et de la manière la plus éclatante, l’ordre et l’histoire sont enfin réunis dans la marche de l’esprit humain. Condorcet commence par rappeler la définition de la métaphysique, donnée par d’Alembert : « Si l’on se borne à observer, à connaître les faits généraux et les lois constantes que présente le développement de ces facultés, dans ce qu’il a de commun aux divers individus de l’espèce humaine, cette science porte le nom de métaphysique ». Mais il ajoute : « Si l’on considère ce même développement dans ses résultats, relativement aux individus qui existent dans le même temps sur un espace donné, et si on le suit de générations en générations, il présente alors le tableau des progrès de l’esprit humain » (Esquisse, p. 2)22. Autrement dit : le même développement de l’esprit humain peut être saisi dans ses causes et dans ses résultats, selon une lecture métaphysique d’un côté, selon une lecture historique, de l’autre. La différence n’est que de point de vue : là, l’on a affaire aux individus pris dans la généralité de l’espèce, selon un point de vue naturel ; ici, aux individus pris dans leurs communautés concrètes, comme peuples, selon un point de vue historique. Et les deux points de vue sont convertibles l’un dans l’autre. La généalogie brossée par d’Alembert est toujours valable ; il reste à tracer le tableau historique qui lui répond : « ce tableau est donc historique, puisque, assujetti à de perpétuelles variations, il se forme par l’observation successive des sociétés humaines aux différentes époques qu’elles ont parcourues » (Ibid.).
31Il s’ensuit que le cours historique n’est plus le lieu de la dispersion ; des liaisons peuvent y être établies : « le résultat que chaque instant présente dépend de celui qu’offraient les instants précédents ; il influe sur celui des temps qui doivent suivre ». À l’enchaînement progressif et réglé des opérations de l’esprit correspond l’enchaînement progressif et causal des moments du temps. Le temps lui-même devient un facteur lent, mais puissant, de progrès, capable d’uniformiser sur de longues périodes les avancées moins régulières des peuples, dans des périodes de temps plus restreintes.
32Le discours sera d’une nature mixte : expliquant la nécessité des liaisons, mais en même temps continuant d’employer la division en époque. « Tel est le but de l’ouvrage que j’ai entrepris, et dont le résultat sera de démontrer, par le raisonnement et par les faits, que la nature n’a marqué aucun terme au fonctionnement de l’esprit humain » (Ibid., p. 3). Et l’on retrouve les problèmes afférents, mais cette fois dominés : l’ignorance historique dans laquelle nous sommes du premier état de la civilisation fait qu’on doit se livrer à des conjectures, mais des conjectures qui sont désormais fondées. Les premières époques seront traitées plus rationnellement, les suivantes pour lesquelles nous disposons d’une information sont sur un mode plus narratif, mais sans qu’il y ait de solution de continuité ; les premières sont affectées d’un coefficient de vraisemblance historique, les secondes, quand on les prend dans toute l’étendue de leur période, sont travaillées par la logique de la connaissance. Ainsi s’opère la conjonction entre la méthode explicative et la méthode historique, forte d’une nouvelle certitude, celle de la marche de l’esprit humain, si forte qu’elle peut anticiper les temps à venir : « la perfectibilité de l’homme est réellement indéfinie ; […] les progrès de cette perfectibilité, désormais indépendants de toute puissance qui voudrait les arrêter, n’ont d’autre terme que la durée du globe où la nature nous a jetés » (Ibid.). L’histoire de la connaissance peut être écrite de telle manière que ces progrès et ce à quoi ils tendent soient rendus évidents, malgré tous les retards de l’entendement humain et les oppositions qu’il peut rencontrer.
Histoire et progrès
33L’ouvrage de Condorcet apparaît comme une sorte d’aboutissement. Le principe final de la perfectibilité indéfinie est introduit dans ce qui n’était chez d’Alembert qu’une généalogie, qu’une histoire naturelle de l’esprit, pour parler le langage de Hume, séparée de l’histoire concrète des hommes. Mais de même que l’histoire naturelle et l’histoire finale ne sont pas sans analogie, l’une et l’autre restant dans le cadre général de la philosophie expérimentale, de même le tableau historique brossé à partir de là par Condorcet n’est pas sans rapport avec le troisième ordre décrit par d’Alembert, et présenté dans la seconde partie du DP. « Avant que d’entrer sur ce sujet [l’ouvrage pris comme dictionnaire] dans tout le détail qu’on est en droit d’exiger de nous, il ne sera pas inutile d’examiner avec quelque étendue l’état présent des sciences et des arts, et de montrer par quelle gradation l’on y est arrivé ». Et de passer à « l’exposition historique de l’ordre dans lequel nos connoissances se sont succédées » ; exposition utile « pour nous éclairer comment nous devons transmettre ces connoissances à nos lecteurs » (DP, p. xjx et DPvrin, p. 117).
34Le point remarquable est que, lorsqu’il reprend à grands traits l’histoire de la connaissance depuis le début de la Renaissance, d’Alembert distingue un ordre historique, divisé en trois périodes, marquées chacune par une époque, et liées entre elles par un principe, celui-là même de la division des pouvoirs de l’esprit en mémoire, imagination et raison (l’ordre baconien étant rétabli, Ibid.). « Quand on considère les progrès de l’esprit depuis cette époque mémorable, on trouve que ces progrès se sont faits dans l’ordre qu’ils devaient naturellement suivre. On a commencé par l’érudition, continué par les belles-lettres, et fini par la philosophie » (Ibid.). Condorcet a évidemment en mémoire le DP quand il écrit l’Esquisse. Et les ressemblances de détail sont nombreuses. Retenons, d’une manière générale, l’analogie qui est faite de part et d’autre entre les progrès de l’esprit de l’individu abandonné à ses propres lumières et ceux de l’humanité universelle, et qui permet d’associer les trois périodes ou de lier les éléments retenus au sein de chacune, par des arguments de psychologie intellectuelle qui leur donnent place et sens. Par ailleurs, c’est par un même procédé que le progrès de l’esprit humain est suggéré : on souligne les manques ou les vices de l’état antérieur pour annoncer l’apport de l’état postérieur. « Pendant que les arts et les belles-lettres étaient à l’honneur, il s’en fallait de beaucoup que la philosophie fit le même progrès » (Ibid., p. xxiij et DPvrin, p. 123).
35Toutefois, il y a des différences notables.
36D’abord, l’objet de d’Alembert est plus circonscrit. Il ne prend cette histoire qu’à partir de la Renaissance ; et cela se comprend bien, si l’on se souvient de la façon dont l’age médiéval est traité (il est privé de lumières, Ibid., p. xx et DPvrin, p. 118) et de l’intention qui est la sienne : il s’agit de caractériser le temps présent où l’Encyclopédie prend place, et non d’anticiper un avenir dans les promesses du présent, porté lui-même par l’élan du passé. Condorcet, au contraire, sans remonter à la création, tentant d’embrasser l’histoire universelle (et pas seulement européenne), part de la formation des premiers peuples qui ne furent d’abord que des regroupements de familles ; et la succession des périodes nous donne le droit de tracer en dernier le tableau « de nos espérances, des progrès qui sont réservés aux générations futures » (Esquisse, p. 9). Ensuite, il est vrai que si d’Alembert distingue trois périodes, scandées par trois événements remarquables, le principe des trois facultés le conduit à les faire se chevaucher : l’érudition est toujours utile même à l’age de la raison ; les Belles-Lettres n’ont pas perdu leur lustre avec le développement de la philosophie, même s’il n’est pas aussi éclatant que pendant le siècle de Louis XIV ; de sorte que la distinction mise en œuvre apparaît plutôt comme un instrument d’appréciation différentielle des siècles qui se sont succédé, et plus particulièrement du présent siècle. La fonction chronologique tend à s’estomper.
37Mais la différence la plus considérable apparaît quand on considère le détail des trois périodes. D’Alembert procède à une suite de portraits intellectuels des grands hommes, c’est-à-dire des génies. « L’histoire des sciences est naturellement liée à celle d’un petit nombre de grands génies dont les ouvrages ont contribué à répandre la lumière parmi les hommes » (DP, p. xjx et DPvrin, p. 117). Or une histoire des génies, « semés de loin en loin », est une histoire fatalement discontinue puisque le propre du génie est de s’élever au dessus de son temps au point d’en être méconnu. Rien de tel chez Condorcet : les grands noms, comment ne pas citer Copernic, Galilée ou Descartes, sont des moments d’une histoire générale qui est celle de la liberté23. Il s’ensuit une différence remarquable sur la conception des lumières. Chez d’Alembert, les génies ne suffisent pas, même s’ils sont source de lumières nouvelles ; le Moyen Âge n’a pas manqué de génies, et pourtant ce fut un temps obscur. « Que pouvaient faire ces grands hommes, semés de loin en loin comme ils le sont toujours, occupés d’objets différents, et abandonnés sans culture à leurs seules lumières »24 ? Les lumières doivent être diffusées et de telle sorte que le fossé qui sépare un génie d’un autre soit comblé par la tradition, par la multitude de ceux qui, quoique sans génie, répètent et ajoutent quelque peu. Tantôt ce sera l’acte de conservation qui l’emportera : l’érudition (la mémoire), l’imitation (l’imagination à l’œuvre dans les Belles-Lettres) ; tantôt ce sera l’acte d’augmentation, quand tous les maillons intermédiaires sont autant de petites raisons capables de réfléchir et de diffuser les connaissances. Que par quelque circonstance majeure, la tradition s’interrompe, que la culture s’effondre, alors les temps d’obscurité reviendront. Au contraire, chez Condorcet l’histoire de la connaissance est en même temps l’histoire des peuples ; s’il y a des grands hommes, ils ne doivent pas vouloir s’élever au dessus du reste des hommes, comme les prêtres et certains philosophes ont prétendu le faire, afin de se réserver le savoir ; s’il y a de grands peuples civilisés, ils ne doivent pas vouloir asservir ceux qui sont moins avancés qu’eux. Et l’on peut, en regardant l’expérience du passé, en examinant les progrès des sciences, en analysant la marche de l’esprit, nourrir une grande espérance. « Il arrivera donc ce moment où le soleil n’éclairera plus sur la terre que des hommes libres, ne reconnaissant d’autres maîtres que leur raison » (Esquisse, p. 210). Entre la conscience prudente du rôle qu’une encyclopédie peut jouer à un moment où la raison diffuse les lumières, et l’espérance forte d’un avenir à la mesure du bien de l’humanité tout entière, il y a plus qu’une nuance, il y a deux conceptions de l’histoire.
Conclusion
38Une encyclopédie est-elle réalisable ? Plus que d’Alembert, Diderot est un éditeur : il parle métier. Au terme d’une longue page où il rappelle toutes les difficultés éditoriales d’une telle entreprise et l’esprit presque échauffé par tout ce qu’il a fallu surmonter, il finit par déclarer : « Nous avons vu que de toutes les difficultés, une des plus considérables, c’était de le [l’ouvrage] produire une fois, quelque informe qu’il fût, et qu’on ne nous ravirait pas l’honneur d’avoir surmonté cet obstacle » (art. EncycloPédie, p. 644b). La réponse est celle-ci : quoique l’entreprise fût à la limite du possible, nous l’avons menée à terme. Et de rappeler qu’elle fut la tentative d’un siècle philosophe ; il aurait pu rappeler aussi ce par quoi il commençait l’article Encyclopédie, en citant Bacon : ce ne fut pas le travail d’un seul homme, mais d’une société composée des meilleurs esprits.
39Mais comment apprécier le résultat ? Diderot n’en nie pas les faiblesses. Mais l’histoire n’en retiendra que les mérites, à charge pour « nos neveux » de le perfectionner. L’Encyclopédie deviendra un monument. Ce qui est dire deux choses : que son nom sera illustre parce qu’elle sera tenue pour l’achèvement d’un siècle ; mais aussi qu’elle deviendra elle-même un objet historique, une trace, parmi toute la masse des témoignages du passé, bref qu’elle sera elle-même dépassée par le progrès des connaissances. Mais Diderot ne se résigne pas si vite à cela, même si cela est inéluctable dans la succession des siècles. Dans le siècle auquel elle appartient, l’Encyclopédie, nous l’avons dit, ne peut être seulement une œuvre de la mémoire, elle est aussi un ouvrage de la raison, précédant son temps autant qu’elle le peut : « Il faut donc commencer par envisager son objet sous les faces les plus étendues, connaître l’esprit de sa nation, en pressentir la pente, le gagner de vitesse, en sorte qu’il ne laisse pas votre travail en arrière, mais qu’au contraire il le rencontre en avant » (art. Encyclopédie, p. 637a). Il faut quasi prêter du génie à l’ouvrage. Il faut en tout cas le réaliser assez vite pour qu’il ne se périme pas trop tôt. Mais par ailleurs, il a une mission à remplir, celle de communiquer le savoir au plus grand nombre, et cette mission est quelque peu contraire à ce qu’on vient de dire, comme si l’avance de l’œuvre sur le temps devait être tempérée par sa diffusion dans l’espace de la communauté humaine. Or quel rapport établir entre ces deux demandes ? Jusqu’où les connaissances doivent-elles être rendues accessibles pour devenir communes ? C’est le problème de la vulgarisation.
40Diderot y répond par un argument fort composé dont nous voudrions résumer le contenu, afin de conclure (Ibid., p. 637a-b). Jusqu’à quel point l’ouvrage doit-il être en avance sur son temps ? Jusqu’à quel point peut-il assumer sa fonction de diffusion ? La réponse de Condorcet serait à peu près celle-ci : plus l’on se portera en avant et plus on aura lieu d’espérer que la connaissance touche le plus grand nombre. Diderot est beaucoup plus réservé : « On ignore, à la vérité, quelle est cette limite. On ne sait jusqu’où tel homme peut aller. On sait bien moins encore jusqu’où l’espèce humaine irait, ce dont elle serait capable, si elle n’était point arrêtée dans ses progrès. Mais les révolutions sont nécessaires ; il y en a toujours eu, et il y en aura toujours : cette seule cause borne l’étendue de nos travaux ». La diffusion des lumières a pour limite évidente la capacité de chacun, qui peut varier, tous étant par ailleurs bornés par la mort. À quoi Condorcet répondrait que cela va de soi, qu’on ne peut pas attendre tout de chaque homme, mais que le véritable sujet est l’humanité tout entière et qu’elle est indéfiniment perfectible. À quoi Diderot, à son tour, objecte qu’on ne sait pas comment l’espèce humaine irait, si elle n’était pas arrêtée dans ses progrès, et que de toute façon elle a été arrêtée et qu’elle sera encore arrêtée par des révolutions. On ne saurait prévoir quel sera le progrès d’une nation, d’une époque. Si l’Encyclopédie doit avoir un peu d’avance sur son temps, cette avance ne peut être pensée à partir de l’idée finale d’un progrès indéfini. Tout progrès est borné. D’où ce paradoxe : l’Encyclopédie sera d’autant plus illustre qu’elle sera plus près du gouffre : « Il y a dans les sciences un point au-delà duquel il ne leur sera presque pas accordé de passer. Lorsque ce point est atteint, les monuments qui restent de ce progrès, sont à jamais l’étonnement de l’espèce entière ». Alors la mémoire l’emportera sur la raison, la tradition sur l’invention, en attendant les progrès d’un nouvel age. Ainsi le temps sera-t-il toujours divisé en périodes, liées entre elles au mieux par l’ombre portée d’un monument encyclopédique.
41Ces révolutions, que l’événement en soit naturel ou politique, sont comme une limite ontologique imposée au progrès des Lumières. Et comme le temps d’un âge ou d’une période est borné, jamais l’avancée ne sera assez grande pour que la masse générale des hommes accède assez au savoir, à la culture, pour lire l’Encyclopédie : « Mais la masse générale de l’espèce n’est faite ni pour suivre, ni pour connaître cette marche de l’esprit humain ». De qui sera donc fait alors « l’esprit national qui marche sans cesse », et de façon plus ample, mais non universelle, l’esprit qui marche d’une révolution à une autre ? La réponse de Diderot est proche de celle de d’Alembert : de la suite des individus « extraordinaires » qu’on suppose au mieux de leurs capacités et placés dans des conditions aussi bonnes que possible, « appliqué [s] solitairement à quelque branche du savoir » et, en quelque sorte, s’additionnant les uns aux autres. Point d’humanité universelle, point de peuple ; la marche d’une nation réduite à la marche des quelques individus distingués qu’elle est capable de porter en son sein. Certes, cette considération qui nous paraît plutôt noire, doit être tempérée par l’enthousiasme avec lequel l’entreprise de l’Encyclopédie a été portée. L’Encyclopédie est-elle réalisable ? Elle a été faite, on ne peut le nier. Mais est-elle possible ? Reste le monument. On peut douter que le savoir humain surmonte sa condition historique, même dans l’existence illustre d’une encyclopédie, puisque la limite vient de plus loin : il y aura toujours des révolutions. (2)
Notes de bas de page
1 « C’est l’ordre qui soulage la mémoire » (art. Encyclopédie, p. 642b). Un ordre rationnel : l’art de la mémoire n’y suffît pas.
2 On ne sera donc pas victime des mots : l’arbre encyclopédique n’est pas l’arbre cartésien.
3 Dans l’introduction que nous avons faite à notre édition du DP, Paris, Vrin, 2000 (dans laquelle nous citons désormais, abrégé DPvrin).
4 Je n’ai pas trouvé le mot tableau historique une seule fois. Le mot tableau lui-même est absent du DP (sauf au sens du tableau en peinture), mais se trouve une fois dans un passage supprimé du Prospectus ; on le trouve également une fois dans l’art. Élémens des sciences. L’article Ensemble s’approche de l’idée, en parlant de « l’ensemble de la composition dans un tableau d’histoire », mais en pensant au travail de l’artiste.
5 Il est signé de Jaucourt pour sa première partie ; et, peu organisé, il porte surtout sur la question des jugements qu’on porte en peinture.
6 « Tacite fait quelque fois un grand tableau en quelques mots ; Bossuet est plein de ce genre de beautés » (art. tableau, en littérature).
7 D’où l’utilité de la période julienne inventée par Scaliger (voir Période Julienne).
8 La solution retenue par Bossuet est de diviser l’histoire universelle (s’achevant en fait au règne de Charlemagne) en douze époques, cette division étant légitimée par le dessein divin poursuivi dans l’histoire biblique (d’Adam à Constantin, puis Charlemagne, mais en incorporant Romulus, Cyrus et Scipion).
9 Inévitablement, Bossuet tire de la suite des époques qu’il s’attache à dater pour établir une chronologie d’ensemble, une lecture finale qui sert de leçon : la religion et l’Église se sont conservées continûment, alors que les empires, en proie à d’inévitables révolutions, naissent et meurent.
10 Assez curieusement, l’art. Système ne dit rien de cette fonction encyclopédique, mais s’attache à la question épistémologique : faut-il fonder un système de connaissance sur des vérités premières (censées être à la disposition de l’esprit), sur des suppositions (les tourbillons de Descartes) ou sur des faits ? L’auteur de l’article qui renvoie à Condillac est évidemment favorable à la méthode expérimentale.
11 C’est pourquoi, le système est dit aussi arbre encyclopédique (DP, p. xxv et xxxv ; DPvrin p. 127, et p. 148 n) ou arbre généalogique (DP p. xxxv et Dpvrin, p. 148 n).
12 On pourrait s’attendre à ce que la dimension historique réapparaisse, quand on passe à sa version discursive, répétée sous trois formes : dans le Prospectus, « le système des connaissances humaines » ; dans le DP, la présentation détaillée des divisions de l’ordre encyclopédique, donnée par d’Alembert, à la fin de la première partie ; dans le DP, à nouveau, in fine, « l’explication détaillée du système des connaissances humaines », reprise corrigée du premier, en fonction des transformations qui ont été faites dans le tableau. À quoi, on peut ajouter les observations sur la division des sciences du Chancelier Bacon qu’il a fallu ajouter pour répondre aux attaques du Père Berthier. Or, dans tous les cas, on n’a qu’un décalque discursif du SF.
13 On notera que les problèmes d’ordre, discutés ou valorisés, quand le SF s’écarte de la « table » baconienne, concernent la première et la deuxième divisions (inversion de l’imagination et de la raison ; inversion de la science de la nature et de la science de l’homme). Sur ces points, voir Michel Malherbe, « Bacon, Diderot et l’ordre encyclopédique », Revue de synthèse, N° 1-2, janv.-juin 1994, p. 13-37 ; Martine Groult, « Le rôle de l’inversion dans la compréhension des systèmes au xviiie siècle, Bacon et d’Alembert », dans Ch. Jaquet, 2000, p. 45-69.
14 L’ordre généalogique des idées, dans le DP, p. xjx et DPvrin p. 116-117.
15 DP. p. xv et DPvrin, p. 109. Diderot tient le même propos. Cf. le passage du Prospectus, supprimé dans le DP (DPvrin, p. 174).
16 Bossuet, Discours sur l’histoire universelle, avant-propos. Dans cette vue en abrégé, l’on voit « comme d’un coup d’œil tout l’ordre des temps ».
17 Ibid. p. 641b. Diderot reprend là une idée déjà présentée par Fontenelle, dans son opuscule Sur l’histoire (Œuvres complètes, Paris, 1989, Fayard, Corpus, Vol. III, p. 169-185), mais avec un sens différent : si l’on pouvait connaître le système des passions humaines, « on serait à la source des choses, et de là on en contemplerait en se divertissant les suites qu’on aurait déjà prévues ».
18 Pour plus de développements sur ce point, voir notre introduction au DP, DPvrin, p. 36-49.
19 Cf. Éléments de philosophie, VI, 39 : « La génération de nos idées appartient à la métaphysique ; c’est un de ses objets principaux et peut-être devrait-elle s’y borner ».
20 « Ce qu’il ne faut pas oublier surtout, en considérant notre Système figuré, c’est que l’ordre encyclopédique qu’il présente est très différent de l’ordre généalogique des opérations de l’esprit » (DP, p. xjx, cf. p. xiv-xv et DPvrin, p. 116, cf. p. 108).
21 On peut même observer qu’il n’y a pas de coïncidence entre ce que l’on obtient comme principes par la voie fondatrice de la généalogie et ce que l’on obtient par la voie, qui reste inductive, de la méthode des éléments, du fait que dans cette dernière la disparité résiduelle des principes n’est pas surmontée.
22 Nous citons dans l’édition O. H. Prior, repr. Paris, 1970, Vrin.
23 Voir par exemple la 8e époque : l’événement de référence est l’invention de l’imprimerie, vecteur de la diffusion des lumières dont Condorcet énonce le détail (commerce facilité entre les esprits, plus grande liberté intellectuelle, capacité accrue à résister à l’erreur, possibilité élargie de l’instruction, libération relative des chaînes politiques et religieuses).
24 DP, p. xx et DPvrin, p. 118. Voir sur ce point, Martine Groult, D’Alembert et la mécanique de la vérité dans l’Encyclopédie, Paris, Champion, 1999, conclusion.
Auteur
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