Chapitre 20. Philosophie et sciences cognitives : chronique d’un rendez-vous manqué1
p. 699-723
Texte intégral
1L’importance majeure qu’a prise la philosophie analytique de l’esprit dans les sciences cognitives résulte peut-être d’un accident historique – et, sans doute, d’un accident malheureux. Comment et pourquoi, malgré tout, s’est-il produit ? Est-il irréversible ? Je défends la thèse que cette autre grande philosophie de l’esprit du XXe siècle, la phénoménologie, aurait pu et dû faire alliance avec le projet cybernétique qui fut à l’origine des sciences cognitives, s’il avait été question pour elle de chercher à se naturaliser, en dépit des convictions de son fondateur, Edmund Husserl. Toute une série de travaux actuels semblent montrer que cela reste une voie fructueuse2. Je me contenterai ici de quelques notations, prolégomènes à une histoire philosophique des sciences cognitives qui reste pour l’essentiel à écrire3.
2Ce qui tient ensemble aujourd’hui les multiples programmes de recherche que l’on regroupe sous le nom de « sciences cognitives », c’est le travail philosophique qui est fait à leur propos. Sans la philosophie « cognitive », il y aurait des travaux en psychologie, en linguistique, en neurobiologie, en intelligence artificielle – il n’y aurait pas de science de la cognition. C’est la philosophie qui réfléchit et systématise la ou les attitudes de base qui constituent le seul lien social à l’intérieur du domaine. L’existence d’un lien social n’implique aucunement qu’il y ait un paradigme unique – il y en a aujourd’hui au moins deux, le paradigme cognitiviste classique ou orthodoxe, et le connexionnisme. Mais le choc entre ces deux modèles est lui-même créateur de solidarités. Ceux qui s’affrontent dans les controverses qui ponctuent l’histoire du champ se reconnaissent finalement moins comme adversaires que comme membres d’une même famille élargie. Or l’arbitre qui discipline, règle et finalement juge ces affrontements, c’est le philosophe.
3Il y a beaucoup d’ironie dans cette histoire. Les sciences cognitives se présentent volontiers comme la reprise à nouveaux frais par la science des questions philosophiques les plus anciennes concernant l’esprit humain, son organisation, sa nature, les relations qu’il entretient avec l’organisme (le cerveau), avec autrui et avec le monde. Mais l’identité de ce qui se donne pour science de l’esprit reste profondément philosophique. Cette science qui parle au nom des sciences et des techniques qui composent le domaine (principalement les neurosciences, l’intelligence artificielle, la psychologie dite cognitive et la linguistique), et auxquelles elle apporte ce supplément d’âme (ou d’esprit) qui les réunit les unes aux autres, est en réalité une philosophie. C’est une philosophie qui se glisse à l’intérieur du cheval de Troie des sciences et des techniques pour investir le domaine de l’esprit, et en chasser les intrus qui occupaient encore la place : d’autres philosophies – principalement les philosophies de la conscience, la phénoménologie, l’existentialisme –, d’autres psychologies – comme le behaviorisme et la psychanalyse-, d’autres sciences – singulièrement les sciences sociales et les sciences de l’homme de type structuraliste4.
Naturaliser l’épistémologie
4Quelle est donc cette philosophie « cognitive » ? Le nom qu’elle se donne à elle-même est : « philosophie de l’esprit » (philosophy of mind). C’est aujourd’hui la branche la plus active et la plus florissanté de la philosophie analytique. Mais dire cela, c’est énoncer un paradoxe, lequel reste en grande partie une énigme pour la philosophie analytique elle-même lorsqu’elle se penche sur son histoire.
5Il est en effet bien connu que le geste inaugural accompli par les divers « pères » ou courants fondateurs que la philosophie analytique se reconnaît est une rupture avec le « psychologisme ». Notons d’emblée que ce geste est aussi celui qui fonde l’autre grande philosophie contemporaine, la phénoménologie. Ce parallèle n’est pas fortuit car, nous allons le voir, la philosophie de l’esprit partage avec la phénoménologie l’un de ses concepts de base. Que l’on songe au formalisme de Hilbert ou au logicisme de Frege, de Russell et de Carnap, pour qui il est essentiel de couper les ponts entre la logique et la psychologie, l’objectivité de celle-là devant se fonder sur autre chose que la contingence ou la facticité de celle-ci ; au positivisme logique du cercle de Vienne, qui conçoit la philosophie comme une activité d’épuration du langage de la science pour en chasser toute « métaphysique » ; à Wittgenstein et à la philosophie du langage ordinaire de l’école d’Oxford, pour qui il n’y a pas de « langage privé » et, donc, le seul accès aux pensées passe par l’analyse du langage en tant qu’il est une activité publique soumise à des normes reconnues par une communauté intersubjective : dans tous les cas, il y a à la fois refus déterminé de fonder la philosophie sur la psychologie, et priorité donnée à l’étude du langage. La philosophie analytique est, de par ses origines, une philosophie du langage.
6Au linguistic turn du début du siècle aurait cependant succédé un cognitive turn. Le rejet du psychologisme aurait donc finalement accouché d’une philosophie cognitive qui se donne pour psychologie philosophique. Même si la philosophie analytique est beaucoup moins encline que sa consœur qu’elle dit « continentale » à revenir sans cesse sur son propre passé, elle ne peut manquer de s’interroger sur ce singulier revirement. Les raisons qu’elle en donne sont diverses. La première tient à l’évolution interne de la philosophie du langage. Tant le programme chomskyen de la grammaire générative que le courant pragmatique issu des travaux de Paul Grice impliquent que l’on « entre dans la tête » des locuteurs et des interlocuteurs : sans appel à certaines capacités cognitives des sujets, de type combinatoire dans le premier cas, de type inférentiel dans le second, on ne saurait rendre compte, affirment ces nouveaux courants, de la nature et des propriétés du langage et de la communication verbale. Un deuxième type de raisons mobilise le développement et les progrès des sciences cognitives elles-mêmes. Désormais, grâce à elles, il est possible de mener à bien le programme que Quine appelait de ses vœux : la « naturalisation de l’épistémologie ». Les questions que posait traditionnellement la philosophie concernant les fondements de l’objectivité de nos connaissances sont dorénavant susceptibles de recevoir des réponses fondées sur les sciences empiriques. Ce sont des processus causaux, en principe réductibles aux lois de la physique, qui expliquent la formation de nos connaissances, en tant que croyances justifiées, et plus généralement le fait que nos « états mentaux » sont adaptés au monde extérieur5.
7Un instant de réflexion montre que ces raisons n’expliquent rien. Les raisons que la philosophie avait de se couper de la psychologie, et plus généralement des sciences de la nature, pour mener son enquête sur la validité objective des connaissances et la légitimité même d’une science de la nature – cette enquête ouverte par Kant et qu’il nomma « transcendantale »–, ces raisons, donc, étaient principielles, et parfaitement indépendantes de l’état d’avancement des sciences empiriques. L’enquête transcendantale sur la teneur en vérité des connaissances n’est pas la limite d’une enquête factuelle sur la genèse effective de ces mêmes connaissances lorsque la précision et la fiabilité de cette enquête tendent vers l’infini. Pour le dire autrement : le quidjuris n’est pas la limite d’un quid facti, une question de droit ne peut recevoir le même type de réponse qu’une question de fait, le devoir-être n’est pas réductible à l’être.
8Ces distinctions kantiennes étaient la raison même de l’anti-psychologisme d’un Frege, comme d’ailleurs de l’anti-psychologisme d’un Husserl. Justifier le tournant cognitif de la philosophie analytique par le progrès des sciences cognitives est donc parfaitement vain.
9La vérité est peut-être que le changement manifesté par l’émergence d’une philosophie cognitive au sein de la philosophie analytique est beaucoup moins radical qu’il n’y paraît, et ce pour deux raisons : la première est que, même si elle ne le sait pas assez, la philosophie cognitive conserve quelque chose de l’héritage kantien, donc continue à prendre ses distances avec le « psychologisme » ; la seconde, c’est qu’elle ne s’est pas vraiment déprise de la priorité donnée au langage.
10Le premier point a été soutenu, dans un article important, par Joëlle Proust, tout du moins en ce qui concerne ce qu’elle appelle la « philosophie implicite » de l’intelligence artificielle6. La façon dont les représentants attitrés de celle-ci, tels Allen Newell et Herbert Simon, se représentent leur travail, et surtout le présentent à leur public et à leurs commanditaires lorsqu’il s’agit de défendre et illustrer les ambitions d’une discipline nouvelle, ne devrait pas nous égarer, suggère Proust. Il s’agit alors pour eux de montrer que l’intelligence artificielle est une science respectable qui, bien que science de l’« artificiel », contribue à la connaissance empirique de la Nature : construire une machine qui incarne une hypothèse sur la réalité, ou constitue un modèle de celle-ci, et mettre à l’épreuve cette hypothèse ou ce modèle en faisant fonctionner la machine, c’est être fidèle à la méthode expérimentale qui prévaut dans les sciences de la nature.
11En vérité, montre Joëlle Proust, le souci même d’universalité manifesté par l’intelligence artificielle permet d’interpréter sa démarche sous un tout autre éclairage : l’intelligence artificielle est une philosophie, et une philosophie de type transcendantal. Elle est à la recherche des conditions formelles de l’activité cognitive qui sont communes à tous les systèmes capables d’une telle activité, qu’il s’agisse de sujets humains, d’animaux ou de machines. Elle explore tous les modes possibles d’intelligence, au-delà de ceux que l’homme est susceptible d’exhiber. L’objet de son enquête, ce sont finalement les conditions a priori, nécessaires et suffisantes, qui tout à la fois rendent la connaissance possible et fondent l’objectivité, c’est-à-dire l’universalité, de cette connaissance.
12Certes, la solution proposée par l’intelligence artificielle à ce problème n’est pas la solution kantienne. Le sujet transcendantal y est remplacé par le « système symbolique physique » ; à l’universalité de la synthèse a priori répond l’universalité de la machine de Turing. Mais dans l’un et l’autre cas, la distinction entre psychologie et critique de la connaissance, entre lois contingentes de la cognition et règles nécessaires, est soigneusement marquée. On dira qu’en naturalisant et mécanisant sa quête transcendantale, l’intelligence artificielle la prive par là même de son sens. Mais n’oublions pas que ce qui garantit l’universalité de la machine de Turing n’est qu’une thèse, de caractère métaphysique – au sens où Popper parle d’un « programme métaphysique de recherche ». La métaphysique kantienne, comme science des pouvoirs a priori du sujet de la connaissance, n’est pas si éloignée.
13Ce que Joëlle Proust dit de l’intelligence artificielle peut déjà être dit de ce qui la précède, et en particulier de la démarche du cybernéticien Warren McCulloch, le véritable théoricien fondateur de la cybernétique, comme je l’ai montré ailleurs7. On retrouve chez lui cette même tension entre le désir de faire accéder la science de la nature à l’étude de l’esprit et le souci de la quête philosophique. D’un côté, il y a son ambition de bâtir une « épistémologie expérimentale », dont le modèle de neurones idéalisés constitue le plus beau fleuron ; de l’autre, la référence à Kant est très présente, et McCulloch entend relever le défi consistant à donner une base physicaliste au jugement synthétique a priori. Il était le premier à souligner que les mécanismes matériels que le modèle neuronal qu’il avait conçu avec son collaborateur mathématicien Walter Pitts étaient suffisants, mais non point nécessaires, pour rendre compte des facultés de l’esprit. Cela ne veut pas dire qu’il n’était pas, au niveau formel, à la recherche de conditions nécessaires et suffisantes. Seymour Papert, ancien disciple de McCulloch et pionnier lui-même de l’intelligence artificielle, nous assure du contraire, dans sa préface au livre de son maître, Embodiments of Mind8. Commentant cette préface, Jean Mosconi écrit : « Il y a [dans la démarche de McCulloch] davantage que l’attitude banale que l’on pourrait rencontrer chez tout constructeur de “modèles” de l’activité nerveuse. À ceux qui se contentent de l’adéquation de “tests pragmatiques”, McCulloch oppose, dit Papert, une “quête rationnelle du nécessaire et de l’intelligible” [a rational quest for necessity and comprehension], qui se manifeste en particulier par sa volonté d’édifier une construction théorique indifférente aux choix contingents que l’on peut faire dans la caractérisation des neurones formels. Qu’en fait l’étude se restreigne parfois à des cas particuliers n’enlève pas, selon Papert, à la généralité du projet ; c’est plutôt affaire de style ou effet d’un manque d’instruments mathématiques9. » À quoi l’on peut ajouter que McCulloch, pénétré du caractère universel de la machine de Turing, croyait qu’il en allait de même avec sa propre machine – le réseau de neurones formels –, dont il avait montré, pensait-il, qu’elle était équivalente à la première.
L’obstacle de l’intentionnalité
14Revenons à la philosophie analytique. La seconde raison qui conduit à fortement relativiser l’importance de son « virage cognitif », c’est que la philosophie de l’esprit qui en a résulté reste profondément marquée par la philosophie du langage. C’est toute la question de la représentation qui se trouve ici posée.
15Dans l’une des rares études qui confrontent ce qu’est devenu le connexionnisme aujourd’hui au modèle de McCulloch et Pitts, Daniel Andler reproche à ce dernier d’avoir totalement ignoré le problème de la représentation10. Andler défend la thèse selon laquelle l’atout et la chance du connexionnisme contemporain est d’avoir acquis les moyens de se raccorder au courant cognitiviste orthodoxe (même si c’est pour mieux l’englober), et ce, en lui empruntant pour l’essentiel sa notion de représentation. Rien ne s’oppose en principe à ce que le réseau neuronal actuel, par exemple de type PDP (Parallel Distributed Processing11), manifeste les propriétés cognitives supérieures qui étaient jusqu’ici l’apanage de l’intelligence artificielle classique, échappant ainsi au ghetto de la perception où les recherches de type Perception semblaient s’être enfermées. On peut en particulier espérer que le connexionnisme rendra bientôt compte de la capacité d’un réseau à « produire » de la logique, cette capacité étant une propriété émergente du réseau dans son ensemble – ce qui signifie qu’elle ne peut être localisée à aucun niveau inférieur, et en particulier pas à celui de ses éléments. Comment cela ?, a-t-on envie de protester, McCulloch n’a-t-il pas fourni depuis longtemps la démonstration que chaque neurone peut être interprété comme un calculateur logique, réalisant par exemple l’un des connecteurs élémentaires ; et que le réseau dans sa globalité peut être traité comme un calculateur symbolique universel ? Non, répond Andler avec détermination, sans notion de représentation, rien de tel ne peut être dit démontré. Que la logique ait servi à modéliser le réseau n’implique pas que le réseau puisse être considéré comme un modèle de la pensée logique. Ce qui manque, philosophiquement, à l’argument de McCulloch, c’est de montrer comment le signal envoyé par tel neurone peut représenter une proposition sur le monde ; comment le codage qui permet d’établir l’équivalence entre un contenu de pensée et un calcul opéré par le réseau, comment ce codage, donc, peut recevoir une signification en termes de représentation.
16L’argumentation de Daniel Andler est forte et convaincante. Il est à noter, toutefois, qu’elle tient pour acquis le fait même que les sujets connaissants ont des représentations ; et que le mode d’être de la représentation correspond à l’idée que s’en fait la philosophie cognitive. Pour cette dernière, un « état mental » représente quelque chose dans la mesure où il a un contenu, et ce contenu porte sur le monde. La philosophie cognitive a recours à un terme technique pour désigner cette capacité représentative des états mentaux : ils sont dits « intentionnels ». L’intentionnalité des états mentaux, dit-on encore en anglais, c’est leur aboutness : le fait qu’il sont à propos de certains objets. Ces objets sont hétérogènes aux états mentaux, ce sont des choses en soi (ou des propriétés de ces choses, ou encore des relations entre plusieurs d’entre elles). On pourrait d’emblée objecter que la philosophie cognitive n’est pas ici en phase avec le mouvement général des idées dans lequel s’inscrivent les sciences cognitives, pour qui penser, c’est simuler. Si tel est le cas, alors, comme l’écrit Joëlle Proust, poursuivant sa lecture kantienne de l’intelligence artificielle à la Newell et Simon, « faire référence, pour un système symbolique physique, c’est nécessairement simuler symboliquement la structure et les propriétés d’un objet. La principale présupposition de la simulation est qu’elle préserve la structure de la réalité. Cependant la notion de “réalité” doit à son tour être comprise dans les termes du système. [...] L’idée de donnée radicalement hétérogène au système “connaissant” n’a [...] simplement pas de signification12 ». En termes kantiens : l’objet de la représentation, ce n’est pas la chose en soi, c’est l’apparaître de celle-ci à l’intérieur même de la représentation sous la forme du phénomène acquérant une validité objective.
17Si en revanche on pose que l’objet de la représentation, c’est la chose en soi, comme le fait la philosophie cognitive, alors ce ne peut certainement pas en constituer le contenu. Lorsque je pense que j’ai oublié de cadenasser mon vélo, celui-ci ne se trouve pas contenu, avec son métal et son cuir, dans mon esprit. La chose en soi n’existe pas dans la représentation, elle en est constitutivement absente. Quelle est donc la nature du contenu de la représentation ? C’est la réponse que la philosophie de l’esprit apporte à cette question qui continue à en faire une philosophie du langage, malgré qu’elle en ait. Cette réponse est linguistique, et ce à deux niveaux. Soit ces états mentaux qui, pendant longtemps, ont capté l’attention des sciences cognitives et que l’on nomme, depuis Bertrand Russell, « attitudes propositionnelles ». Comme leur nom l’indique, ils sont censés relier une « attitude psychologique » du type : « croire que », « désirer que », « craindre que », « avoir l’intention de », etc., à une proposition portant sur le monde. Dans la version fonctionnaliste, computationnelle et représentationnelle, de la philosophie de l’esprit telle qu’elle est défendue par un Jerry Fodor ou un Zenon Pylyshyn, cette proposition s’exprime dans une phrase du « langage de la pensée », langage privé dont les symboles s’inscrivent dans la matière du cerveau.
18Cette hypothèse du langage de la pensée n’est certes pas partagée par tous les philosophes de l’esprit, loin de là ; mais tous, ou presque, admettent que le critère de l’« intentionnalité » du mental est linguistique, à un second niveau : les phrases de la langue publique à laquelle nous avons recours pour attribuer à autrui des états mentaux doués de contenu – cette langue étant de préférence l’anglais, un peu comme le grec et l’allemand étaient pour Heidegger les langues du voilement/dévoilement de l’Être –, ces phrases, donc, possèdent la propriété d’être intentionnelles. On entend par là qu’elles violent les règles de l’extensionnalité logique, la première de ces règles étant la généralisation existentielle. De la vérité de : « La vache de Maurice broute dans le pré », on infère qu’il existe nécessairement un pré dans lequel broute la vache de Maurice. En revanche, ni la vérité ni la fausseté de : « Maurice croit que les dahus sont plus gras en Savoie que dans les Dolomites » ne permettent de conclure à l’existence ou à l’inexistence des dahus.
19La seconde règle violée par une phrase intensionnelle est la substituabilité de termes ayant la même référence. Mon fils ne sait pas que Tegucigalpa est la capitale du Honduras ; en revanche, malgré son peu de goût pour la logique, il sait que la capitale du Honduras est la capitale du Honduras. C’est cette propriété que Willard Van Orman Quine a rendue fameuse sous le nom d’« opacité référentielle ». Mais c’est en fait un autre philosophe américain, Roderick Chisholm, qui, dans un livre publié en 1957 sous le titre Perceiving 13, a le premier proposé cette interprétation linguistique de l’intentionnalité. Il prend l’exemple suivant : « La plupart d’entre nous savions en 1944 que Eisenhower était l’homme qui avait le commandement ; mais bien qu’il fût (identique à) l’homme qui allait succéder à Truman, il n’est pas vrai que nous savions en 1944 que l’homme qui allait succéder à Truman était celui qui avait le commandement14. »
20Une grande partie des difficultés que rencontre la philosophie de l’esprit aujourd’hui provient de ce choix initial. Bon nombre de ses représentants acceptent la caractérisation linguistique de l’intentionnalité tout en s’efforçant de la « naturaliser » – c’est-à-dire d’en fournir une analyse fondée en dernière instance sur les lois de la physique. Le problème est qu’ils souhaitent conserver dans cette entreprise « physicaliste » quelque chose que la psychologie ordinaire tient pour acquis, à savoir que les contenus des états mentaux ont une pertinence causale dans l’explication de nos comportements. Si Maurice est allé en Savoie plutôt que dans les Dolomites chasser le dahu, c’est parce qu’ il croyait qu’il y trouverait des animaux plus dodus. L’obstacle a paru jusqu’ici insurmontable, parce que la philosophie de l’esprit s’est convaincue que le contenu sémantique d’un état mental, apprécié par ses conditions de vérité et de référence, dépend de tout l’environnement physique et social du sujet ; or si ce contenu a un pouvoir causal au sens de la physique, ce pouvoir ne semble pouvoir se concevoir qu’en termes des propriétés intrinsèques de l’état mental. Le prix à payer pour naturaliser la théorie de la connaissance paraît donc être de priver les propriétés et les faits mentaux de toute efficacité causale en tant qu’ils sont mentaux – en faisant ainsi de purs « épiphénomènes »15.
21L’une des configurations théoriques les plus originales que l’effort pour surmonter l’obstacle a suscitées est le « monisme anomal » de Donald Davidson, exposé dans un article de 1970, « Mental Events »16. Davidson postule que tout événement mental est identique à un événement physique ; en revanche, il n’y a pas de relation d’identité entre classes, ou types, d’événements mentaux et classes, ou types, d’événements physiques. Les propriétés, mentales ou physiques, étant précisément des classes d’événements singuliers, cette position philosophique combine un monisme ontologique – « il n’y a », en dernière instance, que des événements physiques – et un dualisme des concepts et des propriétés : les concepts mentaux sont irréductibles aux concepts physiques. Ce monisme non réductionniste est « anomal » dans le sens suivant. Les événements mentaux causent d’autres événements mentaux et des événements physiques, mais ce que la relation de causalité relie, ce sont les événements en tant qu’événements du monde, indépendamment de la description, mentale ou physique, que nous en donnons. La relation causale est donc extensionnelle, et elle est sous-tendue par une loi de la physique. En revanche, une explication qui fait intervenir des propriétés ou des concepts mentaux, à l’instar des explications fournies par la psychologie ordinaire, ne peut qu’être intensionnelle, et par là même, elle n’instancie aucune loi déterministe stricte au sens de la physique. D’où son caractère non nomologique ou « anomal ». En bref, il y a donc une autonomie explicative des concepts psychologiques ou mentaux, mais, ontologiquement, la causalité comme relation ne fait pas intervenir le mental en tant que mental. Celui-ci reste un épiphénomène – on n’ose dire une « superstructure ».
22Rapprochant diverses tentatives de donner corps à un matérialisme naturaliste, dont le fonctionnalisme et le monisme anomal, Pascal Engel écrit :
Ce double souci de réduction des concepts mentaux à des concepts acceptables du point de vue d’une psychologie scientifique et de maintien d’une autonomie de ces concepts illustre en fait le dilemme permanent d’une théorie matérialiste de l’esprit. En effet, plus la réduction est réussie, c’est-à-dire plus on parvient à « expliquer » les concepts mentaux en termes « physicalistes » ou « naturalistes », moins nos concepts mentaux usuels, ceux de la psychologie du sens commun et de notre conception pré-théorique de l’esprit apparaissent corrects, et plus on est tenté d’« éliminer » les seconds au profit des premiers, et de considérer qu’il n’y a tout simplement pas de croyances, de désirs, de sensations, etc. En d’autres termes le matérialisme oscille sans cesse entre ses versions « éliminativistes » et ses versions « non réductionnistes ». Le projet d’une philosophie de l’esprit « naturalisée » oscille pareillement entre ces deux tendances17.
23À quoi on peut ajouter que les versions non réductionnistes flirtant bien souvent avec des formes déguisées de dualisme, l’instabilité soulignée par Engel est encore plus forte qu’il ne le dit. C’est ce que souligne John Searle à propos de l’intelligence artificielle et du fonctionnalisme :
L’intelligence artificielle dans sa version forte ne prend sens que par rapport à l’hypothèse dualiste selon laquelle, pour qui s’intéresse à l’esprit, le cerveau n’a pas d’importance. En intelligence artificielle, aussi bien que pour le fonctionnalisme, ce qui compte, ce sont les programmes, et les programmes sont indépendants de leur réalisation dans des machines. [...] C’est seulement si l’on croit que l’esprit est séparable du cerveau à la fois conceptuellement et empiriquement – c’est-à-dire si l’on est dualiste dans un sens fort – que l’on peut former l’espoir de reproduire le mental en écrivant et en faisant tourner des programmes, puisque les programmes doivent être indépendants des cerveaux ou de toute autre forme d’instantiation18.
24Quine, qui, pour sa part, en dépit d’une philosophie personnelle proche du matérialisme éliminativiste, soutient le monisme anomal de Davidson, souligne tout ce que ce « monisme » comporte de dualisme : « L’ancien dualisme de l’esprit et du corps peut donc subsister, transmué et transplanté en un dualisme des concepts ou du langage. Comme tel, il demeure irréductible19. »
25Ironie de l’histoire, une fois encore. Rétrospectivement, on peut dire que la naturalisation de la philosophie transcendantale était, paradoxalement, peut-être plus facile à mener à bien que la naturalisation d’une philosophie psycholinguistique de l’esprit ; et que cette tâche était à la portée de la cybernétique, mais qu’elle n’a pas su s’en donner les moyens.
Brentano trahi
26Pour illustrer cette double assertion, il est nécessaire de faire une incursion dans l’autre grand courant de la philosophie du XXe siècle, à savoir la phénoménologie. On sait, bien sûr, que le concept d’intentionnalité y joue un rôle décisif, et on se doute qu’il n’a, au mieux, que des rapports très lointains avec ce que le même mot désigne en philosophie cognitive, puisque, chez Husserl, ce sont les « vécus psychiques » qui ont la propriété d’être « intentionnels », cette propriété constituant l’« essence du concept de conscience ». Ce qu’on sait généralement moins, c’est que l’intentionnalité en philosophie de l’esprit et l’intentionnalité husserlienne ont un ancêtre commun, à savoir la psychologie philosophique de Franz Brentano. Husserl fut l’élève de celui-ci, à Vienne, de 1884 à 1886, et l’influence qu’il en reçut fut décisive, comme en attestent les Recherches logiques de 1901. Quant à Roderick Chisholm, avant d’être, comme on l’a dit, l’inventeur de la version linguistique de l’intentionnalité, il fut l’introducteur de la pensée de Brentano sur le sol américain, traducteur et commentateur de plusieurs de ses livres, bref, l’une des autorités brentaniennes les plus incontestées. Et pourtant, de Husserl et de Chisholm, il faut bien que l’un des deux au moins ait trahi son maître.
27« Toute conscience est conscience de quelque chose » : cette formule de Husserl, dont on sait, en France, ce qu’elle est devenue dans cette variante de la phénoménologie qu’est l’existentialisme sartrien, c’est de la pensée de Brentano que Husserl la tire, et plus précisément de ce passage, qu’il cite, de l’ouvrage du maître de Vienne, publié en 1874 sous le titre : Psychologie du point de vue empirique20 : « Tous les phénomènes psychiques sont caractérisés par ce que les scolastiques du Moyen Age ont appelé l’inexistence intentionnelle (ou encore mentale) d’un objet, et que nous pourrions appeler, quoique de façon non dénuée d’ambiguïté, la relation à un contenu, l’orientation vers un objet (terme qui ne doit pas être compris ici comme signifiant une chose), ou l’objectivité immanente21. »
28Tous les mots, ici, sont des pièges en puissance. « Intentionnel », nous rappelle Brentano, est un terme scolastique qu’utilise, par exemple, Thomas d’Aquin dans le sens de « mental », par opposition à « réel ». Dans l’objet réel, c’est-à-dire situé en dehors de l’esprit, la forme est unie à la matière ; l’objet « intentionnel », lui, n’est présent que par sa forme. « Inexistenz » (« inexistence ») vient du latin inesse, qui signifie : « être à l’intérieur de ». Le contresens serait ici, évidemment, de comprendre « inexistant » comme voulant dire « non existant ». L’objet vers lequel tend l’esprit (son intention) se situe à l’intérieur de l’esprit ; voilà pourquoi sa présence est « immanente ».
29La vie psychique, selon Brentano, est avant tout une activité, un processus, une dynamique. Cette activité est « présentation ». Brentano précise : « Par présentation, je ne veux pas dire cela même qui est présenté, mais bien plutôt l’activité de présentation. » Cette activité a un contenu, ou plus précisément un « objet ». L’objet est cela même qui est présenté : le son que nous entendons, la couleur que nous voyons, le froid que nous ressentons. Ces objets de la présentation, Brentano les nomme, comme pour mieux brouiller les pistes, « phénomènes physiques »– par opposition à l’activité psychique précédemment définie. Mais il précise, pour enlever toute ambiguïté, que ces phénomènes « physiques » font bien partie des « données de la conscience ».
30L’activité psychique est intrinsèquement consciente d’elle-même. Quand nous pensons, nous avons une perception immédiate du fait que nous pensons, et la perception de l’activité pensante est simultanément perception de l’objet de la pensée. Cette perception interne ne peut pas être une observation, note Brentano, car il y aurait alors régression infinie d’activités psychiques pointant les unes vers les autres. C’est en une appréhension globale et unique que la pensée comme activité se rapporte à la fois à elle-même et à son objet intentionnel :
Percevons-nous, les phénomènes psychiques qui existent à l’intérieur de nous ? On doit répondre emphatiquement oui à cette question ; car d’où nous viendraient les concepts de présentation et de pensée sans une telle perception ? En revanche, il est évident que nous ne pouvons pas observer les phénomènes psychiques en nous. [...] Cela suggère qu’il y a un lien particulier entre l’objet de la présentation interne et la présentation elle-même, et que l’un et l’autre relèvent d’une seule et même activité psychique. La présentation d’un son et la présentation de la présentation d’un son relèvent d’un seul et même phénomène psychique ; c’est seulement lorsque nous considérons ce dernier dans sa relation à deux objets différents, l’un d’entre eux étant un phénomène physique et l’autre un phénomène psychique, que nous le divisons conceptuellement en deux présentations. [...] C’est dans le phénomène psychique même par lequel le son se présente à l’esprit que nous appréhendons simultanément le phénomène psychique lui-même22.
31On sait ce que Husserl fera de cette idée. Il en déduira le geste phénoménologique par excellence, l’épochè ou « réduction », qui revient à décider de ne voir dans l’objet de la représentation que le corrélat (dit « noématique ») de l’activité psychique (dite « noétique »), mettant entre parenthèses le problème du rapport entre l’objet de la représentation (l’objet intentionnel) et la chose en soi. L’intentionnalité ainsi comprise est, ainsi que le montre excellemment Alain Renaut, l’arme principale de Husserl dans sa critique du psychologisme :
Dire que, pour qu’il y ait conscience, il faut que l’objet et le sujet se rapportent l’un à l’autre d’une manière telle que l’objet vienne à « in-exister intentionnellement » pour le sujet (c’est-à-dire à prendre la forme de l’objet de la représentation, distinct de ce qu’il est hors de la conscience), c’était en effet aussi désigner une relation entre objet et sujet qui n’est plus l’affaire de la psychologie. [...] Il existe, à l’égard de nos représentations, un niveau de questionnement plus radical que celui de la psychologie : là où cette dernière présuppose toujours-déjà le fait que nous avons des représentations, pour se borner à montrer le rôle qu’y jouent la perception, la mémoire, l’attention ou les sentiments, il s’agit de poser la question pré-psychologique du fait même qu’il y a des représentations et du mode d’être de l’objet de la représentation – question ontologique, si l’on veut, au sens où il y va en elle de l’existence et de l’essence des représentations, question transcendantale, si l’on préfère, au sens où il y va en elle des conditions de possibilité de la représentation23.
32Imaginons maintenant un (mauvais) élève de philosophie de première année lisant les textes de Brentano que nous avons cités et se méprenant systématiquement sur le sens des termes clefs. L’objet vers lequel tend la représentation est un objet physique inexistant. C’est donc la chose en soi. Quand je pense à une vache ou à un dahu, qu’est-ce qui, en effet, est absent de ma représentation ? Le dahu en chair et en os, si l’on peut dire, parce qu’il n’existe pas, et la vache avec ses cornes et son lait, parce qu’elle existe, mais en dehors de mon esprit. L’intentionnalité, ce n’est donc plus l’activité psychique se dépassant elle-même à l’intérieur d’elle-même en direction d’un objet qui lui reste intérieur, cette « transcendance dans l’immanence » que tente de cerner Husserl ; cela devient un état mental doté d’un contenu, lequel se rapporte à un objet dont l’existence n’est pas garantie par le fait que l’état mental, lui, existe. Le contenu ne peut être qu’intentionnel, donc linguistique.
33Si énorme que cela puisse paraître, c’est dans ce piège interprétatif que, « consciemment » ou « inconsciemment », Roderick Chisholm est tombé, ou, en tout cas, a fait tomber ses lecteurs philosophes analytiques, le premier et le plus célèbre d’entre eux étant Willard Van Orman Quine. Le dossier est maintenant bien établi24. Dans une section, qui devait exercer une forte influence sur ses nombreux et, à leur tour, influents lecteurs, de son livre de 1960, Word and Object25, Quine s’en remet à l’« éclairante » lecture de Chisholm pour attribuer à Brentano une « thèse » avec laquelle il se dit en accord – puisqu’elle ne fait qu’un, selon lui, avec sa propre thèse de l’indétermination radicale de la traduction d’une langue dans une autre, ou des contenus mentaux qu’un auditeur attribue à un locuteur. Cette « thèse de Brentano » n’est, bien sûr, en réalité, que la thèse de Chisholm. Elle affirme que les états mentaux, et eux seuls, sont dotés de la propriété d’intentionnalité, entendue comme rapport de type linguistique à des objets ou états de chose du monde extérieur à l’esprit. Les expressions intentionnelles sont irréductibles aux termes que nous utilisons pour décrire les phénomènes « physiques ». « On peut accepter la thèse de Brentano soit comme montrant le caractère indispensable des expressions intentionnelles et l’importance d’une science autonome de l’intention, soit comme montrant le caractère non fondé des expressions intentionnelles et la vacuité d’une science de l’intention. Mon attitude, contraire à celle de Brentano, est la seconde26. » Le tour était donc joué. D’autres, moins « éliminativistes » que Quine, plus conscients des limites de toute entreprise de « naturalisation de l’épistémologie », allaient concevoir des « monismes non réductionnistes » capables de concilier la « thèse de Brentano » avec un physicalisme relatif. On connaît la suite.
34On aurait tort de se gausser. L’histoire de la philosophie montre assez bien que les philosophes sont, les uns pour les autres, leurs plus mauvais lecteurs ; mais aussi que les bévues et les contresens qu’ils commettent sont parfois l’occasion d’œuvres riches, originales et faisant école. C’est la seule chose qui doit retenir l’historien des idées. Pour en rester à l’histoire de la phénoménologie, lorsque Sartre attribue à Heidegger la thèse qu’« il faut partir de la subjectivité27 », la méprise n’est pas moins cruelle que celles commises par Chisholm et par Quine...
La rencontre ratée avec la phénoménologie
35Daniel Andler a raison de souligner qu’on trouverait difficilement dans la cybernétique une notion de représentation qui préfigurerait tant soit peu la théorie psycholinguistique qui constitue aujourd’hui le noyau dur de la philosophie cognitive. Est-ce à dire que la question transcendantale « du fait même qu’il y a des représentations et du mode d’être de l’objet de la représentation » échappait aussi au projet cybernétique ?
36Avec le recul des années, on peut dire que s’il existe une possibilité de modéliser scientifiquement – et donc, si l’on veut, de « naturaliser » – l’intentionnalité telle que l’a conçue Brentano et, à sa suite, Husserl, c’est bien l’étude des réseaux telle que l’a lancée Warren McCulloch qui l’a ouverte. Cependant, pour que la cybernétique en formât le projet, il eût fallu qu’elle prît sur le réseau de neurones idéalisés un tout autre point de vue que le sien.
37McCulloch et Pitts voyaient le réseau neuronal essentiellement comme une machine logique. Pénétrés du caractère révolutionnaire de la thèse de Turing, forts du théorème d’équivalence entre leur machine et celle de Turing, la mission éducative qu’ils s’étaient assignée était de montrer que, pour chacune des grandes facultés de l’esprit, on pouvait concevoir un réseau capable de la reproduire. Or, la conception turingienne d’une fonction de l’esprit en fait une fonction au sens mathématique, c’est-à-dire un opérateur transformant des entrées en des sorties (des stimuli en des réponses). Cette perspective, en définitive behavioriste, constituait un obstacle au Gestalt switch qui eût permit de traiter le réseau comme un système dynamique « autonome », c’est-à-dire informationnellement et organisationnellement clos, sans entrée ni sortie. Le changement de perspective ne devait se produire que beaucoup plus tard, au confluent de divers courants ou écoles de pensée : issues de la seconde cybernétique, les tentatives de formaliser l’ auto-organisation des systèmes biologiques au moyen de réseaux d’automates booléens (en France, ces travaux furent principalement menés, dans les années 70 et 80, par une équipe dirigée par Henri Atlan, comprenant Françoise Fogelman-Soulié, Gérard Weisbuch et Maurice Milgram28 ; aux États-Unis, à l’Institut de Santa Fe pour l’étude des systèmes complexes, par Stuart Kauffman29, ancien élève de Warren McCulloch) ; également issue de la seconde cybernétique, l’école chilienne de l’autopoièse, qui va si loin dans sa conception de la clôture informationnelle qu’elle en nie l’existence même des représentations (Humberto Maturana et Francisco Varela sont les deux fondateurs de ce courant qui reçut la bénédiction de Gregory Bateson, Varela30 recourant à divers formalismes relevant de la théorie des réseaux d’automates) ; au cœur même du néo-connexionnisme, se distinguant du courant PDP déjà signalé (lequel prolonge, en les complexifiant, les recherches de type Perceptron), le courant ANN (pour Attractor Neural Network), animé par des physiciens, qui étudie les propriétés émergentes de réseaux (presque) complètement connectés, l’information se propageant donc dans toutes les directions (fondé par John Hopfield31, ce courant connaît des développements remarquables dans les travaux de Daniel Amit32 en Israël ; en France, les recherches de Jean Petitot33 appliquant la théorie des systèmes dynamiques à l’étude des réseaux d’automates se rattachent également à ce courant).
38Tous ces travaux, dans leur foisonnement, ont un point commun. Ils traitent un réseau complexe de calculateurs élémentaires en interaction comme un être « autonome », au sens où, doté d’une spontanéité propre, il est à lui-même la source de ses déterminations, et non le simple transducteur convertissant des messages d’entrée en messages de sortie. Du modèle de McCulloch et Pitts à celui de Daniel Amit, l’être mathématique n’a pas été bouleversé : il reste, fondamentalement, l’automate à seuil. C’est la perspective que l’on prend sur lui qui change du tout au tout. On s’intéresse, non plus à ses capacités computationnelles, mais à ses « comportements propres » (eigenbehaviors, dans l’ anglo-germanique de la mécanique quantique à qui la théorie des systèmes a emprunté ce concept). Qu’est-ce à dire ? Comme tout automate à état interne, un réseau calcule son état à l’époque suivante en fonction de son état à l’époque présente. Or, une propriété très générale qui caractérise les réseaux est qu’après une période de transition souvent assez courte, le comportement collectif se stabilise en un « cycle limite » (c’est-à-dire une configuration spatio-temporelle périodique) de faible périodicité (la période pouvant être égale à 0, auquel cas on a affaire à un état stationnaire, ou point fixe). Tout se passe comme si ce comportement collectif stable était auto-reproducteur, c’est-à-dire se produisait lui-même – d’où l’expression « comportement propre », self-behavior –, alors qu’en vérité, il reste produit par le réseau. Considérons, par exemple, le cas d’un automate élémentaire, ou neurone, qui n’est jamais mis à feu au cours du cycle limite. Il semblerait ainsi qu’il n’ait aucun effet causal sur la détermination de celui-ci. Ce n’est qu’une illusion, et il suffirait de le retirer, lui et ses synapses, de la structure du réseau pour qu’on s’aperçoive que le comportement collectif en serait affecté.
39Un réseau donné possède en général une multiplicité de comportements propres – on dit aussi « attracteurs », terme emprunté à la théorie des systèmes dynamiques-, et il convergera vers l’un ou l’autre d’entre eux en fonction de ses conditions initiales. La « vie » d’un réseau peut ainsi se concevoir comme une trajectoire dans son « paysage » d’attracteurs, le passage de l’un à l’autre résultant de perturbations ou chocs en provenance du monde extérieur. On convient de dire que ce sont là des événements significatifs pour le réseau, et que le contenu de sens qu’il leur attribue est précisément le comportement propre ou attracteur qui en résulte. C’est évidemment un contenu purement endogène, et non pas le reflet d’une objectivité extérieure, « transcendante ».
40On voit où nous voulons en venir et où certains, déjà, ont planté leur chevalet. N’a-t-on pas ici, au moins en germe, un très beau modèle de l’« objectivité immanente » dont parlait Brentano ? L’attracteur est simultanément un être qui participe pleinement de l’activité du réseau et qui, cependant, en un sens la transcende, puisqu’il relève d’un niveau supérieur de complexité logique. La dynamique du réseau tend vers un attracteur, mais celui-ci n’est qu’un produit de la dynamique du réseau. Le réseau est un être intentionnel, au sens de Brentano et de Husserl. La théorie des systèmes inventera d’ailleurs un terme pour parler de ce rapport paradoxal entre une dynamique et son attracteur. Elle parlera d’« auto-transcendance ». La « transcendance dans l’immanence » de Husserl n’est pas loin. On ne s’étonne pas que certains chercheurs en sciences cognitives, considérés, évidemment, comme « marginaux », et qui utilisent dans leurs travaux les réseaux d’automates, se recommandent, de près ou de loin, d’une phénoménologie transcendantale. (En France, on peut songer aux recherches d’Henri Atlan34, de Jean Petitot35 et de Francisco Varela36.)
41Dès l’époque des fameuses conférences Macy qui furent le berceau de la cybernétique et, donc, des sciences cognitives, la cybernétique aurait-elle pu emprunter cette voie ? J’ai cité l’obstacle idéologique que constituait le paradigme turingien. Il y a aussi les circonstances, en particulier la formation et l’information philosophiques des protagonistes.
42Le seul philosophe professionnel à participer aux conférences Macy était Filmer Northrop, professeur à Yale et jouissant à l’époque d’une certaine réputation. Dans les années 30, il avait animé un séminaire à l’intention des scientifiques intéressés par la philosophie, où s’étaient rencontrés plusieurs des futurs participants aux conférences, dont McCulloch. Mais la philosophie personnelle de Northrop était scientiste. Il cherchait à réconcilier les divers systèmes philosophiques du monde, passé et présent, grâce à la science, et plus spécialement, lorsqu’il les découvrit, grâce aux modèles de Rosenblueth-Wiener-Bigelow et de Pitts-McCulloch. Son influence sur le groupe des cybeméticiens fut des plus limitées. La formation philosophique de ceux-ci était essentiellement réduite à la logique philosophique. Wiener avait été l’élève de Russell à Cambridge, von Neumann disciple de Hilbert à Göttingen, Pitts avait étudié la logique symbolique avec Camap, à Chicago, en 1938. McCulloch était grand lecteur de Russell, de G.E. Moore, de Peirce, et du Wittgenstein du Tractatus.
43La rencontre avec la phénoménologie husserlienne, ou plutôt, l’un de ses dérivés, eut lieu, cependant, mais ce fut sur le mode d’une confrontation, d’ailleurs ratée, avec la psychologie de la Gestalt. Celle-ci, une création de l’Allemagne de Weimar, avait été introduite aux États-Unis par la vague d’immigration accompagnant la montée du nazisme. Wolfgang Köhler avait été l’un des fondateurs du mouvement, dès les années 20, dans le cadre de l’Institut psychologique de Berlin, dont il avait repris la direction à son maître, Carl Stumpf, lui-même ancien élève de Brentano et proche de Husserl. Le projet de l’équipe, qui comprenait aussi Kurt Koffka, Max Wertheimer et Kurt Lewin, était de résoudre les problèmes que la phénoménologie husserlienne avait posés au moyen d’une psychologie scientifique de type expérimental, en s’appuyant sur les concepts de la physique quantique, et en particulier celui de champ. L’ambition était de rechercher les lois, au sens que ce mot a dans les sciences de la nature, qui gouvernent la perception et l’expérience immédiate que nous avons des choses, en s’attachant avant tout à sauver leur caractère « holiste » de totalités organisées.
44Dès les années 20, Köhler avait postulé un « isomorphisme psychophysique » entre les événements physiques survenant dans le cerveau et les faits psychologiques. L’isomorphisme qu’il cherchait à cerner était de type topologique : la perception interne d’une figure sur son fond, par exemple, devait avoir, pensait-il, son correspondant géométrique dans le cerveau. Une fois aux États-Unis, Kôhler allait procéder à des expériences neurophysiologiques dans l’espoir de découvrir un corrélat physique aux phénomènes de perception sous la forme de champs électriques continus dans le tissu cérébral. Lorsque les cybernéticiens l’invitèrent à participer à la quatrième conférence Macy, en 1947, ils s’attendaient à ce que la discussion portât – comme ils en avaient déjà fait l’expérience avec d’autres représentants d’une conception continuiste du fonctionnement cérébral – sur les mérites comparés de cette dernière et du modèle de neurones idéalisés. En fait, la discussion tourna court, Kôhler se cantonnant dans un discours qui fut jugé purement idéologique37. Cette occasion manquée fut partiellement rattrapée, l’année suivante, au symposium Hixon de 1948, où la confrontation entre le mécanisme de McCulloch et le holisme de Kôhler prit néanmoins des allures de guerre de religions.
45Entre le husserlien Wolfgang Köhler et l’atomiste logique Warren McCulloch, celui qui se rapprocha en définitive le plus d’une naturalisation de l’enquête transcendantale ne fut paradoxalement pas le premier. Kôhler croyait au parallélisme géométrique entre la perception et son substrat matériel ; McCulloch enquêtait, lui, sur les conditions de possibilité formelles et matérielles de toute connaissance. L’un de ses plus beaux succès en la matière fut le travail qu’il réalisa sur la grenouille, bien plus tard, avec Walter Pitts, Jerome Lettvin et Humberto Maturana (lequel allait fonder, avec son étudiant Francisco Varela, l’école chilienne des « systèmes auto-poiétiques », autre fleuron de la seconde cybernétique). Cette recherche expérimentale, publiée sous le titre éloquent : « What the Frog’s Eye Tells the Frog’s Brain » (« Ce que l’œil de la grenouille dit au cerveau de la grenouille »)38, mettait en évidence l’existence de récepteurs dans le système visuel répondant sélectivement à certains traits du stimulus, comme la convexité, et les interprétait comme les équivalents matériels des catégories du jugement synthétique a priori. Peu de temps après, Hubel et Wiesel devaient confirmer ces résultats sur le chat, ce qui leur valut le prix Nobel de médecine.
Une philosophie de l’esprit sans sujet
46Kantisme, oui, mais sans sujet transcendantal, disait Paul Ricœur à propos du structuralisme de Claude Lévi-Strauss39. La formule s’applique à merveille à la cybernétique. Pas plus que le « système symbolique physique » de Newell et Simon, le réseau neuronal de McCulloch et Pitts, n’est, ni ne prétend être, un modèle du sujet. De l’esprit (au sens de mind), oui, du sujet, non. Un esprit sans sujet, voilà peut-être l’apport le plus significatif de la cybernétique à la philosophie. Le rapprochement avec Lévi-Strauss s’impose d’autant plus que celui-ci faisait explicitement référence à la cybernétique dans son « Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss » que beaucoup considèrent comme le premier manifeste du structuralisme français. La tâche de l’anthropologie sociale, affirmait-il, est de révéler les « structures mentales inconscientes » à l’œuvre derrière des pratiques comme celle de l’échange de dons dans les sociétés archaïques. Ces structures, qui jouent le rôle d’un synthétique a priori, se manifestent dans des phénomènes de communication, et la « pensée symbolique » est structurée comme un langage40. Nous sommes en 1950, et Lévi-Strauss a déjà opéré son tournant sémiotique sous l’influence de Roman Jakobson. Or, les deux années qui précèdent, ont paru coup sur coup Cybernetics de Norbert Wiener (1948) et The Mathematical Theory of Communication de Claude Shannon et Warren Weaver (1949). Lévi-Strauss se persuade qu’une théorie mathématique de la communication apportée par la linguistique à l’anthropologie est la voie d’avenir pour les sciences sociales...
47En inventant un type d’enquête transcendantale qui faisait l’économie du sujet, la cybernétique aura bien servi la déconstruction de la métaphysique de la subjectivité. C’est là un point essentiel qui est trop rarement vu. Dans une interview restée célèbre, parue en 1976 dans le numéro 23 de Der Spiegel, Heidegger lançait l’anathème : « La cybernétique est la métaphysique de l’âge atomique. » Pour la plupart des philosophes de la mouvance heideggérienne, mais aussi pour beaucoup d’autres, la cybernétique apparaît comme le comble de la « philosophie du cogito », l’aboutissement d’une métaphysique qui confie à l’homme le projet de se rendre maître et possesseur de toutes choses. La cybernétique, summum de la volonté de puissance et de la volonté de volonté, nous ferait passer « à côté de l’essence de la technique »– qui est, comme on sait, à chercher hors de la technique, dans ce mode de révélation et de dévoilement de l’Être que constitue l’« arraisonnement ». « Aussi longtemps que nous nous représentons la technique comme un instrument, constatait Heidegger dans sa fameuse conférence sur l’essence de la technique prononcée pour la première fois en 1949 devant le Club de Brême41, nous restons pris dans la volonté de la maîtriser. » Cette définition instrumentale et anthropologique de la technique serait donc portée à son comble par l’avènement de la cybernétique.
48Ceux qui vont répétant cette condamnation ne se sont, semble-t-il, jamais interrogés sur ceci, qui aurait pourtant dû les troubler. Lorsque, à partir du début des années 50, les « sciences de l’homme » à la française (structuralistes puis post-structuralistes), dont la filiation avec la pensée de Heidegger est indiscutable, ont eu à dire le mystère de l’être et son dévoilement, le langage poétique n’étant pas nécessairement leur fort, c’est dans la cybernétique qu’elles sont allées puiser leurs métaphores. S’agissait-il de montrer que l’homme n’est pas maître chez lui, que loin de maîtriser son langage, c’est celui-ci qui le maîtrise, et que l’« ordre symbolique » est irréductible à l’expérience humaine – bref, que « ça parle » lorsque l’homme croit parler ? C’est aux automates cybernétiques et à la théorie de l’information que l’on a fait systématiquement référence. Le cas le plus typique est celui de Jacques Lacan qui plaça son séminaire entier de l’année 1954-1955 sous le signe de la cybernétique, l’apothéose en étant la lecture de The Purloined Letter d’Edgar Poe dans les termes de la théorie des automates42. Lacan devait plus tard ouvrir ses Écrits par une réélaboration de ce séminaire sur La Lettre volée, texte obscur dont il fournissait, prétendait-il, la clef dans une « Introduction » – paradoxalement rejetée la fin –, qui prenait la forme de variations cybernétiques sur le jeu de pair ou impair destinées à illustrer « comment un langage formel détermine le sujet ». Même si cette partie de l’enseignement du maître semble être passée au-dessus de la tête de plus d’un de ses disciples, on ne saurait en conclure que Lacan ne prenait pas la cybernétique très au sérieux. En témoigne également la conférence « Psychanalyse et cybernétique, ou de la nature du langage », prononcée en juin 1955. Plus tard, la nouvelle critique littéraire, grisée à son tour par l’autonomie des signifiants et leur dérive infinie, allait actionner avec dextérité divers types de « machines textuelles », désirantes ou non. Il n’est pas jusqu’à la « mise en abyme » et autres formes d’autoréférence littéraire qui ne devaient chercher une formalisation dans les concepts de la cybernétique43.
49Il est de bon ton aujourd’hui d’affirmer qu’il n’y avait là qu’effet superficiel de mode. Dans le cas de Lacan, c’est assurément faux, et celui-ci avait, sur certains points, de la cybernétique une connaissance fort précise. Il s’intéressait, par exemple, à la théorie des circuits fermés réverbérants que McCulloch avait reprise au psychanalyste Lawrence Kubie, et connaissait les travaux du neuroanatomiste britannique John Z. Young visant à tester cette théorie sur le poulpe (ces travaux furent discutés lors de la neuvième conférence Macy, en 1952)44. Les recherches de la seconde cybernétique ne lui étaient pas non plus étrangères, puisqu’il avait compris ce qu’il pouvait retirer des travaux formels de Ross Ashby sur les propriétés différenciatrices du calcul45.
50On retrouve, en réalité, dans le projet cybernétique cette ambiguïté dont parle Heidegger à propos de l’essence de la technique46. La technique révèle la vérité (heideggérienne) au sujet de l’Être, vérité qui inclut la déconstruction de la conception métaphysique du sujet ; mais, simultanément, son mode particulier de dévoilement – l’« arraisonnement »– fait courir à l’humanité et au monde un danger, celui de l’engloutissement dans un projet frénétique de puissance et de maîtrise. C’est une même ambiguïté que note Philippe Breton, l’un des très rares historiens du destin de la cybernétique en France : « La cybernétique a été l’un des principaux instruments déstabilisateurs de la conception anthropocentrique de l’homme. [...] La cybernétique assume donc un terrible paradoxe, celui d’affirmer l’humanité tout en en dépossédant l’homme. En ce sens, elle exprime peut-être à découvert un trait fondamental de la connaissance scientifique et technique contemporaine, qui fait que les bénéfices du progrès semblent irrémédiablement associés avec la mise en scène rationnelle de la mort de l’homme47. » Jean-Claude Beaune trouve également des accents heideggériens lorsque, dans son livre L’Automate et ses mobiles48, il écrit : « Ambiguïté qui rappelle l’essence mythique de la technicité automatique : plus l’imitation technique du modèle (l’homme) est fidèle, plus l’anthropocentrisme règne, plus les finalités humaines de l’objet ont besoin d’être nettement et brutalement énoncées, car l’objet tend de plus en plus à échapper à son fabricant. Plus l’homme met dans sa production l’image humaine, plus cette image lui échappe. » Avec l’automate cybernétique, « une nouvelle révolution copernicienne s’amorce : le centre de gravité du monde n’est plus l’homme, mais la machine ». Pour sa part, Gilbert Hottois, reprenant le thème de l’« automatisation » de la technique développé par Jacques ElluI, croit y voir un accès à la découverte de « l’essence non anthropologique de la technique », de sa « nature fondamentalement ab-humaine49 ».
51C’est, sans doute, en effet, dans le sens donné aux recherches sur les automates que l’ambiguïté du projet cybernétique apparaît le mieux. On peut voir en elles le comble de l’anthropomorphisation de la technique. C’est ce à quoi le public est le plus sensible ; mais ce fut aussi une des critiques favorites de Heinz von Foerster, le fondateur de la seconde cybernétique, à l’égard de la première (et de l’intelligence artificielle qui prit sa suite) que de l’accuser d’avoir parlé des machines en termes anthropomorphiques. On peut cependant tout aussi bien choisir de voir dans l’automate cybernétique la mécanisation de l’humain, le dévoilement de ce qu’il y a de non humain en l’homme. Ainsi, Lacan : « La question de savoir si [la machine] est humaine ou pas est évidemment toute tranchée – elle ne l’est pas. Seulement, il s’agit aussi de savoir si l’humain, dans le sens où vous l’entendez, est si humain que ça50. »
52Dans son étude Le Cerveau-machine, au titre (volontairement ?) bien mal choisi, puisqu’il contredit la philosophie « humaniste » de l’ouvrage, Marc Jeannerod caractérise parfaitement l’esprit de la cybernétique, même si c’est négativement et sur un ton réprobateur, lorsqu’il écrit, évoquant l’existence maintenant démontrée de cellules nerveuses qui, telles des horloges biochimiques, possèdent une activité rythmique spontanée : ces générateurs d’oscillations spontanées « permettent de ramener le fonctionnement du système nerveux à celui d’une machine qui “marche toute seule”, une fois déclenchée, ou qui pourrait même, à la limite, se déclencher elle-même. Une telle physiologie de la spontanéité reste cependant une explication singulièrement limitée du comportement. Si elle rend bien compte de ses aspects automatiques, elle ne pourrait par contre être généralisée à ses autres aspects sans aboutir à un comportement sans sujet51. » Mais tel était précisément l’objectif des cybeméticiens. Ils participaient bien à leur manière à la critique de la métaphysique de la subjectivité.
53C’est parce qu’ils étaient, à juste titre, sensibles à cet aspect que les heideggériens français ont, de façon cohérente, fait appel à la cybernétique pour exprimer ce qu’ils avaient à dire. Lorsque, dans son étude par ailleurs excellente de la philosophie française de l’après-guerre, Vincent Descombes reproche au structuralisme de faire preuve d’incohérence en prétendant lutter contre « la philosophie de la conscience » tout en puisant ses concepts dans « une pensée d’ingénieurs », il ne fait que manifester une méconnaissance de la cybernétique qui est largement partagée – et que le choix, sans doute malheureux, du mot même de « cybernétique » (théorie de la commande, de la gouverne, de la maîtrise) ne saurait excuser52.
Notes de bas de page
1 Ce chapitre s’inspire étroitement d’un texte publié par le même auteur in Aux origines des sciences cognitives (p. 91-116) édité en 1994 aux Editions de la Découverte que nous remercions.
2 Il semble aussi que des affinités existent entre une néo-cybernétique et la philosophie de Spinoza. Cf. Atlan, 1998.
3 Cf. Dupuy, 2000a, b.
4 En France, on peut lire ici ou là, comme si c’était un motif de gloire, que les « philosophes » (comprendre : hexagonaux) ne s’intéressent pas aux sciences cognitives, vues comme spécimen particulièrement peu ragoûtant de « pensée calculante ». Si cela est vrai, ces philosophes-là feraient bien d’être sur leurs gardes : c’est à un système philosophique pleinement constitué que tôt ou tard ils auront à se confronter – sauf à être en complet décalage avec les problèmes du temps.
5 Voir, par exemple, les pages consacrées à ce tournant cognitif par l’un des meilleurs connaisseurs français de la philosophie de l’esprit, Pascal Engel. dans Engel, 1994, p. 7-10.
6 Cf. Proust, 1987.
7 Cf. Dupuy, 1994, 2000a.
8 Cf. Mcculloch, 1965.
9 Cf. Mosconi, 1989, p. 138.
10 Cf. Andler, 1992.
11 Cf. Rumelhart et al., 1986.
12 Cf. Proust, 1987, p. 98-99.
13 Cf. Chisholm, 1957. Voir aussi Chisholm, 1956.
14 Chisholm, 1957, p. 298.
15 Pour une vue d’ensemble de ce problème et des diverses positions théoriques qu’il a engendrées, on étudiera avec profit le livre de Pascal Engel déjà cité (Engel, 1994).
16 Cf. Davidson, 1970.
17 Cf. Engel, 1994, p. 11-12.
18 Cf. Searle. 1980.
19 Cf. Quine, art. « Mind versus Body », in Quine, 1987.
20 Cf. Brentano, 1874.
21 Ma traduction. Sur le rapport de Husserl à Brentano, surtout en tant qu’il se situe en tronc commun par rapport à la bifurcation qui mène d’un côté à Heidegger et de l’autre à Sartre, on consultera avec profit Renaut, 1993, spécialement p. 88-102.
22 Cf. Brentano, 1874 ; ma traduction.
23 Cf. Renaut, 1993, p. 93, 97-98.
24 Cf. Mcalister. 1974, p. 328-338, et le travail réalisé par Stefano Franchi au département de philosophie de l’Université Stanford. L’affaire est, en vérité, plus compliquée car Brentano lui-même en viendra plus tard, dès 1905 puis dans la seconde édition de Psychologie, publiée en 1911, à rejeter la thèse selon laquelle les « phénomènes physiques » sont contenus à l’intérieur des phénomènes mentaux (cette étrange Kehre amenant Brentano à adopter ce qu’il nomme lui-même un « réisme »). Le problème est que Chisholm ne se réfère jamais qu’à l’édition de 1874. Certains philosophes analytiques spécialistes de Brentano soutiennent qu’il n’y a jamais eu de retournement et que Brentano était un « réiste » dès le départ. C’est donc la tradition husserlienne qui se serait méprise gravement ! Cf. Aquila, 1977.
25 Cf. §45, « The Double Standard », in Quine, 1960.
26 Ibid., p. 221.
27 Cf. Sartre, 1970, p. 17. Voir cependant la réhabilitation partielle proposée par Renaut, 1993.
28 On trouvera une introduction accessible à ces travaux dans Fogelman-Soulié, éd., 1991.
29 Cf. Kauffman, 1993.
30 Cf. Varela, 1979.
31 Cf. Hopfield, 1982.
32 Cf. Amit, 1989
33 Cf. Petitot, 1995b.
34 Cf. Atlan, 1994.
35 Cf. Petitot, 1992b, 1993.
36 Cf. Varela, Thompson et Rosch, 1991.
37 L’historien des sciences Steve Heims a pu rétablir les éléments essentiels de cette rencontre qui n’a pas donné lieu à compte rendu écrit. Voir Heims, 1991, chap. 10.
38 1959, repris dans McCulloch, 1965, p. 230-255.
39 Cf. Ricœur, 1963, p. 618.
40 Cf. Lévi-Strauss, 1950.
41 Cf. Heidegger, 1954, p. 44.
42 Cf. Lacan, 1978, chap. XV et XVI, « Séminaire sur La Lettre volée ».
43 Pour un bilan de ces travaux, on pourra consulter Dupuy, 1989.
44 Cf. Lacan, 1978, p. 111-112.
45 Ibid., p. 351.
46 Cf. Heidegger, 1954, p. 44-45.
47 Cf. Breton, 1984, p. 160. Voir aussi Breton, 1985a, b. La grande différence entre les origines américaines de la cybernétique et son acclimatation en France, c’est que celle-ci s’est faite principalement dans et par le milieu des ingénieurs, alors que les préoccupations de ce milieu n’ont joué qu’un rôle très partiel dans le développement de la cybernétique sur son sol natal.
48 Cf. Beaune, 1980, p. 332-333.
49 Cf. Hottois, 1984, p. 150.
50 Cf. Lacan, 1978, p. 367.
51 Cf. Jeannerod, 1983, p. 156. Souligné par l’auteur.
52 Cf. Descombes, 1979, p. 123-124.
Auteur
directeur de recherches au CNRS et professeur de philosophie et sciences sociales à l’École polytechnique. Il est le fondateur du CREA et il a publié de nombreux travaux sur la théorie de l’auto-organisation. Ses publications comprennent L’Auto-organisation : de la physique au politique (Paris, Le Seuil, 1983), Aux origines des sciences cognitives (Paris, La Découverte, 1994), Self-Deception and Paradoxes of Rationality (Stanford, CSLI, 1998).
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