Chapitre 14. Naturaliser la phénoménologie ? Dretske et les qualia
p. 563-576
Texte intégral
1On réservera un accueil d’autant plus favorable à une proposition de traitement naturaliste de l’esprit qui prendrait au sérieux les exigences de la phénoménologie, que ces exigences sont souvent perçues comme dépourvues de pertinence, voire incompatibles avec le « naturalisme » en philosophie de l’esprit. Dans un récent ouvrage, Naturalizing the Mmd1, Fred Dretske annonce un pareil traitement de l’esprit. Misant tout sur la notion de représentation mentale, Dretske prétend que son « naturalisme représentationnel [...] rend bien compte de l’aspect qualitatif et subjectif de notre vie sensorielle et affective » (p. XIII).
2Je discuterai cette assertion en trois points. Je commencerai par caractériser brièvement le projet de naturalisation propre à Dretske, en mettant l’accent sur la dimension naturaliste de son interprétation de la notion de représentation. En second lieu, concédant l’existence de certaines similitudes apparentes entre sa notion de représentation et la notion husserlienne d’intentionnalité, je montrerai que les différences entre ces deux notions sont plus importantes que les ressemblances. Tandis que Husserl conçoit l’intentionnalité comme un caractère phénoménologique immanent de la pensée et de l’expérience, Dretske défend en effet une conception « externaliste » de la représentation mentale. Enfin, j’aborderai l’analyse que celui-ci propose des qualia, puisque cette analyse est censée établir que sa théorie représentationnelle de l’esprit parvient à naturaliser notre expérience jusqu’en ses aspects « subjectifs ». Je montrerai que Dretske caractérise les qualia de façon ambiguë. J’en conclurai qu’il ne réussit à les naturaliser que dans la mesure où ils sont compris comme des traits non phénoménologiques de l’expérience, et que Dretske a donc beaucoup moins à dire qu’il ne croit sur la vie subjective d’êtres tels que nous.
La représentation selon Dretske
3Les phénoménologues concernés par la théorie de l’esprit ne manqueront pas d’apprécier certains aspects du projet de naturalisation de Dretske. Tandis que le fonctionnalisme, le computationnalisme, le béhaviorisme et l’éliminativisme matérialiste, entre autres, ignorent superbement les aspects du mental que les phénoménologues font ressortir, Dretske semble les mettre au centre même de son projet de naturalisation. Impression renforcée par sa prétention à atteindre une interprétation naturaliste de la représentation, de l’introspection (y compris de la nature de l’autorité de la première personne), de la conscience et des qualités subjectives de l’expérience.
4La notion centrale de la doctrine dretskienne est celle de « représentation ». Pour naturaliser cette notion, il semble procéder en deux temps. Il décrit en premier lieu une propriété naturelle, c’est-à-dire telle que des systèmes qui sont manifestement physiques pourraient la posséder, mais qui présente certains traits de la pensée et de l’expérience intentionnelle. Puis il introduit certains raffinements dans cette propriété, de façon à décrire la représentation mentale dans son intégralité, telle qu’elle figure dans l’expérience et la pensée. Je concentrerai mon attention sur la première partie de cette démarche.
5Dretske commence par une théorie de la représentation adaptée à des représentations aussi éloignées du mental que peut l’être la mesure de la température par un thermomètre ou celle de la vitesse par un indicateur de vitesse : « Le principe est qu’un système S représente une propriété F si et seulement si S a la fonction d’indiquer (de donner une information sur) F dans un certain domaine d’objets » (p. 2). Un système, dit Dretske, accomplit sa fonction indicatrice en occupant différents états qui correspondent aux différentes valeurs déterminées de la propriété en question. Ainsi, si S est un thermomètre à l’ancienne, les différents niveaux du mercure dans son tube correspondront aux différents degrés déterminés de la température. Le thermomètre, du fait même qu’il est à un certain niveau de mercure, indique que la température a une certaine valeur.
6Soulignons que, d’après cette théorie, un système peut indiquer une propriété sans la représenter. Un thermomètre représente la température plutôt qu’il ne l’indique, parce qu’indiquer la température est la fonction en vue de laquelle il est conçu. Les thermomètres indiquent aussi d’autres choses qu’ils ne sont pas (normalement) conçus pour indiquer. Par exemple, des températures qui se maintiennent en dessous de zéro peuvent indiquer que les ventes de pull-overs vont augmenter, bien que les thermomètres n’aient pas normalement la fonction d’indiquer la courbe des ventes de pull-overs, et ne représentent donc pas cette propriété. Ce caractère fonctionnel de la notion dretskienne de « représentation » en fait une notion intensionnelle et la rapproche plus du mental que s’il s’agissait d’une simple indication.
7Les thermomètres et les indicateurs de vitesse sont, comme la plupart des systèmes représentationnels, des systèmes conventionnels. Ils sont conçus par des êtres humains à seule fin d’indiquer une certaine propriété qu’ils ont la capacité d’indiquer, et c’est seulement par là qu’ils acquièrent la fonction d’indiquer cette propriété. Mais, Dretske croit qu’il y a aussi un sens à parler de « représentation naturelle », parce qu’un système d’indication peut remplir, que ce soit du fait de la sélection naturelle ou de l’apprentissage, la fonction naturelle d’indiquer une certaine propriété. Tel est le cas, dit-il, lorsque le fait pour un système qu’il indique cette propriété lui est utile, que l’information obtenue de la sorte peut être utilisée par lui ultérieurement et donc intégrée à son répertoire de réponses d’ordre supérieur à son environnement, et par conséquent que cette propriété est sélectionnée par l’évolution (voir p. 9-10, 162-168).
8Dretske considère l’expérience consciente comme une espèce de représentation naturelle, sans toutefois identifier l’une avec l’autre. L’expérience consciente, selon lui, suppose un élément conceptuel qui ne fait pas généralement partie d’une représentation naturelle. Néanmoins, je ne m’étendrai pas sur ce développement de la notion de représentation, parce que les caractéristiques et problèmes dont je veux discuter se situent à un niveau plus élémentaire.
9Dretske distingue entre le « sens » et la « référence » d’une représentation, même à son niveau le plus fondamental. Il est typique d’un système représentationnel qu’il représente un certain objet comme possédant la propriété que ce système a pour fonction d’indiquer. Cet objet représenté, Dretske l’appelle la « référence » de la représentation ; la propriété avec laquelle il est représenté, la « manière » dont l’objet est représenté, il l’appelle le « sens » de cette représentation.
10Ne passons pas trop vite sur cette distinction sens-référence. En toute rigueur, dans la théorie de la représentation de Dretske, ce sont des propriétés que les états représentationnels ou les systèmes représentent. (Ne perdons pas de vue qu’« un système S représente une propriété F si et seulement si... ») Dans la littérature traditionnelle sur l’intentionnalité, en revanche, ce qui est visé ou représenté en un état intentionnel (ce vers quoi cet état est « dirigé ») est appelé l’« objet » de cet état. De sorte qu’on devrait dire, conformément à cette tradition, que pour Dretske la propriété représentée dans un état représentationnel est l’ objet de cette représentation ; et que dans la mesure où cette propriété joue le rôle d’objet représenté, on devrait l’appeler la « référence » de cette représentation. Ce que ne fait pas Dretske, qui nomme la propriété représentée le « sens » de cette représentation. (C’est là un premier exemple du fait que Dretske donne à ces termes une signification qui n’est pas toujours la même que celle que les phénoménologues voudraient leur donner.)
11Pour Dretske, les systèmes représentationnels représentent des propriétés, et la propriété qu’un système représente est appelée son « sens ». Sous certaines conditions, toutefois, l’objet qui possède la propriété représentée peut aussi, en un sens dérivé, être dit « représenté ». Par exemple, un indicateur de vitesse représente la vitesse, et une fois convenablement installé sur un véhicule, la vitesse de ce véhicule. Dans mon auto, l’indicateur de vitesse dont l’aiguille est pointée sur le chiffre 50 représente le fait que mon auto roule à 50 à l’heure. S’il était installé sur votre auto, dans le même état représentationnel il représenterait le fait que votre auto roule à cette vitesse-là. De sorte que Dretske peut dire que la question de savoir quel est l’objet précis (si objet il y a) qu’un système représentationnel représente est purement contextuelle. Si le « sens » d’un système représentationnel, c’est-à-dire la propriété avec laquelle il représente un objet, est déterminé par le caractère représentationnel de ce système, sa « référence », c’est-à-dire l’objet qu’il représente avec cette propriété, est déterminée par « une certaine relation externe, causale ou contextuelle » (p. 24).
12D’après la théorie de Dretske, le « sens » d’une représentation est par conséquent lié d’une manière représentationnelle à cette représentation, en tant qu’il est la propriété que cette représentation représente. Quant à la « référence » d’une représentation, elle ne se rattache à celle-ci que d’une manière contextuelle et non représentationnelle : elle n’est notamment pas représentée (au sens proprement dretskien du terme).
13L’intérêt de la théorie de Dretske est qu’elle sauvegarde la possibilité d’une représentation erronée et d’un défaut de référence. Selon cette conception fonctionnelle de la représentation, si l’indication « 50 » au compteur représente une vitesse de 50 km à l’heure, c’est seulement en vertu de la façon dont on a conçu et calibré l’indicateur de vitesse. S’il y a un défaut et que la vitesse du véhicule sur lequel l’indicateur de vitesse a été monté est en fait de 60 km à l’heure, l’indication donnée par le compteur de vitesse aura en ce cas mal représenté la vitesse de ce véhicule. Et comme, pour Dretske, la référence n’est qu’une question de contexte, un indicateur de vitesse pourra représenter une vitesse même dans le cas où aucun véhicule n’y serait connecté de la manière causale ou contextuelle appropriée.
Représentation dretskienne et intentionnalité husserlienne
14La notion de représentation de Dretske présente, au moins superficiellement, des similitudes frappantes avec la notion d’intentionnalité de Husserl. L’« intentionnalité », bien entendu, n’est autre que le terme de Husserl pour le caractère représentationnel des pensées et expériences, à savoir la caractéristique qui est la leur d’être « de », « au sujet de » choses autres qu’elles-mêmes. Comme Dretske, Husserl distingue le sens d’une pensée ou expérience intentionnelle (je reprendrai ici le terme husserlien d’« acte » pour faire bref) et l’ objet (ou référence) que cet acte représente ou vise ; de sorte qu’un acte vise ou représente son objet « comme étant » tel et tel. Comme chez Dretske, un acte (ou état représentationnel) peut avoir un sens sans avoir une référence, de même qu’il peut avoir un sens qui représente mal cette référence.
15Pour Husserl, l’intentionnalité d’une expérience est un caractère phénoménologique de cette expérience. En fait, il le considère même comme le caractère clef à expliquer si l’on veut parvenir à une compréhension de l’expérience au point de vue phénoménologique, qui est celui de la première personne. Cette apparente similarité entre l’intentionnalité husserlienne et la représentation dretskienne peut donner à penser que le projet de naturalisation de Dretske (dans la mesure où il est viable) peut éclairer la voie vers une interprétation naturaliste des aspects phénoménologiques de l’expérience. Ce n’est malheureusement pas le cas, parce que ces aspects phénoménologiques n’ont aucun rôle dans le projet de Dretske. Pour nous en persuader, commençons par revenir à la version husserlienne de la distinction sens-référence.
16La distinction de Husserl est largement motivée par le fait qu’un objet unique et identique peut être représenté de plusieurs « manières ». Les rapports compliqués entre Œdipe et sa mère le démontrent : qu’Œdipe désire épouser la reine ne veut pas dire qu’il désire plus particulièrement épouser sa mère, en dépit du fait que la reine est sa mère. Dans l’interprétation de Husserl, ces désirs visent ou représentent le même objet, Jocaste (ou un état de choses incluant Jocaste), mais ils représentent cet objet avec un sens différent (« la reine » dans un cas, « ma mère »– celle d’Œdipe – dans l’autre).
17Conformément à la tradition, Husserl emploie le terme « objet » pour désigner ce qui est visé ou représenté dans un état intentionnel (ce vers quoi cet état est « dirigé »). N’oublions pas que, pour Dretske, ce sont des propriétés que les états représentationnels représentent. Tandis que, pour Husserl, les objets visés ou représentés ne sont pas tous de même espèce, mais incluent, à côté des propriétés, des objets physiques, des événements, des états de choses, des nombres, des personnes, et tout ce qu’il est possible encore de prendre en considération.
18À la différence de l’objet d’une pensée ou expérience intentionnelle, le sens d’un acte n’est pas lui-même visé ni représenté dans cet acte. Il fait plutôt partie de son « contenu », dans la mesure où il appartient à la structure interne en vertu de laquelle il accomplit son intentionnalité et représente son objet d’une certaine manière. Les sens ne sont donc pas, pour Husserl, des entités dont nous puissions faire normalement l’expérience dans le monde naturel. (Husserl les considère comme des entités « idéales » ou abstraites.) Plus particulièrement, les sens ne sont pas des propriétés des objets que nous visons ; quand nous visons un objet physique, il a le sens d’un individu possédant certaines propriétés, mais ce sens appartient au contenu de cette expérience, tandis que ces propriétés appartiennent (ou sont représentées comme appartenant) à l’objet.
19Un acte est intentionnel en vertu du fait qu’il a un sens ou contenu, même s’il n’y a aucun objet tel qu’il « satisfasse » ce sens. Ce qui rend possibles représentation erronée et défaut de référence aussi bien chez Husserl que chez Dretske.
20Il existe donc des similitudes superficielles, mais aussi de profondes différences, entre la théorie de l’intentionnalité de Husserl et la théorie de la représentation de Dretske. Pour Dretske, une représentation représente son sens et ne représente pas (pas littéralement) sa référence, parce que cette référence n’est liée à cette représentation que par un lien contextuel, non représentationnel. Pour Husserl, une représentation représente sa référence et ne représente pas son sens, parce que le sens appartient à la structure de cette représentation, et non à la référence qui est représentée grâce à lui. Pour Dretske, les sens sont des propriétés du type de celles que des objets physiques peuvent avoir. Pour Husserl, ce sont des « contenus » abstraits de pensées et d’expériences intentionnelles.
21De façon plus importante encore, qui plus est, les états mentaux et les expériences sont d’après Husserl intrinsèquement intentionnels, puisqu’un acte doit son intentionnalité à son sens, qui lui est intrinsèque. Le caractère intentionnel ou représentationnel d’un acte est dû à sa propre constitution interne en tant que l’acte qu’il est2. Pour Dretske, en revanche, les systèmes (ou états) représentationnels ne sont pas intrinsèquement représentationnels. Même si le fait qu’un système indique une certaine propriété est dû à son caractère interne, cela n’est pas vrai du fait qu’il représente quelque chose. Un système ne représente une chose que s’il a la fonction de l’indiquer, fonction que les systèmes reçoivent « de l’extérieur », de leur conception dans le cas où ce sont des représentations conventionnelles ou de leur histoire évolutive dans le cas où ce sont des représentations naturelles. Dretske ne fait pas ressortir cet aspect de sa théorie avant son chapitre final, mais il ne s’y montre que plus affirmatif :
La thèse représentationnelle est une théorie externaliste de l’esprit. Elle identifie les faits mentaux à des faits représentationnels, et bien que les représentations soient dans la tête, les faits qui en font des représentations – et font, par suite, qu’ils soient mentaux – sont en dehors de la tête. Un état du cerveau [...] représente le monde d’une certaine manière [...] seulement s’il remplit une fonction de vecteur d’information convenable. Comme les fonctions [...] dépendent de l’histoire des états ou systèmes qui les ont, les faits mentaux ne surviennent pas par rapport à ce qu’il y a dans la tête. Même si ce qu’il y a dans les têtes A et B était physiquement indistinguable, comme ces morceaux de matière grise ont eu des histoires dont la différence importe, dans un cas on pourra avoir un système représentationnel, tandis que dans l’autre on n’en aura pas. Dans le premier, on aura un support de pensée et d’expérience, mais pas dans le second [P. 124-125],
« Externalisation » des qualia
22On a souvent pensé que les qualia, caractères « subjectifs » de l’expérience, posaient de graves problèmes à toute théorie objective ou naturaliste de l’expérience. Le béhaviorisme, le fonctionnalisme et le computationnalisme, par exemple, ont tous été couronnés de peu de succès dans leurs efforts pour rendre compte du fait (apparent ou réel) que des états mentaux qualitativement distincts peuvent être équivalents au point de vue béhavioriste, fonctionnel et computationnel. Dans ces conditions, on comprend que Dretske puisse voir le problème de la naturalisation des qualia comme une épreuve décisive pour sa version représentationnelle du naturalisme, et qu’il se félicite d’avoir résolu ce problème comme si c’était là un grand triomphe pour sa théorie :
La thèse représentationnelle est assez plausible en ce qui concerne les attitudes propositionnelles ; elle l’est moins (certains diraient qu’elle est tout à fait dépourvue de plausibilité) pour les questions sensorielles, les aspects phénoménaux ou qualitatifs de notre vie mentale. Je ne me focalise pas moins pour autant [...] sur les qualia, dimension de notre vie consciente qui nous sert à définir « à quoi cela ressemble d’être nous ». Si j’y concentre mon attention, c’est que je suis persuadé que c’est là-dessus qu’un progrès est d’autant plus important qu’il est moins facile à obtenir [p. xiv-xv].
23Étant donné que la thèse représentationnelle est l’élément clef d’un projet externaliste de naturalisation de l’esprit, son entreprise de naturalisation des qualia revient à en rendre compte de façon « externe », et c’est là une démarche qui, selon ses propres termes, semble plutôt implausible. En tant que traits qui distinguent le « sentiment subjectif » d’une expérience par rapport celui d’une autre, les qualia semblent en effet être par excellence des caractères internes de cette expérience. Dretske lui-même les range parmi « les aspects qualitatifs de notre vie mentale », et il les désigne par ailleurs comme ces « qualités de l’expérience » qui composent « la vie subjective d’un être » (p. 65). Et cependant, la théorie naturaliste des qualia de Dretske, comme nous allons le voir, localise ces qualia en dehors de l’organisme qui a une expérience, comme en dehors des expériences de celui-ci, parce qu’il les identifie avec les propriétés des objets dont cet organisme fait l’expérience.
24Dretske révèle sa stratégie dans une remarque incidente sur l’intentionnalité : « L’intentionnalité est tout ce qu’il y a de plus réel, dit-il, sauf, comme Fodor Ta suggéré, qu’elle se révèle être autre chose que ce qu’on croit » (p. 28). Dans le même esprit, Dretske parvient à naturaliser les qualia en les interprétant comme « étant en réalité quelque chose d’autre » : non des propriétés « internes », essentiellement subjectives, des expériences, mais plutôt des propriétés objectives des objets dont on a l’expérience. « Conformément à la thèse représentationnelle, déclare-t-il, j’identifie les qualia avec des propriétés phénoménales – ces propriétés avec lesquelles (d’après la même thèse) un objet est sensoriellement représenté » (p. 73). Moyennant cette identification, dit Dretske, je peux sans problème connaître le quale de votre expérience, de celui d’une chauve-souris ou d’un parasite, en dépit du fait que je suis incapable d’avoir des expériences de cette espèce. Il en donne l’exemple suivant.
25Considérons un parasite qui s’attache à son hôte si et seulement si la température de surface de cet hôte est à peu près 18°. Ce parasite s’attache donc à son hôte lorsqu’il a une expérience qui représente son hôte comme étant à 18°, c’est-à-dire lorsque l’hôte semble au parasite être à 18°. Maintenant, dit Dretske, le quale de cette expérience que le parasite a de son hôte est « la façon dont l’hôte semble être au parasite », et la façon dont l’hôte semble être au parasite est « à 18° ». De sorte que le quale de l’expérience du parasite est la propriété d’être à 18°. Mais cette propriété n’est pas quelque chose qui serait « à l’intérieur » du parasite ou de son expérience. Être à 18° est une propriété objective, en l’occurrence une propriété de l’hôte, s’il se trouve que le parasite se le représente correctement. En tant que telle, c’est quelque chose que nous pouvons connaître, vous et moi, en dépit du fait que nous ne pouvons pas examiner l’expérience du parasite. Si nous savons ce qu’est 18°, alors nous connaissons le quale de l’expérience du parasite. Comme dit Dretske :
Si vous savez ce que c’est que d’être à 18°, vous savez comment le parasite « sent » son hôte. Vous savez à quoi ressemble l’expérience du parasite au moment où il « sent » son hôte. [...] Vous n’avez rien à connaître de plus que sa température. Si vous en savez assez pour savoir ce que c’est que d’être à 18°, vous savez tout ce qu’il faut savoir de la qualité de l’expérience du parasite. Pour savoir à quoi elle ressemble pour ce parasite, il faut considérer non le parasite, mais ce que le parasite « regarde » : l’hôte [p. 83].
26Il y a quelque chose d’étrange dans cette analyse de Dretske. D’abord, je ne suis pas certain de savoir « ce que c’est que d’être à 18° ». Le propos de Dretske étant de naturaliser les qualia, je présume qu’il veut nous faire interpréter en un sens naturaliste et objectif des propriétés comme « être à 18° ». En tant qu’individu ayant fait des études, j’ai quelque notion de ce qu’est la température objective : être à 18° consiste, je crois, à avoir une certaine énergie cinétique moléculaire moyenne, bien que je ne puisse pas être plus précis que cela. Et même, ce peu que je sais de la température (ou encore de la couleur, du son, de la forme, etc.), comme qualité des choses susceptibles d’être caractérisée de manière objective et naturaliste, je n’en saurais rien si je n’avais pas fait d’études.
27Mais, pour cerner de plus près la difficulté, le fait de savoir quelles propriétés physiques composent la température d’un objet (fût-ce un objet représenté ou éprouvé comme ayant cette température) semble simplement sans rapport avec le fait de connaître les qualia que possèdent les expériences de température. Même si je ne sais pas ce qu’est la température (au sens scientifique, naturaliste du terme), je sais comment s’éprouvent typiquement diverses températures. Les diverses modalités de ce à quoi cela ressemble d’éprouver la température sont ce que les phénoménologues, et, je crois, la plupart des autres philosophes avec eux, entendent par « qualia » de température. Mais les qualia ainsi compris n’ont pas de correspondance biunivoque avec les propriétés sous lesquelles nous faisons l’expérience des objets. La même eau peut sembler froide à une main, chaude à l’autre, d’après la fameuse remarque de Berkeley. Et cependant, nous apprend la science, la propriété naturelle que l’eau elle-même possède, sa température dont on a l’expérience à travers ces modalités qualitativement variées, est la même dans les deux cas. Mais alors, si de telles expériences qualitativement variées sont des représentations de la même propriété objective, les qualia ne peuvent plus s’identifier avec « ces propriétés [...] sous lesquelles un objet est sensoriellement représenté », et le représentationnalisme de Dretske échoue sur le même écueil que le béhaviorisme, le fonctionnalisme et le computationnalisme.
28Dretske semble penser qu’il peut esquiver ce problème en fondant les unes dans les autres les propriétés objectives des choses dont on a l’expérience et les modalités subjectives de l’expérience qu’on en a. « La thèse représentationnelle, dit-il, identifie les qualités de l’expérience, les qualia, avec les propriétés sous lesquelles sont représentés les objets. La subjectivité devient une partie de l’ordre objectif » (p. 65). Néanmoins, les remarques de Dretske semblent tantôt défendre cette identification, tantôt la nier. « Si vous savez ce que c’est que d’être à 18°, vous savez [...] à quoi ressemble l’expérience du parasite lorsqu’il “sent son hôte” », dit-il page 83 ; mais dans la même page, il admet que « le fait de savoir ce qu’est la température n’apprend pas à reconnaître à quoi ressemble [...] le fait de sentir une température de cette espèce ». Et à la même page, Dretske distingue apparemment le fait de connaître ce qu’est une propriété phénoménale du fait de savoir à quoi cela ressemble d’en faire l’expérience : « Les sourds peuvent savoir ce que sont les ondes sonores sans savoir à quoi cela ressemble d’entendre des ondes sonores. » Plus loin, cependant, il semble soutenir un point de vue contraire au sujet de la vision : « Un aveugle peut savoir à quoi cela ressemble d’avoir l’expérience visuelle du mouvement [= le voir ?]. Il suffit qu’il sache ce qu’est le mouvement » (p. 94). Il appert qu’il y a des tensions, sinon des contradictions formelles, dans la façon dont Dretske conçoit la relation entre qualités des expériences (des objets) et qualités (éprouvées) des objets, ainsi que la relation de ces deux notions avec celle des qualia.
29La confusion de ces notions chez Dretske ressort nettement dans l’argument qu’il avance en faveur de l’identification des qualia avec les propriétés représentées. Cet argument est si simple que Dretske met au défi ceux qui ne l’admettraient pas d’y trouver un défaut. Il dit : « Je me contente de tirer les conséquences de faits que presque tout le monde accepte, des faits qui sont tout à fait indépendants du point de vue représentationnel défendu dans ces leçons [...] si le résultat est absurde, alors c’est à cause de l’un des [...] faits qui y conduisent, non de la thèse représentationnelle » (p. 83-84). Cet argument de Dretske est à l’œuvre dans l’exemple du « parasite » ci-dessus. Sa prémisse principale, que Dretske appelle « un fait », est plutôt présentée comme une définition : « Le fait premier, dit-il, est que les qualia sont censés être la façon dont les choses semblent ou apparaissent selon la modalité du sens en question » (p. 83). L’argument que Dretske tire de ce « fait » peut se reconstruire comme une suite d’identités :
Les qualia sont la façon dont les choses semblent être ou apparaissent.
La façon dont une chose semble être ou apparaît dans une expérience est la façon dont cette chose serait (c’est-à-dire la propriété qu’elle aurait en fait) si cette expérience était véridique.
La propriété qu’une chose aurait si son expérience était véridique est la propriété avec laquelle cette chose est représentée.
Donc, les qualia sont des propriétés avec lesquelles les choses sont représentées.
30Le problème que pose cet argument réside, me semble-t-il, dans ce « fait premier », c’est-à-dire la définition ou caractérisation par Dretske des qualia comme « façon dont les choses semblent être ou apparaissent ». Par « façons d’apparaître », Dretske entend manifestement des propriétés que les choses ou objets paraissent avoir, ou avec lesquelles on se les représente dans une expérience. Mais, en les entendant ainsi, la première prémisse de l’argument ci-dessus : « Les qualia sont la façon dont les choses semblent être ou apparaissent » ne signifie rien d’autre que « les qualia sont les propriétés avec lesquelles les choses sont représentées ». En ce sens, la première prémisse de Dretske n’est plus une définition de « qualia », mais une variante stylistique de sa conclusion. Son argument est une pétition de principe.
31Ce qui le rend séduisant, c’est que presque tout le monde, y compris ceux qui refuseront d’identifier avec Dretske les qualia à des propriétés représentées, pourra admettre sa caractérisation des qualia comme « la façon dont les choses semblent être, ou apparaissent ». De sorte qu’il doit y avoir une autre manière de comprendre l’expression « la façon dont les choses semblent être, ou apparaissent ». De telles expressions sont en fait ambiguës. Qu’on veuille bien comparer, par exemple : 1) la façon dont les choses semblent ou apparaissent à S (c’est-à-dire, les choses telles que S en fait l’expérience) et 2) la façon dont les femmes étaient peintes par Degas. De quelle(s) « façon(s) » Degas a-t-il peint les femmes ? La réponse dépend de la manière dont on comprend la question. Si c’est une question sur les femmes, telles que Degas les a peintes, « comme danseuses » est une réponse convenable. Mais si c’est une question sur les peintures de femmes de Degas, c’est une réponse d’un autre type qui conviendra, « de façon impressionniste », par exemple. Ainsi, en un sens, « les façons de peindre les femmes » sont des descriptions qui s’appliquent aux femmes : « comme danseuses », « comme ouvrières », « comme figures maternelles », « comme objets sexuels », etc. En un autre sens, « les façons de peindre les femmes » sont des manières de peindre : « impressionniste », « réaliste », « pointilliste », « cubiste », etc.
32C’est, me semble-t-il, à cause de cette ambiguïté que l’argument de Dretske ne tient pas. Sa définition des qualia comme « la façon dont les choses semblent ou apparaissent » n’est indiscutable que si ces « façons » sont des modes d’apparitions, c’est-à-dire des qualités des expériences d’objets, et non pas des propriétés de choses apparaissantes. Mais si c’est cette interprétation, plutôt que celle de Dretske, qu’on doit donner à la première prémisse, l’argument s’effondre. Et si la première prémisse ne peut pas être interprétée ainsi, alors cet argument semble ne plus pouvoir porter du tout sur les qualia.
33Bien que l’argument de Dretske dépende d’un effacement de la distinction entre les qualités des expériences d’objets et les qualités des objets dont on a l’expérience, la défense de sa doctrine des qualia dépend en grande partie de la reconnaissance de cette distinction. Le temps fort de l’identification des qualia avec des propriétés représentationnelles chez Dretske est en effet qu’elle implique que chacun peut reconnaître le quale d’une expérience présumée subjective grâce aux seules propriétés objectives de cette expérience. Mais on aimerait objecter que cela ne peut pas être vrai, parce que savoir « de » quelle propriété une expérience est l’expérience n’est absolument pas la même chose que savoir à quoi ressemble le fait d’avoir l’expérience de cette propriété. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, Dretske se contente d’accorder cela : « Il est certain que savoir ce qu’est la température n’apprendra à personne à quoi cela ressemble (si cela ressemble à quelque chose) pour un parasite (voire un autre homme) de ressentir une température de la sorte. [...] Je ne prétends pas nier cela. Et je ne le nie pas » (p. 83). Or, pour comprendre cette réponse, il faut précisément faire la distinction que l’argument de Dretske brouille.
34Revenons sur le parasite de Dretske qui sent son hôte comme étant à 18°. Drestke affirme :
« Si vous savez ce que c’est que d’être à 18°, vous savez comment l’hôte “semble” au parasite. [...] Vous savez tout ce qu’il y a à savoir de la qualité de l’expérience du parasite. »
« Savoir ce qu’est la température n’apprendra à personne à quoi cela ressemble [...] de ressentir une température de ce type. » En affirmant (2), je pense que Dretske doit aussi vouloir affirmer :
Savoir ce qu’est 18° n’apprendra à personne à quoi cela ressemble de ressentir une température de 18°.
35De sorte qu’il fait ici la même distinction subtile que j’ai faite moi-même. Savoir « comment l’hôte semble être au parasite au moment où le parasite sent son hôte comme étant à 18° » n’est pas la même chose que savoir « à quoi ça ressemble pour le parasite de sentir son hôte comme étant à 18° ». Cette distinction permet de voir pourquoi Dretske identifie ce que désigne la première expression, et non la seconde, avec la propriété d’être à 18°. Demander comment l’hôte semble être au parasite, c’est demander avec quelle propriété ce parasite sent son hôte, et, en l’occurrence, il s’agit de la propriété d’être à 18°. Demander à quoi cela ressemble pour le parasite d’éprouver son hôte comme étant à 18°, c’est demander, non comment l’hôte semble être au parasite, mais à quoi ça ressemble pour le parasite de sentir son hôte. De sorte qu’il y a un sens à dire qu’il suffit de savoir ce qu’est 18° pour savoir comment le parasite sent son hôte, mais pas pour savoir à quoi ressemble pour le parasite son expérience de l’hôte.
36Toutefois, si nous permettons à Dretske d’opérer une telle distinction entre « comment l’hôte semble être au parasite (quand cet hôte semble à 18°) » et « à quoi ça ressemble de sentir une température de 18° », alors ce dernier perd plus encore... « Comment l’hôte semble être au parasite », ainsi entendu, est quelque chose d’objectivement caractérisable, de caractérisable en termes de la température que cet hôte est représenté avoir. C’est, en fin de compte, une qualité de l’hôte (ou au moins, une qualité de cet hôte si l’expérience du parasite est véridique). Mais, cela veut dire que cette propriété est trivialement « naturelle », naturelle exactement de la même manière que toute propriété intersubjectivement observable est naturelle.
37La naturalisation des qualia par Dretske serait digne d’intérêt si les « qualités de l’expérience » qu’il naturalise étaient vraiment des caractères phénoménologiques de cette expérience. Mais le quale de l’expérience du parasite, en ce sens phénoménologique, est ce à quoi ressemble d’avoir cette expérience pour le parasite, et c’est là ce qui n’est pas pris en compte dans la version externaliste du naturalisme proposée par Dretske. On ne naturalise pas l’esprit quand on naturalise les objets représentés par l’esprit.
Notes de bas de page
1 Dretske, 1995. Les numéros de pages figurant dans notre texte renverront à cet ouvrage.
2 Ici, j’ai simplifié abusivement la version husserlienne de l’« internalisme ». L’intentionnalité d’un acte particulier est aussi affectée par sa relation aux croyances d’arrière-fond ainsi que par d’autres éléments immanents au sujet de l’expérience. Cf. D. W. Smith and McIntyre. 1982, p. 246-256.
Auteur
Professeur de philosophie à la California State University, Northridge. Il est le coauteur (avec David W. Smith) de Husserl and Intentionality : A Study of Mind, Meaning, and Language (D. Reidel, 1982) et de nombreuses études sur la philosophie de l’esprit et du langage.
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