Conclusion
p. 185-198
Texte intégral
1Attentive à la recommandation cartésienne d’observer avec méthode les techniques ou arts mécaniques afin de découvrir comment à partir d’un ordre simple on peut produire une grande variété d’effets1, nous avons cherché a contrario à repérer dans les textes la redondance des motifs pour remonter au pôle problématique originaire d’où ils sont issus. Au cours de nos lectures des textes de d’ Alembert, nous avions ainsi constaté la récurrence de la corrélation de la critique du concept de force ou de puissance et de celle du prétendu axiome selon lequel l’effet est proportionnel à la cause. Ce constat nous a conduit à comprendre l’importance de la construction d’une théorie de la définition pour ce penseur qui l’utilise à la fois comme un mode de résolution opératoire de problèmes scientifiques et comme l’appareil critique des notions surdéterminées et des expressions utilisées de manière vague et incertaine, et parfois même érigées en axiomes, aussi bien en science qu’en philosophie.
2Dans l’article CAUSE mais aussi dans les articles ACCÉLÉRATION et FORCE de l’Encyclopédie, dans la préface du Traité de dynamique, dans le chapitre XVI intitulé « Mécanique » des Éléments de philosophie, d’Alembert critique l’axiome de proportionnalité en en faisant la pomme de discorde des savants. Son argumentation est toujours la même : des effets différents proviennent tous d’une même cause (l’impulsion) donc il n’y a pas proportionnalité entre les effets et leurs causes. Cependant, en utilisant cette expression « une même cause », il emprunte un raccourci commode pour sa réfutation. Car, en réalité, ce sont trois applications différentes de l’action de l’impulsion au même corps qui produisent trois sortes d’effets. Du reste, dans l’article FORCE de l’Encyclopédie, d’Alembert reconsidère ce point et précise que l’axiome est très mal énoncé et qu’il faudrait le reformuler en disant que les effets sont proportionnels à leurs causes agissantes de la même manière2. Mais, dans la plupart des occurrences de sa critique de l’axiome, il ne tient pas compte de cette restriction de sens, ce qui montre bien que la réfutation de cette proposition est sous-tendue par un autre enjeu, à savoir démanteler la conception métaphysique de la force et faire de la mécanique une science des effets et non des causes3.
3Or, la critique des prétendus axiomes s’accompagne, dans l’œuvre de d’ Alembert, de la mention positive d’expressions tout aussi générales et abstraites dès lors qu’elles peuvent sous-tendre une argumentation sur un type de problème irréductible à une question de nom ou une dispute de mots, à savoir les problèmes métaphysiques que d’ Alembert cherche à contourner à défaut de pouvoir les résoudre par l’application de sa théorie de la définition. Ainsi, quand il s’agit de proposer un argument4 en faveur de l’existence des corps extérieurs, il n’hésite pas à se servir de la règle – les mêmes effets naissent des mêmes causes – pourtant tacitement pourfendue dans sa critique de l’axiome de proportionnalité de l’ effet à la cause5. Le raisonnement de d’ Alembert s’appuie sur cette règle6 qu’il érige en argument d’indiscernabilité et en principe de raison pour justifier la croyance en l’existence des corps. Si, dans l’hypothèse où il y a bien des corps extérieurs occasionnant nos sensations, celles-ci se produisent de la même manière qu’elles se produisent effectivement, cette hypothèse paraît rendre compte de ce qui a lieu ; celle-ci n’est donc pas à exclure et, au nom du principe de raison, elle est même à privilégier.
4 Nous soulignons le verbe occasionner que d’ Alembert utilise quand il aborde le problème de l’existence des corps extérieurs. Dans les Éléments de philosophie, après avoir montré qu’il suffit de prouver que les corps extérieurs peuvent être la cause de nos sensations pour prouver qu’ils le sont réellement, d’ Alembert complète la question par le problème de la distinction de la veille et du sommeil à propos duquel il écrit : « Nous distinguons donc la veille du sommeil par cette continuité d’actions qui pendant la veille se suivent et s’occasionnent les unes les autres ; elles forment une chaîne continue que les songes viennent tout à coup briser ou interrompre, et dans laquelle nous remarquons sans peine les lacunes que le sommeil y a faites. Par ces principes, on peut distinguer dans les objets l’existence réelle de l’existence supposée »7. Seules la continuité d’actions et la mémoire fournissent le critère distinctif de la veille et du sommeil. Cette précision a un effet de retour sur la question de l’existence des corps : l’argument d’indiscernabilité des sensations dans les deux problèmes8 ne suffit pas à décider rationnellement de la question de l’existence des corps ni même de la distinction de la veille et du sommeil. Nous « devons » donc supposer que les corps existent non pas sous le joug de la raison mais parce que cette hypothèse est préférable en ce qu’elle est plus vraisemblable, plus naturelle, plus raisonnable que son opposée.
5Dans le Discours préliminaire de l’ Encyclopédie, il utilise aussi le verbe occasionner tout en le corrigeant : « n’y ayant aucun rapport entre chaque sensation et l’objet qui l’occasionne, ou du moins auquel nous la rapportons, il ne paraît pas qu’on puisse trouver, par le raisonnement, de passage possible de l’un à l’autre »9. L’expression « n’y ayant aucun rapport » exprime l’impossibilité de rendre commensurables la sensation et l’objet, et la restriction de sens « ou du moins auquel nous la rapportons » évite ce que le verbe occasionner admettait implicitement, à savoir le présupposé de l’existence des objets extérieurs considérés comme quasi causes de nos sensations considérées comme effets.
6On peut faire varier les termes de cette phrase en substituant au couple sensation et objet les couples mouvement volontaire et volition, ou bien passions et mouvements des esprits animaux, ou bien encore mouvement d’un corps B suite au choc avec un corps A. Cette variation fait apparaître au bout du compte une crise de la causalité résumée dans la remise en question de l’axiome l’ effet est proportionnel à sa cause. Le verbe occasionner, nous l’avons pensé comme un vestige négatif10, c’est-à-dire un indice en creux d’un problème, à savoir celui de l’assignation d’un rapport de causalité quand la cause et l’effet ne sont pas homogènes. En effet, ce qui nous conforte dans cette piste, c’est la manière dont d’ Alembert utilise ce terme comme malgré lui : « n’y ayant aucun rapport entre chaque sensation et l’objet qui l’occasionne, ou du moins auquel nous la rapportons », il y a encore trop de causalité et d’être si l’on veut dans le fait d’occasionner mais il n’est pas si facile de se défaire d’une formation auprès de maîtres malebranchistes au Collège des Quatre Nations. Et si l’on prend en compte le repentir de d’ Alembert, on obtient une phrase proche du paradoxe : n’y ayant aucun rapport entre chaque sensation et l’objet auquel nous la rapportons. Ce paradoxe peut être résolu, à la manière de Hume, par la distinction du plan de la réalité et du plan de l’imagination : sur le plan de la réalité, il n’y a que des successions de perceptions mais, sur le plan de l’imagination, l’habitude fortifie en nous une tendance naturelle qui nous fait croire en l’existence continue des corps11. On sait que cette conception s’accompagne dans la philosophie de Hume d’une critique radicale de la causalité : dans la réalité il n’y a que des successions et des coïncidences et c’est dans le sujet humain, dans ses habitudes, dans ses sentiments d’attente et dans ses croyances que l’on peut trouver la source – et non le fondement12 – du rapport de cause à effet.
7Alquié a montré que la filiation entre Malebranche et Hume n’est pas discutable13 et nous avons rejoint ses analyses en montrant que Hume était l’héritier, par l’intermédiaire de Malebranche, de La Forge et Cordemoy14. Hume en suivant les traces de l’ occasionalisme saisit le problème de la causalité à bras-le-corps tandis que d’ Alembert ne fait que l’ indiquer15 . Comment ne pas lire alors dans l’emploi rectifié du verbe occasionner une variation de l’expression cartésienne que Gouhier a si admirablement analysée, à savoir « les causes qui donnent occasion »16. À vrai dire, nous pensons que l’utilisation de cette expression par Descartes sonne l’alarme d’une deuxième « crise des irrationnels » où il ne s’agit plus d’assigner un rapport entre le côté d’un carré et sa diagonale mais d’assigner un rapport entre deux choses hétérogènes, voire incommensurables, comme le désir de boire et la sécheresse du gosier ; la poussée de l’ haleine, le remuement de la langue et des lèvres et la volonté d’exprimer sa pensée ; le mouvement d’une boule rouge suite au choc d’une boule blanche ; ou encore la sensation et « l’objet » qui l’occasionne. Cette deuxième crise des irrationnels est bien une crise de la causalité : comment concevoir un rapport de causalité quand l’effet ne ressemble pas à sa cause ? Descartes, dans ce cas, invente « la cause qui donne occasion » pour rompre avec la conception traditionnelle de la causalité selon laquelle seul le semblable peut agir sur le semblable17.
8On pourrait ici s’appuyer de nouveau sur l’analyse d’ Alquié qui présente Kant comme le penseur qui a cherché à surmonter l’opposition entre deux conceptions de la causalité : celle où la cause serait raison et le lien causal analytique, et celle où la causalité relierait deux phénomènes entre lesquels nul rapport logique ne saurait être découvert. Alquié part du fait qu’on attribue en général la première conception à Descartes et Leibniz et la deuxième à Newton et Hume, et toute son analyse consiste à montrer qu’en vérité les deux conceptions coexistent dans la philosophie cartésienne et que les cartésiens occasionalistes ont entrepris de clarifier cette ambiguïté. Mais cette clarification conduit à présenter le mécanisme cartésien comme encadré par deux irrationnels, l’un tourné du côté de l’objet : la force ou la puissance qu’a un corps de se mouvoir et de communiquer son mouvement à un autre corps est inconcevable18, l’autre tourné du côté du sujet : la manière dont l’esprit et le corps interagissent aussi bien que la manière dont les mouvements de la matière, aussi subtile soit-elle19, peuvent en nous se transformer en sensations sont également inconcevables20. Et le trait d’union que tracent les occasionalistes entre ces deux irrationnels est précisément celui de l’inconcevable. Si l’on met dans une main l’action transitive de la matière et, dans l’autre, l’interaction de l’esprit et du corps et l’action des choses sur les organes des sens, on comprend qu’aucune causalité naturelle ne soit intelligible et on comprend aussi que la solution occasionaliste du problème de la causalité, aussi étonnante qu’elle puisse paraître, ait pu se développer jusque dans ses derniers avatars sceptiques et matérialistes.
9Si la fécondité d’un problème se mesure à son champ de propagation, à sa force de déplacement et à sa force d’entraînement, alors gageons que le problème posé par l’utilisation cartésienne de l’expression « les causes qui donnent occasion » est une véritable mine de problématiques en métaphysique, en mécanique et en dynamique, ou dans les théories de la perception. En l’affrontant, un penseur se trouve entraîné dans l’histoire et la logique d’une situation, c’est-à-dire dans une disposition de données qu’il n’a pas choisie. Ainsi la discussion sur la mesure de la force est-elle tout autre chose qu’une simple querelle de savants, dans la mesure où elle illustre la difficulté, selon d’ Alembert, de renoncer à chercher la cause métaphysique du mouvement et de s’en tenir à l’étude du mouvement, c’est-à-dire aux effets21. On comprend que ce qui définit le problème de la cause qui donne occasion n’est pas un énoncé mais l’intersection de différents enjeux. Or, si ce problème constitue « l’occasion » d’une philosophie nouvelle22 c’est qu’il se signale dans le cours de l’histoire de la philosophie et des sciences comme l’ Hydre de Lerne de la causalité23.
10Si l’énigme posée par Descartes permet de saisir des configurations de concepts dans leur dimension opératoire, c’est que le fil historique de son développement comporte un point d’inversion où l’élément énigmatique, « l’occasion », se renverse en modalité explicative, voire en principe de solution. La théorie des causes occasionnelles permet en effet de réduire les trois niveaux de causalité qui ne sont pas clairement séparés par Descartes (à savoir celui de la causalité divine, celui de la causalité intérieure à une même substance – où la cause et l’effet peuvent encore être considérés comme homogènes au prix parfois d’acrobaties conceptuelles – et enfin celui du rapport constant entre deux choses hétérogènes relevant de deux substances réellement distinctes), aux deux niveaux ontologiques (celui du Créateur, seule véritable cause, et celui des créatures dont les états constituent l’occasion, pour Dieu, d’agir de telle ou telle façon). Les cartésiens occasionalistes ont en effet bien cerné la difficulté attenant au deuxième niveau de causalité quand il s’agit d’expliquer, par exemple, la communication du mouvement24. La Forge, le premier, choisit la conception du mouvement que Descartes expose à Morus25 plutôt que celle, ambiguë, des Principes de la philosophie26. Si l’on relit l’article 36 de la deuxième partie à la lumière de la lettre à Morus d’août 1649 et de l’article 42, on comprend que le principe de conservation de la même quantité de mouvement dans l’univers est en réalité le principe de conservation de la même action ou force de mouvoir et que ce principe est l’expression directe de la perfection de Dieu, c’est-à-dire de la constance de Dieu en son action : c’est parce que Dieu ne change jamais sa façon d’agir qu’il crée et conserve la même force de mouvoir dans l’univers. Par cette conception de la conservation de la force comme expression directe de la perfection de Dieu, on est bien loin de pouvoir penser une homogénéité entre la cause (la force de mouvoir) et l’effet (le mouvement comme mode du corps). Du reste ce problème de la communication du mouvement ne sera toujours pas réglé, même une fois qu’auront été parfaitement dégagées les lois du choc, c’est ce que souligne d’ Alembert dans la conclusion de l’article communication du mouvement27.
11Alquié défend l’idée que la question de l’action transitive de la matière résulte du fait que Descartes use de deux principes contradictoires concernant la causalité : celui qui le conduit à assimiler cause et raison et celui lié à la discontinuité du temps28 qui le conduit à penser qu’il faut autant de réalité formelle de la cause pour conserver une chose que pour la créer29. Descartes, en faisant naître le monde au sein des espaces imaginaires, prend soin de préciser que le monde fictif qu’il imagine n’est pas livré à la seule emprise de la causalité efficiente mais aussi de la causalité finale d’un monde très parfait, c’est-à-dire du vrai monde conçu par Dieu30. Autrement dit, Dieu, même dans la situation fictive de la création d’un chaos, établirait des lois qui anticipent sur le résultat d’un monde très parfait. Dès lors la chronologie du rapport de la création à la conservation s’inverse : la conservation d’un monde très parfait ou du vrai monde est première par rapport à la création des lois qui s’appliquent au chaos d’une matière indifférenciée : la cosmogonie suppose la vision en Dieu de la cosmologie et de sa conservation. En d’autres termes, l’expression de création continuée signifie que la continuité ou la conservation du monde prévaut sur, et régit sa création31. C’est bien cette interprétation de la création continuée que retient Malebranche en faisant de la simplicité des voies un principe qui pourvoit à la fois à la création et à la conservation du monde32. Si la continuité ainsi instaurée entre création et conservation permet de suspendre le choix du meilleur des mondes à un calcul, ce calcul ne se réduit pas à celui des moyens en vue d’une fin car la simplicité des voies exprime directement la sagesse de Dieu et donc sa perfection33. L’objet du calcul divin est donc l’expression qui prend en compte à la fois la perfection des voies d’exécution et celle de l’ouvrage, calcul que Malebranche « n’hésite pas à définir comme leur somme »34 à la différence de Leibniz qui fait du calcul divin le calcul d’un optimum : l’univers est le produit d’un minimum de moyens (simplicité des voies) par un maximum d’effets (variété et diversité des effets). Et le calcul divin ne concerne pas seulement l’action transitive de la matière et toutes les combinaisons des parties de la matière, il concerne aussi, toujours dans ce niveau de causalité intérieure à une même substance, toutes les combinaisons des idées. En effet, les cartésiens occasionalistes ont réfléchi la difficulté attenant au deuxième niveau de causalité pour la substance corporelle mais aussi pour la substance pensante. C’est en ce sens que Malebranche fait appel au principe de simplicité des voies pour réfuter l’innéisme des idées : pourquoi Dieu aurait-il créé autant d’ensembles d’idées innées qu’il y a d’esprits, alors qu’il est plus simple de permettre à ces esprits d’apercevoir les idées en Dieu ? Plutôt que d’imaginer un « magasin d’idées »35 en chacun des esprits, le calcul le plus simple est de faire en sorte que nous voyons toutes choses en Dieu36 Les cartésiens occasionalistes ont ainsi rabattu intégralement le deuxième niveau de causalité37 sur le troisième, c’est-à-dire sur celui où la causalité n’est qu’un rapport constant entre deux choses hétérogènes.
12Si l’intérêt des œuvres philosophiques est moins à lire dans la solution que tel ou tel auteur apporte à une question que dans la configuration de concepts dans laquelle des systèmes d’inspiration très différente tentent de l’enserrer, alors notons que le problème que Descartes introduit par « la cause qui donne occasion » s’avère indispensable à la compréhension des théories des causes occasionnelles de La Forge, de Cordemoy et de Malebranche. Au siècle suivant, il constituera un pôle incontournable, non seulement pour apprécier les différentes théories explicatives de l’union de l’esprit et du corps, et les différentes théories de la perception qui en résultent, mais aussi pour introduire le problème de l’existence des corps ou pour exclure de la science, autant que faire se peut, celui de la nature métaphysique de la force et de la substance.
13Malgré la tentative leibnizienne de réhabiliter les formes substantielles et d’opérer une refonte radicale du concept de substance corporelle à partir de la force d’agir et de résister38, il est clair que la science nouvelle que Leibniz élabore – la dynamique39 – s’affranchit peu à peu d’une métaphysique de la substance, de la force et de la cause. Citons de nouveau le mot de d’ Alembert, en 1743, dans la préface de son Traité de dynamique : « on ne sera point surpris que [...] j’aie, pour ainsi dire, détourné la vue de dessus les causes motrices, pour n’envisager que le mouvement qu’elles produisent ; que j’aie entièrement proscrit les forces inhérentes au corps en mouvement, être obscurs et métaphysiques, qui ne sont capables que de répandre les ténèbres sur une science claire par elle-même »40. Cette volonté, exprimée par d’ Alembert, de débarrasser les concepts fondamentaux de la dynamique de leurs connotations métaphysiques, est certainement liée aux variations de sens qui ont affecté le concept de corps et à la difficulté de concevoir la force de l’âme qui fait mouvoir le corps aussi bien que l’impulsion ou l’attraction indépendamment de leurs effets sensibles. Si elle a sans aucun doute pour origine la conception occasionaliste de la causalité qui ouvre une véritable brèche entre la cause première et les causes secondes ou occasionnelles41, elle s’explique aussi par l’importance nouvelle que Newton, les newtoniens mais aussi certains cartésiens accordent à la méthode expérimentale. Citons, parmi ces cartésiens, Jacques Rohault qui a cherché à mettre en place une épistémologie nouvelle caractérisée par l’exigence de penser une physique mathématique indépendante de la métaphysique et de systématiser les règles de la méthode expérimentale et qui a été beaucoup lu en France et même en Angleterre.
14On sait – et l’ouvrage de Jean Ehrard42 en fournit une belle démonstration – que les Lumières témoignent d’une tendance à transférer à la nature tous les pouvoirs traditionnellement accordés à Dieu. La philosophie naturelle de Newton a été la première victime de cette tendance. Newton a établi que la force de gravitation domine l’univers. Mais, peu après sa découverte et contre sa volonté, on – dont le très honorable Doctor Bentley dans sa Confutation of Atheism 43 ou Roger Cotes44, le préfacier de la deuxième édition de 1713 des Principia mathematica – interpréta cette force comme une propriété essentielle de la matière. Ce faisant, on enrichit le concept de matière, on en fait un être actif. Mais plus on enrichit le concept de matière, plus on donne de force au matérialisme, danger du newtonianisme bien compris par Leibniz45. Mais auparavant c’était le mécanisme cartésien qui était accusé, par Boyle, Newton et leur entourage, de comporter un tel danger. Newton considère explicitement que le mécanisme cartésien conduit au matérialisme46. Les newtoniens (tels John Keill 1671-1721, Richard Bentley 1662-1742, William Derham 1657-1735 ou encore John Craig 1660-1731) développent, dans le cadre des Boyle’s Lectures, une théologie naturelle dans le prolongement de la philosophie naturelle de Boyle et de Newton où s’exprime le parfait accord entre la science et la foi chrétienne. Ils s’opposent aux hérétiques – les cartésiens – et condamnent tous ces « faiseurs de monde » pour leur impiété. Mais c’est bientôt Maupertuis et Voltaire qui défendront, avec moins d’ orthodoxie, la cause newtonienne en France.
15Qu’on lise Newton, Clarke, Cotes, ou Berkeley ou qu’on lise Rohault, La Forge, ou Cordemoy, qu’on étudie le système des causes occasionnelles de Malebranche ou celui de l’harmonie préétablie de Leibniz, on est frappé du fait que tous ces penseurs sont hantés par la triple peur de l’athéisme, du matérialisme, de l’Homme-machine. Nous pourrions, en ce sens, transposer la conclusion de l’article de Koyré, qui compare l’usage newtonien du terme d’hypothèse à l’usage qu’on peut faire du terme d’hérésie, à cette triple peur que se renvoient tous ces penseurs. À la conclusion de Koyré47, nous pourrions faire écho en disant : la triple peur de l’athéisme, du matérialisme, de l’Homme-machine semble être devenue pour tous ces penseurs, au tournant du siècle, une de ces peurs curieuses, telle, par exemple, l’hérésie, que nous n’appliquons jamais à nous-mêmes, mais seulement à d’autres. Nous ne feignons pas d’hypothèses dangereuses, nous ne commettons pas d’hérésie, ce sont toujours les autres qui feignent des hypothèses dangereuses et qui sont des hérétiques.
16Une fois qu’on a réfléchi aux diverses explications des phénomènes de l’interaction de l’âme et du corps et qu’on a pris acte, en lisant Locke, de l’inanité de la notion de substance et de la difficulté à connaître la nature même de l’esprit ou celle du corps, il est difficile d’échapper, au milieu du siècle suivant, au scepticisme qu’il soit modéré ou non. Il est modéré quand il se traduit par une position critique comme celle de Hume vis-à-vis de la métaphysique ou comme celle de d’ Alembert vis-à-vis de la science. Il ne l’est plus et se radicalise en matérialisme quand on a surtout retenu de Locke, non pas sa critique des idées complexes de substance et de causalité ou sa dénonciation de l’abus des mots, mais sa prétendue hypothèse développée lors de sa critique de l’idée de substance, à savoir que la matière pourrait penser.
17À vrai dire, dans le chapitre XXIII du livre II de l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, Locke cherche à résoudre une difficulté attenante à son analyse syntaxique de la notion de substance : comment assurer l’existence séparée de la matière et de l’esprit tout en maintenant que la notion de substance qui leur est commune nous est totalement inconnue ? Il vise à montrer, dans les § 30-32 du chapitre XXIII, la parfaite symétrie entre deux types d’idées de substances comportant chacune deux qualités primitives (à savoir la cohésion des parties et l’impulsion pour le corps ; la pensée et la puissance d’agir pour l’esprit). Cependant l’analyse relative à ces qualités a surtout révélé l’égal degré d’obscurité des idées des substances corporelles et spirituelles, ce qui nous empêche de parvenir à la saisie claire de leur distinction comme le manifeste le jeu de la triple négation du § 3248 : comme – première raison – nous avons des idées aussi claires et distinctes de la pensée que de la solidité, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas admettre l’existence séparée de l’esprit et de la matière ; et surtout – deuxième raison – parce qu’il n’est pas plus difficile de concevoir comment la pensée pourrait exister sans matière que de comprendre que la matière pourrait penser. En d’autres termes, il n’est pas plus difficile de concevoir que la pensée peut exister sans matière qu’il l’est de comprendre ce qui est inintelligible et obscur, à savoir que la matière pourrait penser. Cet effet de sens est confirmé par la phrase suivante49 où Locke rappelle notre ignorance dès que nous voulons aller au-delà des idées simples50. À l’instar de ce qui s’est passé à propos de l’ambiguïté du statut de la gravité, les Lumières « ont simplifié » (ce qui peut aussi se traduire par « ont osé penser ») et ont parlé de l’hypothèse de Locke en ces termes : la matière peut penser. Quand le scepticisme n’est plus raisonnable, quand on ne recommande pas, comme d’ Alembert, de se taire, le discours matérialiste se fait entendre à mots plus ou moins couverts51.
18Mais quand on a lu de près le Discours sur la philosophie52 de Bernard Lamy, ami de Malebranche, et qu’on en a retenu que les choses mêmes qu’on touche sont incompréhensibles53, que le modèle de la connaissance des choses est mécaniste et non atomiste54, que seule l’expérience peut nous assurer de la vérité des hypothèses55 et nous sauver des erreurs des systèmes56, on sait que « dans la plupart des choses les effets ne sont pas assez connus pour déduire conséquemment leurs causes »57et qu’il vaut mieux se taire que de parler mal de ce qu’on ne connaît pas bien58. Or, d’ Alembert a lu très probablement Lamy quand il était au Collège des Quatre Nations59, bon nombre de ses positions philosophiques corroborent cette influence qui l’oriente vers un « rationalisme humaniste et éclairé »60 : on peut, par exemple, souligner la très grande proximité entre Lamy et d’ Alembert dans leur jugement sur Descartes61.
19Que l’on sorte un beau jour du port de Saint-Malo comme Maupertuis pour mettre cap vers l’ Angleterre, la Laponie et la Prusse, que l’on reste cultiver sa Land d’ Écosse comme Hume, ou que l’on préfère battre le pavé parisien comme d’Alembert, on se retrouve tôt au tard « rejeté en pleine mer » par une tempête qui emporte tout sur son passage : force, cause, substance, corps et âmes. Et les premiers cartésiens ne sont pas les derniers à avoir traversé la double crise de la substance et de la causalité, ils l’ont aussi transmise. En d’autres termes, la réception des « premiers cartésiens » se traduit par une double crise : la crise de la causalité et celle de la substance. L’ occasionalisme, en quelque sorte, engendre ses propres fossoyeurs : par la déréalisation qu’il opère de l’efficience causale, il produit un effet de distanciation qui explique bien, au fond, le mouvement de scepticisme qui se développe au XVIIIe siècle et qui se manifeste aussi bien par la critique humienne de la causalité que par la position antimétaphysique d’un penseur comme d’ Alembert pour qui la substance n’est rien que l’assemblage de modifications et la cause n’est rien que la constatation des effets sensibles.
Notes de bas de page
1 Règles pour la direction de l’esprit, trad. J. Brunschwig, in Œuvres philosophiques, t. I, p. 127 : « Mais comme tous les esprits ne sont également doués de nature pour faire des découvertes par leurs propres forces, la présente proposition enseigne qu’il ne faut pas nous préoccuper d’emblée de choses tant soit peu difficiles et ardues, et qu’il faut d’abord examiner les techniques les plus insignifiantes et les plus simples, et de préférence celles où règne davantage un ordre, comme celles des artisans qui tissent des toiles ou des tapis, ou celles des femmes qui piquent à l’aiguille, ou tricotent des fils pour en faire des tissus de structures infiniment variées ».
2 Voir article FORCE de l’Encyclopédie, t. VII, 1757, p. 114.
3 Voir Traité de dynamique, Discours préliminaire, pp. XVI-XVII : « j’ai(e), pour ainsi dire, détourné la vue de dessus les causes motrices, pour n’envisager uniquement que le mouvement qu’elles produisent ; [...] j’ai(e) entièrement proscrit les forces inhérentes au corps en mouvement, êtres obscurs et métaphysiques, qui ne sont capables que de répandre les ténèbres sur une science claire par elle-même » et il ajoute p. XXXI : « j’envisage plutôt la mécanique comme la science des effets, que comme celle des causes ». Dans l’article CAUSE, pour montrer l’inanité de l’axiome ou du « principe » de proportionnalité dans toute situation causale (même quand la cause ne se réduit pas à son effet, c’est-à-dire quand il ne s’agit pas d’impulsion mais, par exemple, d’attraction), d’ Alembert déclare : « si on ne connaît pas l’effet, on ne connaîtra rien du tout ; et si on connaît l’effet, on n’a plus besoin du principe ; puisque deux effets différents étant donnés, on n’a qu’à les comparer immédiatement, sans s’embarrasser s’ils sont ou non proportionnés à leurs causes », in Encyclopédie, t. II, 1751, p. 790.
4 D’ Alembert prend soin de préciser que, dans ce type de problème, aucune démonstration n’est possible.
5 Voir, sur ce point, le chap. V de la 1re partie sur la querelle des forces vives, pp. 80-81, et le chap. II de la 2e partie sur le problème de l’existence des corps extérieurs, p. 140 et p. 144 de notre livre Jean Le Rond d’ Alembert philosophe, Paris, Vrin, 1994.
6 Cette règle est une « crase » du principe leibnizien selon lequel la cause pleine est égale à l’effet entier (voir Leibnizens mathematische Schriften, éd. Gerhardt en 7 vol., 1849-1863, vol. VI, p. 437) et de la deuxième règle des Regulae philosophandi selon laquelle « les effets du même genre doivent toujours être attribués, autant qu’il est possible, à la même cause » (voir t. II, p. 2 des Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. Mme du Châtelet, en deux tomes, Paris, 1756-1759, rééd. Gabay, 1990).
7 Éléments de philosophie, Paris, Fayard, 1986, p. 45.
8 Pour le problème de la veille et du sommeil, « l’illusion dans les songes nous frappe aussi vivement que si les objets étaient réels » et, pour le problème de l’existence des corps, « supposant pour un moment l’existence des corps, les sensations qu’ils nous feraient éprouver ne pourraient être ni plus vives, ni plus constantes, ni plus uniformes que celles que nous avons » (Ibid.).
9 Discours préliminaire de l’ Encyclopédie, Paris, Vrin reprise d’après l’édition de 1763, 1984, p. 16.
10 Nous empruntons l’expression à Leroi-Gourhan, voir supra chap. IV de la 1re partie, p. 74, note 6.
11 Voir, sur ce point, la fin du chap. II de la 2e partie de notre livre Jean Le Rond d’ Alembert philosophe, où nous analysons la solution de Hume au problème de l’existence des corps, pp. 145-148.
12 En effet, la relation de causalité ne peut être fondée puisque le seul rapport qu’elle offre à l’esprit est une conjonction constante mais inintelligible.
13 Voir Le Cartésianisme de Malebranche, Paris, Vrin, 1974, « Appendice D » sur la causalité, p. 514 : « Pour appuyer sa conception de la causalité, Hume, après Berkeley, a souvent repris les arguments et les exemples mêmes que Malebranche avait donnés ».
14 Voir notre analyse dans le chapitre précédent de la mention que fait Hume de l’ occasionalisme et de son usage de l’argument de l’inconcevable.
15 Voir, sur ce point, la fin du chap. II de la 2e partie de notre livre Jean Le Rond d’ Alembert philosophe, où nous mentionnons les positions respectives de Hume et de d’ Alembert, pp. 147-148.
16 Voir H. Gouhier, La Vocation de Malebranche, Paris, Vrin, 1926, pp. 83-88.
17 Selon cette conception, il y a donc ressemblance et homogénéité entre la cause et l’effet (voir, sur ce point, ALQUIÉ, Le Cartésianisme de Malebranche, n. 2, p. 252 : « Le principe selon lequel il doit y avoir quelque chose de commun dans la cause et dans l’effet était admis par presque tous les penseurs de cette époque, et provenait, du reste, de la conception, propre au Moyen Âge et à la Renaissance, selon lequel seul le semblable peut agir sur le semblable »).
18 Si l’argument que nous avons appelé de l’inconcevable a été énoncé d’abord par La Forge dans le chap. XVI de son Traité de l’esprit de l’Homme, il a été repris par Cordemoy et Malebranche et peut donc être considéré comme un argument occasionaliste mais il a été également repris par Hume, d’ Alembert et Maupertuis et peut tout aussi bien être considéré comme un argument sceptique.
19 Qu’il s’agisse des parties de la matière composée du premier, du deuxième ou du troisième élément, qu’il s’agisse de la lumière ou de la « flamme très vive et très pure » des esprits animaux (AT, XI, 129), il n’y a aucun rapport, sinon « institutionnel », entre l’ordre de la nature des choses et l’ordre de nos sensations ou sentiments : le monde n’est pas tel que nous le sentons.
20 Voir, sur ce point, meyerson, Identité et Réalité, Paris, Vrin, 5e éd. 1951 (1re éd. 1908), p. 350.
21 Article CAUSE, in Encyclopédie, t. II, p. 790 : « Il serait à souhaiter que les mécaniciens reconnussent enfin bien distinctement que nous ne connaissons rien dans le mouvement que le mouvement même, c’est-à-dire l’espace parcouru et le temps employé à le parcourir, et que les causes métaphysiques nous sont inconnues. »
22 Nous empruntons ici l’expression à Malebranche qui la définit comme la philosophie « qui nous fait connaître qu’il n’y a qu’une véritable cause », in Recherche de la vérité, L. VI, chap. III, p. 205.
23 Que d’aucuns ont pris pour un nœud gordien devant être tranché afin de détacher le timon de la science du joug de la métaphysique.
24 Nous avons analysé dans « Les interprétations du problème de la force mouvante », chap. II, 2e partie, l’amphibologie du concept cartésien de force que La Forge a cherché à lever en distinguant le mouvement comme mode du corps qui est mû et la force mouvante qui doit s’appliquer à un corps pour le mettre en mouvement.
25 Rappelons que Descartes, dans la lettre d’août 1649 à Morus (AT, V, 404) explique que le mouvement, en tant que mode du corps, ne peut passer d’un corps dans un autre et il précise que ce qu’il a appelé, dans l’art. 36 de la 2e partie des Principes de la philosophie, la conservation par Dieu de la même quantité de mouvement dans l’univers, est en réalité la conservation par Dieu de la même force de mouvoir en l’univers (AT, V, 405).
26 Dans les Principes de la philosophie, Descartes oscille, on l’a vu, entre deux conceptions du mouvement : celle développée dans l’art. 25 de la 2e partie où le mouvement n’est qu’un mode du corps et celle, présente dans l’art. 42 et sq, où le mouvement est une force qui peut passer d’un corps à un autre : Dieu, parce qu’il ne change jamais sa façon d’agir, crée et conserve le mouvement avec la propriété « de ne demeurer pas toujours attaché aux mêmes parties de la matière, et de passer des unes aux autres, selon leurs diverses rencontres » (AT, IX, 88), c’est-à-dire que Dieu crée et conserve une action ou une force de mouvoir.
27 Voir Encyclopédie, t. III, 1753, p. 729 : après avoir mentionné la solution de Malebranche, d’ Alembert conclut sur un ton sceptique : « Au reste, quoique l’expérience et le raisonnement nous aient instruits sur les lois de la communication du mouvement, nous n’en sommes pas plus éclairés sur le principe métaphysique de cette communication. Nous ignorons par quelle vertu un corps partage, pour ainsi dire, avec un autre le mouvement qu’il a ; le mouvement n’étant rien de réel en lui-même, mais une simple manière d’être du corps, dont la communication est aussi difficile à comprendre que le serait celle du repos d’un corps à un autre. Plusieurs philosophes ont imaginé les mots de force, de puissance, d’ action, etc. qui ont embrouillé cette matière au lieu de l’éclaircir. Voyez ces mots. Tenons-nous en donc au simple fait, et avouons de bonne foi notre ignorance sur la cause première ».
28 Ce qu’ Alquié ne dit pas, c’est que cette discontinuité du temps est à penser seulement dans un ordre de raisons épistémologiques et non ontologiques : de même que Descartes réduit, pour des raisons épistémologiques, la matière à l’étendue mais ne prétend jamais qu’un corps est uniquement de l’espace, de même il conçoit le temps, pour des raisons épistémologiques, comme une succession d’instants même si, en réalité, comme l’a montré J.-M. Beyssade dans La Philosophie première de Descartes, Paris, Flammarion, 1979, le temps physique et psychique est fondamentalement continu puisqu’il émane de la création continuée de l’univers.
29 Voir Le Cartésianisme de Malebranche, p. 258 : « Le premier de ces principes, c’est que la cause est identique à la raison. Elle est ce qui permet l’explication rationnelle de l’effet. C’est pourquoi il est tenu pour évident que l’effet ne peut avoir plus de réalité que sa cause [...]. Le second principe affirme que le temps est radicalement discontinu, sa nature étant telle que ce qui se produit à tel instant ne peut contenir la raison de ce qui se produira à l’instant suivant. »
30 AT, XI, 34-35 : « Car Dieu a si merveilleusement établi ces lois, qu’encore que nous supposions qu’il ne crée rien de plus que ce que j’ai dit, et même qu’il ne mette en ceci aucun ordre ni proportion, mais qu’il en compose un chaos, le plus confus et le plus embrouillé que les poètes puissent décrire : elles sont suffisantes pour faire que les parties de ce chaos se démêlent d’elles-mêmes, et se disposent en si bon ordre, qu’elles auront la forme d’un monde très parfait, dans lequel on pourra voir non seulement de la lumière, mais aussi toutes les autres choses, tant générales que particulières, qui paraissent dans ce vrai monde ».
31 Telle est précisément la raison de la continuité du temps physique et psychique qui, comme le souligne J.-M. Beyssade, ne se réduit absolument pas à un chapelet d’instants (voir La Philosophie première de Descartes, op. cit.).
32 Voir Entretien X des Entretiens sur la métaphysique et la religion, in Œuvres complètes de Malebranche, André Robinet (dir.), Paris, Vrin, t. XII édité par André Robinet, 1984, p. 247 : « C’est qu’encore que Dieu ait formé tout d’un coup chaque partie de l’ Univers, il a dû avoir égard aux lois de la nature, qu’il voulait suivre constamment, pour faire porter à sa conduite le caractère de ses attributs. Car certainement son ouvrage n’aurait pas pu se conserver dans sa beauté, s’il ne l’avait proportionné aux lois du mouvement. Un soleil carré n’aurait pas pu durer aussi longtemps : un soleil sans lumière serait bientôt devenu tout brillant ».
33 Voir Traité de la Nature et de la Grâce, in Œuvres complètes, Paris, Vrin, t. V édité par Ginette Dreyfus, 1976, Premier discours, § XIII, p. 28 : « Un excellent ouvrier doit proportionner son action à son ouvrage ; il ne fait point par des voies composées, ce qu’il peut exécuter par de plus simples ; il n’agit point sans fin, et ne fait jamais d’efforts inutiles. Il faut conclure de là, que Dieu découvrant dans les trésors infinis de sa sagesse une infinité de mondes possibles, comme des suites nécessaires des lois des mouvements qu’il pouvait établir, s’est déterminé à créer celui qui aurait pu se produire et se conserver par les lois les plus simples, ou qui devait être le plus parfait, par rapport à la simplicité des voies nécessaires à sa production, ou à sa conservation ».
34 Voir, sur ce point, l’analyse d’ Alquié, in Le Cartésianisme de Malebranche, op. cit., p. 283.
35 L’expression se trouve au livre III, chap. IV, p. 245 de La Recherche de la vérité, Paris, Vrin, introd. et éd. par G. Rodis-Lewis, 1965.
36 Titre du chap. VI du livre III de La Recherche de la vérité, op. cit..
37 Aussi bien pour la substance corporelle que pour la substance pensante, on ne peut penser de rapport de causalité où la cause et l’effet soient homogènes.
38 Leibniz explique que son hypothèse de l’harmonie préétablie pour rendre compte de la communication de l’âme et du corps a pour fondement sa réflexion en dynamique : « Mes Essais dynamiques ont de la liaison avec ceci, où il a fallu approfondir la notion de la substance corporelle, que je mets plutôt dans la force d’agir ou de résister que dans l’étendue » (Remarques sur l’ harmonie de l’âme et du corps, in Système nouveau de la nature, p. 83).
39 Leibniz invente cette science nouvelle et le terme pour la désigner. On pourrait citer de nombreuses études sur la science leibnizienne de la dynamique, notamment ceux de F. Duchesneau (voir son ouvrage La Dynamique de Leibniz, Paris, Vrin, 1994) et ceux de M. Fichant (voir l’analyse génétique de la dynamique leibnizienne qu’il développe dans son édition, présentation, traduction et commentaires de textes latins de Leibniz : La Réforme de la dynamique, Paris, Vrin, 1994).
40 Voir Traité de dynamique, Paris, David, 1743 repris par Culture et Civilisation, Bruxelles, 1967, p. XVI. Rappelons aussi que dès cette première édition de 1743, d’ Alembert propose de mettre un terme à la querelle des forces vives (voir les pages XVI à XXII). La critique de cette querelle dans la préface de la 2e éd. du traité en 1758, est la même qu’en 1743 à une ou deux variantes près (voir Traité de dynamique, Paris, David, 1758, repris par Jacques Gabay, Paris, 1990, pp. XVII-XXII).
41 Il est frappant de constater le succès du verbe occasionner dans les articles de l’Encyclopédie. Ce terme est utilisé systématiquement par d’ Alembert ou par Diderot pour désigner le rapport entre les sensations et les objets qui les occasionnent.
42 L’Idée de nature en France dans la première moitié du XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1963, Albin Michel, 1994.
43 Koyré, dans l’« appendice C » des Études newtoniennes, explique que, malgré l’avertissement de Newton dans ses lettres à Bentley de 1692, celui-ci maintient, en 1693, dans A Confutation of Atheism from the Origin and Frame of the World (Londres, 1693, part III, p. 11), que la gravité peut être essentielle à la matière.
44 Koyré, toujours dans l’« appendice C », explique que Cotes a corrigé sa préface en substituant « propriété primitive » à « propriété essentielle » suite aux remarques de Clarke. Mais cette correction n’a visiblement pas suffi comme en témoigne d’ Alembert, dans les Éléments de philosophie (pp. 154- 155), qui accuse Newton d’ ambiguïté quant à sa conception de la force attractive.
45 Comme le souligne Jacques Roger dans son article « La conception mécaniste de la vie », in Pour une histoire des sciences à part entière, Paris, Albin Michel, 1995, p. 181-182 : « Newton avait montré que la force de gravitation dominait la nature. Mais, peu après sa découverte et contre sa volonté, certains commencèrent à interpréter cette force comme une propriété essentielle de la matière, faisant de celle-ci un être actif. La philosophe et savant allemand, Wilheim von Leibniz [...] émit pour des raisons très métaphysiques l’hypothèse selon laquelle la partie ultime de chaque être était une “monade” dotée d’activité et de sensibilité ».
46 On peut noter, en ce sens, la très grande proximité entre les déclarations de Newton pour écarter le danger d’un mécanisme outrancier et celles de Leibniz. On peut comparer, par exemple, le passage de la question XXVIII du Traité d’ Optique (dans la 1re éd. de 1704, il s’agit de la question XX) – « Les philosophes modernes ont banni de leurs spéculations physiques la considération d’une telle cause [autre que la matière], imaginant des hypothèses pour expliquer toutes choses mécaniquement, et renvoyant les autres causes à la métaphysique ; au lieu que la grande et principale affaire qu’on doit se proposer dans la physique, c’est de raisonner sur les phénomènes sans le secours d’hypothèses imaginaires ; de déduire les causes des effets, jusqu’à ce qu’on soit parvenu à la Cause Première, qui certainement n’est point mécanique [...] » (Traité d’optique, Paris, Gauthier-Villars, 1955, reprise de la 2e éd. de la trad. fr. de Coste de 1722 (d’après la 2e éd. anglaise de1717), p. 444 – avec le passage du De ipsa natura où Leibniz écrit : « J’ai déjà plusieurs fois avancé que l’ origine du mécanisme même ne découle pas du seul principe matériel et de raisons mathématiques, mais d’une source plus profonde et, pour ainsi dire, métaphysique ; cela servira, je crois, à éviter que les explications mécaniques des choses de la nature ne donnent lieu à des abus au préjudice de la piété, en faisant croire que la matière peut subsister par elle-même et que le mécanisme n’a besoin d’aucune intelligence ou substance spirituelle », in Opuscules philosophiques choisis, établis et traduits par Paul Schrecker, p. 95.
47 Voir « L’hypothèse et l’expérience chez Newton », in Études newtoniennes, p. 73 : « le mot hypothèse semble être devenu pour Newton, vers la fin de sa vie, un de ces termes curieux, tels, par exemple, que celui d’hérésie, que nous n’appliquons jamais à nous-mêmes, mais seulement à d’autres. Nous ne feignons pas d’hypothèses, nous ne commettons pas d’hérésie ; ce sont eux – les Baconiens, les Cartésiens, Leibniz, Hooke, Cheyne, etc. – qui feignent des hypothèses ; ce sont eux qui sont des hérétiques ».
48 Voir l’Essai philosophique concernant l’entendement humain, livre II, chap. XXIII, p. 246 : « Et comme nous trouvons d’ailleurs en nous-mêmes des idées aussi claires et aussi distinctes de la pensée que de la solidité, je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas admettre aussi bien l’existence d’une chose qui pense sans être solide, c’est-à-dire, qui soit immatérielle, que l’existence d’une chose solide qui ne pense pas, c’est-à-dire de la Matière ; et surtout, puisqu’il n’est pas plus difficile de concevoir comment la pensée pourrait exister sans matière, que de comprendre comment la matière pourrait penser ».
49 Ibid. : « Car dès que nous voulons aller au-delà des idées simples qui nous viennent par la Sensation ou par la Réflexion, et pénétrer plus avant dans la nature des choses, nous nous trouvons aussitôt dans les ténèbres, et dans un embarras de difficultés inexplicables, et ne pouvons après tout découvrir autre chose que notre ignorance et notre propre aveuglement ».
50 Marc Parmentier commente ce § 32 en disant très justement : « Toutes les polémiques soulevées par les prétendus germes de matérialisme contenus dans l’ouvrage de Locke s’engouffreront dans l’interstice, qu’il ne parvient pas à combler, entre connaissance et certitude morale. Elles apparaissent, de ce point de vue, comme la rançon d’un parti pris, celui d’une analyse strictement syntaxique de la notion de substance », in Introduction à l’Essai sur l’entendement humain de Locke, Paris, PUF, 1999, p. 182.
51 Plus ou moins couverts, par exemple, par le système des renvois de l’Encyclopédie.
52 Ce Discours sur la philosophie est un ajout de la 2e éd. en 1694 des Entretiens sur les sciences (1re éd. 1684, 3e éd. 1706), il occupe les pages 247-263 de l’édition critique établie par Pierre Clair et François Girbal d’après l’éd. de 1706 des Entretiens sur les sciences, Paris, PUF, 1966.
53 Voir Discours sur la philosophie, op. cit., p. 255.
54 Ibid., p. 256.
55 Bernard Lamy discute du statut des principes de la philosophie nouvelle en ces termes : « C’est autre chose de démontrer que les choses se peuvent faire comme on le dit, et qu’elles soient effectivement ce qu’on montre qu’elles pourraient être », il ajoute : « Le moyen de s’assurer des hypothèses qu’on fait, [...] c’est de tâcher de voir par les yeux du corps ce qu’on n’apercevait que par des conjectures en raisonnant » (Ibid., p. 257).
56 Lamy annonce la critique de l’esprit de système : « Car comme les artisans ne connaissent souvent le défaut de leurs machines qu’ après en avoir fait l’essai, si nos physiciens pouvaient exécuter leurs systèmes ils apercevraient bientôt leur impossibilité » (Ibid., p. 259 ; voir aussi pp. 260-261).
57 Ibid., p. 259.
58 Lamy dit exactement : « Or quand on parle de ce qu’on ne connaît pas bien on parle mal » (Ibid., p. 259).
59 D’Alembert y a suivi les cours de maîtres jansénistes, cartésiens et malebranchistes.
60 C’est par cette expression que Pierre Clair et François Girbal caractérisent, dans leur « Introduction » des Entretiens sur les sciences (p. 5), la finalité de cet ouvrage via le modèle de « l’Honnête Homme Chrétien ».
61 Quand Lamy écrit à propos de Descartes : « c’est à sa méthode qu’il se faut attacher ; je dis à sa méthode ; car pour la plupart de ses explications, il les faut regarder non comme la vérité, mais comme des conjectures raisonnables », d’ Alembert renchérit : « Sa méthode seule aurait suffi pour le rendre immortel [...] on voit enfin dans ses ouvrages même les moins lus maintenant, briller partout le génie inventeur », in Discours préliminaire de l’ Encyclopédie, Paris, Vrin, 1984 (reprise de l’éd. de 1763), p. 97. D’ Alembert utilise très fréquemment l’adjectif ingénieux pour qualifier le système cartésien des tourbillons, adjectif utilisé deux fois de suite par Lamy à propos de la science de Descartes (voir Discours sur la philosophie, op. cit., p. 261).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lucien Lévy-Bruhl
Entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation
Frédéric Keck
2008
Modernité et sécularisation
Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss
Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault d’Allonnes (dir.)
2007
La crise de la substance et de la causalité
Des petits écarts cartésiens au grand écart occasionaliste
Véronique Le Ru
2004
La voie des idées ?
Le statut de la représentation XVIIe-XXe siècles
Kim Sang Ong-Van-Cung (dir.)
2006
Habermas et Foucault
Parcours croisés, confrontations critiques
Yves Cusset et Stéphane Haber (dir.)
2006
L’empirisme logique à la limite
Schlick, le langage et l’expérience
Jacques Bouveresse, Delphine Chapuis-Schmitz et Jean-Jacques Rosat (dir.)
2006