Introduction
p. 11-13
Texte intégral
1L’unité, pour Descartes, est une perfection1. La perfectibilité est le propre de l’homme qui, s’il a les yeux ouverts, sait que le sens de sa vie est d’étudier la philosophie, autrement dit de parfaire sa connaissance des choses2. La perfectibilité indique au philosophe l’exigence première qu’il doit faire sienne : celle d’unifier la connaissance, c’est-à-dire la science. L’exigence d’unité est bien première chez Descartes. Elle est première notamment dans sa volonté manifeste d’unifier la causalité cosmologique et la causalité physiologique dans la rédaction du Monde ou Traité de la Lumière. Ce premier exposé que livre Descartes de sa vision du monde est sans aucun doute le texte qui offre le plus de visibilité de l’unité de toutes ses recherches et de toute sa philosophie. Les concepts fondamentaux de la physique cartésienne (au sens large d’explication du système du monde) y sont explicités ainsi que ceux de sa physiologie. Le concept de Dieu comme principe de création et de conservation de la nature est élaboré dans la première partie (même s’il n’y figure pas de preuve de son existence) tandis que l’esquisse d’une théorie des sens et des sentiments est présentée dans la deuxième partie. Mais ce texte qui rend visible l’œuvre a été soigneusement mis sous le boisseau par Descartes. On sait que la cinquième partie du Discours de la méthode et les deux premiers Essais de 1637 (les Météores, la Dioptrique) constituent la version publiable du Monde, Descartes s’en explique tout au long de la sixième partie du Discours de la méthode : la condamnation de Galilée en 1633, la crainte des longues controverses vaines et inutiles, et surtout la conviction que le temps est ce qu’il y a de plus précieux pour le philosophe sont les principales raisons avancées par Descartes pour justifier le fait qu’il ait renoncé à publier le traité où il a exposé, dit-il à plusieurs reprises, les fondements de sa physique. Ce n’est qu’en 1644 et dans une nouvelle formulation à vocation pédagogique (les Principia philosophiae étaient au départ destinés à servir de manuel de philosophie3) qu’il les donne au public. Quant aux principes de sa physiologie, hormis le résumé qui se trouve dans la cinquième partie du Discours de la méthode, il faut attendre 1649, date de parution des Passions de l’âme, pour en savoir plus sur la médecine cartésienne (la Description du corps humain – de la formation du fœtus rédigée probablement en 1647 et 1648 est en effet publiée par Clerselier, de manière posthume, à la suite de la deuxième partie du Monde intitulée L’Homme que Clerselier4 coupe de la première partie et qu’il érige en Traité de l’homme, en 16645). Si l’on est contemporain de Descartes, on ne sait donc presque rien sur l’un des objets d’investigations les plus importants et les plus constants de Descartes, à savoir la médecine, qu’il présente dans le Discours de la méthode comme le premier bien et le fondement de tous les autres, et on n’a accès qu’à une version édulcorée de sa cosmologie (celle des Principes où la cosmogonie est escamotée). Pourtant Descartes, dans sa correspondance notamment avec Mersenne, fait référence de manière récurrente à « son » Monde et en parle comme d’un texte auquel il est très attaché. Trois siècles et demi plus tard, où en est-on ? Certes on connaît mieux le corpus cartésien et on connaît de mieux en mieux le rôle décisif que joue le Monde dans l’économie de la philosophie cartésienne. Mais on méconnaît encore, semble-t-il, l’unité structurelle d’un texte trop souvent coupé en deux par les commentateurs. Pour montrer que L’Homme constitue bien la deuxième partie du Monde, nous voudrions arguer du fait que le même modèle d’explication est à l’œuvre dans la cosmologie et dans la physiologie cartésiennes. Ce modèle est construit par Descartes à partir d’une comparaison entre, d’une part, la flamme ou le feu commun et, d’autre part, le premier élément de la matière qu’il appelle l’élément du Feu et qui est la liqueur la plus subtile et la plus pénétrante qui soit au monde. Descartes se sert du schème de la flamme pour imposer au lecteur, par l’unité des deux parties du Monde, l’unité du cadre conceptuel de la physique et de la physiologie. Cette imposition se fait cependant au prix d’un premier écart conceptuel dans la conception de la lumière que Descartes propose sous la forme d’une alternative : la lumière est mouvement ou inclination à se mouvoir. L’analyse de cette alternative nous conduira à étudier d’autres hésitations cartésiennes concernant notamment la conception de l’homme (qui se noue autour d’une question principale, à savoir qu’est-ce que sentir ?), la conception de la substance et enfin la conception de la causalité. Cette première partie centrée sur l’exigence cartésienne d’unité et les écarts conceptuels qu’elle engendre nous incitera, dans une seconde partie, à étudier la manière dont trois cartésiens français, Rohault, Louis de La Forge et Gérauld de Cordemoy, qu’on peut regrouper à plusieurs titres6, héritent de ces difficultés conceptuelles et provoquent, bien malgré eux, une double crise, à savoir la crise de la substance et de la causalité. Nous montrerons enfin que les Lumières et, plus précisément, les encyclopédistes, quand ils croient être les héritiers critiques de Descartes, sont en réalité les acteurs de cette double crise. L’hypothèse qui guide cette étude peut se formuler ainsi : les Lumières ont hérité d’une interprétation occasionaliste de Descartes, initiée notamment par La Forge et Cordemoy, dans le domaine de la philosophie de la connaissance principalement, interprétation fondée plus que sur toute autre composante du corpus, sur la publication posthume et séparée de L’Homme et du Monde ou Traité de la Lumière.
Notes de bas de page
1 Méditations, AT, IX, 40.
2 Lettre-Préface des Principes de la philosophie, AT, IX, 3.
3 Voir, sur ce point, le commentaire de F. de Buzon et V. Carraud, Descartes et les « Principia » II, Paris, PUF, 1994, pp. 9-14.
4 C’est donc Clerselier qui est l’auteur de l’invention éditoriale du Traité de l’homme que Descartes n’a jamais écrit. Il avait simplement intitulé L’Homme la deuxième partie du Monde ou Traité de la Lumière. Cette invention éditoriale a conduit à des erreurs d’interprétation jusqu’à aujourd’hui, erreurs que nous essayons d’éviter par la mise en évidence de l’unité profonde des deux parties du Monde.
5 Le livre de 1664, dont on connaît l’importance notamment par le témoignage de Malebranche, était composé du Traité de l’homme précédé de la préface de Clerselier et suivi de la Description du corps humain – De la formation du fœtus et enfin des Remarques sur le traité de l’homme de Louis de La Forge ; le texte de l’ouvrage revu par Thierry Gontier a été republié chez Fayard en 1999.
6 Voir, ci-dessous, le début de la seconde partie où nous expliquons les raisons d’un tel regroupement.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Lucien Lévy-Bruhl
Entre philosophie et anthropologie. Contradiction et participation
Frédéric Keck
2008
Modernité et sécularisation
Hans Blumenberg, Karl Löwith, Carl Schmitt, Leo Strauss
Michaël Foessel, Jean-François Kervégan et Myriam Revault d’Allonnes (dir.)
2007
La crise de la substance et de la causalité
Des petits écarts cartésiens au grand écart occasionaliste
Véronique Le Ru
2004
La voie des idées ?
Le statut de la représentation XVIIe-XXe siècles
Kim Sang Ong-Van-Cung (dir.)
2006
Habermas et Foucault
Parcours croisés, confrontations critiques
Yves Cusset et Stéphane Haber (dir.)
2006
L’empirisme logique à la limite
Schlick, le langage et l’expérience
Jacques Bouveresse, Delphine Chapuis-Schmitz et Jean-Jacques Rosat (dir.)
2006