Prologue. Les ressorts de la signature
p. 11-16
Texte intégral
Les hommes ont su engager leur honneur
et leur nom bien avant de savoir signer.
Marcel Mauss 1950, p. 204.
1Aujourd’hui, les sciences sociales ne peuvent plus ignorer l’importance de l’écrit dans la production des faits scientifiques. Avec l’entrée des anthropologues dans les laboratoires à partir des années soixante-dix pour étudier les activités concrètes de recherche, l’entreprise de connaissances est apparue beaucoup moins abstraite que la version idéalisée donnée par les épistémologues. La description des opérations pratiques a permis de démystifier l’activité scientifique en montrant notamment comment les chercheurs, loin d’être transcendés par un esprit rationnel impalpable, procèdent eux aussi par tâtonnements, essais et erreurs. Ces travaux ont mis au jour les manières dont la généalogie des idées et l’émergence des découvertes s’appuient continuellement sur des instruments et des traces écrites. Le suivi des étapes de transformation d’un fait scientifique comme l’analyse des différentes versions des articles ont retenu à juste titre l’attention. Les chercheurs sont décrits comme des compilateurs de données et des rédacteurs de textes.
2Toutefois, un geste fondamental reste encore largement négligé : signer. Si la signature est régulièrement l’objet de remarques ou d’allusions au détour d’une enquête sur l’activité scientifique, elle n’a pas été étudiée comme pratique scientifique. Dans un contexte où les chercheurs et les universités se tournent de plus en plus vers la prise de brevets et combinent au sein même de l’univers académique différentes formes de propriété intellectuelle1, l’analyse de la signature en science constitue pourtant une entrée privilégiée pour interroger la notion d’« auteur scientifique ».
3 Depuis la conférence séminale de Michel Foucault sur l’auteur en 1969, de nombreux travaux se sont déployés dans différentes directions et diverses disciplines : études littéraires, histoire du livre, anthropologie de l’écriture, études juridiques, sociologie de l’art... Le développement récent des nouvelles technologies de l’information et de la communication a ouvert des terrains inédits (courrier électronique, forums, sites Web...) et soulevé de nouveaux enjeux pour les analyses de la propriété intellectuelle. C’est à l’intérieur de ce mouvement de réflexions que la thématique de l’auteur en science est progressivement apparue importante, comme l’illustre la récente synthèse présentée par Mario Biagioli et Peter Galison2 (2003). Les contributions qui y sont rassemblées cherchent principalement à historiciser l’auteur scientifique en le confrontant à différentes codifications soit juridiques, soit internes aux laboratoires de recherche. Cette perspective permet de faire résonner la notion d’auteur dans différents contextes socio-historiques et de l’articuler à diverses conceptions de la propriété intellectuelle. À aucun moment, cependant, l’auteur n’est envisagé du point de vue de la signature, un geste historiquement chargé de significations, ainsi que l’a remarquablement montré Béatrice Fraenkel (1992).
4Signer un texte scientifique, c’est lier le sort de son nom propre avec celui d’un énoncé sur le monde (naturel ou social). Mais, à l’inverse des œuvres littéraires et artistiques, les écrits scientifiques ne sont pas couverts par le droit d’auteur. En science, l’inscription de l’auteur dans « son » énonciation, la revendication d’une production propre dans un style personnel doit s’accompagner d’un effacement : les conditions de production de l’énonciation sont tenues de disparaître pour que le savoir produit localement atteigne le statut d’énoncé « universel », bien commun mobilisable par tous, mais sous la domination protectrice d’aucun. Que signifie alors la signature dans l’activité des chercheurs ? De quelle(s) fonction(s) est-elle investie ? Qu’est-ce qu’un auteur scientifique ? Qu’est-ce que n’est pas un auteur scientifique ? Voilà autant de questions qui se posent dans les laboratoires de recherche et qui n’ont pourtant pas fait l’objet d’études approfondies. Ce livre3 propose d’examiner cette activité qui anime quotidiennement les chercheurs. En s’appuyant sur une enquête de terrain, il déroulera les fils qui conduisent de la fabrique des données dans l’enceinte du laboratoire à l’apposition du nom propre sur le texte publié présentant des résultats. Étudier les activités de signature, c’est donc rendre compte des pratiques effectives des chercheurs en éclairant les manières dont ils résolvent les différents problèmes concrets auxquels ils sont confrontés pour signer.
5Car signer pose avant tout des questions pratiques. Contre l’idée véhiculée par les manuels et les récompenses tel le prix Nobel, l’activité scientifique repose sur les activités d’un collectif de personnes, comme l’illustre l’émergence de la cosignature des publications dès le début du xixe siècle et son développement exponentiel jusqu’à nos jours. Certains articles contemporains exhibent parfois une liste de signataires qui occupe presque autant de pages que celles qui sont consacrées à l’exposition des résultats. Cette tendance suppose pour les participants à un même projet de recherche de s’accorder : parmi le collectif de départ, quelles sont les personnes qui peuvent signer ? Quelles sont celles qui se voient reléguées aux remerciements ? Comment s’agencent les noms sur les textes ? Par quels procédés graphiques ? L’identification d’une ligne de partage entre les signataires et les autres participants au projet n’est pas toujours aisée. Des débats entre les chercheurs sont fréquents et, souvent, ils se cristallisent en controverses, voire en conflits ouverts. Les situations de signature se transforment alors en « affaires » dont l’étendue déborde les couloirs des laboratoires pour s’exposer sur la place publique4. Signer ne désigne donc pas seulement l’expression gestuelle d’un corps physique qui trace un signe. Dans cet ouvrage nous verrons comment c’est aussi une affaire de personnes qui font valoir leur point de vue sur des situations, comment la signature est une activité qui engage des représentations et des valeurs. Cette assise morale apparaît dans toute sa prégnance et son épaisseur dès lors que l’on suit de près la façon dont les chercheurs débattent des modalités d’inscription des noms sur les textes.
6Entreprise collective, l’activité scientifique repose sur une division du travail entre plusieurs personnes. Elle nécessite de définir les places et les rôles de chacune et de répartir les opérations de recherche. D’autres questions, parallèles aux précédentes, se posent alors aux participants : parmi l’ensemble des activités, quelles tâches sont-elles considérées essentielles pour faire partie de la liste des signataires ? Est-ce qu’être à l’origine de l’idée de la recherche est équivalent à manier les instruments ou à analyser les données expérimentales ? Quel type de travail compte pour signer ? Quelles opérations permettent de revendiquer le statut d’auteur ? Désigner les signataires consiste à distinguer, au sein du collectif, les personnes qui se verront attribuer la partie essentielle de la production. Pouvoir signer repose sur une opération préalable de sélection entre des actes « décisifs » et des opérations « marginales ». Un tri est nécessaire pour départager les tâches et les classer les unes par rapport aux autres en fonction d’une échelle de valeurs. Ainsi la signature intervient-elle au sein même des activités d’organisation du travail. Au fil des pages nous verrons comment elle ne vient pas uniquement clore la production d’une « œuvre » de l’esprit, mais engage aussi une définition du travail scientifique.
7La qualité du travail est d’ailleurs au cœur des pratiques d’évaluation. Tout chercheur ordinaire a une connaissance sinon aiguisée, du moins sourde de la place centrale que tient la signature de ses publications. Nul n’est censé ignorer que l’estimation de son travail passe par l’analyse minutieuse de ses productions écrites. Que ce soit pour un recrutement, une promotion ou pour la réponse à un appel d’offres, l’évaluation du candidat s’appuie sur ses publications antérieures afin de mesurer précisément la valeur de ses travaux : apports en connaissances et titres de reconnaissance. Avec des listes qui dépassent parfois la cinquantaine de signatures, l’identification des contributions individuelles s’avère néanmoins problématique. Dans un tel contexte, comment savoir qui a fait quoi ? Comment identifier les tâches prises en charge par chaque signataire et estimer sa contribution à l’article final ? Quels procédés permettent à coup sûr de repérer les signataires dont l’apport est substantiel ? Pour juger, il faut pouvoir s’appuyer sur des critères qui guident la prise de décisions. Au cours de l’histoire, l’évaluation des productions scientifiques s’exprime sous diverses formes – procédés typographiques propres à l’imprimé, sociétés savantes placées sous l’autorité du Prince et enregistrements comptables informatisés – qui sont autant de dispositifs graphiques, institutionnels et techniques qui mobilisent différents registres de la signature pour estimer la valeur des productions scientifiques. Loin d’une « simple » inscription de noms propres sur un texte, la signature participe d’une véritable mise en scène sociale des personnes et graphique des noms propres.
8Dans cet ensemble de problèmes pratiques, la signature en science porte aussi des énigmes théoriques. On considère généralement que l’apposition du nom propre sur un texte est guidée par une logique d’appropriation où prime l’intérêt. En effet, plusieurs modèles sociologiques ont fait de l’attribution du crédit le moteur de l’activité scientifique. Les chercheurs seraient davantage soucieux de signer des publications et d’acquérir du prestige que de produire des connaissances transmissibles. L’intérêt personnel à court terme l’emporterait sur une visée plus générale consistant à honorer un principe supérieur comme le bien commun. Dans cette perspective, la signature est saisie en creux : elle ne serait qu’une trace résiduelle des rapports étroits qui associent la notion d’auteur à celle d’autorité. La qualité d’un texte scientifique serait fonction du poids institutionnel du nom de ses auteurs, de la valeur de leurs productions antérieures, de la reconnaissance dont ils font déjà l’objet. Insister sur cette relation est indispensable pour rendre compte de certaines logiques qui traversent l’activité scientifique contemporaine. Mais la signature est-elle réductible à la quête de prestige ? Ce geste engage-t-il uniquement une logique d’appropriation ? Il est possible que la signature des publications scientifiques oriente aussi vers d’autres formes d’engagement dans l’action. La réduire à un indice du capital accumulé par le chercheur au fil de sa carrière, c’est alors passer sous silence tout un pan des pratiques scientifiques, c’est refuser de saisir la portée organisationnelle et morale d’un acte trop souvent perçu comme un simple geste technique.
9L’apposition du nom propre sur un texte implique moralement le signataire. Attachée à l’énoncé, la personne est tenue responsable de ce qui est écrit et s’engage à en respecter les tenants et les aboutissants. Dans cette perspective, signer c’est honorer des conventions, garantir une mise en ordre des choses tout en s’exposant à une sanction dans le cas contraire. La signature ne conduit donc pas seulement vers une éventuelle attribution du crédit qui confère une position sociale, elle se double d’une possible assignation en responsabilité qui rappelle à l’ordre juridique. Cette dualité traverse les moments forts de la science moderne avec sa glorification des « génies » d’une époque et ses dénigrements des fraudeurs. D’un côté comme de l’autre, la signature pointe vers des « auteurs » : ceux qui ont fait preuve d’une création originale et ceux qui ont commis un acte méprisable et répréhensible. Mais sommes-nous en présence d’une même nature ontologique ? La notion réfère-t-elle à un invariant transhistorique ou, au contraire, l’apparente unité d’un même concept n’exprime-telle pas des pratiques et des enjeux qui n’ont ni la même signification ni la même profondeur selon les contextes ?
10En questionnant les modalités de signature et les formes d’organisation du travail scientifique, le but est d’examiner les conceptions de l’auteur élaborées dans le cours des activités. Peut-on identifier un régime singulier de l’« auteur scientifique » ? Quelles en sont les caractéristiques et sous quelles formes se manifeste-t-il ? L’enjeu de ce livre est de qualifier les traits fondamentaux de l’« auteur » en science tout en identifiant les éventuelles figures sous lesquelles il s’affiche soit à différents moments de l’histoire, soit à une même époque comme la période contemporaine où priment la différenciation des modèles de socialisation et le pluralisme des références normatives5. L’analyse des modes de signature dans différentes disciplines scientifiques permettra de soumettre les conventions d’un espace professionnel à l’épreuve des activités concrètes. Elle sera ainsi l’occasion d’interroger la permanence des traits de l’« auteur scientifique » en soulignant le caractère « écologique6 » des manières de signer en science. Si la signature en science cristallise dans un geste singulier les modalités de production et d’organisation des connaissances scientifiques, ne pointe-t-elle pas vers des formes d’expression variées d’un même régime d’attribution ?
11Spécifier la singularité de ce régime propre à l’activité scientifique, c’est simultanément s’inscrire dans une réflexion sur l’action. La signature est un mixte sémantique et pragmatique qui assure le lien entre l’acte de signer et le résultat de l’action, entre apposer son nom propre sur des textes scientifiques et produire des connaissances authentiques, engendrer un discours qui prétend à la « vérité ». Au cœur de l’activité scientifique, elle permet le passage des énonciations ordinaires en énoncés porteurs d’une signification différente (dire le « vrai »), tout en gardant la trace de cette opération de transsubstantiation. Comment les activités qui entourent la signature en science travaillent-elles au maintien de ce double régime énonciatif ? Comment garantissent-elles cette alchimie où les connaissances ne sont ni complètement des énonciations contextualisées, ni entièrement des énoncés détachés de leurs conditions de production ?
12Interroger les ressorts de la signature en science c’est donc analyser les liens complexes qu’elle tisse entre source sociale du discours (énonciation) et qualité du discours (énoncé). Cependant, il est possible que la dimension collective de l’activité scientifique n’engendre pas une clôture automatique de l’énonciation sur des personnes individuelles. Depuis le xviiie siècle la conception de l’auteur est intrinsèquement liée à l’émergence du concept de « personne », qui le rend pensable dans sa forme contemporaine : on attribue des actes à un auteur, personne individuelle qui peut faire valoir ses droits sur ses productions. Partant, la notion d’auteur en science, ancrée sur les activités d’un collectif, rend problématique nos catégories pour appréhender l’action. Comment s’opère le processus d’attribution des actes à un « auteur scientifique » ? Peut-on identifier d’autres conceptions de l’auteur antérieures à celle érigée au xviiie siècle et qui n’engagent pas systématiquement une conception individualiste de l’action ? Dispositif de validation des textes et d’identification des personnes, la signature n’invite-t-elle pas à distinguer deux actions généralement entendues comme synonymes : « signer » et « être auteur » ?
Notes de bas de page
1 Pour des études de cas précis, voir Cassier (1998) ; McSherry (2001).
2 Pour un compte rendu analytique de cet ouvrage, voir Pontille (2004).
3 Cet ouvrage est issu d’une thèse : D. Pontille, La Signature scientifique : espaces d’inscription et mises en ordre, 421 pages, sous la direction de Jean-Michel Berthelot, soutenue en mars 2000 à l’université de Toulouse – Le Mirail. Je remercie tout particulièrement Jérôme Denis pour ses conseils avisés tout au long de la transformation de ce travail universitaire.
4 Se reporter à Broad et Wade (1987, chap. 8) pour une analyse fine de différentes affaires.
5 Sur cette question se reporter à l’article stimulant de Lahire (1996) et au travail de systématisation de Boltanski et Thévenot (1991).
6 Pour une mise au point des débats qui s’articulent autour de cette conception des activités sociales, voir les contributions réunies par de Fornel et Quéré (1999).
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