Le rapport au savoir
p. 17-34
Texte intégral
1Les recherches que mon équipe et moi-même avons menées sur la question du rapport au savoir sont issues d’une réflexion critique sur la façon même dont la sociologie classique pose la question de l’échec scolaire. C’est donc de cette problématique de l’échec scolaire que je partirai pour expliquer, dans un premier temps, quelle autre approche nous avons essayé de mettre en œuvre. Je présenterai ensuite quelques résultats de nos recherches1. J’insisterai particulièrement sur ceux qui concernent directement la question du savoir. Mais il faut d’emblée préciser que le problème du savoir nous semble à la fois être au centre de la sociologie de l’éducation et être indissociable d’autres problèmes : la construction d’une image de soi et plus généralement du sujet, les rapports de ce sujet à son passé, à son avenir, à sa famille, à sa place future dans la société, et finalement à la vie et au monde. C’est pourquoi nous parlons d’un rapport au savoir, qui exprime de multiples rapports au monde, et non d’une représentation du savoir, qui serait un contenu de pensée centré sur le savoir ou telle ou telle forme de savoir. Du même coup il est impossible de présenter ce qui, dans nos recherches, concerne le savoir sans le mettre en relation avec les autres problèmes fondamentaux que pose l’histoire scolaire d’un élève.
De la question de l’échec scolaire à celle du rapport au savoir
2En deçà de toutes les différences d’approche et de toutes les divergences d’interprétation auxquelles l’échec scolaire a pu donner lieu depuis plus de trente ans, deux faits m’apparaissent aujourd’hui indéniables. D’une part, l’échec scolaire est un phénomène social, qui touche particulièrement certains groupes (classes sociales, catégories socioprofessionnelles, types de famille...), comme l’attestent des régularités statistiques bien établies. D’autre part, l’échec scolaire est une situation dans laquelle un individu se retrouve, au cours d’une histoire singulière marquée par de la contingence. Mais si ces faits sont tous deux indéniables, ils ne sont pas pour autant immédiatement conciliables. La question centrale est donc aujourd’hui de comprendre l’échec scolaire individuel d’individus appartenant massivement aux mêmes catégories sociales. Toute explication doit pouvoir rendre compte à la fois de la corrélation entre échec et appartenance sociofamiliale et de I’irréductible singularité des histoires scolaires. Telle est l’ambition des recherches que nous menons sur le rapport au savoir.
3Les théories classiques sur l’échec scolaire ne peuvent rendre compte des deux faits à la fois. La théorie du don conçoit l’échec scolaire comme l’effet d’une caractéristique naturelle de l’individu. Mais elle ne peut expliquer pourquoi le don, et donc l’échec scolaire, est réparti dans la population des jeunes selon une distribution qui se révèle sociale. Dans les décennies 1960 et 1970, les théories de la reproduction, et celles qui s’en sont inspirées, ont interprété l’échec en termes d’appartenance à des groupes pourvus de telles ou telles caractéristiques (capital culturel, rapport au temps, type de socialisation familiale...). Mais dès lors que l’on raisonne ainsi en termes d’appartenance, il devient difficile de comprendre les cas atypiques : pourquoi certains enfants de famille populaire réussissent-ils malgré tout à l’école, pourquoi certains enfants de milieu favorisé échouent-ils quand même ? On peut certes tenter de jouer sur les multi-appartenances de certains individus, mais il faut alors rendre compte de la synthèse qui s’opère entre ces « influences » de divers milieux, ce qui oblige à réintroduire le point de vue du sujet et de son histoire.
4Deux sociologues ont abordé de front cette question de l’individualisation du social.
5Bourdieu, très sensible à la question du « sens pratique », s’est demandé comment des régularités sociales pouvaient fonctionner sans pour autant que l’individu obéisse explicitement à des règles. Il répond à cette question par le concept d’habitus. L’habitus est un ensemble de dispositions psychiques socialement construit par conditionnement et intériorisation du social, de sorte que l’individu met en œuvre de la régularité sociale alors même qu’il croit avoir des représentations et des pratiques libres. L’explication est intellectuellement cohérente mais elle présente le défaut de faire occuper la place du psychique par du social : l’individu trouve une place, mais sans cette singularité et cette historicité qui définissent le sujet et marquent son histoire scolaire.
6Boudon, quant à lui, se passe du concept de reproduction, part directement de l’individu, et essaye d’expliquer les régularités sociales par l’agrégation de décisions individuelles qui produisent des effets sociaux. Mais l’individu de cet individualisme méthodologique n’est appréhendé que comme lieu d’un calcul coûts-bénéfices-risques. Cette fois encore, la place de l’individu est occupée par une rationalité sociale sans psychisme.
7Ces théories sociologiques ne laissent guère de place à la question du savoir. La sociologie française des décennies 1960 et 1970 ne s’intéresse guère à cette question. Ou bien elle raisonne en termes de sélection (positions sociales à l’entrée et à la sortie du système scolaire), en ignorant le fait pourtant essentiel que la sélection scolaire s’opère à partir de l’évaluation des compétences cognitives et des savoirs acquis. Ou bien elle traite de la question du savoir en termes de capital culturel hérité, intériorisé, et passe à côté de la question, pourtant essentielle du point de vue scolaire, de l’activité par laquelle un individu s’approprie un savoir (ce qui est bien autre chose que d’hériter ou d’intérioriser un capital). Ou bien encore, elle pose la question des coûts, bénéfices et risques en termes de positionnement social et jamais en termes d’investissements, de ressources, de réussites ou d’échecs cognitifs. La sociologie française n’a pas profité des débats qui, à la même époque, sont menés en Grande-Bretagne sur la question du curriculum. Je n’analyserai pas ces débats et leurs enjeux ; Jean-Claude Forquin, qui interviendra ensuite comme discutant, étant bien plus compétent que moi pour le faire. Je dirai seulement qu’ils me semblent avoir porté surtout sur la question : « que faut-il apprendre aux enfants à l’école, et faut-il apprendre des choses différentes aux enfants de classes sociales différentes ? », question qui, pour essentielle qu’elle soit, n’inclut pas ma question centrale, celle de l’échec scolaire individuel d’individus appartenant massivement aux mêmes catégories sociales.
8J’ai moi-même raisonné longtemps dans le cadre de l’idée de reproduction. Jusqu’à ce que je prenne clairement conscience (peut-être parce que j’assumais parallèlement des fonctions professionnelles de formateur d’enseignants) qu’elle aboutissait à une impasse sur deux points : la compréhension de ce qui se produit dans l’histoire scolaire d’un enfant (et donc aussi la possibilité d’intervenir autrement que de façon aveugle pour faire que cette histoire soit autre), la compréhension de ce qui se produit lors de l’acquisition d’un savoir (ou de sa non-acquisition). J’ai donc décidé (en fait, cela a été plus un glissement épistémologique progressif qu’une véritable « décision ») de prendre le problème par l’autre bout : considérer l’échec scolaire comme quelque chose qui advient dans l’histoire d’un individu et non pas seulement comme une caractéristique d’un groupe social, et voir si, en l’étudiant ainsi, je pouvais comprendre comment de la régularité sociale pouvait se manifester.
9L’échec scolaire n’est donc pas considéré comme une caractéristique qu’un individu hériterait de son groupe social ou comme l’effet, dans l’histoire scolaire de cet individu, des caractéristiques sociales et culturelles de ce groupe. L’échec scolaire est une situation qui se construit peu à peu, à travers d’autres situations, des pratiques, des rencontres, des événements, des ruptures, des dérives, dans une histoire scolaire inséparable de l’histoire singulière de l’individu.
10Du point de vue méthodologique, cela signifie que l’on peut certes étudier les niveaux et types de scolarisation les plus fréquents dans un groupe donné, mais que l’on n’a jamais le droit de conclure de ces formes de scolarisation qui caractérisent un groupe à la scolarité d’un enfant membre de ce groupe : on ne peut ni considérer qu’une situation d’échec scolaire est « expliquée » par l’appartenance d’un enfant à un groupe où cette situation se rencontre fréquemment, ni, et encore moins, considérer qu’une telle situation est pour cet enfant un destin quasi inévitable. L’échec scolaire d’un individu ne peut être expliqué que par ce qu’il advient à cet individu au cours de son histoire. Mais celle-ci, bien sûr, ne se déroule pas dans un vide social. L’histoire de chacun se tisse dans ses relations avec d’autres, et en tout premier lieu avec les membres de sa famille, et se construit dans des cadres sociaux structurés par des rapports sociaux. En ce sens, l’histoire scolaire d’un individu est indissociablement singulière et sociale. Aussi peut-on faire le pari, problématique et méthodologique, que l’étude des histoires singulières permettra de saisir des processus sociaux qui structurent ces histoires (sans pour autant les déterminer), structuration dont les effets se manifestent, lorsqu’on étudie des groupes, sous forme de régularités statistiques.
11Cet individu qui a une histoire singulière n’est pas un objet, mais un sujet. En tant que tel, il construit du sens et met en œuvre des activités.
12Tout individu humain donne sens à ce qu’il est, à ce qui lui arrive, à la situation dans laquelle il se trouve, à la société et au monde dans lesquels il vit. C’est le cas, notamment, de l’élève, dont l’histoire scolaire n’est pas seulement une trajectoire, une série de points par lesquels il passe et qui peuvent être étudiés de l’extérieur, mais est aussi une série d’expériences qu’il vit, qu’il interprète, auxquelles il donne sens. Cela a des conséquences problématiques et méthodologiques importantes.
13D’une part, on ne peut se contenter d’étudier la scolarité d’un élève en termes de positions (scolaires et sociales) occupées successivement ; il faut aussi la comprendre de l’intérieur, comme expérience traversée et interprétée. D’autre part, analyser l’échec scolaire en termes de handicaps, c’est étudier en fait ce qui permet d’être en réussite scolaire et ajouter que l’élève en échec ne possède pas les caractéristiques qui lui permettraient de réussir ; il faut sortir de cette lecture en négatif de la réalité scolaire qui ne permet pas de comprendre ce qu’est un élève en échec et l’expérience qu’il traverse. Une lecture en positif doit s’attacher au sens que l’élève donne à ce qui lui arrive. Très précisément, lorsqu’un élève échoue à l’école, la première question à se poser n’est pas celle des handicaps dont il est peut-être affecté, elle est de savoir s’il a travaillé et comment il a travaillé – car s’il ne travaille pas ou travaille de façon cognitivement inefficace, il n’est pas étonnant qu’il échoue. Mais on rencontre alors immédiatement la question du sens qu’il confère à la situation scolaire, au travail scolaire en général, à tel ou tel type de travail en particulier.
14Cependant, nul n’est transparent à lui-même et le travail scientifique ne consiste pas seulement à recueillir le discours de l’élève, il faut travailler ce discours pour essayer d’identifier les processus qui structurent l’histoire de l’élève et ceux qui structurent la construction de sens qui accompagne cette histoire. Dans la mesure où cette histoire ne se produit pas dans un vide social, il est probable que ces processus sont communs à des élèves de même origine. On retrouve ici la possibilité qu’il existe des régularités statistiques, mais ces régularités pourront être comprises en termes de processus structurants et non de caractéristiques communes à tous les individus d’une même origine sociale. Il serait sans doute intéressant de repenser la théorie de l’habitus à la lumière de cette approche en termes de processus.
15Cette question du sens n’est pas purement théorique, elle présente une importante dimension pratique. En effet, comme on le sait bien depuis les travaux de M. Weber, de G.H. Mead et de l’interactionnisme symbolique, un individu n’agit pas en fonction de ce que les choses sont, mais de ce qu’il pense qu’elles sont. Tout individu, aussi dominé soit-il, est actif, agit sur et dans le monde, en fonction du sens qu’il attribue à ce monde. La sociologie de la reproduction, raisonnant en termes de positions, de capital culturel hérité, de caractéristiques sociales intériorisées, a singulièrement négligé cette activité par laquelle l’individu transforme le monde et, ce faisant, se transforme lui-même. Comme le dit le discours commun, « on ne peut pas apprendre à la place de l’élève ». En termes plus élaborés, nul ne peut apprendre s’il ne se mobilise, ce qui suppose à la fois un mobile et une activité d’apprentissage effective (et efficace)2. En ce sens, agir sur le rapport à l’école est nécessaire, pour créer les mobiles d’apprendre, mais insuffisant : l’élève peut attribuer beaucoup d’importance à l’école, se mobiliser sur l’école, sans pour autant se mobiliser à l’école, c’est-à-dire s’engager vraiment dans une activité d’apprentissage (et une activité efficace). Inversement, la didactique la plus sophistiquée est impuissante face à un élève qui n’en a rien à faire de l’école.
16Notre définition du rapport au savoir prend en compte cette double question : celle du sens et celle de l’activité. D’une façon large, le rapport au savoir est « l’ensemble d’images, d’attentes et de jugements qui portent à la fois sur le sens et la fonction sociale du savoir et de l’école, sur la discipline enseignée, sur la situation d’apprentissage et sur soi-même3 ». D’une façon plus resserrée, et formellement plus correcte, je l’ai défini, dans le livre publié par ESCOL, comme « une relation de sens, et donc de valeur, entre un individu (ou un groupe) et les processus ou produits du savoir4 ». Ces définitions induisent souvent deux types de questions.
17Premièrement, faut-il utiliser ainsi le singulier, à la fois pour « rapport » et pour « savoir », ou ne faudrait-il pas utiliser le pluriel pour l’un ou l’autre de ces deux termes, ou pour les deux ? Nous avons proposé une analyse de cette question dans le rapport rédigé pour le FAS. Nos analyses et nos recherches nous permettent, en résumant rapidement les choses, d’avancer les deux propositions suivantes. D’une part, il est pertinent de parler de « rapport au savoir », au singulier : tout individu entretient un certain type de rapport (dominant) avec le savoir (c’est-à-dire avec la question même du savoir). D’autre part, un individu peut avoir des rapports différents avec différents types de savoirs : ses rapports aux mathématiques, à l’économie ou à la mécanique peuvent être différents. Reste, cependant, à poursuivre les recherches pour mieux comprendre comment s’articulent ce rapport au savoir et ces rapports aux savoirs.
18Deuxièmement, on peut se demander pourquoi nous parlons de rapport au savoir alors que notre définition renvoie aussi au rapport à l’école (et éventuellement à d’autres lieux, par exemple ceux dans lesquels les élèves font des stages) et au rapport aux situations dans lesquelles on peut apprendre (et donc aussi aux personnes qui enseignent ou forment et à leurs méthodes). C’est là un choix volontaire : nous pensons en effet que la question du savoir est centrale à l’école – en prenant « savoir » au sens large du terme, sans le réduire aux contenus disciplinaires des programmes et en y incluant l’ouverture vers l’imaginaire et vers tout ce qui produit du sens et de l’intelligibilité du monde. Quelles que soient ses autres fonctions (de socialisation notamment), l’école présente pour spécificité d’être un lieu consacré à la transmission-appropriation d’un savoir que l’on ne peut acquérir ailleurs sous les mêmes formes. Cela ne veut pas dire simplement que la fonction d’apprentissage assurée par l’école est centrale et que les autres fonctions de l’école sont périphériques. Cela veut dire, plus fortement encore, que toutes les fonctions que l’école assume, y compris parfois à son corps défendant, portent la marque de cette fonction centrale. À cet égard, il est intéressant de réfléchir à la façon dont on débat aujourd’hui d’une question comme celle de la violence à l’école. Trop souvent, on pose ce problème en termes relationnels, institutionnels, voire juridiques. C’est oublier que cette violence se produit dans un lieu où, toute la journée, toute la semaine, toute l’année, des enseignants essayent d’apprendre des choses à des élèves, évaluent ces élèves, disposent de pouvoir sur eux au nom de leurs compétences dans le champ du savoir, produisent des effets de valorisation et d’humiliation, influent de façon forte sur la vie présente et future de ces jeunes et sur l’image de soi que ces adolescents construisent. Bref, la question de la violence à l’école présente des spécificités qui sont fortement liées à la définition de l’école par le savoir (même si la question du savoir n’épuise pas celle de la violence à l’école).
19Étudier le rapport d’un élève au savoir, c’est étudier la façon dont il se construit comme sujet dans une société qui lui assigne comme lieu de vie et de travail une institution dont la logique spécifique est celle du savoir. C’est donc aussi étudier la façon dont, dans l’école, il se construit comme membre de cette société, la façon dont il s’y intègre. On se donne ainsi les moyens de comprendre à la fois la singularité des histoires scolaires et les régularités statistiques que la sociologie a établies.
Quelques résultats de recherche
20Nous avons recueilli des données en collège (de la 6e à la 3e) et, de façon complémentaire, à l’école primaire. Elles ont été collectées au moyen de bilans de savoir et d’entretiens approfondis de type clinique (complétés, en primaire, par un travail avec les instituteurs et l’analyse de travaux d’élèves). Le bilan de savoir est un texte, rédigé en classe en réponse à la consigne « J’ai... ans. Depuis que je suis né, j’ai appris beaucoup de choses, chez moi, à l’école, dans la cité, ailleurs. Qu’est-ce qui est important pour moi dans tout ça ? Et maintenant, qu’est-ce que j’attends ? ». Il ne nous dit pas ce que l’élève a appris (il est impossible de dire tout ce que l’on a appris depuis qu’on est né) mais ce qu’il retient lorsqu’on le place devant une telle consigne. Nous posons qu’il retient ce qui fait le plus sens pour lui, et que le bilan nous donne donc accès à son rapport au savoir. Les bilans font l’objet d’une analyse quantitative, d’une analyse qualitative, thématique et d’une analyse des pratiques langagières qui y sont mises en œuvre. Quant à l’entretien, il est de type semi-directif approfondi à orientation clinique – c’est-à-dire qu’il met en œuvre un travail dans lequel l’élève produit du sens avec l’assistance de celui qui lui pose des questions.
21Nous avons travaillé dans deux collèges. D’une part, dans un collège de la ZEP de Saint-Denis, dans la banlieue nord de Paris. D’autre part, dans un collège de la banlieue sud, socialement et scolairement hétérogène, où nous nous sommes intéressés à la fois aux élèves des « bonnes classes » (notamment à option allemand) et à des élèves en difficulté dont les caractéristiques socioculturelles étaient de même type que celles du collège de la ZEP de Saint-Denis. Ce dispositif nous a permis de comparer en fait trois populations (élèves de la ZEP, élèves de la banlieue sud soit en réussite, soit en échec). Mais l’analyse nous a également amenés à prendre en compte une autre différence, qui apparaît importante quel que soit le degré de réussite des jeunes : celle entre garçons et filles. Nous avons ainsi recueilli 304 bilans de savoir et réalisé 31 entretiens. En primaire, nous avons travaillé à La Courneuve et à Saint-Denis. Actuellement, Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex mènent une recherche en lycées, essentiellement généraux et technologiques, et moi-même en lycées professionnels.
22Il n’est pas possible, dans le temps imparti, de présenter de nombreux résultats. J’en sélectionne donc quelques-uns, qui me semblent les plus importants. En outre, je ne ferai qu’évoquer certains rapidement, et m’attarderai davantage sur ceux qui concernent le plus directement la question du savoir.
La scolarité comme histoire
23Nos données confirment, s’il en était besoin, que les élèves ont effectivement une histoire, avec de longues plages de continuité, mais aussi des moments décisifs marqués par de petites choses (pour Malika, fêter son anniversaire en classe, en CM2, fut important) ou de grands événements (le divorce des parents, par exemple, ou, en LP, la rencontre de l’amour qui peut restructurer complètement la vision du monde de l’élève et faire rupture – en général positive – dans son histoire scolaire). Nos données nous apprennent que, pour les élèves, subjectivement, cette histoire commence vraiment en 6e ou 5e. Alors qu’ils ont parfois redoublé en primaire, ils nous disent le plus souvent qu’à l’école primaire « ça allait » et que c’est au collège qu’ils ont commencé à « délirer », « déconner », « couler », « plonger ». Il semble qu’il faille voir là l’effet conjugué de l’entrée dans l’adolescence et de la scolarisation dans un établissement dont le mode de fonctionnement est sensiblement différent de celui de l’école primaire.
24Trois types de personnes jouent un rôle particulièrement important dans l’histoire du jeune : ses parents, ainsi parfois que ses frères et sœurs ; ses copains et copines ; ses professeurs.
25L’histoire de l’enfant et de l’adolescent s’inscrit et se construit dans une dynamique familiale, à travers le jeu des identifications, des modèles et contre-modèles, des demandes implicites et des injonctions explicites, de l’aide que la famille peut apporter à l’élève, etc. L’influence des parents sur la scolarité de leurs enfants s’exerce d’abord par ce qu’ils sont, par leur rapport au savoir, au travail, à la vie, par ce qu’ils disent d’eux-mêmes (et parfois par ce qu’ils taisent), c’est-à-dire par les repères identificatoires qu’ils proposent aux jeunes. Elle s’exerce également par les demandes qu’ils adressent aux jeunes, les exhortant à réussir à l’école (ce qui est le cas de la grande majorité des parents de milieu populaire, y compris et peut-être plus encore dans les familles d’origine migrante) ou parfois opposant « la vraie vie » à l’école. Il est intéressant de relever que ces repères et demandes peuvent être contradictoires, soit parce que les deux parents divergent sur la question, soit parce que l’un ou l’autre ou les deux adressent au jeune des demandes en fait contradictoires. C’est le jeu de ces repères et de ces demandes qui apparaît important, bien plus que les caractéristiques socioculturelles « objectives » des jeunes5 et bien plus que l’aide technique que les parents peuvent apporter à leurs enfants sur le plan pédagogique.
26Une autre personne de la famille joue souvent un rôle essentiel dans l’histoire scolaire de l’enfant : sa grande sœur – bien plus, d’après nos données, que les grands frères, dont on parle pourtant plus souvent. C’est elle qui, bien souvent, exhorte à la réussite ses petites sœurs mais aussi ses petits frères, prenant appui sur son propre exemple, qu’elle soit elle-même en réussite ou en échec. C’est elle aussi qui, très souvent, aide les plus jeunes à faire leurs devoirs. Notons que cette grande sœur, dont le rôle peut être décisif, n’a aucune existence dans les raisonnements sociologiques en termes de catégories socioprofessionnelles.
27Nous nous sommes particulièrement intéressés à ce qui se passe dans les familles d’origine migrante, fréquentes dans notre population d’études. À défaut de pouvoir ici entrer dans les détails, j’évoquerai deux processus qui nous ont semblé particulièrement intéressants. Le premier peut être défini comme « continuité dans l’hétérogénéité » (ou l’inverse). Les parents ont émigré pour changer leur vie, ils ont plus ou moins réussi leur entreprise et reportent désormais leurs espoirs sur la réussite scolaire de leurs enfants (y compris des filles, y compris dans les familles d’origine maghrébine) : la réussite scolaire des enfants est la poursuite par d’autres moyens du projet migratoire des parents. Mais pour que les enfants réussissent dans l’école française, c’est-à-dire pour qu’ils continuent l’histoire de leurs parents, ceux-ci doivent accepter que leurs enfants soient différents d’eux – histoire complexe où se mêlent fierté et souffrance. Sur ce processus s’articule celui que Jean-Yves Rochex a identifié sous le nom de « triple autorisation » : pour que l’histoire scolaire d’un jeune d’origine migrante se déroule sans trop de déchirements, il faut qu’il s’autorise à être différent de ses parents, que ceux-ci autorisent le jeune à être différent d’eux, mais aussi que le jeune autorise ses parents à être différents de lui-même. Malika peut dire : « Ma mère, elle ne sait pas lire mais elle m’a appris beaucoup de choses » : le personnage de la mère, et donc le repère identificatoire qu’elle constitue, n’est pas entamé par le fait que Malika, elle, sait lire. En revanche, tumultueuse est la scolarité de Karim, qui nous dit : « Mon père est un homme cultivé sans culture »– cultivé de l’autre côté de la Méditerranée mais sans culture et sans valeur ici, où il n’est qu’un éboueur dont son fils a honte.
28L’importance des copains dans l’histoire scolaire de ces jeunes est grande elle aussi, les copains avec qui l’on peut parler de tout et qui sont synonymes de solidarité. Mais je ne développerai pas ce point ici, et me contenterai de signaler que les élèves font une nette distinction entre les camarades de classe et les vrais copains, ceux avec qui on traîne dans la cité depuis qu’on est petit.
29Enfin, les professeurs peuvent avoir eux aussi une influence décisive, heureuse ou malheureuse, sur la scolarité de ces jeunes. Qu’est-ce qu’un « bon professeur » ? Sur ce point, il n’y a pas lieu de distinguer les élèves en réussite et ceux qui échouent. Ils s’accordent sur les deux qualités fondamentales d’un bon professeur. C’est tout d’abord un professeur qui « explique bien ». Il explique et réexplique, sans se fâcher, « cinquante ou cent fois » s’il le faut, jusqu’à ce que l’élève ait compris. Un élève de lycée professionnel me disait même, il y a peu, que son professeur de mathématiques était bien parce que même quand on n’a pas écouté son cours, il explique après le cours si on vient le lui demander ! Il s’agit là d’une qualité professionnelle directement liée à la question du savoir. La seconde qualité du « bon professeur » est qu « ’il parle avec nous », « il nous parle », non pas de copain à copain, mais de personne à personne, avec un respect réciproque. Il est intéressant de noter que ce sont ces mêmes deux qualités que les élèves attendent de ceux qui les encadrent dans un stage en entreprise.
30L’histoire scolaire de ces jeunes se construit ainsi dans un ensemble de relations, d’interactions et d’interlocutions, comme dimension d’une histoire de vie plus générale où ces jeunes se construisent comme sujets singuliers. Mais cette histoire s’élabore aussi à travers les activités que les jeunes déploient dans et sur le monde, notamment leurs activités scolaires. C’est à ce point, où nous rencontrons très directement la question du savoir, que nous allons maintenant nous intéresser.
L’école, parcours du combattant plus que lieu d’appropriation du savoir
31Les élèves ont un rapport au travail scolaire qui peut être très différent. Au collège, nous avons identifié quatre types de rapport au travail. Certains élèves (une minorité, qui souvent accédera plus tard à la 1re S) travaillent dans l’évidence ; pour eux, le travail est comme une seconde nature. D’autres vivent le travail comme une conquête quotidienne, à reprendre sans cesse, avec beaucoup de volontarisme ; ce rapport au travail est le plus fréquent chez les élèves de milieu populaire en bonne réussite scolaire. D’autres encore ont à ce point décroché de la scolarité que leur niveau ne leur permet même plus d’accéder au travail qui leur est demandé, alors que parfois ils le souhaiteraient vraiment. Ils essaient et se découragent : « Ça y est, c’est foutu, je sais pas. » Certains ont un rapport aux études si différent de la logique scolaire qu’il laisse parfois pantois ; ainsi, Fatiha, élève de 3e, nous dit, à propos de l’enseignement de l’histoire : « Ils nous racontent l’histoire, bon, c’est bien, c’est bien, mais une heure, deux heures, trois heures, c’est bon, mais toute une année ! Heu... c’est pas possible, j’arrive pas à supporter, quoi. »
32Mais c’est un quatrième type de rapport au travail que l’on trouve chez la majorité des élèves de collège de banlieue, qu’ils soient en échec, en difficulté, en réussite médiocre ou même en assez bonne réussite. On pourrait le définir comme le rapport au travail d’élèves stratèges qui cherchent le meilleur rapport qualité/prix. Il apparaît bien dans ce que nous dit Hassan, qui va redoubler sa 3e : « Je disais que le conseil de classe de juin c’était loin, je pourrai me rattraper au 2e et au 3e. Quand j’étais au 2e trimestre, je me disais : je me rattraperai au 3e. Et puis j’ai rien fait. »
33Il y a là un point essentiel. Les élèves de milieu populaire ont, dans leur très grande majorité, un rapport positif à l’école, on trouve fort peu chez eux ce que la sociologie anglophone a étudié comme culture antiscolaire. Pour eux, y compris pour la majorité de ceux qui sont en échec, l’école est très importante car elle permet d’avoir plus tard « un bon métier », « un bon avenir », « une vie normale ». Mais ce rapport positif à l’école n’induit pas automatiquement, loin de là, un rapport positif au savoir. L’important, à l’école, n’est pas d’apprendre mais d’« aller le plus loin possible » pour avoir de bons diplômes et donc un bon métier. Leur logique est celle de la progression dans l’institution, déconnectée d’une logique d’appropriation du savoir. Ils travaillent juste ce qu’il faut pour passer dans la classe suivante, visent la moyenne (à quoi bon travailler plus puisque la moyenne suffit pour « passer » ?), accélèrent ou ralentissent leur rythme de travail pour l’ajuster au plus près de cette moyenne (avec parfois des erreurs stratégiques...). Bref, si l’école fait sens, souvent fortement, le savoir qui y est enseigné ne présente guère, pour la majorité de ces élèves, du sens et de la valeur en lui-même. Dans ces conditions d’activité à vide, seuls survivront dans l’institution ceux qui sont portés par un minimum de volontarisme (qui s’ancre lui-même dans l’ensemble de l’histoire de l’élève, notamment dans son histoire familiale).
34Ce rapport à l’école, que l’on peut qualifier d’institutionnel, d’utilitariste, de stratégique, de magique, s’étend bien au-delà de la sphère des élèves en échec des établissements de banlieue. On en retrouve des traces, plus ou moins affirmées, chez les élèves plutôt en réussite issus de milieux favorisés. Eux aussi attendent de l’école l’accès à un bon métier (dans leur cas, un travail de cadre). Mais ces élèves ont souvent rencontré, dans au moins une discipline, du savoir présentant une valeur en lui-même. Chez certains, passionnés, cela peut aller jusqu’à une inversion du rapport entre savoir et métier que l’on rencontre le plus souvent chez les élèves en difficulté : ce n’est plus le métier futur qui donne sens aux études, mais l’inverse. Ainsi, une élève de 6e option allemand du collège de la banlieue sud écrit dans son bilan de savoir : « Quand j’ai appris les mathématiques c’est tellement passionnant que j’aimerais bien faire ingénieur quand je serai grande. »
35L’école, qui, dans sa spécificité, se pense comme lieu de savoir, est en fait, pour la majorité de ces élèves de banlieue, un passage obligé vers le travail salarié et un lieu de promotion. Cela se manifeste constamment dans nos données, que ce soit au collège, à l’école primaire ou en lycée professionnel. Les élèves, dès le CP, définissent le « bon élève » sans faire, le plus souvent, la moindre allusion au fait qu’il apprend des choses : ses principales qualités sont d’arriver à l’heure et de lever la main avant de parler. De même, ils peuvent décrire leur journée à l’école sans évoquer le fait qu’on y apprend des choses. Récemment, un élève de bac professionnel m’a dit que la poésie, c’est pour ceux qui veulent être poètes plus tard (sous-entendu : qui veulent faire de la poésie leur profession).
36Dès lors que le savoir ne présente guère de sens en lui-même, ce que ces élèves entendent par « travailler à l’école » est fort différent de ce que les enseignants mettent sous la même expression. Pour les enseignants, travailler, apprendre, c’est avoir une activité intellectuelle d’appropriation du savoir. Pour les élèves, c’est faire ce que l’école vous dit de faire, s’acquitter de ses obligations scolaires, passer du temps sur ses devoirs et ses leçons – comme si le temps passé était le critère suprême, voire unique, du « sérieux » scolaire. Leur logique n’est pas celle du savoir mais celle de la tâche. Elisabeth Bautier a relevé que, dès le CP, les élèves en réussite disent « écouter la leçon » alors que les élèves en difficulté déclarent « écouter la maîtresse » : dans le premier cas, ils entendent un adulte parler de quelque chose, dans le second, ils l’entendent donner des consignes sur ce qu’il faut faire. Pourquoi s’acquitter de telles tâches, qui ne portent guère de sens en elles-mêmes ? Pour « passer », aller « le plus loin possible », avoir plus tard « un bon métier », c’est-à-dire pour des mobiles à la fois puissants en termes d’enjeux à long terme et fragiles face aux efforts à court terme que suppose la réussite de l’activité d’apprentissage. Dans ce court terme, la mobilisation scolaire des élèves prend quelque force en s’arc-boutant sur le mythe de l’utilité de ce qu’on apprend pour la vie professionnelle future – alors que les « bons élèves » de milieu favorisé font la distinction entre ce qu’il est « utile » et ce qu’il est « important » d’apprendre. Cette mobilisation prend appui également sur les relations affectives parfois entretenues avec le professeur.
37Enfin, deux traits méritent d’être soulignés, qui éclairent un peu plus encore ce rapport au savoir.
38Premièrement, il semble que pour beaucoup d’élèves c’est le professeur qui est en activité dans l’échange pédagogique, plus que l’élève : « on m’a appris » est une expression plus pertinente que « j’ai appris » pour caractériser le rapport au savoir de nombreux élèves. Notons que les conséquences de cette posture pédagogique excèdent le strict champ du savoir : si je ne sais pas grand-chose (ce qui en soi n’est pas trop grave), si je ne passe pas et me retrouve plus tard dans la galère (ce qui est très grave), à qui la faute, qui n’a pas fait son métier convenablement ? Si moi, élève, je suis arrivé à l’heure, n’ai pas été (trop) absent, n’ai pas (trop) déliré et ai passé du temps sur les tâches qu’on me donnait, j’ai fait ce que j’avais à faire. Dès lors, la responsabilité de mon échec incombe à l’école, qui « ne m’a pas appris ». De là à devenir agressif, quand on est encore scolarisé, ou, plus tard, à revenir « vandaliser » l’école, il n’y a pas loin.
39Deuxièmement, les élèves en difficulté apparaissent souvent binaires : pour eux, on sait ou on ne sait pas, il n’y a rien entre les deux – alors que pour les élèves qui arrivent à suivre, on peut en apprendre un peu plus chaque jour, progressivement. Ainsi, à la question : « Comment fais-tu quand tu ne sais pas lire un mot ? », un élève qui peine à apprendre à lire et suit son deuxième CP finit par répondre : « Eh bien, j’en lis un autre ! », et ajoute, devant l’étonnement de celle qui a posé la question : « Comment veux-tu que je fasse6 ? » Comment, en effet, s’il n’y a rien entre savoir lire un mot et ne pas savoir le lire ? Un tel rapport binaire au savoir contribue sans doute fortement à l’échec scolaire en plaçant l’élève face à un abîme à franchir lors de chaque apprentissage nouveau – et plus particulièrement encore lors de l’apprentissage de la lecture, seuil d’entrée dans l’univers scolaire7.
40Ce qui précède permet de comprendre le décalage, parfois le fossé, qui existe entre le rapport au savoir que suppose la réussite scolaire et celui dont la majorité des élèves issus des milieux populaires sont porteurs. Mais il faut prendre garde à ne pas interpréter les résultats qui précèdent en termes de handicaps socioculturels, même si, de fait, un tel rapport au savoir handicape l’élève face aux exigences de l’école, et, tout simplement, face aux réquisits d’une acquisition cognitive. Si ces élèves n’ont pas le même rapport au savoir que celui que l’on identifie chez ceux qui entreront en 1re S, il n’en reste pas moins qu’ils ont eux aussi un rapport au savoir (ou en tout cas à ce que c’est qu’apprendre) qui peut être décrit dans sa positivité. C’est ce point que je vais maintenant évoquer rapidement.
Trois processus épistémiques
41Tout individu a un rapport au savoir – ou au fait d’apprendre. Tout rapport au savoir présente toujours deux dimensions : identitaire et épistémique. La question identitaire a déjà été évoquée : qui suis-je moi qui apprends, en quoi le fait d’apprendre va-t-il me changer et transformer mes relations aux autres ? etc. Mais nous attribuons également beaucoup d’importance à la question « épistémique » : quelle est la nature de cette activité que l’on nomme apprendre ? Il ne s’agit pas d’une question didactique ou psychocognitive, du type : « qu’est-ce qui se passe quand un individu apprend ? » ou « comment doit-il s’y prendre pour apprendre ? ». La question épistémique est plus radicale : apprendre, c’est avoir une activité de quelle nature ? Par exemple, en référence à ce que nous avons vu précédemment : apprendre, est-ce s’approprier du savoir ou s’acquitter d’une tâche nommée « travail scolaire » ?
42Nous avons identifié trois processus épistémiques.
43Pour certains élèves, notamment pour ceux qui entreront plus tard en 1re S, et pour les enseignants, qui se pensent le plus souvent en termes d’appartenance disciplinaire, le savoir est un objet ou un système qui existe en tant que tel. Apprendre, c’est s’approprier des objets de savoir, mettre en œuvre une activité intellectuelle spécifique qui donne accès à des univers de savoir distincts du monde quotidien (les mathématiques, la physique, la biologie, l’histoire, l’anglais, etc., comme ensemble de contenus de pensée). Ces savoirs sont décontextualisés, pensables en eux-mêmes, dans leur cohérence systématique et sans référence à des situations que l’on a vécues.
44Nous avons nommé « objectivation-dénomination » le processus qui permet d’entretenir un tel rapport au savoir. Objectivation parce que le savoir est posé comme objet (savoir), dénomination parce que c’est le langage (et plus particulièrement encore le langage écrit) qui permet de donner ainsi au savoir un statut d’objet stable, indépendant des situations dans lesquelles on vit et on agit. Un tel rapport au savoir pose, à la fois et indissociablement, le savoir comme objet distinct du monde quotidien et le sujet de savoir comme sujet épistémique, lui aussi distinct du sujet engagé dans des situations quotidiennes et dans des actions sur le monde. Cette extériorité réciproque permet à l’individu de porter des jugements sur les systèmes de savoir et, pour l’élève, sur les disciplines qu’on lui enseigne. Ainsi, Nicolas, élève de 3e du collège de la banlieue sud, qui entrera en 1re S, écrit dans son bilan de savoir : « Le français nous apprend à bien maîtriser notre langue, à l’écrit comme à l’oral (...), le dessin et la musique nous exposent leur propre art et nous apprennent à les juger (...), les langues vivantes nous cultivent, et c’est logique car l’avenir est basé sur l’Europe et la maîtrise de notre langue ne peut nous être que bénéfique. »
45On comprend mieux, ainsi, pourquoi la question du langage a occupé une telle place dans les débats sur l’échec scolaire, et pourquoi l’écrit apparaît aujourd’hui au centre de la culture scolaire8. On notera que ce qui est en jeu, ce n’est pas une mystérieuse capacité d’abstraction mais un certain type de rapport au savoir et au langage, qui est aussi rapport au monde et rapport à soi-même.
46La majorité des élèves de familles populaires n’entretiennent pas un tel rapport au savoir. Ils citent peu de contenus de savoir dans leur bilans : pour eux, à l’école, on apprend « beaucoup de choses », des « trucs », qu’ils ont beaucoup de difficulté à nommer de façon précise. Ils portent peu de jugements sur ce qu’ils ont appris, sur les disciplines et parlent plutôt de l’école et des enseignants en termes de situations de vie. En revanche, ils sont très prolixes sur les apprentissages et les savoirs liés à la vie quotidienne et plus encore sur les apprentissages relationnels et affectifs et sur ceux qui sont liés au développement personnel : apprendre à bien se tenir, à ne pas faire de « conneries », à être solidaires, à se défendre, à se méfier, à être autonomes, à être responsables, etc.
47Pour ces élèves, apprendre c’est être capable de se débrouiller dans n’importe quelle situation, c’est savoir s’adapter, agir, survivre dans le milieu dans lequel on se trouve, qu’il s’agisse de la famille, de la cité ou de l’école. En ce sens, l’école ne présente pas de spécificité fondamentale par rapport à d’autres lieux : apprendre, ce n’est pas y déployer une activité spécifique, c’est s’adapter au milieu scolaire, faire les tâches qui permettent d’y survivre (c’est-à-dire de « passer »).
48Nous avons nommé « imbrication du je dans la situation » le processus qui correspond à ce type de rapport au savoir. En effet, c’est par référence à des actions et à des relations en situation que le fait d’apprendre prend sens. Le savoir est savoir faire et savoir se conduire plus que contenu de savoir. Il ne s’opère pas de décontextualisation permettant de dissocier, de désimbriquer, de poser en extériorité, d’une part un objet ou un système de savoir, d’autre part un sujet épistémique. L’individu reste dans une adhésion-adhérence au monde dans lequel il vit, de sorte que le monde du savoir se confond avec le monde de la vie quotidienne et de l’action et que le sujet épistémique ne se distingue pas du sujet qui vit et agit dans le monde quotidien. Concrètement, cela se manifeste par le fait que l’élève revient toujours à une situation où quelqu’un est « en train de... » pour exprimer ce qu’il a appris. Ainsi, récemment, un élève de LP avec lequel je menais un entretien ayant utilisé le mot réfléchir, je lui ai demandé : « Qu’est-ce que c’est réfléchir pour toi ? » Il m’a répondu : « Réfléchir, c’est... par exemple quand je vais au cinéma (...) », et il a commencé à me raconter un film et ses réactions face au film. Ce faisant, il a effectivement répondu à ma question, mais en référence à une situation dans laquelle il était présent et non par un discours (dénomination) sur une activité constituée en contenu de pensée, en objet (objectivation).
49Ce dernier exemple permet de bien comprendre que ce type de rapport au savoir ne doit pas être compris, comme on l’a fait si longtemps et comme on le fait encore trop souvent, en termes d’esprit « concret » opposé à un esprit « abstrait ». Si apprendre se définit toujours par quelqu’un « en train de... » dans une situation, ce qui est ainsi en train de se faire peut être tout à fait « abstrait » (être en train de réfléchir, d’écrire, de faire des mathématiques...). Cette fois encore, il s’agit d’un certain type de rapport au savoir, au langage et à l’action, au monde, à soi-même. Un rapport au savoir ainsi centré sur les situations, sur l’action, sur les relations, sur la nécessité de « se débrouiller » pour s’adapter et survivre dans le monde où l’on se trouve n’est évidemment pas sans rapport avec la position sociale du jeune et de sa famille. Pour autant, il s’agit d’un cadre dans lequel l’individu construit et interprète son histoire singulière et ses activités sur le monde et non d’une caractéristique socioculturelle qui suffirait à rendre compte de ce qui arrive à ces enfants à l’école.
50En outre, nous avons identifié un troisième type de rapport au savoir, qui oblige à sortir d’une analyse binaire « objectivation-dénomination » versus « imbrication du je dans la situation », « familles favorisées » versus « familles populaires », « élèves en réussite scolaire » versus « élèves en échec ».
51Pour certains élèves, en effet, savoir c’est « réfléchir » et « s’éduquer ». Ils nous disent que c’est être capable de se faire sa propre opinion et d’en parler avec les autres (notamment les parents et leurs invités), de comprendre ce qui se dit à la radio, de « connaître les gens » et de « comprendre la vie », d’adapter son comportement aux circonstances, de savoir qui l’on est soi-même, etc. Ces élèves savent percevoir les différences et en jouer, comprendre le sens des situations, développer des compétences relationnelles, maîtriser leurs propres réactions (y compris haïr, jalouser et insulter plutôt que frapper). Ils sont en outre capables de produire des clefs de lecture du monde et des règles de conduite explicites qui ont forme de principes (« dans ce monde le meilleur survit et le moins bon réussit juste à vivre et encore », « je pense qu’il vaut mieux ne pas répondre aux insultes par les insultes car sinon c’est sans fin »).
52Ces élèves produisent un travail réflexif d’ajustement de la conduite à la situation qui suppose et produit une distanciation vis-à-vis de cette situation, des autres et de soi-même, ainsi qu’une régulation qui peut conduire jusqu’à l’énoncé de règles. Aussi avons-nous nommé « distanciation-régulation » le processus qui correspond à ce rapport au savoir. Ces jeunes ne construisent pas un univers spécifique d’objets de savoir, mais ils ne restent pas non plus imbriqués dans le monde du quotidien et de l’action. L’objet de la pensée reste ce monde, mais celui-ci est mis à distance par une activité réflexive, posé comme objet d’une réflexion qui vise à en comprendre le sens.
53Ce processus semble être plus fréquent chez les filles que chez les garçons, que les élèves soient en réussite ou en difficulté, qu’ils soient issus de familles favorisées ou de familles populaires. Peut-être aperçoit- on là l’effet du statut dominé des femmes dans notre société, domination qui les amène à développer une intelligence plus grande des situations et des relations. Il est possible que cette meilleure maîtrise de la distanciation et de la régulation, qui induit des compétences relationnelles et peut-être cognitives, explique pourquoi les filles, un peu partout dans le monde, réussissent mieux à l’école que les garçons.
Conclusion : savoir et société, savoir et école
54L’histoire scolaire des élèves est singulière, mais cette singularité se construit dans un monde structuré par des rapports sociaux. Je ne sais pas trop si l’on peut dire que le rapport au savoir des élèves est singulier ; j’hésite sur ce point. J’inclinerais actuellement vers la formule suivante : les rapports que les élèves entretiennent avec les savoirs et les apprentissages sont singuliers, mais leur rapport au savoir est social. Autrement dit : les savoirs et les apprentissages, en tant qu’ils sont appréhendés dans leurs particularités, comme contenus, modalités, lieux et personnes sont objets de rapports singuliers, qui portent la marque de l’histoire de chaque sujet9. Mais ces rapports singuliers sont construits dans le cadre d’un rapport au monde et à la position qu’on y occupe et induisent un rapport au savoir qui semble renvoyer assez directement à une position sociale (de classe et de sexe).
55De ce point de vue, la notion d’habitus de P. Bourdieu n’est pas sans pertinence. Mais qu’il soit bien entendu que le rapport au savoir n’est pas l’intériorisation, sous forme psychique, d’une position de classe ou de sexe et que les rapports aux savoirs et aux apprentissages ne sont pas une pure et simple application du rapport au savoir dans le domaine des représentations et des pratiques. Le rapport au savoir se construit à travers des situations et des activités, dans l’échange avec le monde et l’interlocution avec les autres (et avec soi-même) et il peut donc se transformer si changent ces situations, ces activités, ces formes d’échange et d’interlocution. Un individu n’est pas enfermé à jamais dans un rapport au savoir. Si celui-ci semble avoir une forte prégnance sociale (qui apparaît dans des régularités statistiques), ce n’est pas parce qu’il constituerait une seconde nature (sociale) des individus appartenant à un groupe. C’est parce que les rapports aux savoirs (et donc le rapport au savoir) se construisent dans des situations, des activités, des formes d’échange et d’interlocution qui portent la marque des rapports sociaux et qui constituent des cadres communs dans lesquels se construisent les histoires singulières. De ce point de vue, il serait peut-être intéressant de reprendre aussi et de repenser l’idée de « cadres » (frames) utilisée par B. Bernstein.
56L’école peut-elle transformer le rapport au savoir des élèves d’origine populaire ? Tout ce qui a été dit précédemment incite à répondre « oui » à cette question. L’école actuelle travaille-t-elle à cette transformation ? Les résultats de nos recherches nous conduisent à penser que le plus souvent elle ne le fait pas. Il ne s’agit pas de culpabiliser l’école et les enseignants, confrontés à des problèmes très difficiles, mais d’essayer de comprendre pourquoi une école et des enseignants qui, en France en tout cas, font des efforts significatifs en faveur des enfants de familles populaires, échouent souvent à les faire réussir. Nous pensons qu’ils sont victimes de ce que l’on pourrait appeler des machines infernales à retardement : pour aider les enfants, les enseignants prennent appui sur leur rapport au savoir et, ce faisant, les aident effectivement, à court terme, à affronter les tâches qui leur sont proposées, mais, ainsi, ils les enfoncent dans un rapport au savoir qui, à long terme, produit de l’échec scolaire ; or, le court terme, celui de la fin de l’année scolaire, c’est précisément le terme que chaque enseignant, isolé dans sa classe, peut maîtriser.
57Voici quelques-unes de ces machines infernales que nous avons repérées.
58Attention, si tu ne travailles pas plus, tu ne « passeras » pas : l’élève comprend le message, qui s’inscrit dans sa propre logique, travaille effectivement davantage pour passer... et se voit confirmer que, de l’avis même des enseignants, on va à l’école pour « passer » et non pour apprendre des choses intéressantes.
59Apprends cela (des mathématiques, de la grammaire) car c’est utile pour plus tard. Si c’est utile pour avoir plus tard « un bon métier » (malgré toutes les apparences...), l’élève fait effectivement un effort. Mais cette fois encore on lui a confirmé que l’école est là pour apprendre des choses utiles et non des choses « importantes » ou intéressantes.
60Apprends parce que je suis sympa et que cela me fera plaisir. Les élèves, très centrés sur le relationnel, sont sensibles à cette injonction d’une pédagogie qui fonctionne à l’affectif et, cette fois aussi, ils font des efforts. Mais, là encore, on leur a implicitement confirmé que ce n’est pas le savoir lui-même qui est intéressant.
61La 4e machine infernale ne passe pas par le discours mais par les pratiques enseignantes. Avec ces élèves-là, il faut procéder pas à pas, une petite marche et puis une autre, et donc simplifier les choses au maximum. Résultat : les élèves ne se trouvent plus face à des savoirs mais à des tâches, qui ne présentent plus de sens en tant que telles mais qu’il faut faire... pour passer, parce que ce sera un jour utile pour avoir un bon métier, pour faire plaisir au professeur. Certes, les élèves rencontrent moins de difficultés face à des tâches que face à des savoirs ; mais à quoi bon ? Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas adapter sa pédagogie aux élèves, mais adapter sa pédagogie, cela doit être adapter le degré de complexité du savoir et non réduire le complexe au simple, ce qui ôte tout sens au savoir.
62Il se pourrait bien que la notion de compétence qui, venue de l’entreprise, tend aujourd’hui à investir l’école au détriment de la notion de savoir, rende plus difficile encore la réussite scolaire des enfants des familles populaires. En effet, ces compétences, telles qu’elles sont répertoriées aujourd’hui dans des listes d’objectifs ou dans des référentiels, sont bien souvent soit trop larges soit trop pointues pour faire sens pour l’élève (et pour le professeur...).
63Resterait à se poser une dernière question, d’ordre philosophique et politique : l’école doit-elle transformer le rapport au savoir des élèves d’origine populaire ? La traiter exigerait à nouveau de longs développements, et nous ferait passer sur un autre registre que celui de l’analyse scientifique. Je dirai simplement que, pour ma part, j’en suis à penser que l’école devrait cultiver chez tous les élèves les trois formes de rapport au savoir que nous avons identifiées : le savoir comme système d’objets intellectuels, le savoir en situation et dans l’action, le savoir comme sens du monde, de la vie, de mes rapports aux autres et à moi-même. S’il faut à coup sûr sortir les enfants d’origine populaire de leur enfermement dans un type de rapport au savoir, il faut également sortir les enfants des familles favorisées de l’enfermement dans un type de rapport au savoir qui leur assure certes une brillante réussite scolaire, mais qui nous vaut des « élites » souvent bien pauvres en expérience sociale et humaine.
Notes de bas de page
1 Notre équipe (ESCOL) a d’abord réalisé une recherche, financée par le FAS sur le rapport au savoir en collège et en école primaire. Le rapport de recherche a été repris, synthétisé et approfondi dans un livre : Charlot, B., Bautier, E. et Rochex, J.-Y. (1992), École et savoir dans les banlieues... et ailleurs, Paris, Armand Colin. Cf. aussi Charlot, B. (1992), « Rapport au savoir et rapport à l’école dans deux collèges de banlieue », Sociétés contemporaines, n° 11-12. Postérieurement à la rédaction de ce texte, Bernard Charlot a publié Rapport au savoir : éléments pour une théorie, Anthropos, 1997.
2 Cf. Vygotsky, L. S. (1985), Pensée et langage, Éditions sociales ; Léontiev, A. (1984), Activité, conscience, personnalité, Moscou, Éditions du Progrès ; Rochex, J.-Y. (1995), Le Sens de l’expérience scolaire, Paris, PUF.
3 Charlot, B. (1982), « Je serai ouvrier comme papa, alors à quoi ça me sert d’apprendre ? Échec scolaire, démarche pédagogique et rapport social au savoir », GFEN, Quelles pratiques pour une autre école ?, Paris, Casterman.
4 Sur la question du rapport au savoir, cf. aussi Beillerot, J., Bouillet, A., Blanchard-Laville, C. et Mosconi, N. (1989), Savoir et rapport au savoir. Élaborations théoriques et cliniques, Éditions universitaires.
5 Mais, bien sûr, ces repères et demandes ne sont pas sans rapport avec la position que les parents occupent dans l’espace social. Cependant, aucun raisonnement de type déterministe ne permet de conclure, avec une sorte d’automaticité probabiliste, de cette position aux repères et demandes.
6 Entretien réalisé par Fabienne Damo.
7 On notera que c’est donc une erreur pédagogique que d’insister auprès d’un enfant qui va entrer au CP sur le fait qu’il va apprendre quelque chose de tout à fait nouveau : lire. Mieux vaut mettre l’accent sur le fait qu’il sait déjà lire certains mots et qu’il va apprendre à lire plus et mieux. Sur ces questions, cf. Bernardin, J. (1995), Lire-écrire au C.P./C.E.l : le rôle de l’activité dans l’évolution des mobiles d’apprendre, thèse de doctorat en sciences de l’éducation, ESCOL, université de Paris VIII (sous la direction de B. Charlot).
8 Cf. Lahire, B. (1993), Culture écrite et inégalités scolaires, Lyon, Presses universitaires de Lyon. Plus généralement, sur la question des pratiques langagières, cf. Bautier, E. (1995), Pratiques langagières, pratiques sociales, de la sociolinguistique à la sociologie du langage, Paris, L’Harmattan.
9 Et, en ce sens, ils sont évidemment sociaux tout en étant singuliers.
Auteur
Professeur de sciences de l’éducation (université de Paris VIII), anime l’équipe de recherche ESCOL (Éducation, socialisation et collectivités locales). Ses travaux portent sur le rapport au savoir dans le contexte du système scolaire français. Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages sur les questions de la mutation de l’école, de son lien avec le milieu social. Il est le défenseur d’une approche pluridisciplinaire de la problématique éducative.
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