Chapitre 7. La télévision à l’épreuve de la « révolution sexuelle »
p. 151-166
Texte intégral
« C’est une femme découverte et non une femme nue qui est indécente. Une femme indécente, c’est celle qui aurait une cornette sur sa tête, ses bas à ses jambes et ses mules aux pieds. »
Denis Diderot, Salon de 1765, 1996, p. 298.
1Comment la télévision française a-t-elle traversé le maelström de la révolution des mœurs, notamment sexuelles, qui déferle sur la France giscardienne des années 70 ? A-t-elle été à l’unisson d’une société qui, du moins par la loi sinon dans les pratiques, s’émancipait ? A-t-elle été emportée par la lame de fond d’un discours de libération des corps qui prétendait, selon un des slogans d’inspiration situationniste les plus célèbres de l’époque, qu’il convenait de « jouir sans entraves » ? A-t-elle été, au contraire, comme une certaine forme de pensée unique sur la télévision pourrait le laisser entendre, le dernier bastion des résistants de l’ordre moral ? Telle est la question simple qui a donné naissance à la présente réflexion. Nous laisserons ici la question, de nature et d’ambition tout autres, de savoir si cette libération des corps fut ou non un leurre et « le mythe directeur d’une éthique de la consommation » ; il nous suffira d’admettre avec, ou plutôt contre, Jean Baudrillard que cette libération des corps fut d’abord perçue par la vulgate freudo-marxiste comme un mouvement de subversion de tous les conservatismes et que, dans les années 70 comme précédemment dans l’histoire, la « découverte » du corps, dans toutes les acceptions du terme, fut avant tout « une critique du sacré, vers plus de liberté, de vérité, d’émancipation, bref, un combat pour l’homme contre Dieu » (Baudrillard, 2000, p. 212-213) et ses institutions politiques et morales.
2Mais cet article, qui prétend s’interroger sur les mots et les images que la télévision des années 70 mit sur des corps de plus en plus érotisés dans les discours et les pratiques de la société, voudrait s’écrire contre deux ou trois formes de réponse trop simples, voire simplistes.
3La première de ces idées simples, c’est celle qui consiste à penser qu’en matière de mœurs il y aurait au cours de l’histoire un mouvement perpétuel de libération qui débriderait toujours davantage les discours et dévoilerait toujours plus les corps. L’histoire des mœurs nous apprend qu’il faut se méfier des évidences et des conclusions hâtives : il n’y a pas en ce domaine (pas plus que dans bien d’autres, d’ailleurs) de progression linéaire et continue qui ferait passer l’humanité de l’ombre à la lumière, de la répression à la libération. Après tout, la licence du Directoire, de ses Incroyables et de ses Merveilleuses, succéda à la vertu révolutionnaire avant de laisser place au triste et bourgeois xixe siècle dont on connaît l’obsession à cacher, à surveiller et à punir...
4Deuxième idée préconçue contre laquelle il faut se défendre : il y aurait une corrélation nécessaire entre la morale d’une époque et le régime de représentation. Autrement dit : à époque libérée, expression, notamment artistique, libérée, et inversement. Rien n’est plus faux, évidemment : Jean-Claude Bologne, qui témoigne bien dans son Histoire de la pudeur de la vanité des deux préjugés que nous venons d’évoquer, remarque par exemple que « [la] Renaissance, le xixe siècle s’ouvrent à la nudité artistique en enfermant la vie quotidienne dans une pudibonderie plus stricte. À l’inverse, le Moyen Âge, le xviiie siècle, s’ils font des tableaux voiler les nudités, ont plus de goût pour les réalités » (Bologne, 1997, p. 12). Diderot, volontiers libertin dans ses pratiques mais partisan d’un art édifiant, avait une morale de la représentation qui lui faisait détester au plus haut point l’art érotiquement ostentatoire d’un Boucher et de ses « petitefs] composition[s] de boudoir » : « Cet homme ne prend le pinceau que pour me montrer des tétons et des fesses. Je suis bien aise d’en voir, mais je ne veux pas qu’on me les montre » (Diderot, 1996, p. 311-312).
5Troisième idée à combattre, cette fois en rapport plus direct avec le média qui nous intéresse ici : la télévision serait toujours, même aujourd’hui où d’aucuns la considèrent pourtant comme particulièrement dévergondée, plus frileuse que son grand (faux) frère, le cinéma. Tout au moins serait-elle sans cesse en retard d’une révolution en matière de mœurs et d’audace dans la représentation. C’est là encore une erreur de perspective, que nous aurons l’occasion de mettre en évidence dans ce qui va suivre. Il suffit pour le moment de se souvenir que si Brigitte Bardot se déshabille au cinéma à la fin des années 50, dès 1961, une femme montre son « dos » nu à la télévision : « Le 29 janvier 1961, huit millions de téléspectateurs, surpris, charmés, choqués, ravis, émus, indignés, enchantés, bouleversés, découvraient sur leur écran le dos de Nicole Paquin [...] » (Télé 7 jours, n° 81, p. 48)... Certes, la prestation de Nicole Paquin dans le téléfilm de Maurice Cazeneuve L’Exécution a provoqué un émoi certain – « Qui est pour et qui est contre ce premier nu à la TV française ? » (Télé 7 jours, n° 47, p 53-54) – et est à l’origine de l’instauration du « carré blanc ». Il n’empêche : il se trouvera des téléspectateurs-lecteurs de Télé 7 jours pour approuver cette « audace » qui semble prouver que « la télévision sort un peu de la naphtaline » (n° 47, p. 2).
6Pour tenter de dresser un état des lieux de ce qui était dicible et montrable à la télévision dans les années 70 en matière de sexualité, nous avons choisi de privilégier l’année 1974. Il y a dans ce choix une part d’arbitraire et un risque épistémologique : la partie ne saurait valoir pour le tout et l’on ne peut en ce domaine garantir la valeur scientifique de l’échantillon. Néanmoins, il faut se souvenir que c’est cette année-là que, pour la première fois, est « définitivement coupé le cordon entre sexualité et fécondité » (Gaillard, 2003, p. 46) et que commence « la grande offensive du sexe » (Prédal, 1986, p. 60) au cinéma. Le tout nouveau président de la République Valéry Giscard d’Estaing va en effet, en quelques mois et contre une grande partie de son électorat mais en accord avec l’évolution des mœurs, abaisser la majorité à l’âge de dix-huit ans (juin), rendre la pilule contraceptive désormais remboursable par la Sécurité sociale, accessible à toutes les femmes, y compris les mineures sans autorisation parentale (décembre), légaliser l’avortement (novembre), avant d’instaurer, quelques mois plus tard, le divorce par consentement mutuel (juillet 1975). La France giscardienne se libère et fait un triomphe à Emmanuelle et aux Valseuses : respectivement 8,8 millions et 5,7 millions d’entrées pour la seule année 1974 (Gaillard, 2003, p. 47). Le cinéma érotique réalise « plus de 15 % des recettes sur la France » et sur les 4 700 films exploités en France, près de 600 appartiennent à cette catégorie ; au mois d’août, plus de la moitié des salles parisiennes programment ce type de cinéma (Cinéma 75, n° 201-202, 1975).
7Il était donc intéressant de voir d’un peu plus près ce que proposait le petit écran en ces heures chaudes du printemps giscardien, six ans après Mai 68. Nous avons donc scruté la programmation de ces quelques mois, sans prétendre néanmoins à l’exhaustivité, et nous avons privilégié – nouvel arbitraire – le regard porté sur cette programmation par deux journaux spécialisés et grand public : Télérama et Télé 7 jours. Par le discours tenu par leurs chroniqueurs ou par ce qu’ils laissent filtrer des opinions de leur lectorat, ces faiseurs d’opinion, tout au moins médiatique, nous permettront – dans deux registres bien différents – de prendre la mesure de la réception des propositions de l’institution télévisuelle. Deux regards différents, car si le premier, porteur d’une forme d’exigence esthétique et, plus encore, éthique très affirmée, se montre volontiers prescripteur (accordant de ce fait une place plus réduite que le second à ses lecteurs), le second nous apparaît comme un bon diffuseur de l’idéologie de ce qu’on appelait à l’époque la « majorité silencieuse », laquelle ne pouvait, quoi qu’elle en eût, rester insensible aux discours de libération des images et des mots qui étaient « dans l’air du temps ».
8Mais, avant cela, il convient de remettre en perspective le discours de la censure et le « code du dangereux » (Glucksman, 1967, p. 76) dont se dote peu ou prou toute société.
Le code du dangereux
9Jouer avec la censure, c’est jouer avec la limite, celle qu’il ne faut pas dépasser au risque d’encourir les foudres de l’institution, celle aussi qu’il faut savoir outrepasser pour ne pas tomber dans le conformisme et l’insignifiance. Le problème, c’est qu’on ne maîtrise guère les critères du censurable tant il est vrai que :
la censure est essentiellement tautologique – c’est interdit parce que c’est interdit ;
la censure est un inconscient collectif, une doxa non écrite dans laquelle, paradoxalement, une société se reconnaît sans s’en être pourtant jamais vraiment expliquée. C’est ce que chacun reconnaît, d’où la prégnance de l’autocensure, laquelle fait des ravages bien plus conséquents que la censure institutionnelle. Nous sommes ici très proches des « prohibitions taboues » dont parlait Freud : leur origine se perd dans la nuit des temps mythiques et elles paraissent tout aussi « incompréhensibles » que « naturelles à ceux qui vivent sous leur emprise » (Freud, 1985, p. 30) ;
le représentable est éminemment historique et varie – c’est ce que nous apprend, nous l’avons dit, l’histoire des mœurs – selon un principe de progression non linéaire. Le progrès (mais qui donne le sens ?) en ce domaine est aléatoire, connaissant avancées et régressions (mais par rapport à quelle norme ?).
10Rares sont dans l’histoire les institutions qui se sont donné la peine de se doter d’un véritable code du montrable et/ou du dicible. On sait qu’à la Renaissance l’Église, sous la pression de la Réforme protestante dont le rigorisme séduisait dangereusement les fidèles, imposa peu à peu une séparation stricte des arts sacré et profane, la nudité étant désormais réservée au seul second : « C’est ainsi que naquit la tolérance du nu antique, convention dont l’art souffrira pendant trois siècles. » Et on vit bientôt fleurir les tristement célèbres « repeints de pudeur » (Bologne, 1997, p. 251, 256) : étoffes, feuilles de vigne... Plus près de nous, on sait que le cinéma, ce « rendez-vous manqué1 du voyeuriste et de l’exhibitionniste » (Metz, 2002, p. 88), a fréquemment échauffé les imaginations des censeurs et le « code Hays » édicté aux États-Unis dans les années 30-50 est devenu, dans l’ardeur méticuleuse qu’il mit à échafauder ses interdits, emblématique de toute censure. Mais, le plus souvent, c’est dans les interstices du montré-non montré que transpire le non-dit et s’exprime le refoulé. Christian Metz, établissant d’après Freud un rapprochement entre censure psychique et « censure de presse », rappelle que la frontière qui sépare l’inconscient et le préconscient est rien moins qu’étanche et que c’est dans les ratés de la censure que celle-ci se révèle à nous : « De la censure, nous ne connaissons que les échecs. Mais l’inverse est aussi vrai et importe peut-être davantage : les échecs de la censure établissent le savoir que nous avons d’elle [...] » (Metz, 2002, p. 315).
11Nous en sommes donc réduits à traquer ce que l’on pourrait appeler les « actes manqués » de la censure, ses lapsus en quelque sorte, tous ces « processus qui tournent la censure » et constituent « les seules traces de son existence, en sorte que la censure franchie est la seule censure » (Metz, 2002, p. 320). Les images échappées, jugées dangereuses, scandaleuses, sont donc les stigmates de la censure, qui permettent de reconstruire en creux les attendus de la norme sociale et morale. Comme le dit un analyste du code Hays, « ce qu’il laisse filtrer est symptomatique des obsessions de son instance émettrice » (Ortoli, 1998, p. 113).
12Pour essayer de dépasser cette difficulté épistémologique, les années 60-70 ont eu le mérite de produire une abondante réflexion sur le sujet et de tenter de proposer une classification qui eût permis de débusquer la censure et de prendre le pouls d’une société travaillée par les ferments de la « libération des mœurs », libération qui allait trouver sa plus parfaite (?) expression au tournant des années 1973-1974, qui nous intéressent ici tout particulièrement.
13C’est ainsi, par exemple, que la revue Communications proposa en 1967 un numéro dont l’ambition était de définir la censure – « ce partage fondamental où une culture se clôt dans l’exclusion de ce qui sera sa barbarie propre »– et de mettre au point une « métacensure » permettant de pénétrer les arcanes du « code du dangereux » (Glucksman, 1967, p. 75-83) en proposant notamment la synthèse de plusieurs enquêtes ou rapports commandés à l’époque par diverses institutions. Plusieurs articles s’y emploient. Claude Brémond passe au crible les avis de la Centrale catholique du cinéma, de la radio et de la télévision dans les années 60-65 et se propose de mettre en évidence les « diverses rhétoriques de l’impudeur » (Brémond, 1967, p. 53) lisibles dans la « cote morale » que cet organisme donnait aux films. De même, Jean-Jacques Brochier étudie les feuilletons d’ici Paris et débusque la catégorie de l’« osé », persuadé qu’il est que « la censure, parmi d’autres problèmes, pose celui de ses limites, de ses critères » et qu’en conséquence « on est fondé à se demander si un seuil peut être déterminé précisément, en deçà duquel il n’y a pas matière à censure, et au-delà duquel la censure interviendrait automatiquement » (Brochier, 1967, p. 84). Henri Michard, qui fait la synthèse des pratiques des commissions de contrôle cinématographique en Europe note que les censeurs ont pris « conscience que la sexualité est une réalité naturelle [et qu’] il y a donc une manière saine d’en traiter » ; il met au jour des critères décisifs dans l’esprit des censeurs pour distinguer ce qui paraît à la limite tolérable de ce qui ne l’est point : « on s’efforce de préciser ce qui distingue le nu artistique d’un nu licencieux [...] » ; seront ainsi pris en compte « le caractère statique du sujet, l’harmonie de ses mouvements, le classicisme du décor » (Michard, 1967, p. 62-63)...
14À bien lire ces tentatives de typologie des critères du censurable, on retient que trois conditions essentielles doivent être respectées pour qu’une scène à caractère érotique ne choque pas l’œil du censeur :
la scène doit être diégétiquement justifiée ; comme la violence, le sexe ne doit pas être gratuit ;
les images doivent présenter un caractère esthétique ; on est visiblement là, et dans toutes les acceptions du terme, dans le flou artistique ;
les corps doivent être statiques.
15Ce critère du statique, on le trouve dans tous les débats sur la représentation du corps. À la Renaissance, les nus de Michel-Ange dégagent une énergie qui déjà effarouche les censeurs (Bologne, 1997, p. 243). Et dès les débuts du cinéma, cet art de l’image animée, le problème se pose : « En Angleterre, [...] le nu est permis, s’il est immobile », nous dit ainsi le Dictionnaire de la censure au cinéma (Douin, 1998, p. 147). Si l’on fait du statique un des critères majeurs dans une tentative de typologie, trois catégories principales semblent ainsi se dégager :
le bienséant, c’est-à-dire ce qui sied (de seoir, être assis, dans sa première acception), qui se définit précisément par le caractère statique de la scène et de ses protagonistes, lesquels ont intérêt à bien se tenir ;
l’obscène, qui se définit au contraire par l’absence de ce caractère statique ; ici, la limite est outrepassée ;
l’osé, cet incessant passage à la limite, cet entre-deux qui énerve la censure et exaspère les censeurs, cet érotisme fuyant fait de vraies-fausses audaces, qui voile-dévoile les corps (et minaude gaillardement avec les mots, le « dos » de Nicole Paquin, par exemple...).
16Catégories mouvantes néanmoins parce que fondamentalement historiques, ce qui fait... qu’on n’en a jamais fini avec les critères de la censure, ce qui la rend insaisissable mais ménage dans le même temps d’infinis espaces de liberté aux frondeurs de tout acabit... Il reste à voir maintenant comment la télévision des années de la « révolution sexuelle » a su, peut-être, convenablement se tenir ou oser sans tomber dans les excès (?) de l’obscène « sexploitation » (Douin, 1998, p. 350) que connut le cinéma à la même époque.
Une vie sentimentale qui s’expose
17Autre exemple de l’intense activité de « métacensure » dont nous parlions précédemment, en août-septembre 1966, le numéro 11 de Micros et caméra, organe officiel des collaborateurs de l’ORTF, publie un dossier intitulé « Violence et télévision ». Il s’agit du rapport final d’un groupe d’étude créé au sein du comité des programmes et présenté ainsi : « Plutôt qu’un code, c’est une note d’orientation », laquelle est essentiellement destinée à ceux qui font la télévision, mais aussi à ceux qui la regardent ou plutôt la font regarder (parents, éducateurs...). Le problème de la violence y est décrit comme « particulièrement grave à la télévision », mais le rapport note aussi, pour le regretter, que « les images accumulées de la violence semblent provoquer moins de crainte que celles de l’érotisme » (Micros et caméra, n° 11, 1966, p. 30, 32).
18Comme pour donner raison aux auteurs de ce rapport, quelques mois plus tard, en novembre 1966, le feuilleton La Marche de Radetzky est brutalement déprogrammé pour avoir proposé une scène de maison close à une heure de grande audience familiale : à l’instant même où l’écoute familiale est la plus grande, pendant le feuilleton quotidien réservé – de fondation – à la bluette, on vit soudain la Télévision nationale offrir aux enfants, juste après Nounours... le spectacle d’une maison close à domicile. « Le feuilleton bavarois-autrichien, “La Marche de Radetzky”, recelait cette perle en son sein : le repos des guerriers sur les genoux de demoiselles de petite vertu. Et personne à l’ORTF ne le savait ! » (Télé 7 jours, n° 349, p. 23)
19Ce cri d’indignation discrètement xénophobe2 est un monument d’idéologie télévisuelle riche d’enseignements sur les attendus en termes de programmation, de mission de service public (sans concurrence à l’époque) et de police des mœurs dans la France de l’avant Mai 68. On imagine3 que la scène fut jugée trop peu statique : la télévision française n’avait qu’à bien se tenir !
20Le feuilleton délictueux, qui remportait pourtant jusque-là un vrai succès, ne fut jamais reprogrammé. Il faudra attendre 1995 pour retrouver La Marche de Radetzky sur le petit écran français, sous la forme d’un prestigieux téléfilm en deux parties, dans une réalisation d’Axel Corti, avec Max von Sydow et Charlotte Rampling. Quand Bruno Masure présente l’œuvre dans le journal télévisé de France 2 qui en précède la diffusion, il propose des extraits qui soulignent la magnificence de la superproduction et... l’érotisme affirmé de certaines scènes, où le « statique » est une valeur bien oubliée...
21Qui pourrait nier que la télévision française, en trente ans, s’est très largement émancipée et que certaines images, notamment celles du corps féminin dénudé, ne sont plus aujourd’hui (et ce moins encore qu’en 1995, à une époque où le moindre téléfilm comporte sa ou ses scènes érotiques, complaisamment mises en évidence par les bandes-annonces) considérées comme « dangereuses » ? Faut-il en rendre directement responsable Mai 68 et, surtout pour ce qui nous intéresse ici, ce vent de liberté (qui tourne parfois à la marchandisation des corps, notamment dans les images venues de la publicité et de ce qu’il est convenu d’appeler le « porno chic ») ? A-t-il été immédiatement sensible dès les années 70 ?
22Nous avons vu que le « dos » de Nicole Paquin avait ému la France gaullienne et entraîné l’invention du célèbre carré blanc qui fit fantasmer les foules jusqu’en 1969. Force est de constater qu’en 1974, notre année de référence, le nu féminin s’est banalisé. Certes, il y a bien çà et là quelques polémiques erratiques, mais on sent bien que la conviction n’y est plus et que nous assistons à des combats d’arrière-garde. La programmation des œuvres cinématographiques « scandaleuses » des années 60 le dimanche soir à 20 h 30 ne fait plus problème, ni pour les téléspectateurs ni pour les gardiens du temple médiatique qui en soulignent désormais l’innocuité morale. C’est ainsi que Télérama, rappelant les accusations de film « licencieux » portées à l’époque de sa sortie (1963) contre Le Mépris, affirme tranquillement que « ce genre de réactions pudibondes n’est plus à craindre » (Télérama, n° 1280, 27.07.1974, p. 35) lors de la diffusion du film de Godard le 29 juillet sur la troisième chaîne. De même, Télé 7 jours s’amuse à rappeler que les ennuis de Vadim à la sortie de son film Les Liaisons dangereuses 1960, programmé le 29 septembre sur la première chaîne « paraissent aussi surannés que le licenciement de Noëlle Noblecourt de la TV pour avoir laissé voir ses genoux » (Télé 7 jours, n° 753, p. 37). Allusion à une « affaire » qui défraya la chronique dans les années 60 et qui permet en effet de mesurer le chemin parcouru, surtout de la part d’un hebdomadaire qui, à l’époque, avait été au cœur de la polémique4. Bien entendu, on peut se dire, comme Télérama, que la télévision a l’audace tardive et qu’un film de Vadim n’est plus alors un « événement » et que « ce n’est pas sans un sourire ironique que l’on voit notre pudibonde télévision afficher un dimanche soir sur la première chaîne » cette œuvre qui a perdu beaucoup de son caractère scandaleux : « les scènes d’érotisme corsé dont Vadim avait la spécialité [...] paraîtront banales à côté des audaces du cinéma d’aujourd’hui » (Télérama, n° 1289, p. 32).
23Alors, la télévision toujours en retard d’une révolution ? Pas sûr, car à côté de ces classiques déjà anciens, elle donne parfois dans le nettement plus récent et audacieux. C’est ainsi que le 2 août la troisième chaîne diffuse, toujours à 20 h 30, un film, Les Mâles (1971), de Gilles Carle, lequel s’était fait une spécialité de beaucoup déshabiller ses comédiennes... Télérama, qui avoue être toujours « sur la réserve » avec le cinéaste québécois « à cause de certaines scènes osées », analyse cependant, sous la plume de Jacques Siclier, que « Carle est rien moins qu’un pornographe [et qu’il] s’emploie au contraire à démystifier tout autant les excès de la liberté sexuelle à la mode que la morale traditionnelle » (Télérama, n° 1280, p. 47). Et Télé 7 jours se montre plein d’indulgence pour cette « fable cocasse et savoureuse » (Télé 7 jours, n° 744, p. 53) – où une femme, peu statique, évolue nue pendant une part non négligeable du film – tout en admettant qu’elle peut choquer. Cette télévision qui diffuse aussi en quelques mois La Dolce Vita (20 octobre, première chaîne, 20 h 30) ou Cérémonie secrète de Losey (6 octobre, deuxième chaîne, 22 h 35, dans le cadre du Ciné-Club) ne semble plus guère effarouchée par le corps nu, du moins celui d’une femme.
24À la même période, un feuilleton en treize épisodes, l’adaptation de Paul et Virginie, pourtant réputé très familial de par sa programmation « à l’heure de Nounours », exposait complaisamment la nudité de ses comédiennes sous le prétexte commode d’une innocence édénique préservée sur les rivages exotiques et bienheureux de l’Île-de-France5... Les esclaves noires bien entendu vont à demi nues et Virginie qui danse en chemise de nuit rendue transparente par l’averse tropicale, voilà un bel exemple de cet érotisme osé dont nous parlions précédemment...
25On peut certes suivre au fil des mois un débat sur « ce qui est choquant » à la télévision dans le courrier des lecteurs de Télé 7 jours, lequel tourne précisément autour de la représentation de la nudité féminine. Isabelle Weingarten « folâtrant dans la tenue d’Ève » (Télé 7 jours, n° 716, p. 3) dans une adaptation de La Belle au bois dormant (22.12.73, première chaîne) provoque une querelle qui va durer pendant près d’un an sur « un sujet non seulement d’actualité mais malheureusement permanent [...] : qu’est-ce qui est choquant à la télévision ? » (Télé 7 jours, n° 761, p. 23). Le film de Gilles Carle dont nous parlions précédemment ou une dramatique que nous aurons longuement l’occasion d’évoquer dans la suite de cette étude, Un bon patriote, sont au centre du débat. Mais si on trouve encore (on en trouvera toujours) des téléspectateurs pour écrire que ce nouveau genre cinématographique que sont les « films à images de femmes nues » sont « la honte du XXe siècle » et « témoignent de la décadence morale des peuples dits évolués » (Télé 7 jours, n° 757, p. 14), on sent bien que les temps ont changé et un nombre plus important de lettres banalisent le phénomène et, surtout, ce qui n’est pas si courant en matière de censure6, établissent un parallèle avec la représentation de la violence qui, elle, est beaucoup plus nettement condamnée. Une lettre, qui semble résumer l’opinion finalement majoritaire, se demande où réside véritablement « l’horreur du xxe siècle » : dans « la vision, devenue assez anodine d’une femme nue, ou celle d’un enfant qui pourrit dans un charnier ? » (Télé 7 jours, n° 755, p. 18).
26Et si les images, sagement, se dévergondent, les discours se font plus précis et commencent à prendre davantage en compte les réalités du corps. Lorsque Jean-Émile Jeanneson propose une série de cinq émissions (du 7 août au 4 septembre 1974, première chaîne, 20 h 30) sur « la vie sentimentale des Français », il précise à Télérama qui l’interroge : « En partant de la vie sentimentale, on ne pouvait ignorer la vie sexuelle » avant d’ajouter que « cette série permet de voir où en est la France au point de vue sentimental et sexuel et les réactions que ce sujet provoque » (Télérama, n° 1281, p. 18). Cette série, qui s’ouvre sur le cas des jeunes mères célibataires dans son premier numéro et aborde au fil des semaines l’ennui des femmes au foyer, l’adultère, le divorce, le ménage à trois, la contraception, le mariage religieux, l’union libre et enfin les « tabous de la sexualité », s’inscrivait dans le cadre d’une émission déjà ancienne, Arguments, qui, depuis 1969, s’efforçait de rendre compte de grands problèmes sociologiques. La Vie sentimentale des Français – qui, soit dit en passant, montre bien que la mode actuelle de ce qu’il est convenu d’appeler, à tort, la téléréalité « ne date pas d’hier » (Jost, 2002, p. 71) – reposait pour l’essentiel sur des interviews-témoignages de Français ordinaires, mais accordait aussi une place non négligeable à des scènes prises sur le vif, sans aucun commentaire off, ce qui lui donnait parfois une force étonnante. Cette série de cinq émissions rend compte d’un état des lieux très contrasté de la vie sentimentale des Français du début de l’ère giscardienne. Le premier volet, dont le titre évoque significativement l’univers de Maupassant (« Histoire d’une faute ») et qui débute dans une maison maternelle (un établissement réservé aux filles-mères, comme on disait alors) propose le portrait de deux jeunes femmes ayant « fauté » qui témoignent, dans des registres très différents, des raideurs d’une société qui évoque plutôt celle du début des années 60 où le sexe est encore « honteux », où l’éducation sexuelle est taboue et où l’avortement (en Angleterre ou en Suisse) est le premier réflexe des familles honnêtes qui en ont les moyens financiers... À l’autre bout de la série, la dernière émission (« Fanny 73 ») met en scène une jeunesse lycéenne très cheveux longs et jupes courtes qui évoque « le mythe de la virginité » dans lequel vivent les parents, lesquels cependant ont visiblement beaucoup appris puisque, de l’aveu de l’un des protagonistes du documentaire, leur mot d’ordre est désormais : « Fais gaffe » quand ils s’adressent à leur progéniture pour leur parler des choses de la vie... Bref, on sent que « les mœurs ont évolué... la mentalité a changé » (autre témoignage lycéen) – même si ces jeunes adolescents, sous l’audace toute relative de leur discours, paraissent bien sages, le « flirt » étant l’horizon indépassable de la vie sentimentale d’une jeune fille de dix-sept ans, selon les termes de « Chantal », en révolte ouverte contre son milieu familial.
27Si la forme de l’émission, jugée parfois un peu trop complaisante, voire inutilement spectaculaire7, irrite un peu les commentateurs, le document est jugé « éloquent » par Télérama (n° 1281, p. 39) et Télé 7 jours lui consacre plusieurs articles plutôt louangeurs et salue cette « télévision-confession » qui propose des « témoignages révélateurs » (n° 745, p. 50). Bien sûr, l’hebdomadaire publie une lettre de téléspectateur qui dénonce l’émission, mais dans le titre donné à la lettre, qui est toujours de la responsabilité de la rédaction, on pose la question de savoir s’il s’agit vraiment d’exhibitionnisme ou au contraire de minute de vérité (n° 752, p. 14).
28Banalisation de certaines images que l’on considérait comme trop « osées » il y a peu encore, mise en place d’un discours sur des réalités que jusque-là on ne voulait ni voir ni formuler, est-ce à dire que tout est pour le meilleur dans le meilleur des mondes audiovisuels ? Ce serait aussi absurde de le prétendre que d’affirmer que la société française de l’époque était totalement et également « libérée ». Pas plus que la grève générale, la libération des mœurs ne se décrète et, à sa manière, nous l’avons vu, La Vie sentimentale des Français témoignait de la complexité et du caractère mouvant de la situation. Une chronique de Télérama de mai 1974 (n° 1269, p. 6) évoque « trois reportages télévisés censurés au cours [des] dernières années » et projetés à Paris par des réalisateurs en colère8. Rien n’est jamais simple, avons-nous dit, dans le domaine des mœurs et de leur prise en charge par les mots et les images. On va pouvoir le vérifier encore avec ce qui suit.
L’homophilie, dernière frontière ?
29Le 2 octobre 1973, Les Dossiers de l’écran proposent un débat dont le thème est : « Des amitiés particulières aux amours interdites », avec en ouverture un film déjà ancien (1964) de Jean Delannoy adapté d’un roman qui avait fait pas mal de bruit en son temps, Les Amitiés particulières. Pour mettre des mots sur ces maux, Armand Jammot a convié Jean-Louis Bory, écrivain et critique cinématographique, l’auteur du roman, Roger Peyrefitte, et... un neuropsychiatre et deux endocrinologues ! On ne saurait mieux dire que le discours sur l’homosexualité mérite avant tout d’être médicalisé. D’ailleurs, à l’occasion de cette programmation, Télérama consacre à cette question deux pages (n° 1237, p. 16-17), où s’exprime « un spécialiste de ces problèmes, un médecin qui est aussi un prêtre, l’abbé Marc Oraison [sic] ». Tout un programme... L’intervention de l’abbé a pour objectif de « contribuer à dissiper un certain nombre de préjugés ou d’idées fausses » envers des « sujets humains qui ont des tendances homosexuelles et qui s’arrangent comme ils peuvent pour vivre avec ». Il s’agit avant tout de faire de l’homosexualité une passion compréhensible « dans la perspective authentiquement chrétienne de la participation à la souffrance humaine générale, qui prend son sens dans la croix du Christ ». L’analyse insiste à plusieurs reprises sur cette nécessaire solidarité avec ceux qui participent, comme bien d’autres, « du drame humain général » et éprouvent la souffrance du « profond mystère de l’ambivalence ». Néanmoins, s’il faut ne plus parler de « maladie mentale », l’homosexualité n’en reste pas moins... « le résultat d’une anomalie d’évolution affective et psychologique dont l’origine se situe dans la toute petite enfance », mots bien embarrassés pour marquer le retour du refoulé ! L’article était introduit par un court texte de la rédaction de l’hebdomadaire : « Aujourd’hui, tout le monde parle de l’homosexualité, même la télévision. » Voire... L’émission fut déprogrammée une première fois par Arthur Conte, alors président de l’ORTF, qui décida de demander l’accord préalable de son conseil d’administration, puis une deuxième fois, avant d’être finalement diffusée le 21 janvier 1975 sur Antenne 2 avec comme titre : « L’homosexualité, une condition difficile » ! Le débat, au cours duquel Jean-Louis Bory « avoua » (comme on dit) son homosexualité devant la France entière, avait donc dû attendre plus d’un an. Entre-temps, une première émission avait cependant été consacrée à cette « difficile condition » : le 29 novembre 1973, à 22 h 05, sur la deuxième chaîne, Pierre Desgraupes, Igor Barrère et Étienne Lalou consacraient leur émission médicale à l’homosexualité : « Des homosexuels apportent leurs témoignages, refusant d’ailleurs d’être considérés comme des malades. Des médecins, dont un endocrino-neurologue et un psychanalyste, parlent des problèmes des homosexuels. » (Télérama, n° 1245, p. 49) ; « Quelques homosexuels de différents milieux sociaux ont accepté de raconter leur vie et leurs difficultés. Certains donnent les raisons pour lesquelles ils ont choisi, ou refusé, de consulter un médecin à ce propos » (Télé 7 jours, n° 709, p. 91)...
30Mais il ne faut pas s’y tromper : ce discours compatissant, empreint de spiritualité, ou scientifique, qui enferme l’homosexualité dans la sphère du pathologique, n’est pas propre, à l’époque, à l’institution télévisuelle. Et s’il restait un sujet tabou dans la société giscardienne « avancée », c’était assurément celui de ce qu’on appelait encore volontiers « l’homophilie ». Il faudra attendre les années 80 pour que soit effacée une législation très répressive en la matière et qu’un nouveau « dossier de l’écran » soit consacré à l’homosexualité sous un titre nettement plus positif (« Être gay en 1984 ») avec des écrivains comme seuls invités... Mais on va voir que, dans cette affaire, la télévision des années 70, tiraillée certes par des courants contradictoires, saura finalement se montrer plus audacieuse qu’on ne le dit quelquefois. Et, paradoxe inattendu sans doute, ce sont pour une fois les images qui se montreront plus émancipées que les mots.
31Dans un article du Monde Télévision des 18-19 juin 2000 consacré aux « Image(s) de l’homosexualité », on lit qu’en ce domaine « c’est sur la fiction que le tabou a pesé le plus longtemps ». S’il est vrai qu’il faut attendre 2004 pour rencontrer sur notre petit écran (hertzien) un couple homosexuel bourgeoisement installé dans une série française9, voilà une affirmation pour le moins rapide si l’on veut s’arrêter quelques instants sur le destin, assez inattendu il est vrai, d’une dramatique diffusée le 25 avril 1974 sur la première chaîne à 21 h 14, campagne électorale oblige, dans le cadre de la collection « Temps libre »10. Il s’agit d’une œuvre ambitieuse, sur un texte du dramaturge anglais John Osborne, réalisée par Gérard Vergés avec, dans le rôle-titre, un grand comédien de théâtre, alors très présent à la télévision, Pierre Vaneck. Un bon patriote est l’adaptation d’une « affaire » célèbre qui agita l’Europe de l’avant-premier conflit mondial, celle du colonel Redl, officier homosexuel de l’armée austro-hongroise qui trahit son pays avant de se suicider. Le service des relations avec la presse de l’ORTF dans le bulletin n° 17 d’Informations TV affirme que « Osborne a centré sa pièce sur [le] problème [de l’homosexualité] : la situation dramatique d’un homme qui, se sentant différent des autres, accepte de vivre différemment, assumant une passion que la société juge en tous points coupable » et souligne l’intérêt d’une réalisation qui restitue « l’atmosphère baroque » d’une société autrichienne en pleine décadence. Dans le court texte de présentation qu’il fait de l’œuvre (c’était une habitude de la collection), Alain Decaux rappelle brièvement le contexte de l’affaire Redl et insiste sur l’enracinement culturel de l’homosexualité dans les « pays germaniques » avant de rassurer le téléspectateur sur le fait qu’il n’y a jamais eu en France de scandale comparable autour de l’homosexualité... Or que vit-on et qu’entendit-on le 25 avril ? Une scène de travestis, qui dure vingt-deux minutes ( !), où des militaires déguisés en « folles », outrageusement grimés et adoptant des poses provocantes, militent, notamment par la bouche d’une « marquise » interprétée par Marcel Dalio, pour le droit à la « pédérastie » et moquent le discours tenu sur les homosexuels par la bonne société : « fous dérangés... criminels en puissance... déclin du christianisme... ». La « marquise » appelle de ses vœux la création d’une « confédération de x millions de pédérastes » et tous tiennent des propos extrêmement violents contre les institutions religieuses et militaires11, le tout sur un fond extradiégétique de musique très viennoise... Plusieurs participants à la fête font la confidence ironique de leur première expérience homosexuelle, et Redl, qui est le seul avec son amant du moment à être en uniforme, s’entretient sereinement avec un autre officier déguisé en corsaire et au torse nu. Tous les protagonistes de cette orgie revendiquent et assument le kitsch de cette « mise en scène » agressive de la « pédérastie ». Par la suite, on voit Redl recevoir et/ou congédier ses amants dans sa chambre à coucher ; on l’entend décrire par le menu les charmes les plus intimes du dernier amant en date et évoquer sa propre « façon de jouir ». Enfin, dans la dernière partie de la dramatique, une « scène » violente et crue l’oppose à son amant : Redl traite son compagnon, étendu à demi nu sur le lit et qui vient de lui annoncer qu’il veut se marier, de « sale petite tante » avant d’évoquer le temps où il ne sera plus qu’« une vieille pédale ridée » avec « [sa] prostate et [son] gros cul », en précisant que « c’est comme ça qu’on finira tous, avec un gros cul ». Puis il se reprend et, les gestes et les mots tendres succédant aux cris et à la violence physique, il prend la tête de son bien aimé dans les mains et le rassure, en gros plan : « Tu es beau et tu le seras encore ».
32Le texte d’Osborne est, on vient d’en donner quelques exemples assez spectaculaires, parfois très cru et sa mise en images – avec le bal des travestis, les lieux de drague et la chambre à coucher, voire le lit, du protagoniste comme espaces essentiels du jeu dramatique ainsi que la fréquente semi-nudité des acteurs – ne laisse aucun doute aux téléspectateurs quant aux réalités de la « vie sentimentale » des protagonistes... Certes, le jeu de l’amour reste encore très « statique »– comme il l’était encore, bien entendu, dans la mise en scène des amours hétérosexuelles – mais nul doute que la « bienséance » telle que nous l’avons précédemment définie est ici quelque peu outrepassée. La mise en scène des amours du colonel n’est pas « gratuite » puisqu’elle explique en partie sa trahison, mais il y a, notamment dans la scène des travestis qui dure, rappelons-le, vingt-deux minutes sur un total de cent quatorze, un plaisir de la mise en scène et du jeu propre à faire sourciller le censeur. Et le mauvais goût est ici pleinement assumé, voire revendiqué. Le service des relations avec la presse de l’ORTF dans le bulletin n° 17 de Informations TV met en évidence, à juste titre, l’esthétique décadente, « presque fellinien[ne] » de cette scène. Et le kitsch extravagant de la chambre de Redl est trop évident pour ne pas être volontaire... Tout cela n’est ni flou, ni artistique ! Et l’on est loin, on l’a vu, des minauderies de l’« osé » qui voile/dévoile sans montrer, qui euphémise les mots comme les images pour mieux s’émerveiller de sa fausse audace. Alors, « obscène », cette dramatique ? On pouvait s’attendre à une bordée d’injures outragées, à une salve de récriminations étranglées... Or, sauf erreur de notre part, cette mise en scène sans complaisance ni caricature d’une homosexualité revendiquée, voire agressive, n’a pas provoqué de tempête. Télérama, qui précise que cette dramatique fut « retenue (?) un temps par l’ORTF », admet qu’elle provoque « un sentiment de malaise », mais salue le « courage d’avoir mis en images l’aventure pathétique de cet officier » et une « réalisation corrosive [...] qui exige beaucoup des téléspectateurs » (n° 1266, p. 56). Aucun écho de récrimination de téléspectateurs par la suite. Il est vrai que Télérama a tendance à ne pas trop donner la parole à ceux qui ne respectent pas ses « prescriptions »... Mais c’est le même silence, ou presque, à Télé 7 jours, pourtant plus prompt à enflammer le débat quand l’occasion se présente. Et là aussi, l’accueil critique est positif : Janine Brillet, qui sera également convaincue quelques mois plus tard par la série consacrée à la vie sentimentale des Français (cf. supra), formule quelques critiques sur l’évolution jugée trop rapide du personage, mais met en évidence le « très beau morceau de bravoure » du bal travesti et conclut en exprimant toute sa satisfaction pour une « pièce intéressante, qui tranchait sur le ronronnement habituel » (n° 732, p. 114).
33Ce morceau d’audace télévisuelle dans un ciel apparemment sans nuages ne signifie évidemment pas, et à lui seul, que la télévision était à l’avant-garde de la libération des mœurs, encore moins la compagne de route du FHAR12 et autres organisations naissantes des luttes homosexuelles... Mais il est là pour rappeler que, loin d’être le lieu de tous les conservatismes et autres frilosités que l’on imagine parfois, la télévision des années 70, à l’image d’une société française qui s’étonnait, et quelquefois même s’effrayait, de ses propres audaces, essayait de trouver son chemin entre vieilles pudeurs et nouvelles audaces, à moins que ce ne fût l’inverse... Assurément, entre le bienséant des trop pudiques années 60 et son corollaire honteux, l’« osé », une certaine audace se fait jour, sans que jamais elle ne bascule dans le joyeux (?) et libérateur (?) « obscène » qui caractérise alors la production cinématographique. La représentation de la nudité érotique (du moins féminine) était désormais en train, pour le meilleur et pour le pire, d’entrer dans les mœurs télévisuelles. La « mécanique » de l’amour n’avait pas encore droit de cité, mais le caractère « statique » des protagonistes n’était plus tout à fait un impératif catégorique de la censure. On a vu que sur des fronts où la société se montrait encore très circonspecte, les auteurs et les réalisateurs savaient faire preuve d’une belle audace sans provoquer de réactions notables. Moins conservatrice, voire réactionnaire, que dans les années 60, la télévision hésitait, à l’image de la société tout entière, entre les entraves d’un code moral, au fond rassurant, et les aventures d’une libération qui, on le sait mieux aujourd’hui, ne tiendrait pas toutes ses promesses.
Bibliographie
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 « Manqué », comme on sait, puisque, par définition, l’objet du désir, l’objet vu, est absent.
2 Le journaliste ajoute en effet un peu plus loin que les « auteurs français », contrairement donc aux scénaristes et réalisateurs « bavarois-autrichiens », n’ignorent pas les règles en matière de bienséance télévisuelle...
3 On imagine seulement car ces images qui provoquèrent une grande émotion restent hélas introuvables...
4 À ce sujet, nous renvoyons à notre article (Papin, 2000).
5 Cf. notre article (Papin, 2001).
6 En 1990 encore, Jean-François Théry, ancien président de la Commission de contrôle cinématographique, rappelait que la demande de censure concernant le sexe reste beaucoup plus forte qu’en matière de violence. Cf Théry, 1990. Cf. aussi supra la remarque à ce propos dans Micros et caméra.
7 Il y a certes quelques effets de montage mais c’est un jugement que pour l’essentiel nous ne partageons pas, tant ces émissions nous sont apparues justes et (parce que) respectueuses de ceux (celles, surtout) qu’elles invitaient à parler, à se raconter.
8 Nous n’avons malheureusement pas trouvé d’autres traces concernant ces actes de censure.
9 Avocats et associés, France 2. Cf. Le Monde Télévision, 2-8.02.04, « Tendance gay », p. 4-5.
10 Rediffusée le 26 juin 1978 dans le cadre du Télé-Club, elle a été, à notre demande, rendue désormais accessible à l’Inathèque de France.
11 Avec à l’occasion un antisémitisme virulent...
12 Front homosexuel d’action révolutionnaire.
Auteur
Maître de conférence à l’IUT de Cachan-Paris Sud XI. Il travaille essentiellement sur la fiction télévisuelle des années 60-70 et les catégories du représentable à la télévision. Ouvrage à paraître sur la mise en place du carré blanc en 1961. Membre du CEISME.
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Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956
Colloque organisé par l’IHTP les 4 et 5 octobre 1984
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Premières communautés paysannes en Méditerranée occidentale
Actes du Colloque International du CNRS (Montpellier, 26-29 avril 1983)
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La formation de l’Irak contemporain
Le rôle politique des ulémas chiites à la fin de la domination ottomane et au moment de la création de l’état irakien
Pierre-Jean Luizard
2002
La télévision des Trente Glorieuses
Culture et politique
Évelyne Cohen et Marie-Françoise Lévy (dir.)
2007
L’homme et sa diversité
Perspectives en enjeux de l’anthropologie biologique
Anne-Marie Guihard-Costa, Gilles Boetsch et Alain Froment (dir.)
2007