Chapitre 5. Parole captée, parole capturée : de Pierre Schaeffer aux années 70i
p. 107-129
Texte intégral
P. Schaeffer à un ami musicien et aveugle, Gaston Litaize : « la musique à vous, et la parole me reste1 »
in L’Invité du dimanche, « Pierre Schaeffer » (réal. Éliane Victor), 1969.
1Les années 50 et le début des années 60 sont marquées par l’invention – et la reconnaissance par les critiques – d’un art télévisuel de la parole (Delavaud, 1998), celui de la conversation intime : « grâce à [Desgraupes et Dumayet] la parole est devenue objet d’image, mais aussi d’écoute » (Beaulieu, 1984, p. 51). Interviewers et réalisateurs inventent ainsi, en particulier, un art du portrait, fondé sur l’exploration du visage, l’attention à la voix et à l’émotion de celui qui parle, et sur la création d’un « moment » télévisuel alliant gros plan et récit oral. On découvre le potentiel « télégénique » (André Bazin) de la parole, si bien que c’est un art qui vise essentiellement à faire voir cette télégénie, un art de l’accueil et du recueil de la parole. À l’opposé, à partir de la fin des années 60, la parole va être prise dans l’interrogation à laquelle se livre la télévision, après la littérature et le cinéma comme François Jost l’a souligné, sur ses propres codes de représentation, par exemple en interrogeant la frontière entre « réalité » et « fiction » à la télévision (Jost, 2001). À un art de l’ innocence du recueil, fondé sur la confiance entre interviewés et interviewer, sur le partage émotionnel entre interviewés et spectateurs, va succéder une « ère du soupçon » qui va faire jouer aux paroles un rôle pivot afin d’introduire un trouble dans la représentation audiovisuelle. C’est précisément l’objectif que poursuit de la fin des années 60 au début des années 70 le Service de la recherche de l’ORTF, dirigé par Pierre Schaeffer, dans sa réflexion et sa pratique expérimentale de la parole que nous allons étudier ici : « nos paroles sont portées au laboratoire pour être analysées » (Schaeffer, 1972, p. 159)2.
2Notre hypothèse est que le travail de Pierre Schaeffer et du Service de la recherche se situe au carrefour du passage progressif d’une parole comme « moment » – et de la télévision comme art du moment – au « temps de parole » que l’invité se voit reconnaître sur le plateau de télévision dans les années 80, mais pour mieux faire la critique de ces deux illusions, antithétiques, de communication télévisuelle, la première fondée sur l’authenticité, la seconde sur la spontanéité et l’égalité de parole.
3Pour donner une première idée de cette hypothèse, on peut reprendre l’exemple de la frontière entre réalité et fiction : dans une des émissions de la collection Réalité/ fiction, Jean Frapat interroge en 1972 le statut du témoignage oral télévisé en le faisant redire par un comédien (Jost, 2001, p. 146-147 ; sur Jean Frapat voir également l’article de V. Spies ici même). Frapat part d’un extrait de la série Les Conteurs (produite par André Voisin au sein du Service de la recherche), emblématique de cet art du recueil que nous évoquions puisque cette série fut qualifiée de « galerie de portraits inoubliable » fondée sur un art du « spectacle intérieur » (Mourgeon, in Étapes, revue de presse, novembre 1970), mais le traitement par un comédien de ce témoignage, sa nécessaire déformation, révèle tout d’un coup de nombreux aspects de cette parole que la simple vision/audition de la parole n’aurait pas permis de découvrir, et que le partage « intimiste » du témoignage tendait au contraire à recouvrir. Par cette recherche, Pierre Schaeffer et son Service contribuent non seulement à mettre à distance ce témoignage, mais à briser l’innocence de tout témoignage télévisé. Nous allons donc observer tout d’abord comment par ce genre de « piège » à paroles, le Service de la recherche théorise et pratique la mise à nu de la parole télévisée, puis comment il imagine d’autres voies pour une télévision de la parole, qui proposent par avance une forme de « contre-modèle » vis-à-vis des conceptions de la parole qui se mettent en place après Mai 68 dans le reste de la télévision.
La parole télévisée mise à nu par le service de la recherche
4Pour analyser la différence entre art du recueil et une technique expérimentale du piège, nous proposons en premier lieu de distinguer deux niveaux de la parole en tant qu’elle est télévisée, la « parole captée » et la « parole capturée », pour essayer de démêler ce qui est au cœur des réflexions et des pratiques de la télévision et du Service de la recherche lui-même.
5Dans l’émission Réalité/fiction évoquée à l’instant, l’interprétation de l’extrait des Conteurs par Patrice Chéreau amène le spectateur à se détacher du récit oral du témoin par une série de procédés de théâtralisation qui est particulièrement explicitée par une déclamation finale à fonction de distanciation : « C’est une histoire vraie ! » (Jost, 2001, p. 146). Le dispositif de répétition et de déplacement de la parole (du témoin authentique au comédien), puis de confrontation entre le témoin et le metteur en scène, amène à revenir sur l’enregistrement de la parole lui-même, et en particulier sur l’émotion qui se manifeste grâce au récit oral. On peut donc distinguer, alors, grâce à l’expérience proposée et à l’écart qu’il introduit au sein de la même parole (celle du témoin), une parole simplement enregistrée, en un temps et en un lieu, qui se donne apparemment pour elle-même (telle qu’elle se livre dans l’émission des Conteurs), et une parole que l’on cherche à « piéger », à laquelle on essaie de faire dire quelque chose (comme à travers le dispositif de Réalité/fiction) alors qu’elle ne semblait pas le dire de prime abord. Ainsi, pour reprendre les termes de Claude Chabrol lui-même à propos d’un film qu’il réalise pour la même collection, ce dispositif permet de mesurer que, « dans ce qu’il [le témoin] a dit, il y a aussi ça » (Jost, 2001, p. 145, nous soulignons). On appellera la première parole, parole captée : « innocente », elle paraît au téléspectateur simplement saisie grâce à l’enregistrement, « telle qu’en elle-même », niant en quelque sorte la technique télévisuelle, et la technique de recueil elle-même (création de la confiance par l’intervieweur). On appellera la seconde parole capturée : est introduit ici – et est explicitement reconnu – le rôle de l’enregistrement audiovisuel, car l’on cherche grâce à lui à obtenir ce que l’innocence de la participation à la parole filmée empêchait, une vérité cachée derrière les mots, par exemple.
6Le dispositif de Réalité/fiction permet précisément de passer d’un statut de la parole à l’autre, à propos, à partir – c’est là le tour de force – de la même parole. Le dispositif repose donc sur un double dévoilement : en montrant, en démystifiant la technique audiovisuelle – qui était non vue – on obtient, en contrepartie en quelque sorte, de voir, de dévoiler un non-dit, qu’il soit psychologique ou social par exemple. À l’inverse, la recherche d’une télégénie de la parole vise à faire oublier la technique audiovisuelle, voire l’enregistrement lui-même, au profit d’un partage émotionnel, qualifié d’« intime », au moment où l’on écoute celui qui parle : l’idée de captation est alors généralement utilisée pour désigner l’effet d’adhésion du spectateur au spectacle de la parole. Grâce à Desgraupes et Dumayet, écrit ainsi Jacqueline Beaulieu, « la parole d’un individu “ordinaire” qui raconte ou se raconte et que l’on voit à l’écran se révèle infiniment plus captatrice [que les différentes] “langues de bois” » (Beaulieu, 1984, ibid., nous soulignons).
Le simulacre et sa « phénoménologie » pour Pierre Schaeffer
7Ce pouvoir séparateur du dispositif a été théorisé par Pierre Schaeffer : on pourrait dire, en reprenant ses mots, que le dispositif brise le « subterfuge » du « simulacre » (en l’occurrence le simulacre audiovisuel) pour faire apparaître le simulacre lui-même, le subterfuge étant le simulacre lorsqu’il est pris pour la réalité (Schaeffer, 1972, p. 30). Nous dirons que la capture de la parole, en faisant apparaître la parole audiovisuelle pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une parole enregistrée (la parole en tant qu’elle est captée), la sépare du fil audiovisuel, l’« échantillonne » comme le dit Schaeffer pour en faire un objet d’analyse, la parole « sous les espèces du son et de l’image » (Schaeffer, 1973, p. 268). À l’opposé de l’illusion d’« existence » que crée le simulacre, l’analyse doit permettre d’observer des « fragments de réalité filmée [...] “tels qu’en eux-mêmes enfin l’enregistrement les change” » (Schaeffer, 1975, nous soulignons).
8Schaeffer engage dans ces années-là une réflexion sur le simulacre de la parole télévisée, en s’appuyant sur ses travaux des années 50 et 60 sur les « objets sonores », et, plus loin encore, sur son expérience radiophonique du Studio d’essai (1942-1944). Mais cette réflexion est plus éparse (on en trouve des morceaux dans différents articles et ouvrages, ou dans des textes non publiés) que son travail sur le son systématisé dans le Traité des objets musicaux, sans doute parce que sa réflexion en termes de « communication », qui introduit un déplacement vers un enjeu socioculturel pris sous l’angle institutionnel, fait écran à cette recherche spécifique sur la parole qui n’en existe pas moins. Notre objectif ici est aussi de tenter d’en reconstituer la cohérence grâce à notre distinction entre parole captée et parole capturée.
9La réflexion sur les « objets sonores » relève, en effet, de ce que Schaeffer appelle une « phénoménologie appliquée » (Schaeffer, 1975), qui va être transposée sur ce nouvel objet qu’est la parole captée. Il est question de s’inspirer de la démarche phénoménologique qui montre, avec Husserl, que notre perception précède nos sensations : il s’agit donc d’essayer d’aller au rebours de ce devancement de la perception, et en l’occurrence de la compréhension prétendument naturelle des phénomènes acoustiques, en créant les conditions d’une « mise en suspens » (c’est la reprise de la fameuse épochê husserlienne) de nos habitudes de perception du son (perception causale ou musicale), d’aller contre ce que Schaeffer appelle le « conditionnement », pour analyser l’« objet sonore » lui-même3. La capture de la parole, de la même façon, permet donc cette mise en suspens de la « parole captée » afin de voir ce que l’enregistrement change de la parole, contre l’illusion d’une parole sans médiation.
10Comment, s’agissant de la parole « audiovisualisée » pourrait-on dire, produire cet objet ? C’est dans cette direction que s’oriente d’abord la réflexion de Schaeffer, avant qu’une certaine résistance de la parole à l’analyse du simulacre n’introduise un déplacement ultérieur. C’est dans ce cadre que Schaeffer va théoriser la pratique du Service de la recherche sous le terme de « dispositif de recherche ». Pour Pierre Schaeffer, un « dispositif de recherche », comme celui de Réalité/fiction, a précisément pour but de briser l’interprétation conventionnelle du simulacre (qui le fait prendre pour la réalité), la confusion du simulacre et du « signe » (au sens de la sémiologie structurale), pour le faire apparaître comme simulacre, par exemple comme « enregistrement » (le simulacre de ce point de vue est le contraire du signe). Le « temps d’arrêt » phénoménologique, par une attention au simulacre (et non au signe) suspend d’abord l’interprétation. En l’occurrence, même si le « dispositif de recherche » suggère, par exemple, une piste d’interprétation quant à la conduite du témoin piégé (pourquoi telle émotion ?, quel est le sens de telle pudeur ?), il a d’abord pour fonction de faire apparaître la même chose sous un jour différent tout en faisant voir que, sous l’illusion première, se cachait un objet susceptible d’être analysé, Schaeffer se méfiant de l’interprétation en tant que telle. Il précise ce point en 1973 dans un dialogue avec Michel Farin, un homme de religion (qui est aussi un ancien collaborateur du Service de la recherche), intitulé emblématiquement « Simulacre ou sacrement », et fait référence au « piège à vérité » de l’émission Vocations – « dispositif de recherche » qui l’inspire sans doute encore davantage que Réalité/fiction, puisqu’on retrouve fréquemment l’allusion à ce piège dans ses textes sur la parole. À Michel Farin qui estime que la télévision est à la recherche de « signes d’une présence humaine », Schaeffer répond, en effet, qu’il faut, au contraire, abandonner l’idée d’une « évidence de cette rencontre » et se méfier de ces « “moments” de l’évidence » ou de « vécu révélé » trop ouverts aux « interprétations les plus diverses » (Schaeffer, 1973, p. 268-269). Il précise : « Quant à leur spontanéité, il est bien rare qu’elle provienne d’une coïncidence fortuite ou réussie entre l’événement et sa “capture” [Schaeffer entend ici par capture entre guillemets ce que nous avons appelé captation] sous les espèces du son et de l’image. » C’est alors le rôle du dispositif, précisément, d’aller contre cette évidence, contre cette illusion de la spontanéité : « en abandonnant sur le terrain tout un butin inutile : évidence, interprétation, spontanéité, etc., il resterait ce “piège à vérité”, lui-même piégé, avant tout discours supplémentaire, qui convainc parfois les opérateurs, les acteurs et l’auditoire. Tel serait, dans le meilleur des cas, et dans des moments rares, le succès » (Ibid.). Le résultat de la recherche est donc de faire apparaître le dispositif lui-même, la capture, afin de produire un effet en retour sur la captation, puisqu’on mesure qu’elle n’est jamais « pure » en quelque sorte d’un projet, plus ou moins formulé, de capture.
La mise au point d’une expérience de laboratoire, le précédent de 1943
11Nous allons partir ainsi du dispositif de Vocations pour illustrer cette théorie de la parole schaefferienne et dégager la rupture qu’elle introduit. Rappelons succinctement les conditions de l’expérience. Vocations, premier véritable « dispositif de recherche » qui connaisse une reconnaissance publique, en 1969, et qui sera donc rapidement connu sous la formule de « piège à vérité » (titre de la dernière émission), se compose de trois étapes : une interview traditionnelle, menée par un maître en la matière – et même un représentant de cet art de la conversation intime télévisée de l’époque précédente, Pierre Dumayet – qu’encadre l’avant-interview (la « préparation »), qui est également enregistrée à l’insu de l’interviewé, et l’après-interview (la « détente »), au cours de laquelle Dumayet révèle l’ensemble du dispositif à l’interviewé. L’idée trouve sans doute son origine dans une expérience du Studio d’Essai en 1943. « À la recherche du naturel » de la conversation (définissant un art radio par opposition à la déclamation artificielle du théâtre), deux écrivains devisaient de façon soi-disant « improvisée » pour la radio. En fait il apparut qu’ils cherchaient à « faire naturel », à « faire public », lorsque, après ce qui devait être la fin du dialogue, la conversation continua d’être enregistrée, si bien que furent fixés des moments « cocasses », des « indiscrétions », bien plus authentiques que les « parlotes » du premier dialogue (Schaeffer, 1970, p. 104-105). Dans le même mouvement, explique Pierre Schaeffer, l’enregistrement à l’improviste « fixa l’éphémère » et transforma la parole en « document », produisant « matière à analyse » (Ibid.). L’expérience du Studio d’essai révèle donc que la vérité de l’improvisation n’est pas là où on l’attend, et ce n’est sans doute pas un hasard si la première émission de Vocations est précisément une interview de la comédienne Sylvie (dans la même perspective, il y aura également un avocat). C’est l’enregistrement qui piège le comédien en révélant le vrai « naturel » de la conversation, à l’opposé du pseudo naturel de l’improvisation professionnelle du comédien. Vocations a donc pour objectif de reconstituer les conditions de cette expérience, le « laboratoire » qui va révéler par la capture les enjeux véritables de la parole captée. Le « matériel » qui va donner lieu à l’« observation » ici n’est pas simplement sonore, audiovisuel, mais aussi, comme le dit Pierre Schaeffer, « humain ». Nous avons développé ailleurs cet enjeu (Soulez, 2003). Comme ultérieurement Réalité/fiction, il s’agit de faire apparaître le même sous un jour différent, en produisant l’équivalent d’un suspens phénoménologique par le dispositif de recherche. Ici, le caractère consécutif de la préparation de l’interview et de l’interview officielle amène l’interviewé à se répéter sous deux conditions différentes, c’est-à-dire qu’on ne change qu’une donnée, comme lors d’une expérience de laboratoire, avant de comparer – c’est l’objectif de la dernière émission – toutes les expériences entre elles et de s’interroger sur la « méthode » employée (pour reprendre le terme de Dumayet en ouverture de cette dernière émission). Schaeffer estimera même, non sans humour, que, « présent tout au long de la série, Pierre Dumayet, comme invariant, aurait pu figurer la tare dans la balance », ajoutant : « Il faut convenir – malheureusement pour la simplification scientiste – que lui-même varie, face à ses interlocuteurs variables, plus ou moins présent, plus ou moins sympathique » (Schaeffer, 1972, p. 159). Notons que Schaeffer souligne « sympathique », nous reviendrons là-dessus. Le « dispositif de recherche » permet donc d’observer la modification de comportement de l’interviewé en raison de la situation d’interview, modification qui connaîtra des amplitudes assez fortes puisque l’émission la plus fameuse peut-être, celle avec le psychiatre Sivadon, montrera un écart très grand entre la préparation et l’interview officielle, piégeant la psychiatrie elle-même en somme. Suivant le principe schaefferien de l’« observateur/observé », sur lequel nous allons revenir également, l’idée de départ était que Dumayet soit lui-même « piégé »4.
Briser l’innocence de la captation : le rôle du dispositif
12Prenons un passage significatif, commenté ensuite par Dumayet, de l’émission :
Sylvie, comédienne (19 janvier 1969, réalisation G. Guillaume) (Umatic du CERPS, transcription Téléciné, « Sylvie », février, 1970, p. 2-9.)
1. (Avant l’interview)
Dumayet : Quand vous dites « toutes les femmes que j’ai été », il faut comprendre « sur scène » ? Dans la vie, au contraire, vous pensez qu’il y a une continuité ?
Sylvie : C’est zéro. Je n’avais pas le temps. Dans la vie, je suis ZE-RO. (Murmure.) J’ai été toutes les autres et je n’ai pas eu le temps d’être moi. C’est ça la vocation ? Je ne sais pas. Mais vous, vous êtes « docteur ».
2. (L’interview, juste après le début)
Sylvie : [...] Je voulais donc être ça, je voulais... qu’on m’applaudisse. Tout de même, je trouvais ça bien. [...] On m’applaudissait, j’étais contente. C’est ça la vocation ? (Silence de Dumayet) Faut voir ?
Dumayet : Faut voir. [...].
(Vers la fin)
Dumayet : Alors, la vocation de comédienne c’est, peut-être aussi, l’envie de vivre plusieurs vies, au moins autant que celle d’être un autre ?
Sylvie : Ah oui. Dans une pièce de Bourdet, j’étais Jeanne d’Albret, reine de Navarre. Eh bien, « ma jupe » était Jeanne d’Albret. Et, quand je sortais, pftt, j’étais Louise, ou Sylvie, c’est-à-dire zéro, quoi ! »
Parole captée et parole capturée dans Sylvie
13Comme on le voit, la répétition produit un suspens, fait voir la captation des mêmes paroles (ou presque) à deux moments différents : les mêmes mots ; ici : « c’est ça, la vocation ? » et : « je suis zéro »/ « j’étais... c’est-à-dire zéro ». Dans le premier cas, les mots sont prononcés avec lenteur, dans un souffle, chuchotés ; dans le second, ils sont, entre autres, prononcés plus rapidement, avec une autre intonation. Dumayet lui-même le remarque, et passe d’ailleurs immédiatement à l’interprétation : « elle m’a demandé dans la première partie : “c’est ça, la vocation, c’est ça, la vocation ?” ; elle le disait sur un ton qui me permettait, à un mètre, d’entendre très clairement. Dans la deuxième partie, elle a reposé cette question mais sur un ton théâtral : elle a parlé comme sur une scène5 ». L’intervalle temporel qui se glisse entre les deux échantillons de paroles permet de voir que chaque parole témoigne d’un état (le ton), alors même que son caractère verbal est identique (ce sont les mêmes mots). Téléciné, reprenant sans doute la réflexion de Dumayet, propose ainsi ultérieurement dans sa retranscription en 1970 de l’émission un intertitre pour le début de la deuxième partie : « C’est ça, la vocation ? 2e version ». Au rebours de l’interprétation conventionnelle qui, comme le dit Schaeffer, va « organiser » le sens en fonction de l’œuvre, de l’auteur (de ce que Sylvie veut dire par exemple en se dénigrant, de ce que Dumayet veut lui faire dire, etc.), l’expérience de laboratoire attire l’attention sur cet objet que nous avons appelé parole captée, et permet un « constat audiovisuel » (Schaeffer, 1972, p. 24) : on constate par exemple ici, par comparaison, le poids du ton dans la parole, poids qui est bien inscrit dans l’enregistrement.
14Si l’on cherche à passer de ce constat à l’explication, par exemple en prêtant une intention à Dumayet et à Sylvie (on passe alors à l’interprétation), on dira que, plus « artificielle », Sylvie fait mine d’être dans le dialogue, d’où l’absence de réponse de Dumayet, qui l’a perçu, et qui veut peut-être le faire entendre au spectateur (c’est l’interprétation de Dumayet lorsqu’il parle de « ton théâtral »). On est là du côté de la parole capturée, puisque Dumayet s’efforce en quelque sorte d’obtenir les mêmes propos dans la seconde partie que dans la première (il pose la question sur le fait d’« être un autre » en repartant d’une réponse de Sylvie). Le spectateur se trouve convié à un jeu pour savoir si Sylvie va tomber dans le « piège » et se répéter effectivement, ou non, et ainsi de suite. Comme le dit Schaeffer en 1975, on est là dans ce que Goffman appelle la « mise en scène de la vie quotidienne » dévoilée par la caméra (Schaeffer, 1975). Cela ouvre alors la voie à une réflexion sur le rôle de l’interviewer lui-même et sur l’artificialité de l’interview télévisé. On traite ici la capture pour elle-même en quelque sorte. Ce double aspect de la capture et de la mise en évidence de la captation peut se formuler avec les mots de Schaeffer, qui évoque dès 1963 à propos d’un enregistrement à l’improviste du peintre Dubuffet (qui suscite la colère de celui-ci), une expérience « physico-sociologique » (sur cette expérience, voir Soulez, 2002).
L’adresse en jeu : le pouvoir opérateur du dispositif sur la parole
15En 1969, cependant, Schaeffer n’a pas encore lu Goffman, et sa source d’inspiration est plutôt le psychodrame. À ce titre, nous n’avons pas encore mentionné ce mot de « docteur » qu’utilise Sylvie. Le psychodrame, forme pratiquée au Service de la recherche dans les années 60, consiste à faire jouer un rôle au patient pour qu’il exprime, qu’il libère, en jouant, des affects qui vont être utilisés pour la cure. Ce jeu de rôles peut consister à faire rejouer une « scène » déjà vécue par le patient-comédien devant le psychiatre et/ou devant un groupe, pour déplacer précisément la scène elle-même. L’expérience de répétition apparente clairement le dispositif de Vocations au psychodrame, et, tout autant que la comédienne Sylvie, c’est le psychiatre Sivadon, puis le professeur de psychologie sociale Pagès qui sont au cœur de Vocations.
16De ce point de vue, on peut noter la disjonction, et même l’inversion, de 1 à 2, de la question (C’est ça, la vocation ?) et de la formule de Sylvie sur elle-même (c’est/je suis zéro). Dans le premier cas, la formule semble déboucher sur la question, et interroger l’idée même de vocation (ce jeu entre « être l’autre » ou « être zéro » peut-il s’appeler « vocation » ?), et donc la justification de l’entretien, en renvoyant la question en somme au « docteur » Dumayet (ce que celui-ci, averti, évite précisément en 2). En 2, la disjonction entre la question et la formule transforme tout au contraire cette dernière en une affirmation qui va servir de conclusion : « Moi, je n’étais rien, je ne suis rien. [...] mes personnages étaient intelligents, vous comprenez. (Dans un souffle.) Je n’avais pas de bile à me faire, je n’avais qu’à me laisser aller. Des choses n’étaient pas bonnes, des choses étaient bonnes. C’est tout. » Dumayet : « Je crois que nous sommes arrivés au silence. Merci. Beaucoup. » (fin de l’interview « officielle »). Cette révélation du sujet à lui-même grâce au dispositif souligne le pouvoir non plus séparateur du dispositif (séparer le simulacre du signe pour faire voir le simulacre) mais opérateur. On touche là à l’autre aspect important de la parole que Schaeffer souligne à la fin des années 70, en forme de bilan de sa réflexion sur le simulacre de la parole, son caractère de « donation », d’« adresse » au sens de la psychanalyse, qui va au-delà, c’est-à-dire qui explique, le pouvoir du psychodrame qui a servi ce modèle à Vocations :
Ce n’est pas tant, d’ailleurs, le son qui doit être opposé à l’image que la parole. Même radiodiffusée, la parole reste elle-même. [...] revêtue de notre voix, identifiable et incarnée, mais aussi et surtout émettant du langage. [...] privation de l’espace et du toucher, non pas du désir ni de la possession. [...] Car dans la parole, tout est donné, y compris les fautes, les lapsus, inflexions, réticences, cache-cache. De l’intonation à la dénégation, c’est-à-dire en deçà de la phonologie et au-delà de la syntaxe, tout signifie, et le change que l’on donne vaut bien l’argent comptant. Il suffit de lire à l’envers comme à l’endroit. (Schaeffer, 1978, p. 136-137).
17La parole est, tout d’abord, un « matériel » bien singulier puisqu’on elle demeure une part qui échappe à la critique du simulacre comme illusion. L’intérêt du « piège à vérité » est alors de susciter, « à l’envers comme à l’endroit », « fautes, lapsus, inflexions, etc. » : à l’instar du divan du psychanalyste, le dispositif de recherche fait voir le déplacement qui est en jeu dans l’interview (parole adressée à Dumayet, adressée au public, adressée à soi), en favorisant la multiplication des « symptômes » (notons que la fausse interview de Sylvie commence par ces mots : « À quel symptôme, à quel signe, avez-vous reconnu que vous aviez la vocation ? »). « Tout est donné », « tout signifie » : voilà la parole dotée d’un pouvoir tout à fait extraordinaire dont la clé est la formule « le change que l’on donne ». Ce passage s’explique en effet si l’on analyse un texte non publié de Schaeffer de fin 1973 (« Problématique de la communication »), nouvelle tentative de théoriser plus en profondeur sa pratique, en s’inspirant cette fois non pas seulement de cette sorte de psychanalyse déjà appliquée qu’est le psychodrame, mais du dispositif de l’analyse lui-même. Pour redéfinir ce qu’est un « dispositif de recherche » (p. 31), Schaeffer abandonne ici la phénoménologie au profit de la psychanalyse lacanienne6. Pour Schaeffer, qui cite très longuement Lacan (en particulier le fameux : « le langage, avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un »7), l’intérêt du dispositif de l’analyse est que, vidant le langage de sa fonction habituelle, il instaure une adresse au psychanalyste : « il y reste ce que cet homme veut lui dire » (Lacan, cité par Schaeffer, p. 32, nous soulignons).
18Dans l’analyse, l’analysant révèle une image de lui-même : « Par son imploration, par ses imprécations, par ses insinuations, par ses provocations et par ses ruses, par les fluctuations de l’intention dont il vise [l’analyste] et que l’analyste enregistre, immobile mais non impassible, [l’analysant] lui communique le dessin de cette image. » (Lacan cité par Schaeffer, nous soulignons). À l’inverse, l’analysant cherche à « donner une image de lui-même », or « il ne sait pas que cette image l’explique » : « cependant que l’analyste achève de reconnaître cette image, le sujet, par le débat qu’il poursuit, achève de lui en imposer le rôle. C’est de cette position que l’analyste tire la puissance dont il va disposer pour son action sur le sujet. » (Lacan, cité par Schaeffer, 1973, p. 33-34). « Technique efficace », dira Schaeffer, la psychanalyse permet alors « à travers le langage d’attraper des poissons »8.
19De façon analogue, le « dispositif de recherche » va révéler – du fait de la répétition de Sylvie et du « double jeu » de Dumayet – le dessin de l’image de Sylvie. Lorsqu’elle rejoint, in fine, le groupe des « observateurs » de sa prestation, Sylvie ne relève pas des simples « témoins » (premier titre envisagé pour l’émission9) car un déplacement s’est produit pour elle : « Je juge la bonne femme. Ce n’est plus moi, c’est elle. [...] Elle est bien. Elle est marrante [...] C’est bien non ? [...] », et Dumayet d’expliquer : « J’allais dire : c’est bien parce que ce n’est pas naturel. »10 Pour le sujet qui se trompe perpétuellement de cible, d’adresse, le dispositif de recherche de Vocations est construit autour d’un vide (comme le dispositif de recherche de l’analyse) et constitue ainsi un « appel » (le terme de vocation retrouve son sens originel, le dispositif pro-voque si l’on veut). Comparable à la « position » du psychanalyste, le dispositif « fait fonction de », tout en enregistrant la parole. « Être zéro » devient le nouveau « rôle » de Sylvie dans la seconde interview, nouveau rôle qui en dit peut-être plus sur elle que le premier : c’est pourquoi, une fois le rôle déployé, l’entretien peut s’arrêter : « C’est tout. » De la même façon, le dispositif a un pouvoir opérateur lorsqu’il fait retrouver la mémoire au docteur Sivadon, ce que Dumayet commente dans la dernière émission de la série : « En direct, si je puis dire, devant la caméra, vous avez retrouvé la date. Le moment où vous avez retrouvé cela, c’est, pour moi, un grand moment de télévision » (Téléciné, procès verbal, « La télévision, c’est la tête des autres », mars 1968, p. 45).
20Comme l’épochê phénoménologique, donc, « c’est en suspendant [le] mouvement de la réponse », que l’analyste « comprend le sens du discours » (Lacan, cité par Schaeffer), ce que Schaeffer commente ainsi : « À moins de pratiquer ce “stop” dans la communication, on peut prédire à coup sûr son échec ! » (p. 37). Cette capture plus profonde de la vérité du sujet apparente la parole captée au lapsus, à la fois visible (enregistré) et invisible à celui qui ne sait pas l’interpréter. Plus exactement, on peut dire que le dispositif de recherche loge la capture au cœur de la captation, ce qui transforme le statut même de la parole captée.
21On mesure en effet par ce biais l’écart que le dispositif introduit à l’égard du projet d’une poétique télévisuelle fondée sur l’illusion de la captation qui est fondée sur la rencontre d’un visage et de l’oralité, en transposant, par exemple, l’art du récit oral en « veillée télévisuelle », partage empathique entre spectateurs et conteur d’un « moment de télévision ». Pour reprendre un terme schaefferien, le dispositif « échantillonne » la parole, en fait l’équivalent d’une inscription. C’est pourquoi le dispositif introduit une autre logique au sein de la parole télévisée : « Chacune de vos paroles peut être retenue contre vous », écrit Schaeffer en conclusion de l’expérience du Studio d’essai de 1943. Enregistrées, les paroles deviennent retenues : pour évoquer l’enjeu de ce nouveau rapport à la parole, Schaeffer évoque les « paroles gelées » de Rabelais qui peuvent exploser désormais comme des « pétards » (Schaeffer, 1970, p. 105).
De la critique de l’empathie à la redéfinition de ce qu’est un « moment de télévision »
22Nous avons vu que la critique du simulacre détache le spectateur du sens conventionnel, mais il existe un autre détachement ou dépassement possible : une lecture symbolique, comme la production d’une allégorie. L’image du conteur peut se confondre avec son conte, avec le métier qu’il narre, le pays qu’il décrit... C’est le principe du portrait : « Le Mineur », « Les Agriculteurs » (pour reprendre des titres d’André Voisin). Le moment télévisuel peut acquérir une dimension esthétique, mais ce n’est pas l’orientation principale du Service de la recherche. De fait, une certaine tension se fait jour au sein même du Service de la recherche : Jean-Émile Jeannesson, qui, utilisé à « contre-emploi » par Schaeffer (selon la méthode traditionnelle de ce dernier) pour travailler sur les professionnels de l’interview, visait à la même époque un art du portrait télévisuel (Bosséno, 1989, p. 111)11 – il se définissait lui-même comme un « voyageur de visage » dans un film du Service de la recherche de 1967 – ainsi qu’André Voisin lui-même quittent le Service de la recherche en 1968, et c’est Jean Frapat qui prend leur place pour travailler sur les dispositifs et leurs hommes, pour paraphraser un titre célèbre de Goffman.
23À l’opposé, donc, de la logique télégénique de l’adéquation, exemplifiée par le direct dans certaines esthétiques de la télévision, sous la forme par exemple du « sentiment d’intimité partagée » (Delavaud, 1998, p. 57, à propos de la conception de Bazin), le temps de la retenue s’oppose à la mémoire inaltérable des contes pour valoriser la capacité de réutilisation, de remploi, comme on dit en archéologie, suivant une logique et une pratique permanente du rapport à l’archive et aux « documents » au sein du Service de la recherche, d’une expérimentation à l’autre, d’un essai à une émission. De ce point de vue, il est intéressant de voir que Dumayet récuse précisément l’interprétation esthétique que sa formule du « grand moment de télévision » induit dans la suite de la discussion (« nous ne sommes pas des artistes »), au profit d’une « retransmission de vie », de cette logique du document authentique (au sens de la preuve authentique) qu’il appelle « information » (Téléciné, « La télévision, c’est la tête des autres », mars 1968, p. 46). C’est cet écart qui permet le passage, à l’intérieur même du Service de la recherche, du projet mémoriel et esthétique des Conteurs d’André Voisin à la réutilisation expérimentale d’un récit oral par Frapat, au sein du dispositif de Réalité/Fiction12.
Prise de parole et prise de la parole : le contre-modèle du Service de la recherche ou l’héritage perdu
24Dès lors, quelle parole moins innocente, ou quelle télévisualisation moins innocente de la parole est-elle possible ? La réponse se fait jour pour une part en creux, pour une part plus explicitement, dans le cadre paradoxal d’une certaine « libération » de la parole consécutive à Mai 68. Schaeffer, vers 1967, peu de temps après la première formulation de son hypothèse du « triangle de la communication » qui donne un rôle central au médiateur, c’est-à-dire au professionnel des médias (producteur, animateur, journaliste), constate que la médiation culturelle est dans une « impasse », le produit culturel passe du monde de l’avant-garde qui fonctionne en « cabale » au monde de la marchandise où le « client est roi » en « changeant de nature » sans « affecter [les systèmes] dans leur coexistence ». Schaeffer se met du côté de ceux qui cherchent à « rétablir [...], enfin des possibilités de transformation, un transfert moins dérisoire », et poursuit : « Quel événement échappant à ces mécanismes, les empêcherait de tourner en rond ? » puis répond en note en 1970 : « Des événements comme ceux de mai 68, par exemple, postérieurs à cette supposition ». (Schaeffer, 1970, p. 51).
25Dans un premier temps, en effet, en particulier sous Pierre Desgraupes (de septembre 1969 à juillet 1972), le Service de la recherche, attentif dès le début des années 60 aux pensées et aux groupes en mouvement, aux questions d’éducation et de jeunesse, se voit confier davantage de projets. Davantage d’émissions passent à l’antenne. Le Service connaît une plus grande reconnaissance, non seulement du public, mais de l’ORTF lui-même : un numéro de la revue de l’ORTF, Micros et caméra, de janvier 1970, est par exemple consacré au Service de la recherche. Prolongeant l’effet Shadoks, qui débutent en avril 1968, la diffusion à l’antenne de formes ludiques ou sérieuses de dispositif est la voie privilégiée de cette recherche d’autres formes de « transfert ». Mais le reste de la parole à la télévision n’en est pas affecté par ailleurs : les mêmes formes d’interview empathique (le tutoiement en plus, parfois), de conversation « au coin du feu » se prolongent, tandis que se développent deux nouvelles tendances, « la prise de parole » et le débat polémique. On peut dès lors analyser ces formes de parole à travers le prisme du Service de la recherche qui s’avère un révélateur particulièrement probant de certaines illusions et apories de la parole télévisée dans les années 70, et de ce qui en demeure dans la télévision d’aujourd’hui (sur le mode du psy-show et du talk-show).
Deux modèles de la parole après 68 : l’éristique et le spontanéisme
Liberté d’expression ou « dialogue de sourds » : quelle parole libre ?
26Par délà, en effet, la pratique d’un certain tutoiement ou d’une certaine « parole donnée à » (aux jeunes, aux femmes) dans certaines émissions, qui prolonge la logique empathique, on pourrait dire que, pire, du point de vue des leçons expérimentales du Service de la recherche, dans le débat d’idées ou le débat politique, la solution trouvée à l’issue de Mai 68, pour éviter le monovocalisme du journal « porte-parole de M. Peyrefitte » et pour donner une forme télévisuelle à la « liberté d’expression », est la diffusion de « controverses » entre représentants de courants d’opinion opposés. Même dans un débat littéraire, il faut un écrivain « de droite »– ou catholique – et un écrivain « de gauche ». Parallèlement, se développe chez les journalistes un certain « neutralisme » qui s’y accorde parfaitement (c’est l’époque par exemple des débuts d’Alain Duhamel)13. Jacques Renoux, critique à Téléciné, écrit ainsi en juin 1968, après la censure gouvernementale de mai : « solution : la controverse » (dans un article intitulé « Journal d’un parti ou d’une nation ? »), ce à quoi fait écho un entretien avec Michel Péricard, ancien présentateur du JT, daté d’avril 1968 : « il est souhaitable qu’il y ait, à côté de l’information pure, brute, des émissions où différentes familles politiques puissent s’exprimer » (Téléciné, mai-juin 1968, dossier sur l’Actualité télévisée de l’ORTF, respectivement p. 4 et p. 12).
27On voit tout particulièrement l’influence de ce modèle éristique de la parole dans l’évolution du débat télévisé, comme l’a montré N. Nel (Nel, 1988). L’émission de débat politique évolue ainsi de Faire Face (où il s’agissait de confronter un homme politique à trois journalistes) à À armes égales, où les journalistes (Campana et Duhamel) sont censés arbitrer un combat verbal entre deux adversaires, ce qui n’empêche d’ailleurs pas toujours la censure (le fameux « Messieurs les censeurs, bonsoir », de Maurice Clavel, à Àrmes égales, le 14 décembre 1971). La « polémique » est aussi l’arme revendiquée par Michel Polac lorsqu’il lance l’émission Post-scriptum, Il évoque ainsi le projet de l’émission : « réunir un auteur et son assaillant » ou « deux journalistes opposés » pour qu’ils se disent « la vérité en face » (Micros et Caméras, émission de 1970). Or, on est bien sûr aux antipodes de la logique du dispositif qui, loin de toute idée de se dire la vérité en face, espère simplement, grâce à de multiples médiations dont celle de l’interviewer, capturer un « moment de vérité » (Dumayet, Procès-Verbal, Téléciné, mars-avril 68). Le neutralisme, en tant qu’il est une médiation qui fait mine de s’effacer est le contraire exact de l’explicitation de la médiation voulue par le Service de la recherche. De même, le dispositif cherche à déjouer par la capture de la parole l’auto-censure, là où, au contraire, la polémique, la controverse et l’excès de parole supposent, comme leur répondant, et en haut lieu, la censure : en l’occurrence, le non moins fameux : « L’ORTF est la voix de la France » (Pompidou, 2 juillet 1970). Post-scriptum sera d’ailleurs arrêté dès mai 1971, à la suite d’une émission sur l’inceste dans la littérature (Jeanneney, 1999, p. 576.) En quelque sorte, l’ouverture espérée du débat tourne au duel et fige les paroles en discours opposés terme à terme, tel ce « dialogue de sourds »– ainsi appelé par Pierre Schaeffer – débat assez vif entre Schaeffer et McLuhan, du fait de l’enfermement du Canadien dans son discours prophétique et de la franchise provocatrice de Schaeffer (titre d’une vidéo qui restera de ce fait un document interne au Service de la recherche).
28Récit oral télévisé, controverse et censure se perpétuent ainsi au début des années 70 sans encombre, comme l’atteste par exemple un ensemble documentaire composite sur « L’or » (collection Le Troisième Œil, diffusé le 25 septembre 1971) qui comporte, entre autres, le récit d’un chercheur d’or dans l’Hérault – filmé à la manière des Conteurs au bord de sa rivière, l’homme se confondant avec son récit et le paysage – et, quelques instants plus tard, une interview de Dali sur les rapports entre l’or et la scatologie, dont les propos suscitent ce commentaire préalable du présentateur (R. Marchand, également présentateur du JT, nous soulignons) : « si le freudisme et ces termes crus vous indisposent, coupez le son mais gardez l’image, car vous allez voir un chef d’œuvre du maître » (il s’agit de la réalisation en cours d’une fresque).
Critique du spontanéisme : on est pris par la parole
29À l’autre bout du spectre politique, comme l’atteste un entretien diffusé sur la deuxième chaîne en janvier 1969 entre Schaeffer et un jeune auteur qui veut travailler au Service de la recherche (A. Weinfeld), les mots d’ordre et le langage révolutionnaires apparaissent à Pierre Schaeffer relever d’un « romantisme façon actuelle », et surtout éviter le « dialogue » avec le public. On note même dans l’entretien une critique indirecte de Zoom, qui avait donné la parole aux étudiants en 1968 (à l’inverse du JT). Le même souci apparaît dans une note du Service de la recherche de 1964, à propos d’un projet de documentaire sur la Chine (à l’époque de la Révolution culturelle), où le dispositif imaginé par un collaborateur de Schaeffer consiste à faire parler des Chinois de la rue à partir de photographies, pour éviter de retrouver dans la bouche des interviewés la langue de bois des dirigeants chinois14. Au laïus du jeune auteur sur l’aliénation des masses, Schaeffer répond que lui-même, bien que directeur du Service de la recherche, « parle comme un paysan », et quelques années plus tard, dans un montage rétrospectif, loin d’adhérer tout à fait à sa propre posture, il réfléchit aux « rôles » qu’ils ont joué l’un et l’autre dans cet entretien15, rôles emblématiques d’un conflit de génération et de langage. On relève le même malentendu dans un passage de Machines à communiquer 2 (1972, p. 293- 294), lorsque Schaeffer évoque sa réponse décourageante (« jamais ») à un étudiant berlinois qui espère voir un jour triompher la « liberté d’expression » dans les médias. Pour Schaeffer, dont le projet au Service de la recherche était de rechercher « ce qu’un groupe (les chercheurs) peut dire à la masse », la naïveté de ceux qui demandent simplement à parler sans savoir quoi et comment le dire ne peut qu’entraîner la réponse sèche du professionnel des médias. Pour cet étudiant ou cet apprenti auteur, tout le monde a droit à la parole donc il suffit de la prendre, seul le(s) pouvoir(s) s’y oppose (nt) : on a donc affaire à un modèle égalitaire et spontanéiste de la parole, qui confond parole captée et parole capturée. Selon cette perspective, la parole ne serait pas captée, elle serait simplement prise, toute captation étant d’ailleurs une capture en puissance, donc un détournement de la parole « libre », tout le contraire de la logique patiente des médiations peu à peu dépliées.
30Dans cette perspective, après Mai 68, J-E. Jeannesson (qui n’est donc plus au Service de la recherche) se voit confier, avec Michel Péricard, la réalisation de programmes censés « donner la parole » à la jeunesse : la série appelée de façon programmatique Forum. Visiblement inspiré par les expériences du Service de la recherche, il imagine pour la première émission un « dispositif » complexe alliant des « “loges” où se rassemblaient des groupes de travail sur des sujets divers : science, problèmes sociaux, politiques, religieux » à un principe de « télévision-entrain-de-se-faire » (termes de Jeannesson, entretien Téléciné, Procès-Verbal – février 1970, p. 40). Mais le dispositif est critiqué de toute part : les jeunes sélectionnés apparaissent trop « sages », l’improvisation rappelle à certains adultes la confusion du « happening » de 68, alors même que l’on critique, à l’inverse, le fait que l’émission soit en fait préenregistrée. Dès la deuxième émission, ce dispositif qui n’en était pas un au sens de « dispositif de recherche »– car lui aussi en vérité fondé sur une négation de la capture (tout en reconnaissant la nécessité d’un préenregistrement et d’un habillage) – est abandonné au profit d’une formule thématique. Or, c’est une formule que Jeannesson trouve lui-même insatisfaisante, en raison de la difficulté à traiter de sujets trop « délicats, névralgiques », du défaut de « représentativité » des jeunes présents sur le plateau, mais aussi, du fait que « les jeunes qui s’expriment le mieux [...] sont ceux qui sont, idéologiquement marqués ? Or ils ne représentent qu’une fraction de la jeunesse. » (ibid.). Aporie du modèle égalitariste de la parole, malgré le succès de l’émission, l’expression libre aboutit donc à une expression politisée, voire à une « critique négative de la société » qui menace la neutralité du débat télévisuel. Jeannesson choisit alors de l’arrêter de son propre chef et substitue à Forum l’émission Arguments, émission de dossier sur la jeunesse, et sans sa participation « en direct » (ibid., p. 40-41).
31Ce défrichage des modèles schaefferiens de la parole permet de mieux comprendre pourquoi la réflexion expérimentale du Service de la recherche s’articule mal à la façon dont la parole se « libère » après 1968. Pour sortir de l’impasse que nous évoquions plus haut, Schaeffer rejetait déjà les figures pour lui dérisoires de la spontanéité : « L’attente se précise d’une divinité hors circuit : hasard pour les musiciens, improvisation pour les hommes de théâtre, spontanéités en tous genres, acting, painting ou happening, participes présents qui s’essayent à remplacer les substantifs » (Schaeffer, 1970, p. 51). À l’opposé de ces tentatives, pour lui vaines et éphémères, on peut observer que Schaeffer élabore dans certains textes une autre conception, fondée sur un enchevêtrement de niveaux dans la « prise de parole », c’est-à-dire dans le rapport entre la prise et la parole.
Quelle prise de parole pour le médiateur ?
32Comme il l’explique, au cours d’un entretien publié en 1969, les mots que l’on prononce, cette parole, qui échappe en partie au simulacre, comme nous l’avons vu, s’élabore à trois niveaux : « Les mots décrivent ce que jamais aucune caméra, aucun micro ne sauront faire : un parti pris de l’homme, la part qu’il a prise ou la prise qu’il a sur cette part du spectacle » (Marc Pierret, Entretiens avec Pierre Schaeffer, Belfond, 1969, in Dallet, p. 9). On trouve de nombreuses versions de cette logique ternaire chez Schaeffer, qui s’applique ici à la parole. Précisons-en les termes.
Le sens de la capture
33Si nous commentons un peu cette phrase, nous pouvons dire, sans trop nous tromper désormais, que le « parti pris », pour Schaeffer, renvoie à ce langage naïf, sans distance, de la langue de bois ou du romantisme idéologique, par lequel le sujet est pris (et observé), là où il croit vouloir parler. « La part qu’il a prise » est ce « change qu’il donne », l’engagement du sujet dans l’interaction, par exemple, part qu’il prend en l’assumant, même si un dispositif peut donner la véritable clé de cet engagement qui n’est pas celle que le sujet croit y mettre (c’est en devenant observateur qu’il peut y voir clair). Enfin, « la prise qu’il a » renvoie précisément à l’idée d’une maîtrise liée au retour sur soi, troisième temps de l’observateur/observé si l’on veut, l’observateur « cherchant à se travailler lui-même » (Schaeffer, 1975, p. 191), pour mieux se connaître. Ce troisième temps, Schaeffer l’appelle « auto-portrait », en 1977, dans le document Observateur/observé 3, en trois volets (la conversation avec le jeune auteur intitulée « Le beau rôle », le duel avec Mc Luhan, « le dialogue de sourds », et un extrait de L’Invité du dimanche : Pierre Schaeffer avec son ami Gaston Litaize, organiste aveugle), qu’il commente et se consacre à lui-même. L’auto-portrait télévisuel est donc une façon de se capturer soi-même, un auto-portrait passé au dispositif. Dans ce cadre, non sans ironie, Schaeffer-1977 conserve un échange de Schaeffer-1969 dans lequel il explique à Gaston Litaize, assis de profil à son orgue, tandis que Pierre Schaeffer fait face au spectateur, qu’il a voulu faire une expérience avec lui devant le public, et que son dispositif échoue, et que, finalement, il lui reste la parole et, à son ami, la musique (voir la citation que nous avons mis en épigraphe de cet article).
34On voit comment cet « auto-portrait », fondé sur le commentaire au second degré (Pierre Schaeffer commente en 1977 la parole de Pierre Schaeffer en 1969) comme capture de soi, s’oppose véritablement aux portraits univoques, et à un seul côté, de la conversation empathique. Le travail de Godard en 1976 (Six fois deux : Sur et sous la communication) rejoint par de nombreux aspects le projet schaefferien, lorsqu’il propose six programmes qui confrontent à chaque fois un premier montage très « élaboré [...] à l’opposé du cinéma ou de la télévision traditionnels » à une seconde émission composée d’un dialogue ou d’une interview (par exemple le long « monologue d’un paysan cadré devant son tracteur en plan fixe »– pour reprendre les mots de Christian Bosséno exemple caricatural pourrait-on dire du « moment de télévision », Bosséno, 1989, p. 564).
Conclusion : auto contre ego, le dernier héritage du Service de la recherche
35À l’heure où règne une psychologisation généralisée de la parole à la télévision, de la sitcom au débat, en passant par les émissions politiques, on peut donc suggérer également que les recherches physico-sociologiques, les psychodrames de la parole télévisée du Service de la recherche ou les dépliements subtils de l’auto-portrait télévisé, constituent aussi, par avance, une sorte de contre-modèle de ce mouvement qui s’inaugure dans les années 70 et se poursuit aujourd’hui. Il est intéressant de ce point de vue de noter l’évolution de Pascale Breugnot, qui fait ses classes au Service de la recherche, d’abord comme assistante de Jean Frapat, avant de connaître la carrière que l’on sait dans les années 70 et 80 (Jost, 2004). Dans un document interne du Service de la recherche, en juin 1972, au nom de la « liberté de prendre la parole-image », et en s’opposant au « système », P. Breugnot revendique fortement la subjectivité de l’auteur de télévision, demandant que le Service de la recherche crée un banc d’essai pour « réalisateurs non homologués », faute de quoi le Service de la recherche se priverait « d’une bouffée infiniment précieuse, d’air du grand large, c’est-à-dire d’œuvres spontanées, qu’elles soient l’expression d’une réalité ou d’une fiction mais choisies et voulues par leur auteur, comme indispensables et uniques, entre des milliards de possible »16. Breugnot hésite d’abord entre deux pôles, laisser la parole, et le temps de la parole, aux interviewés (spontanéité des filmés), et affirmer son point de vue (spontanéité du filmeur). Finalement, le travail de Breugnot aboutit, comme on sait, à un compromis dont atteste sa première grande émission, Psyshow, où, dans une sorte de mixte entre le cinéma-vérité – qui donne la parole – et le documentaire traditionnel – qui affirme le point de vue de l’auteur par la voix over et le montage, la captation de moments significatifs s’avère en fait une capture déniée, c’est-à-dire qu’elle prend sens à travers un montage qui se fait selon le point de vue du documentariste, en quelque sorte un montage d’« egos »...
36Le spectacle télévisée de la parole vient alors nourrir le désir de reconnaissance, là où le « piège à vérité » de l’enregistrement visait au contraire à dépouiller le « moi » de sa superbe et à engager l’interrogation sur la forme même que prend l’identité grâce au dispositif et à ses cibles mouvantes, le « moment de vérité » a cédé la place au « moment fort ». On est loin du projet initial de Pierre Schaeffer et du Service de la recherche de mise au jour des potentialités et des automatismes de la parole grâce au pouvoir opérateur du simulacre audiovisuel, et inversement, de mise au jour du simulacre par un travail de déconstruction critique de la parole en situation audiovisuelle. Par là, l’héritage schaefferien disparaît sous les prémices du « talk-show ».
Le miroir inversé de la télévision française
Brève histoire des programmes audiovisuels du Service de la rechercheii 1960-1974
C’est en 1960 que Pierre Schaeffer (1910-1995), polytechnicien, animateur culturel et formateur, inventeur mondialement connu de la « musique concrète » (recherche musicale fondée sur la modification de fragments musicaux par la technique d’enregistrement et de diffusion du son lui-même : prélèvement, montage, ralentissement, etc.), regroupe avec le soutien de la RTF, plusieurs entités qu’il a pour une part contribué à faire exister : le Club d’essai (successeur du Studio d’essai fondé par Schaeffer pendant la guerre), le Centre d’études radiophoniques (puis Centre d’études de radio-télévision, CERT), créé en 1948, et le Groupe de recherches de musique concrète, créé au sein de la RTF à la fin de l’année 1951 (devenu GRM [Groupe de recherches musicales], aujourd’hui abrité par l’Ina), au sein d’une nouvelle entité, le « Service de la recherche », qui a pour mission de développer des études « portant sur l’interdépendance des aspects technique, artistique et économique de la radio et de la télévision » ainsi que « d’animer des centres expérimentaux dans certains domaines spécialisés où il apparaît que de nouveaux moyens techniques conduisent à de nouveaux moyens d’expression » (cité par Dallet, 1997, p. 64). De 1960 à 1963, le Service de la recherche (SR) fonctionne comme un laboratoire peu hiérarchisé où cohabitent, dans l’esprit de la mission citée ci-dessus, des « chercheurs » de tous horizons, ayant autant que possible une double compétence artistique et technique. Trois nouveaux groupes, qui auront des fortunes diverses, sont créés : le GRT (groupes de recherches technologiques), le GRI (groupes de recherches image), qui se consacre d’abord aux rapports entre sons et images, et le GEC (groupes d’études critiques) chargé de la prospective théorique, des publications internes et externes et des relations avec le monde universitaire.
Si l’on se focalise sur les recherches audiovisuelles, le SR développe tout d’abord des liens avec le milieu du cinéma, en pleine mutation (Nouvelle Vague, « cinéma-vérité », cinéma expérimental), à travers coproductions et expérimentations, dont la réalisation la plus célèbre est sans doute La Jetée de Chris Marker (1962). Dans un second temps (1963-1966), avec la préfiguration de la deuxième chaîne, le service est sollicité pour produire des programmes pour l’antenne à partir de 1963, mais ses recherches expérimentales risquant de rebuter le public, ce sont principalement des séries fondées sur la télévision d’entretien qui sont mises en place, en particulier la collection Un certain regard (M. Treguer) ou Les savants sont parmi nous (J.-C. Bringuier). Cela s’accompagne d’un recadrage sur le plan de l’organisation, même si Schaeffer tente non seulement de maintenir autonomie et interaction entre les groupes et les fonctions des membres, mais également une certaine instabilité dynamique du service. Au sein de ces collections, par-delà les entretiens avec les grands témoins du temps (artistes, scientifiques, sociologues, philosophes), ou avec les derniers représentants d’une certaine culture orale préservée de l’oubli par l’enregistrement audiovisuel (série Les Conteurs d’André Voisin), s’affirme rapidement l’idée d’une réflexion « grand public » sur et avec les moyens audiovisuels eux-mêmes, qu’il s’agisse d’émissions consacrées à l’interview télévisée (diffusée en 1964), à l’impact des moyens audiovisuels, et en particulier de l’archive, sur les mentalités (Hommes et caméras, 1964), aux liens entre médias et « rumeurs » (1964), ou au « cinéma-vérité » (émission d’Edgar Morin, 1966).
Dans un troisième temps (1966-1969), sans doute sa période la plus originale, parallèlement à la forte mutation de la télévision qui devient un véritable média de masse (dont l’accroissement des ressources favorise le développement du Service de la recherche lui-même et la demande de programmes pour l’antenne), Schaeffer et les membres du service, en phase avec l’époque, tentent d’articuler la réflexion sur les simulacres audiovisuels avec des enjeux plus sociologiques, ou psychosociaux, ce qu’attestent un « jeu de rôles » (non diffusé) avec une équipe de sociologues (Bilan socio-télé, 1966), l’enquête Help / de 1967 adressée aux intellectuels et artistes, où le SR cherche à combler l’écart de plus en plus manifeste entre ces milieux et l’évolution commerciale de la télévision, ou encore les premières formulations de la théorie du « triangle de la communication », à partir de 1967, qui met en avant le rôle de « médiateur » des professionnels des médias, entre les milieux autorisés (dont le milieu intellectuel et culturel) et les publics. S’éloignant du didactisme documentaire initial, les programmes pour l’antenne mettent en œuvre cette médiation dans une double direction : les émissions du SR vont ressembler de plus en plus aux autres émissions de télévision, mais, favorisées par le développement des techniques d’animation et d’intervention informatique sur les images, d’abord pratiquées pour les « interludes », elles vont mettre en abyme le simulacre télévisuel pour le téléspectateur lui-même, alors que les expériences sur l’œil et l’oreille restaient jusque-là non diffusées. L’arrivée à cette époque de Jacques Rouxel, le créateur des célèbres Shadoks qui défraient la chronique en avril et mai 1968, consacre ce tournant en proposant un dessin animé aux antipodes de Disney par son graphisme et sa bande sonore déconcertants, ses jeux sur les logiques de l’absurde, et sa visée satirique à l’égard des conventions sociales. De même, issu du théâtre et de la télévision scolaire, Jean Frapat, arrivé en 1965, va développer, avec ses émissions « à dispositif », ce qu’on pourrait appeler le principe « ludo-expérimental » qui consiste à faire des expériences de laboratoire « grand public » sous la forme d’émissions de télévision, et, plus précisément, de jeux télévisés, en prenant nos habitudes de perception à contre-pied pour rendre sensibles l’enregistrement et l’agencement télévisuels ainsi que leurs enjeux sémiologiques et « physicosociologiques ». Ses premières émissions importantes seront alors diffusées à partir de 1969 : Du Tac au tac avec des dessinateurs (1969), ou Vocations (voir Jost, 2001, et ici même le chapitre de V. Spies ainsi que le nôtre).
Dans la dernière période (1969-1974), le Service de la recherche qui, du fait de Mai-68 et des Shadoks, connaît une sorte de reconnaissance a posteriori, par l’ORTF lui-même, de son rôle de pionnier en phase avec les mutations culturelles de la société française, se voit commander jusqu’à cent heures d’antenne par an (en 1974), ce qui rend nécessaire l’existence d’une division opérationnelle des programmes. À côté des « programmes de recherche » expérimentaux, Schaeffer veut ainsi développer la « recherche de programmes », en développant au sein de cette division, sur le modèle de l’innovation industrielle, un bureau d’études confié à Jean Frapat, qui poursuit le principe ludo-expérimental à travers les émissions La Boîte à malices (1972-1973) et Réalité/fiction (1973-1974). Parallèlement, tandis que la collection Un certain regard se poursuit et s’oriente vers l’émission « à dossier » (sur la psychologie, l’écologie, les relations hommes-machines), en pastichant parfois des émissions du patrimoine télévisuel (La caméra explore l’avenir, 1973), le SR s’implique dans le mouvement vidéo né de l’après-68, visant à retrouver des formes de médiation où le pôle du public reprendrait l’initiative, ou pourrait avoir une plus grande part dans le processus de communication et de fabrication. Un des lieux de cette réflexion, qui sert plus généralement de rendez-vous hebdomadaire des chercheurs et de veille des innovations, est le « Vidéo-club » qui permet paradoxalement, au sein même de l’ORTF, non seulement de tenter des expériences de communication différentes du modèle télévisuel dominant, mais de développer une réflexion sur un usage démocratisé des instruments audiovisuels.
Miroir inversé de l’évolution industrielle et commerciale de la télévision française, le SR a ainsi marqué l’histoire de la télévision française, à la fois par ses programmes innovants et par la constitution d’une archive au carrefour entre les innovations techniques et les mutations culturelles, ainsi que dans une certaine continuité du « service public » comme éveilleur du public, mais aussi parce qu’il fut un lieu de formation original pour plusieurs générations de professionnels, dont certains exercent encore aujourd’hui, triple héritage qui sera prolongé par l’institut national de l’audiovisuel à partir de 1974.
Bibliographie
Références bibliographiques
Archives papier du Service de la recherche (classées par date) (y compris la revue interne Étapes)
Note à Schaeffer – dossier Coproduction 1962-1965.
Note à l’attention du secrétaire général de l’administration de l’ORTF (12 septembre 1969). Étapes, revue de presse, novembre 1970.
Consultation des chercheurs pour le « Plan-cadre Image 72-74 ». Réponse au questionnaire du 22 juin (dont réponse de Pascale Breugnot).
Filmo-vidéographie (classé par date)
« Sylvie, comédienne », Vocations (réalisation G. Guillaume), diffusé le 19 janvier 1969, Umatic du CERPS.
« Observateur/Observé 3 – Autoportrait Pierre Schaeffer », document de travail du Service de la recherche, 1977, Umatic du CERPS [contient en particulier trois extraits : du « Dialogue de sourd » avec McLuhan (non diffusé), de « Le beau rôle » (dialogue avec un jeune auteur, diffusé en 1969), et de L’Invité du Dimanche, « Pierre Schaeffer » (réalisation E. Victor), diffusé en 1969], Umatic du CERPS.
Micros et caméras, émission de 1970.
« L’or », collection Le Troisième Œil, deuxième chaîne, diffusé le 25 septembre 1971.
À armes égales, 14 décembre 1971.
Jean Luc Godard, Six fois deux : Sur et sous la communication, 1976.
Autres documents
Entretien avec M. Polac, « L’été de Droit de Réponse : Pierre Schaeffer », 1987, VHS.
Sources documentaires
Micros et caméras, janvier 1970 (revue de l’ORTF, numéro contenant un dossier sur le Service de la recherche.
Téléciné, procès-verbal, « La télévision, c’est la tête des autres », mars 1968.
Téléciné, mai-juin 1968, dossier sur « L’actualité télévisée de l’ORTF ».
Téléciné, procès-verbal, « Pierre Dumayet », octobre-novembre 1969.
Téléciné, « Sylvie », et procès-verbal (interview de Jeansson), février 1970.
Travaux de Pierre Schaeffer (par date)
Texte non publié :
« Problématique de la communication », 1973.
Textes publiés :
Traité des objets musicaux, Seuil, 1966.
Machines à communiquer 1 et 2, Seuil, 1970 et 1972.
« Simulacre ou sacrement. Dialogue à propos de la télévision », Études, février 1973, p. 263- 275, (dialogue avec M. Farin, ancien collaborateur du Service de la recherche).
« Représentation et communication », in Sémiologie de la représentation, Complexe, Bruxelles, 1975, p. 167-193.
Les Antennes de Jéricho, Stock, 1978.
Ouvrages et articles
Beaulieu Jacqueline, La Télévision des réalisateurs, La Documentation française/INA, 1984.
Bosséno Christian, 200 Téléastes français, Corlet, 1989.
Dallet Sylvie (avec Sophie Brunet), Pierre Schaeffer : itinéraire d’un chercheur, éd. du CERPS, 1997.
Delavaud Gilles, « Télégénie de la parole », MEI, n° 9, L’Harmattan, 1998, p. 39-60.
Esquenazi Jean-Pierre, Télévision et démocratie. Le politique à la télévision française (1958-1990), PUF, 2000.
Jeanneney Jean-Noël (avec Agnès Chauveau) (dir.), L’Écho du siècle, Hachette, 1999.
Jost François, La Télévision du quotidien, INA-De Boeck, 2001.
– , « L’auteur ventriloque », in R. Gardies et M. C. Taranger (dir.), Télévision : notion d’œuvre, notion d’auteur, L’Harmattan, 2004.
Nel Noël, À fleurets mouchetés, La Documentation française/INA, 1988.
Pierret Marc, Entretiens avec Pierre Schaeffer, Belfond, 1969.
Solomos Makis, « Schaeffer phénoménologue » in Ouïr, entendre, écouter, comprendre après Schaeffer, Buchet-Chastel/INA, 1999, p. 53-67.
Soulez Guillaume, « L’art de la télévision comme “art brut”. Pierre Schaeffer et Dubuffet », in G. Delavaud (dir.), MEI, « Télévision : la part de l’art », décembre 2002 ;
– , « Le laboratoire de la parole de Pierre Schaeffer, de la radio à la télévision », Médiamorphoses n° 7, « États de la parole à la radio et à la télévision », PUF-INA, avril 2003, p. 46-52.
Notes de bas de page
1 Extrait qui sert de clôture à « Observateur/Observé 3 – Autoportrait Pierre Schaeffer », document de travail du service de la recherche, 1977.
2 Sur le service de la recherche, voir l’encadré.
3 Makis Solomos, qui précise le rapport de Schaeffer à la phénoménologie (Solomos, 1999), explique, que, stricto sensu, la phénoménologie husserlienne n’est pas appliquée par Schaeffer dans ses travaux, dans la mesure où la phénoménologie ne peut concevoir précisément de séparer des « objets » de la perception.
4 Téléciné, Procès-verbal, « Pierre Dumayet », octobre-novembre. 1969, p. 38.
5 Téléciné, Procès-verbal, « Pierre Dumayet », octobre-novembre. 1969, p. 38.
6 On note cependant, de la « phénoménologie appliquée » à la psychanalyse, la profonde continuité de l’intérêt de Schaeffer pour l’analyse du « reste » du langage, voire pour l’« écoute » analytique, qui vise dans la parole une forme d’« objet » sonore, à la fois essentiel et peu « écouté », le signifiant. Ce texte servira de base à l’article « Représentation et communication » (1975) déjà mentionné, mais ce dernier, beaucoup plus court, gomme de très nombreux aspects, dont l’inspiration lacanienne (pour évoquer les jeux d’« images » entre interlocuteurs, il lui substitue une allusion à la parution récente des Mises en scène de la vie quotidienne de Goffman), pour revenir en apparence à la « phénoménologie appliquée » évoquée plus haut.
7 Schaeffer cite longuement : « “Le psychanalyste, dit Jacques Lacan, pour ne pas détacher l’expérience du langage de la situation qu’elle implique, celle de l’interlocuteur, touche au fait simple que le langage avant de signifier quelque chose, signifie pour quelqu’un (c’est nous qui soulignons – écrit Pierre Schaeffer). Par le seul fait qu’il est présent, et qu’il écoute, cet homme qui parle s’adresse à lui, et puisqu’il impose à don discours de ne rien vouloir dire, il y reste ce que cet homme veut lui dire”. (C’est Lacan qui souligne). Ce qu’il dit en effet peut “n’avoir aucun sens”, ce qu’il lui dit en recèle un. C’est dans le mouvement de répondre que l’auditeur le ressent ; c’est en suspendant ce mouvement (nous soulignons encore – écrit Pierre Schaeffer) qu’il comprend le sens du discours. Il y reconnaît alors une intention [...] ».
8 Entretien avec Michel Polac, « L’été de Droit de réponse : Pierre Schaeffer », 1987.
9 Note à l’attention du secrétaire général de l’administration de l’ORTF (12 sept. 1969) : Schaeffer évoque un accord du directeur de la télévision « pour la diffusion du magazine Un certain regard et de la série Témoins qui par la suite a pris le titre de Vocations ».
10 Téléciné, « Sylvie », fév. 1970, p. 9.
11 Il tourne deux Portraits : « Michel Simon » (1965) et « Portrait-poème de Léonor Fini » (1967). Peu de temps après : « Georges Schéhadé » (1968), et, plus tard, « Simone Veil » (1976).
12 Cf. L’épisode « Le Compagnon », 13 nov. 1973. Cf. Jost, 2001 p. 146-147.
13 Cette nouvelle donne s’inaugure dans le champ du débat politique, selon Jean-Pierre Esquenazi, en réalité dès après l’élection présidentielle de 1965 (où De Gaulle est mis en ballottage par François Mitterrand) : emblématiquement, par exemple, le débat qui suivit un Face à Face trop nettement à charge contre François Mitterrand en mai 1966 « a programmé (...) la posture actuelle des journalistes de télévision : celle de la neutralité bienveillante, qui laisse les hommes politiques s’exprimer selon les schémas qu’ils ont choisis et sans réellement les contredire » (Esquenazi, 1999, p. 87).
14 Note à Schaeffer – dossier Coproduction 1962-1965.
15 Extrait daté de 1969, dans Observateur/observé 3, Service de la recherche, 1977.
16 Consultation des chercheurs pour le « Plan-cadre Image 72-74. Réponse au questionnaire du 22 juin ».
Notes de fin
i Ce texte est le fruit d’une exploration du fonds des archives personnelles et professionnelles de Pierre Schaeffer (dossiers, correspondance, bibliothèque, vidéothèque, etc.), conservé au Centre d’Étude et de Recherche Pierre Schaeffer (CERPS) à Montreuil. Nous avons plus particulièrement travaillé sur les dossiers liés au « Groupe de Recherches Image » (G.R.I.), ou à ses avatars, de 1960 à 1974. Les recherches ont été menées parallèlement à l’Inathèque sur les émissions du service de la recherche (dont l’INA est le successeur) et sur un échantillon disponible d’émissions sur la parole des années 70. Ce travail a été prolongé depuis par des études auxquelles il est fait référence dans la suite du texte, et il se poursuit au moment où j’écris ces lignes.
ii L’histoire de ce service reste encore à faire. Les informations qu’on trouvera ici ont une triple source : les articles et ouvrages de Pierre Schaeffer lui-même, le travail de classement et de mise au point chronologique réalisé par Sylvie Dallet (Dallet 1997), avec la collaboration de Pierre Schaeffer jusqu’à sa mort, puis de Sophie Brunet (l’une des responsables du GEC – voir plus bas – sur toute la période), ainsi que nos proches recherches sur le fonds Schaeffer à Montreuil et à l’Inathèque de France (voir notre article ici-même) qui nous amènent à proposer pour les recherches télévisuelles de ce service une périodisation en quatre moments un peu différente de celle de Sylvie Dallet. Enfin, nous remercions Alain Flageul, en particulier, pour les échanges que nous avons eus avec lui sur le rôle de la vidéo et du Vidéo club dans les dernières années du SR.
Auteur
Maître de conférences à l’UFR Cinéma et audiovisuel de la Sorbonne Nouvelle-Paris III. Responsable des Inter-ateliers méthodologiques de l’Inathèque de France. Il a dirigé plusieurs numéros de revue dont Radio et Télévision : états de la parole, Médiamorphoses n° 7, Paris, INA/PUF, avril 2003 ; La télé-réalité : un débat mondial (avec G. Lochard), Médiamorphoses Hors-Série, été 2003.
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