Enjeux sociétaux, juridiques et éthiques
p. 139-167
Texte intégral
1.1. Origine et évolutions : invariants et ruptures (Christian Jacob)
1Entre les nouvelles problématiques liées au champ « information, communication et connaissance » et d’autres champs des sciences humaines, comme l’histoire ou l’anthropologie, les croisements sont multiples et peuvent enrichir les recherches spécifiques menées dans ces domaines, voire favoriser des recherches et des expérimentations communes.
1.1.1. De nouveaux objets de recherche : les pratiques intellectuelles et leurs supports matériels
2Depuis une vingtaine d’années, les champs de l’histoire culturelle ont développé une réflexion nouvelle sur les pratiques, individuelles ou collectives, liées au maniement, à la circulation et aux formes d’inscription des supports matériels de l’information et du savoir – textes écrits, images, schémas.
3Plusieurs axes ont été suivis :
une morphologie des supports et des types d’inscriptions ;
une approche socio-économique de leur production et de leur circulation ;
l’étude des formes de prescription culturelle et des dispositifs qui visent à imposer la lettre ou le sens des textes, un formatage particulier des savoirs ;
l’étude des modalités de réception et d’appropriation de ces dispositifs par des destinataires faisant ou non partie de communautés savantes.
4L’histoire du livre offre un bon exemple de l’application de ces problématiques, tant sous la forme de la bibliographie matérielle développée par les Anglo-Saxons (McKenzie, 1991) que sous celle de l’étude des milieux de production et de commercialisation des livres (courant qui se développe à partir de L’Apparition du livre de Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, et aboutit par exemple à L’Histoire de l’édition française) ou encore sous celle de l’histoire de la lecture, représentée en France notamment par Roger Chartier.
5Dans le champ de l’histoire intellectuelle, une attention nouvelle a été portée aux dispositifs matériels, graphiques et discursifs qui permettent de produire, de structurer et de transmettre de la connaissance. On a étudié dans cette perspective les procédures de mise en texte et de mise en page, qui conduisent à la traduction visuelle de la structuration intellectuelle d’un discours ou d’un champ de savoir : à partir des travaux pionniers de Roger Laufer, on peut mentionner les recherches coordonnées plus récemment par Henri-Jean Martin sur le livre français moderne (avec par exemple une étude de l’émergence du paragraphe au XVIIe siècle) ou encore les travaux de, Mary et Richard Rouse sur les « outils de recherche » dans les manuscrits médiévaux du XIIIe siècle (apparition des index, des systèmes de cross-references, etc.), les travaux d’Antony Grafton sur l’histoire des « notes de bas de page » dans le texte historiographique.
6Le champ de l’illustration scientifique et technique a lui aussi été exploré de longue date par les historiens : schémas, diagrammes, cartes, dessins utilisés comme moyens d’encodage de l’information, mais aussi comme techniques de construction du savoir. Ces différents dispositifs ont été étudiés du point de vue de leurs sémiologies graphiques respectives (voir par ex. les travaux fondateurs de F. de Dainville et de J. Bertin sur la cartographie), de leur efficacité intellectuelle (modélisation, mathématisation...) et sociopolitique (convaincre, prescrire, etc.).
7Ces courants de recherche sur les supports et sur les inscriptions ont conduit tout naturellement à travailler sur les opérations intellectuelles elles-mêmes : les sciences cognitives constituent l’un des horizons théoriques de ces recherches, qui restent toutefois ancrées dans l’histoire et l’anthropologie. Il s’agit de retrouver, dans un contexte historique et culturel déterminé, la manière dont certaines techniques intellectuelles sont pratiquées, partagées, enseignées, théorisées ou codifiées dans des textes réflexifs, à visée d’auto-explicitation ou d’enseignement. On s’attache en fait à l’articulation du mental, du technique et du social, qui permet de comprendre la nature et la portée des opérations engagées dans l’usage des textes ou des images, dans la pratique de la méditation, de la lecture, du raisonnement, de la composition rhétorique, du travail théorique, etc. Les opérations intellectuelles sont toujours appréhendées dans le contexte d’une interaction sociale codifiée, et dans la dialectique qui se noue entre le mental et les matérialisations et mises en forme graphiques ou discursives.
8On pourrait citer comme représentatifs de cette approche les travaux de Mary Carruthers sur les arts de la mémoire au Moyen Âge ou ceux d’Olga Weijers sur « le maniement du savoir » au Moyen Âge, couvrant notamment les techniques de la disputatio scolastique1.
1.1.2. Articuler le travail historique et les nouvelles problématiques « Information, communication et connaissance »
9Nombre de questions abordées dans cet ouvrage sont partagées par l’historien et l’anthropologue : le statut et les usages des interfaces (de la tablette mésopotamienne au livre imprimé, puis au texte numérique), le statut des connaissances, leur mise en forme, leur reproduction et leur matérialisation, leur archivage, leur transmission, leur exploitation, les procédures de formalisation des gestes de la recherche et du travail savant (usage des sources, exploitation et transformation des données), la formalisation des opérations intellectuelles.
10Entre ce champ contemporain et les sciences humaines, les liens à tisser sont multiples. On ne se contentera pas d’une approche évolutive et téléologique, qui ne viserait qu’à repérer des antécédents ou des origines. On ne cherchera pas non plus des continuités profondes, où des opérations identiques apparaîtraient sous les variations technologiques.
11Il serait intéressant de favoriser un dialogue interdisciplinaire, apte à enrichir les problématiques propres à chaque domaine et à éclairer les objets partagés, soit par les modélisations contemporaines, soit par des situations historiques déterminées, qui apparaîtraient dès lors comme autant de situations expérimentales. Comparer les pratiques, le maniement des supports de l’information et de la connaissance, leur validation et leur circulation sociale apporterait une profondeur problématique aux historiens et un choix de « cas particuliers du possible » qui pourrait aider à la distance réflexive sur les enjeux des mutations technologiques actuelles.
12On peut penser par exemple à des recherches communes qui porteraient sur :
les bibliothèques : comment passe-t-on du catalogue des livres à la carte des savoirs ? ;
les politiques et les ergonomies de l’archivage (que conserver ? sous quelle forme ? et pour quels usages ?) ;
les accès non-linéaires à l’information (par exemple les arts de la mémoire antique permettent aux lettrés de se déplacer dans de très vastes corpus de textes mémorisés à partir de n’importe quel point et dans n’importe quelle direction ; le développement des index, des thésaurus ; les liens hypertextuels aujourd’hui) ;
la production de connaissances nouvelles à partir de la manipulation des informations (par ex. classement, redistribution, mise en tableau...) ou de leur transformation et de leur retraitement (graphique, linguistique etc.) ;
les procédures de transmission et la traductibilité des savoirs (résumés, reformulations, systématisations, accumulation, aptitude à intégrer l’innovation et les remaniements structuraux, etc.) ;
l’impact des mutations technologiques (par ex. passage d’un système d’écriture, d’un support ou d’un matériau à l’autre, d’une technique de reproduction des textes à l’autre, etc.).
13Une dimension paraît particulièrement importante : celle d’une réflexion partagée sur les pratiques contemporaines du travail intellectuel, liées aux nouvelles technologies numériques et à l’Internet. Les chercheurs dans les disciplines d’érudition, dans les sciences sociales et dans les sciences « dures » sont en effet confrontés à de nouveaux défis ergonomiques et intellectuels, liés à l’accroissement des données et des informations disponibles, à la diversité des formats (textes, images, contenus multimédia), à la pluralité des environnements de travail (bibliothèque physique, électronique, laboratoire ou université, domicile) et au traitement même des données numériques, sources premières, bases de données, étapes successives d’un travail de recherche (depuis les premiers documents de travail jusqu’à la rédaction finale, en passant par les interactions du chercheur avec les communautés savantes dans lesquelles il s’inscrit).
14Les disciplines d’érudition – par exemple les études grecques – disposent depuis 1985 de corpus numérisés considérables (en l’occurrence, toute la littérature grecque sur CD-ROM, ainsi que de riches corpus d’inscriptions et de papyrus). Les instruments logiciels d’exploitation restent très sommaires (recherches booléennes, extraction de listes d’occurrences) et en deçà des besoins des chercheurs comme des possibilités de recherche envisageables sur ces corpus.
15Si les ressources documentaires ont connu une croissance exponentielle (que l’on songe par exemple à Gallica et à la mise en ligne d’un corpus important de textes numérisés), les outils logiciels de traitement de ces textes restent encore souvent à développer. Les bibliothèques numériques restent d’une utilité limitée (sinon pour permettre des téléchargements suivis d’une impression papier, qui resitue le chercheur dans des méthodes de travail traditionnelles), à défaut de logiciels permettant l’annotation, l’indexation, la constitution de thésaurus personnalisés, le balisage des textes de manière à constituer des parcours interprétatifs et problématisants. Certes, de multiples expérimentations ont pu être menées ces dernières années : mais ces initiatives ne circulent guère en dehors des communautés qui les ont suscitées. On remarque toutefois l’émergence de logiciels commerciaux qui répondent aujourd’hui à certaines de ces attentes2.
16Le concept du poste de lecture assistée par ordinateur (PLAO), qui fut élaboré au début des années 1990 dans le cadre de la Bibliothèque nationale de France par un groupe composé de chercheurs en sciences humaines, d’informaticiens et d’ergonomes (sous la direction de Jean Gattegno, Alain Giffard et Bernard Stiegler), mais resta au stade d’une maquette opératoire, devrait être remis à l’ordre du jour et mis en œuvre en tenant compte en particulier des développements technologiques de ces dernières années. À l’heure où s’affirme l’exigence d’un projet de numérisation du patrimoine culturel européen, une réflexion sur les instruments, les interfaces, les fonctionnalités d’une « bibliothèque numérique » s’impose plus que jamais.
17L’Internet devrait conduire à développer les expériences de « laboratoires virtuels », non seulement pour des expériences de colloques en ligne (comme celles proposées par interdisciplines.org), mais aussi pour un véritable travail savant en réseau, par exemple sur des corpus de sources premières, qu’il s’agisse d’éditer un texte, de le traduire, de l’annoter, de l’interpréter, de déployer son intertexte. Des expériences pionnières ont déjà été lancées, comme par exemple le projet Hypernietzsche. Il conviendrait d’adapter les interfaces existantes à des formes de travail privilégiant l’accumulation lente, la dimension réflexive, critique et interprétative : le travail intellectuel dans le champ des humanités et son rapport à la temporalité diffèrent à cet égard de ceux des sciences exactes.
1.1.3. Références
18Bertin J., 1999, Sémiologie graphique : Les diagrammes, les réseaux, les cartes, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (réimpr. de l’édition de 1967) ; Dainville F. De, 1964, Le langage des géographes, Paris, Picard.
19Chartier R., Martin H.-J., Vivet J.-P. (dir.), 1983-1986, Histoire de l’édition française, Paris, Promodis, 4 vol. (2 éd. : Paris, Fayard-Cercle de la Librairie, 1989-1991, 4 vol.).
20Grafton A., 1998, Les Origines tragiques de l’érudition. Une histoire de la note en bas de page, Paris, Seuil.
21Jacob C. (dir.), 2006, Lieux de savoir, Paris, Albin Michel. Un premier volume, Lieux et communautés, est à paraître en 2006.
22Martin H.-J., Febvre L., 1958, L’Apparition du livre, Paris, Albin Michel (2e éd. 1971).
23Martin H.-J. (dir.), 2000, La Naissance du livre moderne. Mise en page et mise en texte du livre français (XIVe-XVIIe siècles), Paris, Éditions du Cercle de la Librairie.
24Mckenzie D.F., 1991, La Bibliographie et la Sociologie des textes, préface de R. Chartier, Paris, Éditions du Cercle de la Librairie.
25Rouse R.H., Rouse M.A., 1982, Statim invenire. Schools, Preachers, and New Attitudes to the Page, Oxford, Clarendon Press.
1.2. Le développement des nouvelles compétences communicationnelles : un enjeu essentiel de la modernisation des sociétés (Philippe Breton)
26De nombreuses mutations sociales sont liées à l’importance croissante prise dans les sociétés modernes par les pratiques et les techniques de communication. Saisir et analyser ce processus est essentiel, notamment dans la perspective d’identifier et de développer au mieux les compétences nouvelles qui sont associées à ces transformations.
27La partie la plus visible de ces changements, notamment depuis l’immédiat après-guerre et l’invention de l’ordinateur en juin 1945, est le développement des techniques de traitement et de transport de l’information, grâce aux progrès de l’informatique et des réseaux.
28Mais ce n’est probablement que la partie émergée de l’iceberg. Suivant en cela un schéma général de l’évolution des sociétés humaines, les pratiques et les techniques de communication en général ont connu ces dernières décennies un processus de développement et de différenciation accéléré.
29Ainsi les pratiques liées à l’argumentation et à la communication pour convaincre, à côté de la communication pour informer, se sont largement développées, en réponse à l’extension de plusieurs domaines d’activité qui caractérisent eux aussi les sociétés modernes.
30On pense en particulier à l’extension du domaine judiciaire (la fameuse « judiciarisation » des sociétés, notamment nord-américaine) ou encore du champ publicitaire. La participation croissante du public aux grands débats de société, ou encore les nouvelles méthodes de travail dans l’entreprise, plus participatives, ont également renforcé les besoins de compétences dans ce domaine.
31L’accès facilité à l’information, grâce aux nouvelles technologies, a lui aussi fait naître des besoins nouveaux en termes de compétences à manier les outils d’accès, mais aussi à trier, organiser, contextualiser l’information ainsi disponible.
32Dans un tel contexte social en mutation rapide, l’un des enjeux essentiels de la société de communication qui se profile est l’identification et le développement des compétences techniques nécessaires dans les différents champs de la communication. Quoiqu’une prise de conscience se soit opérée dans ce domaine, le système scolaire et universitaire, mais aussi l’ensemble des institutions de formation, notamment en entreprise, qui concourent au développement de ces compétences accusent un certain retard.
1.2.1. Une différenciation des pratiques et des techniques de communication
33Dans les cinquante dernières années, trois grands secteurs de la communication se sont différenciés et autonomisés. Chacun d’entre eux fait appel à des compétences spécifiques. On distinguera ainsi les pratiques de communication liées à l’expression, à l’argumentation et à la manipulation de l’information.
34Dans des sociétés modernes où la place de l’individu s’est considérablement accrue, où la personne et sa parole sont devenues une valeur centrale, l’expression de soi, la narration fictionnelle, l’extériorisation esthétique (champ de l’art, de la biographie et de l’autobiographie, de la connaissance de soi et de l’expression médiatique) se sont considérablement développées, y compris en utilisant le support des nouvelles technologies. Ce genre particulier de la communication a ainsi poursuivi son processus d’auto-nomisation et de spécialisation.
35Le développement de la démocratie, du débat public, de la participation de chacun à la vie des institutions et de l’entreprise implique la mise en œuvre croissante de procédés de persuasion, de conviction, d’argumentation. Ceci est particulièrement vrai dans le champ de la politique, du judiciaire, du débat de société, du commerce et de l’administration – vente, publicité, relations publiques, activités de communication interne.
36La modernisation de nos sociétés s’est faite en accordant une place de plus en plus importante à l’information, dans tous les sens que l’on peut donner à ce terme. On a vu naître ainsi une véritable culture de la description, de la synchronisation temporelle et spatiale, inconnue encore pour de nombreuses sociétés humaines. Une importance croissante est donc accordée à la description informative, à l’enquête, à la modélisation, à la mise en œuvre d’algorithmes – par exemple dans le champ de l’informatique et des nouvelles technologies mais aussi une partie du champ médiatique et judiciaire.
37Si on les regarde à partir de ce point de vue, qui consiste à mettre en évidence un processus de différenciation sociale des genres de la parole, de nombreuses études d’histoire, d’anthropologie et de sociologie, nous renseignent sur le développement rapide de ces trois branches de la communication et leur rapport avec des macroévolutions sociales, comme l’extension de la démocratie, la forte poussée de l’individualisme, les succès du « processus de civilisation » et de la pacification des mœurs.
1.2.2. Un enjeu essentiel : les compétences communicationnelles
38Identifier les nouvelles compétences communicationnelles requises dans l’environnement que constituent désormais les sociétés modernes constitue un enjeu essentiel, notamment pour y adapter les dispositifs d’éducation et de formation.
39Dans une société où l’expression de soi est importante, le développement d’une culture de l’intériorité est essentielle. Celle-ci est relativement en friche. La capacité à former et à défendre des opinions, critère de plus en plus important de la personnalité, est en partie en jachère. Dans un monde quotidien où chacun est de plus en plus confronté à la nécessité de manipuler des algorithmes, le manque de compétence dans ce domaine est criant. L’espoir, en partie utopique, de technologies « conviviales », a en partie nourri une attitude consistant à refuser le développement d’une culture technique qui pourrait servir de terreau au déploiement des compétences nécessaire dans ce domaine.
40La « fracture » n’est pas que numérique, elle est globalement communicationnelle et concerne toutes les compétences requises dans ce domaine. Deux scénarios négatifs se profilent ainsi à l’horizon.
41Le premier serait organisé autour d’une généralisation de l’incompétence dans le domaine des techniques de communication et de leur maniement, entraînant un freinage brutal de toutes les mutations en cours dans ce domaine et un effondrement de la dynamique de changement social. C’est peut-être la question de la démocratie et de la modernité qui serait posée à cette occasion.
42Le second serait un accroissement drastique de la spécialisation : l’acquisition des compétences dans un genre de la communication se ferait au détriment de leur acquisition dans d’autres genres. Il y a déjà en germe une « culture de l’argumentation » se développant de façon étanche, voire en opposition, par rapport à la culture de l’information. Un phénomène similaire est déjà identifié dans le monde des informaticiens et des nouvelles technologies, qui a toujours beaucoup de mal à se mettre en phase, pour différentes raisons, avec celui des utilisateurs.
1.2.3. Une responsabilité nouvelle des acteurs
43Tous les acteurs dans le domaine de la communication, qu’ils relèvent du monde de la recherche, de celui des applications, des instances étatiques, de la société civile ou du monde de l’entreprise, sont donc placés, du fait de ces mutations, devant une responsabilité importante, celle qui consiste à combler le plus rapidement possible le décalage entre les immenses possibilités théoriques qu’offre la modernité et les compétences requises pour y accéder.
44Deux manques peuvent être identifiés, du point de vue de la recherche d’une part, du point de vue de la formation d’autre part. Du point de vue de la recherche, l’absence de théories techniques, que ce soit dans le domaine de l’expression, de la narration, ou dans celui de l’argumentation, ou encore dans celui de la description informative du point de vue de la communication, se fait cruellement ressentir. Par exemple, nous ne disposons pas à l’heure actuelle d’une théorie unifiée de la description, qui tiendrait donc compte de la différenciation des genres de la communication et de ses différents champs d’application.
45Sans ces théories techniques et une réflexion sur les liens entre les différents champs de la communication, que seul le monde de la recherche peut produire, sans une large culture technique de la communication, aucune pédagogie ne peut véritablement se mettre en place.
46En matière de formation, la responsabilité des acteurs est engagée et la tâche est immense. On trouve un bon exemple de cela dans la difficulté que l’Éducation nationale a à mettre en place une refonte des enseignements de l’argumentation et de la communication dans les sections concernées du secondaire, dans les incertitudes des programmes d’instruction civique, ou dans la difficulté à déterminer les types de compétences nécessaires aux élèves dans le domaine des nouvelles technologies, ou encore dans la relative inadéquation des programmes universitaires en sciences de l’information et de la communication avec l’univers professionnel.
47Pourtant, le succès des programmes de formation conçus par certaines entreprises dans le domaine de l’argumentation et de la parole, aussi bien que dans le domaine de l’initiation à la « culture des nouvelles technologies », montre qu’il y a un besoin important dans ce domaine, et que combler le fossé entre les possibilités et les réalités est possible.
48Tout indique qu’une démarche interdisciplinaire plus large dans le domaine de la communication, ainsi qu’une meilleure articulation de la recherche et de la formation, associant tous les acteurs concernés, est le creuset idéal d’un meilleur accès aux nouvelles compétences communicationnelles dont nous avons besoin pour la société de demain.
1.2.4. Références
Références générales
49Breton P., Proulx S., 2002, L’Explosion de la communication, Paris, La Découverte.
Références spécialisées
50« La société de la connaissance et l’école », Éducation et sociétés, revue internationale de sociologie de l’éducation, INRP, De Boeck, n° 15, 2005.
1.3. « Démocratie électronique » (Gérard Loiseau)
51Souvent associée à l’arrivée d’Internet – alors que des travaux antérieurs portaient déjà sur d’autres supports de communication électronique comme les réseaux câblés ou la télématique vidéotex – la notion de « démocratie électronique » a suscité d’emblée l’intérêt des acteurs politiques, au moins dans leur discours. Le milieu scientifique a réagi avec plus de circonspection, à la fois attiré par ce nouveau champ d’expérimentation et d’observation et soucieux par ailleurs de ne pas être soupçonné de déterminisme technique et de ne pas raisonner en termes d’impact des technologies de l’information et de la communication (TIC) sur les comportements politiques. La connaissance et l’évaluation de formes électroniques de démocratie deviennent d’autant plus cruciales que la diffusion d’Internet et des réseaux s’accentue de jour en jour. En effet, le nombre d’ordinateurs et d’accès à Internet est en constante augmentation, et à un moindre degré, leur appropriation sociale. Enfin, de nouvelles modalités électroniques de participation politique se développent. Penser cette thématique suppose de revenir sur la définition de la « démocratie électronique » avant de synthétiser les travaux en cours et de penser à quelques pistes quant à leur perspective.
1.3.1. Définition et problématique actuelle
52La question de la « démocratie électronique » bute sur un trop-plein de définitions générateur d’imprécisions, voire de divergences conceptuelles. Cette polysémie est accentuée par la dispersion disciplinaire et l’éparpillement institutionnel des travaux actuels. La notion de « démocratie électronique » intègre l’utilisation des TIC :
dans le fonctionnement administratif des services publics, des organismes gouvernementaux et des collectivités territoriales ; l’e-administration se réfère donc essentiellement à l’amélioration, grâce aux TIC, des services publics ;
dans les partis politiques et les organisations militantes ; l’e-politique concerne avant tout l’utilisation d’Internet par les partis, les candidats lors de campagnes électorales, l’organisation d’actions militantes et contestataires, l’ensemble des acteurs de la vie politique ;
dans la vie politique, particulièrement dans le cadre de l’accroissement de la participation des citoyens aux divers processus démocratiques institutionnels ; l’e-démocratie suppose l’utilisation des réseaux numériques pour diffuser les informations politiques et civiques et inciter les gouvernants à dialoguer avec les gouvernés.
53Les premières recherches sur la « démocratie électronique » ne se référaient guère à ces définitions. Jusqu’à la fin des années 1990 prédominaient des préoccupations articulées autour de l’antinomie référentielle entre le mythe de la démocratie directe, s’affranchissant de toute médiation, et l’accentuation des procédés de contrôle social, Athènes et son agora, Orwell et son panoptique. Ces appréciations étaient fortement conditionnées voire déterminées par les évolutions techniques, la problématique dominante concernait l’impact d’Internet sur l’environnement socio-politique, les rapports entre technologies de l’information et de la communication et démocratie oscillant alors entre deux visions contradictoires : le retour à une démocratie authentique, directe, ou bien l’avènement d’une démocratie de surveillance dans laquelle les citoyens seraient soumis à un étroit contrôle social.
54Cette schématisation réductrice s’est atténuée. La modernisation de la démocratie représentative conduit désormais à penser la « démocratie électronique » comme un correctif essentiel à l’asthénie électorale apparemment générée par les systèmes démocratiques actuels. Plébiscité notamment pour ses qualités d’interactivité – et par là, d’interaction potentielle – ce média apparaît comme un outil susceptible de rénover le dialogue entre élus et citoyens. Les TIC sont alors envisagées dans des configurations d’échanges entre citoyens et instances politiques aux échelons territoriaux diversifiés : locaux, nationaux voire internationaux. Elles sont censées revigorer l’espace public, en permettant l’expression et le débat entre de multiples acteurs, et refonder le lien social et politique. La notion de « démocratie électronique » fait référence à l’utilisation de dispositifs numériques en vue d’améliorer la participation des citoyens aux systèmes politiques dont ils dépendent et auxquels ils adhèrent. Cinq modalités la caractérisent :
La profusion des informations, sous-tendue par une idéologie de la transparence. Cette dimension informationnelle des sites Internet (favorisée, par exemple, par les dernières dispositions légales en faveur de la « démocratie de proximité ») bénéficie de la préférence d’acteurs politiques maîtrisant de plus en plus la mise en scène de l’information avec la multiplication de portails d’information.
Les procédures de consultation en ligne, peu répandues et rarement représentatives. Il arrive que certaines villes, par exemple, sollicitent sur leur site Internet l’avis de leurs concitoyens sur des projets lourds d’aménagement comme les transports, création d’un tramway, construction d’une rocade... Quelques organismes nationaux procèdent de même pour faire remonter les préoccupations des gouvernés.
Les débats, entre les responsables politiques et leurs concitoyens, mais aussi entre les citoyens eux-mêmes, en direct ou en différé, sur des « chats » ou sur des forums électroniques. D’expression libre ou déclinés en thématiques, ces espaces de discussion sont généralement modérés par les éditeurs multimédia qui les mettent en œuvre avec parcimonie.
Les mécanismes de décision, pour l’instant objets de débat et de timides expérimentations, concernent tout autant les machines à voter électroniques que la participation à distance à un scrutin.
Le contrôle des actions entreprises grâce à la diffusion de données (bilans à mi-parcours, publication des budgets, magazines municipaux, électoraux, ministériels) laissant aux citoyens le loisir d’apprécier la qualité et l’importance des actions politiques entreprises par les divers acteurs politiques.
1.3.2. Thématiques et types de travaux
55À partir de cette définition les travaux des chercheurs français peuvent être classés en trois catégories :
561. Des approches panoramiques des théories sur la « démocratie électronique », leur généalogie, leurs caractéristiques, leur rattachement à des problématiques plus larges comme celle de la démocratie, de l’espace public, de la délibération ou de la médiation.
57Dans cette catégorie entrent aussi les tentatives de modélisation, le plus souvent a priori ou reposant sur des données exploratoires. Elles concernent par exemple les modèles de management de la citoyenneté locale, qui ramènent la question de la démocratie à un problème de gestion, le citoyen s’effaçant devant l’usager. Par exemple, C. Assens et D. Phanuel élaborent trois modèles de management de la citoyenneté locale : le modèle autocratique (démocratie représentative ou de majorité), le modèle consultatif (démocratie participative) et le modèle en réseau (démocratie active).
58Dans une démarche de classification a priori des sites municipaux, Thierry Vedel distingue trois tendances principales, correspondant chacune à la valorisation d’une séquence du processus démocratique, le modèle de la ville de verre (transparence de l’information), celui de la place publique (mise en œuvre d’une démocratie dialogique) et le modèle de la consultation (mise en ligne de questions destinées aux internautes).
59Pierre Chambat lie les spécifications techniques des réseaux numériques aux applications politiques potentielles. Par exemple, les pages web et les liens hypertextes renvoient à l’information alors que les forums électroniques sont associés à la délibération ou au débat public.
60Ces modèles heuristiques n’offrent cependant d’intérêt que dans leur confrontation avec des travaux empiriques conséquents.
612. Des études empiriques, de plus en plus approfondies et variées, contribuent à décrypter les réalités et les tendances de la « démocratie électronique » en France :
Les monographies, initialement centrées sur les expérimentations les plus médiatisées comme Parthenay et Issy-les-Moulineaux (à propos du « conseil municipal interactif »), mais qui semblent se diversifier ces derniers temps (autour par exemple des villes de Brest et de Vandœuvre-lès-Nancy) ;
L’observation continue des sites Internet municipaux du point de vue de la démocratie participative, à partir d’échantillons homogènes de 1999 à 2005. Les monographies sont insuffisantes à révéler l’épaisseur de la démocratie électronique locale, la mise en place d’un observatoire fondé sur un dépouillement systématique des sites Internet municipaux a pour objectif de combler cette lacune ;
L’étude des forums électroniques dans la perspective d’un repérage des formes spécifiques de délibération politique et de leur confrontation aux formes traditionnelles de débat institutionnel comme les conseils de quartier ;
Le suivi des campagnes électorales à divers échelons, municipaux, législatifs, régionaux et l’observation de nouveaux modes de communication politique faisant leur apparition comme les weblogs lors des régionales de 2004 ;
L’observation des expérimentations de vote électronique en France et au niveau européen ;
L’analyse de l’utilisation des TIC dans et par les organisations militantes et les mouvements sociaux, en témoignent les travaux relatifs, par exemple, à l’Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (ATTAC, voir F. Trautmann, 2001) ;
Des études relativement ponctuelles sur la réduction de la « fracture numérique », sur les reconfigurations territoriales liées à l’utilisation des médias, numériques et traditionnels, sur les algorithmes dans les procédés électoraux décisionnels.
623. Des productions théoriques consécutives à ces recherches empiriques qui repensent et enrichissent des notions, des concepts et des problématiques :
Les impensés théoriques de la démocratie électronique (Vedel 2004) ; cette notion pourrait en effet se référer à des courants classiques d’analyse du politique, comme les thèses libérales, républicaines ou élitistes, même si ces traditionnels découpages n’épuisent pas la réflexion ;
La délibération ; les pratiques délibératives observées sur les forums électroniques, en particulier ceux des sites Internet municipaux, se lisent en rapport avec les pratiques traditionnelles et indiquent des modalités spécifiques de dialogue entre gouvernants et gouvernés, mais aussi entre citoyens-internautes (Wojcik, 2004) ;
La citoyenneté ; les modèles habituels de citoyenneté proposés par la science politique sont revisités par les observations engagées, en particulier dans le cadre du vote à distance électronique (Monnoyer-Smith 2003) ;
L’espace public ; les délimitations de l’espace public local sont sujettes à redéfinition, les renvois par hyperliens sur des sites locaux brouillant les frontières existantes et formant des territoires enchevêtrés aux contours imprécis (Chambat 2003) ;
Les logiques sociales d’insertion des dispositifs numériques (G. Loiseau 2003) ; antidote à toute tentative d’analyse des faits sociaux politiques comme des effets mécaniques des techniques numériques, les logiques sociales préexistantes aux modalités politiques électroniques investiguées sont une des clés de leur compréhension.
63Dans des pays comme le Canada, le Danemark, les États-Unis ou la Suède et dans des projets financés par l’Union européenne, les problématiques et les thématiques restent proches des nôtres. Mais l’accent est parfois mis sur des recherches-actions alliant généralement partenaires publics et partenaires privés, fortement centrées autour d’expérimentations. L’utilisation des TIC par les gouvernements, les administrations, les instances parlementaires, dans le cadre de consultations préélectorales, paraît retenir plus fortement l’attention. Dans certains cas (Canada, Danemark, Grande-Bretagne...) des moyens importants sont alloués à des projets d’envergure, comme le développement de recherches interdisciplinaires sur les effets de la mondialisation et les « nouveaux » médias (MODINET, Media and Democracy in the Network Society au Danemark) ou la création d’un département sur la e-democracy à l’Oxford Internet Institute (OU).
1.3.3. Perspectives
64Les quatre années à venir pourraient être consacrées à la structuration et à la diffusion des recherches françaises sur la « démocratie électronique ». Cela supposerait :
651. De parfaire les regroupements en cours, comme le réseau de recherche international « démocratie électronique » (DEL) créé avec le soutien du programme interdisciplinaire « Société de l’Information » du CNRS et membre du GDR/TICS (Groupement de recherche/Technologies de l’Information et de la Communication de la Société) afin :
de faire émerger des travaux souvent méconnus ou éparpillés et de croiser des approches disciplinaires trop fréquemment cloisonnées sur cette thématique (science politique, sociologie et sciences de l’information et de la communication pour l’essentiel) ;
d’étendre les réseaux susdits à l’international ;
de favoriser l’activité des jeunes chercheurs ;
de rassembler régulièrement sous forme de colloques, journées d’études, séminaires les chercheurs concernés ;
d’encourager la circulation des textes ;
de soutenir la structuration des publications, largement disséminées et cloisonnées, une revue électronique pouvant être envisagée.
66L’analyse de deux expériences étrangères pourrait s’avérer utile pour inspirer nos démarches futures, l’Oxford Internet Institute (OU) en Grande-Bretagne comme structure fédérative, en un seul lieu, de compétences scientifiques autour d’Internet, et dont la démocratie électronique est l’une des composantes ; le Cefrio (Centre Francophone d’Informatisation des Organisations) au Québec, centre d’études et de recherches combinant des partenariats forts entre universités, organismes scientifiques, et entités professionnelles et sachant organiser la valorisation des travaux engagés auprès de plusieurs types de publics. Il faut toutefois veiller à ne pas laisser la réflexion scientifique systématiquement dépendante d’une démarche de recherche opérationnelle, appliquée, instrumentalisée, comme en font profession certains appels d’offre venant d’organismes ministériels français ou de l’Union européenne.
672. De persévérer dans les travaux empiriques engagés en privilégiant les observatoires, garants d’une continuité et d’une permanence à l’opposé des effets de mode et des intérêts de circonstance, éventuellement déclinés en thématiques (sites municipaux, campagnes électorales, sites d’acteurs politiques, organes de délibération, vote électronique, etc.) ; en favorisant les interactions entre ces thématiques ; en donnant les moyens de procéder à des enquêtes nécessaires comme des entretiens auprès des « citoyens-internautes », exceptionnellement sollicités, dans la plupart des cas, seuls les dispositifs électroniques et leurs éditeurs étant investigués.
683. De favoriser des travaux théoriques, en partie liés aux recherches empiriques mentionnées. Il serait vraisemblablement approprié, outre la poursuite de thématiques déjà évoquées comme les modèles de citoyenneté, les contours de l’espace public numérique, les formes nouvelles de délibération, d’inciter, par exemple, à la production de recherches sur les instances de médiation et sur l’importance des dispositifs numériques dans les processus de décision politique.
1.3.4. Références
Références spécialisées
69Chambat P., 2003, « Démocratie électronique : quelques jalons dans la généalogie d’une question », Sciences de la Société, numéro spécial sur la « Démocratie Électronique Locale », Presses Universitaires du Mirail, p. 49-63.
70Loiseau G., 2003, « L’assujettissement des sites Internet municipaux aux logiques sociétales », Sciences de la Société, numéro spécial sur la « Démocratie Électronique Locale », Presses Universitaires du Mirail, p. 87-105.
71Monnoyer-Smith L., 2003, « Les enjeux du vote électronique, citoyenneté et participation locale ? », Sciences de la Société, numéro spécial sur la « Démocratie Électronique Locale », Presses Universitaires du Mirail, p. 126-145.
72Trautmann F., 2001, « Internet au service de la démocratie ? Le cas d’ATTAC », Les Cahiers du CEVIPOF, n° 30.
73Vedel T., 2003, « L’idée de démocratie électronique : origines, visions, questions », in Perrineau P. (dir.), Le désenchantement démocratique, Paris, Éditions de l’Aube, p. 243-264.
74Wojcik S., 2004, « La parole désamorcée. Les contradictions de la délibération démocratique à travers l’exemple des forums de discussion municipaux », in Castagna B., Gallais S., Ricaud P., Roy J.-P. (dir.), La Situation délibérative dans le débat public, Tours, Presses Universitaires François Rabelais, coll. « Villes et territoires », p. 235-248.
1.4. Droit, Administration et technologies de l’Information et de la communication (Danièle Bourcier)
1.4.1. Problématique générale
75Les institutions, les modes d’organisation collective et l’ensemble des rapports sociaux changent profondément avec le développement de la « société de l’information ». Le droit et l’administration n’échappent pas à cette révolution. Cette révolution prend peu à peu des formes variées qui conditionnent le programme de recherche qui doit être mobilisé.
Les types d’interactions disciplinaires
76On peut définir quatre types d’interactions, suivant qu’elles sont symétriques ou non, fortes ou faibles.
Le droit encadre la société de l’information. Comme il existe un droit de l’aviation ou un droit de l’espace, il existe un droit des technologies de l’information. Le législateur définit les orientations générales et les normes juridiques nécessaires pour adapter les règles anciennes aux nouveaux comportements et outils (signature électronique, cryptologie, droit pénal de l’informatique...). Mais l’instrument législatif est lui-même souvent inadapté pour trouver un accord sur les nouvelles règles. Les exigences de qualité de la norme juridique incitent à développer des modes de coordination innovants (forums législatifs...) qui deviennent des champs de recherche à l’intersection de la science politique, du droit et des réseaux numériques. Dans ce premier type d’interactions (type 1), les échanges entre droit et technologies sont asymétriques : on pose l’hypothèse que la régulation juridique pilote la régulation technique.
C’est au tour des technologies de l’information et de la communication d’encadrer les activités juridiques ou administratives. Mais les TIC, dans ce type d’interaction, ne créent pas des applications spécifiques au droit : on citera l’informatique de gestion et l’e-administration (téléprocédures) où les contraintes du domaine juridique n’ont que peu d’influence sur l’activité informatisable (gestion des tribunaux, paie, procédures administratives...). Les effets pratiques peuvent être très importants mais les interactions entre droit et TIC sont faibles. À la marge, des questions juridiques peuvent se poser (confidentialité des données) mais la recherche n’est pas impliquée directement dans ces interactions de type 2.
On se focalisera dans le type 3 non plus sur les activités juridiques mais sur les fonctions juridiques : fonction législative, fonction juridictionnelle, fonction administrative. Dans ce cas, une certaine conception des interactions entre droit et TIC est sollicitée. L’aide de l’informatique intervient au sein de ces fonctions à des niveaux cognitifs complexes : informer, légiférer, juger, qualifier, catégoriser, justifier, concevoir des normes, motiver, argumenter, prévoir, décider. On est dans le domaine de la représentation et de la simulation des institutions et des actions juridiques. Ce sont en général des outils d’intelligence artificielle qui répondront à ce besoin : systèmes experts, aide à la rédaction de textes juridiques (loi, contrat, formulaires administratifs...), banques de données juridiques, aide à l’argumentation, réseaux connexionnistes juridiques, etc. Les interactions sont fortes et nécessitent des équipes pluridisciplinaires intégrées. Les sciences du droit renouvellent leurs théories et peuvent être sollicitées pour simuler des actions juridiques (légistique, juge artificiel...). Elles sollicitent une réflexion de fond sur la normativité et le rôle de la justice à l’âge numérique.
Enfin on peut observer et inventer des formes alternatives aux procédures démocratiques traditionnelles pour s’accorder sur les normes (type 4). D’un côté, la fonction législative peut être mise en compétition avec des modèles de régulation plus soft (dispositifs de gouvernance, corégulation, autorégulation coordonnée comme Creative Gommons). De l’autre côté, la régulation par la technique intervient comme autre branche de cette alternative : les agents intelligents par exemple qui vont « faire la police », fournir des services sur Internet, ou gérer des droits d’accès (Digital Rights Management...). Nous sommes dans le monde de l’invention juridique, de la sérendipité législative voire du droit-fiction. Quels seraient les traits de la personne virtuelle ? Comment prévoir les effets des lois dans l’univers numérique ? Comment définir juridiquement la Lex Informatica ?
77Des réflexions sur l’évolution de la qualité et de l’efficacité des dispositifs démocratiques et sur les transformations du rôle de l’État accompagnent nécessairement ces travaux. Les interactions doivent être testées, ou peuvent émerger, car les deux mondes co-évoluent parallèlement. L’analyse des interactions nécessite d’élargir le cadre des disciplines interpellées à l’éthique et la philosophie du droit.
78Comme on peut le comprendre, les impacts des TIC dans le monde juridique et administratif sont plus ou moins profonds et solliciteront de l’expertise juridique et/ou des travaux de recherche. Cette typologie constitue une tentative de sérier les questions scientifiques ou techniques en jeu, en termes de compétences, d’anticipation, de disciplines, de moyens.
79Dans le type 1, ce sont les fonctions d’expertise juridique pointues qui devront être mobilisées en liaison avec des réseaux internationaux de juristes. Dans les types 3 et 4 ces travaux nécessitent intrinsèquement des équipes de recherche transdisciplinaires travaillant sur le long terme (veille scientifique et prospective).
80Évidemment, des interactions immédiates peuvent se produire au moment des impacts : les banques de données ont provoqué une réflexion sur la protection de la vie privée (noms propres dans les décisions) et sur les modèles de protection des contenus (contenus ouverts ou propriétaires).
1.4.2. Descriptions des orientations actuelles
81Les travaux de recherche concernant les interactions 3 et 4 visent à développer des perspectives croisées entre sciences juridiques et administratives d’une part, sciences et technologies de l’information d’autre part, et à mieux cerner l’importance des TIC dans la gouvernance de la société de l’information. L’informatisation de l’État et du droit est proposée comme un nouvel objet scientifique pour l’étude duquel des phénomènes émergents sont à identifier, des concepts et méthodes à construire.
Relier recherche, ingénierie et enseignement en informatique juridique
82Développées d’abord en interne à l’administration, les TIC deviennent, comme dans toutes les organisations post-tayloriennes, l’enjeu d’un nouveau modèle en réseau, à la fois d’échanges et de coproduction entre les acteurs du processus : l’État (par la démocratie électronique), l’administration (par les téléservices publics) et le citoyen (par l’accès à l’information et la participation au débat public). Le droit numérisé se transmet sur de nouveaux supports : les procédures se dématérialisent et la règle juridique s’inscrit dans des dispositifs techniques. Les TIC brouillent ainsi le rapport entre forme et contenu de la norme et participent à des applications dont la légalité peut échapper aux contrôles traditionnels. La « décision artificielle » insérée dans des organisations complexes comme l’administration ou la justice nécessite de maintenir l’équilibre entre des objectifs comme le droit à l’intimité, le secret, la transparence.
83Les exigences de sécurité, entre l’autonomie du décideur et l’égalité de traitement, et plus généralement entre rationalité, efficacité et adaptabilité, sont au cœur de ces problématiques nouvelles.
84Ces nouvelles applications, parce qu’elles nécessitent de penser l’organisation, les règles et la procédure en termes de systèmes d’information, enrichissent notre façon de concevoir le fondement des institutions. En retour, les technologies deviennent des outils pour penser l’informatisation des techniques de gouvernement.
85Face à ces enjeux, la recherche juridique et administrative va suivre de près l’évolution de ces techniques et leurs impacts institutionnels : convergence des réseaux de communication, des logiciels et des contenus, numérisation des corpus de textes, accès aux contenus, travail coopératif. Il ne s’agit pas seulement d’observer les impacts en aval par une sociologie des usages mais d’expérimenter, de représenter, de mesurer, de simuler les nouvelles techniques de gouvernement en amont, par une approche cognitive de la rationalité juridique et administrative.
86Recherche et expertise en ingénierie du droit nécessitent de comprendre les logiques de deux disciplines – le droit et l’informatique – et de les intégrer sur le terrain de l’action administrative. Les équipes poursuivent des travaux de recherche prospective et appliquée en informatique juridique, avec des partenaires publics (ministères) et privés (opérateurs et industriels), dans des réseaux de recherche européens, et, pour maintenir et transmettre cette expertise, contribuent à la double formation de jeunes juristes au niveau du troisième cycle dans plusieurs universités. Il devient fondamental de prévoir des enseignements interdisciplinaires spécialisés. L’aide à la décision judiciaire, l’administration face à la cybercriminalité, les rapports entre dispositifs techniques et régulation juridique et la modélisation de l’évolution jurisprudentielle sont des recherches s’inscrivant dans le type 3 et le type 4 des interactions cités ci-dessus et font déjà l’objet de cours appropriés voire d’outils de e-learning.
87Mais l’informatique juridique s’est élargie et intègre d’autres disciplines (sciences politiques, sciences cognitives, sciences économiques) pour tracer de nouvelles voies entre gouvernance, régulation technique et normes juridiques. Elle s’est aussi diversifiée en accueillant des concepts transversaux (la complexité) ou des modèles mathématiques (systèmes dynamiques, théorie du chaos).
88Ces orientations (Multidisciplinarité, Modélisation, Cognition) sont désormais soutenues par plusieurs structures et projets en France et en Europe.
Créer des réseaux interdisciplinaires
89Depuis février 1992 a été mis en place, au sein du département des sciences et techniques de l’information et de la communication (STIC) du CNRS, le Réseau thématique pluridisciplinaire (RTP) Droit et Systèmes d’information3. Ce RTP a fédéré disciplines et acteurs4 sur les thèmes développés plus haut pour ouvrir les projets à d’autres approches. Ces dispositifs sont des outils particulièrement efficaces pour faire remonter dans des réseaux d’acteurs, peu structurés au départ, des problématiques applicatives et des convergences scientifiques.
90Trois programmes spécifiques ont été lancés depuis par le RTP : l’un sur la gouvernance politique et technique d’Internet (École des mines et LIP6), le deuxième sur la modélisation du droit à Montpellier (LIRMM), le troisième sur les ontologies juridiques et le langage du droit à Paris et avec plusieurs universités.
91De plus, une recherche interdisciplinaire sur les modèles complexes en sciences du droit (soutenue par l’appel d’offres AGI Systèmes complexes en SHS) a été mise en place en 2003 entre le CERSA et le CREA.
92Enfin, l’approche cognitive du droit a été développée au cours d’une recherche qui a bénéficié du soutien du FNS dans le cadre de l’ACI Cognitique. Cette première expérience a montré l’intérêt des sciences cognitives pour penser l’ingénierie des connaissances juridiques et se prolonge dans plusieurs directions à partir de la notion d’interfaces cognitives pour le droit.
93Enfin ces travaux ont vocation à s’inscrire dans des réseaux européens thématiques ou des programmes de recherche.
Structurer les thèmes de recherche
94Concrètement, les travaux sont structurés en plusieurs sous-groupes de recherche :
• Régulation par le droit, régulation par la technique
95La question de l’effectivité de la norme juridique se pose de plus en plus dans le monde des réseaux. Le risque de construire une gouvernance opaque dans l’architecture des réseaux a été relevé par le biais des standards techniques. L’analyse de la façon dont les garanties juridiques (droit d’auteur par exemple) peuvent être traduites dans des dispositifs techniques de gestion des droits sur Internet devient un enjeu fondamental, juridique et industriel.
• Modélisation du droit et aide à la décision
96Après les systèmes à base de règles (systèmes experts), la recherche a porté sur les raisonnements sans règles. Sont justiciables de ce type de raisonnement les concepts indéterminés ou flous, les principes et valeurs. Le modèle connexionniste a été appliqué au raisonnement non monotone, ou au raisonnement par cas. Les réseaux connexionnistes sont utilisés pour tester les facteurs pondérés d’une appréciation discrétionnaire (préjudice esthétique, indemnisations diverses). Compte tenu de l’importance de la justification dans la décision du juge, des algorithmes ont été créés pour analyser la fonction des différentes couches cachées du réseau dans les étapes de construction du raisonnement.
• Langage du droit et ontologies juridiques
97Le rôle du langage est devenu un nouvel enjeu dans la communication entre l’homme et la machine. La confection de nouvelles interfaces permet d’augmenter la pertinence de la recherche d’information. Des ontologies spécialisées notamment dans les domaines du droit européen (droit social des travailleurs) ont permis de dégager les bases d’une architecture cognitive dédiée au droit. Une autre ontologie dans le domaine du droit d’auteur est en cours d’expérimentation. Les spécificités du langage juridique (langage quasi naturel, notions implicites, conceptualisation des actions, actes de langage) doivent être intégrées dans l’ingénierie terminologique.
• Légistique et administration électronique
98Ce dernier champ vise à établir des liaisons entre élaboration des normes, technologies et modèles de communication. Les études menées à la mission de codification de la Direction générale des collectivités locales et aidées par le GIP Droit et Justice ont permis d’évaluer de nouvelles pratiques d’écriture du droit, de consultations interactives et leurs impacts sur l’intelligibilité et l’accessibilité du droit. Les projets de modernisation dans l’administration sont porteurs de nouvelles dynamiques institutionnelles et participatives.
1.4.3. Perspectives
99Peut-on imaginer les applications futures des nouvelles technologies quelques années à l’avance ? L’expérience d’Internet a rendu modestes les milieux de la prospective.
100Le développement des TIC dans les institutions va connaître sûrement dans les prochaines années une courbe croissante : augmentation des utilisateurs, multiplication des usages, enchevêtrement des impacts. Phases de projets, d’évaluation, de ruptures se succéderont dans l’administration fortement influencée par les politiques publiques européennes en matière d’information et de communication. Les programmes de simplification ont déjà influencé les projets législatifs français. Il y aura un champ à explorer : l’évolution technologique de l’administration européenne et ses implications par rapport aux administrations nationales.
101Le domaine de la recherche impliquant les TIC est fortement dépendant des innovations techniques, des usages sociaux mais aussi des politiques publiques. L’accélération des interconnexions possibles et de la compatibilité des systèmes d’information laisse prévoir que la phase suivante devra se concentrer sur la notion de reconfiguration d’architectures et d’accès au contenu (logiciels libres et contenus ouverts).
102Un exemple peut être pris dans les usages d’Internet.
Un exemple de transformation : le droit d’auteur dans la société de l’information
103Internet ne modifie pas seulement nos systèmes de communication ; la connaissance – mais aussi ses traitements, ses accès, ses modes d’appropriation – est un enjeu de plus en plus important dans l’univers numérique. Comme toutes les techniques, le réseau numérique suggère des transformations de nos cadres conceptuels5. Le droit d’auteur est né dans un univers matériel où le droit de propriété visait des objets du monde réel, rivaux et exclusifs. Dans le monde de l’immatériel et de la communication instantanée, des questions nouvelles émergent comme par exemple l’équilibre entre créateur et utilisateur d’information. Comment les systèmes normatifs et en particulier législatifs prennent-ils ou ne prennent-ils pas en compte cette rupture ? Comment promouvoir un bien public de l’information et de la création tout en protégeant le droit des auteurs ? Les coûts d’opportunité (oppportunity costs) du système de réglementation par licences exclusives ne deviennent-ils pas trop élevés pour justifier aux yeux des internautes le maintien d’un tel modèle ?
104Les techniques juridiques traditionnelles sont articulées autour de la règle de droit, de sa mise en œuvre et de son contrôle. Pourtant les réseaux comme Internet révolutionnent les modes de circulation, de distribution et d’utilisation des œuvres. Le droit avait instauré les systèmes de contrôle par la gestion collective pour « couvrir les exploitations des œuvres ». Désormais l’auteur, mais surtout le producteur et l’éditeur, peuvent contrôler directement la manière dont les utilisateurs accèdent aux œuvres et les consomment6.
105On pourrait citer d’autres exemples de la façon dont il devient de plus en plus difficile de séparer les aspects juridiques et les aspects techniques. La copie privée non plus n’a pas le même sens dans l’univers analogique et l’univers numérique. L’univers numérique, d’un côté, autorise un accès aux œuvres à un coût de reproduction et de distribution quasiment nul mais, d’un autre côté, augmente les possibilités de contrôle et de rétention du droit d’accès.
106Le respect de la dignité de l’auteur et la grande complexité du droit d’auteur sont les deux idées qui ont été à l’origine de l’expérience Creative Gommons. Le projet est né à la suite de l’extension de la durée du copyright américain (70 ans), décision qui a fait prendre conscience d’une inadaptation croissante du droit et particulièrement des techniques juridiques aux nouveaux médias circulant sur Internet. Créées en 2001 par une équipe internationale de juristes issus du mouvement du logiciel libre, les licences centralisent un ensemble de protections allant de l’extension des libertés du domaine public aux restrictions du copyright. Le projet s’est étendu à vingt-quatre pays proposant une transposition en droit interne7. Ces protections sont proposées sur un site Web commun, qui guide les individus dans leur choix jusqu’à l’apposition de la licence sur l’œuvre à protéger. Technique juridique et technique informatique sont intrinsèquement liées dans ce dispositif.
Adapter ou reconfigurer l’univers normatif ?
107Revenons aux interactions entre droit et TIC.
108Le dilemme se pose en ces termes et il ne s’agit pas d’opposer les optimistes et les pessimistes dans une vision équilibrée du monde en évolution. Il s’agira à un certain moment de faire face à des choix politiques radicaux en veillant à ce qu’ils soient débattus dans les instances habilitées.
109Les systèmes juridico-politiques ont pour principale fonction de coordonner des actions dans les sociétés complexes. À l’heure de l’e-gouvernement, qu’en sera-t-il de leur légitimité en tant que systèmes de communication ? Comment situer la notion de société civile, de public good, ou de Bürgergesellschaft dans le contexte du e-gouvernement cher à la société de l’information européenne ? Nos institutions sont-elles de « bons systèmes de communication » notamment en situation de risque ? Quels sont les effets voire les dangers d’une administration tout-électronique ? Ces recherches commencées dans le cadre d’une coopération européenne doivent s’étendre à des travaux comparatifs sur la question de la gouvernance, de la démocratie et des technologies.
110Ces questions suscitent échanges et débats entre les communautés scientifiques et les autres acteurs intéressés (administrateurs, ingénieurs, élus). Elles devraient contribuer à faire émerger de nouvelles coopérations pluridisciplinaires autour de recherches innovantes tant au niveau national qu’européen et à développer des structures de recherche et d’enseignement européennes sur ces thèmes.
111Plus largement, il s’agit de sensibiliser les chercheurs en sciences humaines et spécialement en science administrative et en droit aux enjeux des mutations technologiques, et les chercheurs des sciences de l’information aux aspects sociaux et juridiques des outils et modèles qu’ils conçoivent.
La gouvernance, le droit et les STIC : de nouveaux enjeux pour la recherche juridique
112La gouvernance n’appartient pas, a priori, au monde du droit mais est en train de reconfigurer les politiques publiques dans le monde des réseaux.
113La notion moderne de gouvernance est apparue dans le sillage de la mondialisation de l’économie : elle représentait de nouveaux types d’organisation au sein des entreprises. Puis elle est passée du côté des institutions pour définir des dispositifs de régulation de l’action collective. Finalement, la gouvernance est venue cristalliser un besoin de renouveler les relations entre la société civile et les pouvoirs de décision, quels qu’ils soient.
114Dans des sociétés complexes, où une pluralité d’acteurs doit s’accorder sur la norme commune, l’équilibre entre droit et gouvernance est en train d’évoluer. Le législateur démocratique avait créé des assemblées pour fonder la loi sur une volonté commune. Mais les mécanismes de délibération législative ont perdu de leur efficacité et, partant, de leur légitimité.
115À l’heure des réseaux, la coexistence minimale entre droit et gouvernance est devenue nécessaire : les activités sur Internet font intervenir de nouveaux acteurs qui changent la perception des flux d’information qui doivent circuler entre la société et l’État. Les nouvelles possibilités et libertés que les technologies laissent entrevoir modifient les contraintes auxquelles nos lois étaient adaptées. Au-delà du droit et de la gouvernance, dans le monde numérique, les démocraties devront arbitrer constamment entre deux modèles : une économie close par des régulations enchevêtrées et une économie ouverte par des mécanismes de coordination. Les véritables choix politiques s’inscriront au cœur des dispositifs techno-juridiques qui les actionnent.
116Une série de principes et d’indicateurs ont été développés par le Conseil de l’Europe en 20048 pour montrer l’importance d’une vision holistique (c’est-à-dire intégrative) et non plus seulement instrumentale des impacts de la société de l’information. Mais il reste à observer le détail des usages et à valider l’hypothèse que ces nouvelles dynamiques influenceront la façon dont émergent les règles communes, en dehors des modes juridiques traditionnels. Le projet Creative Commons auquel nous avons participé en France puis à l’international est un cas type d’autorégulation sur Internet et un observatoire privilégié de pratiques de gouvernance pour échanger et partager des biens culturels.
117Les débats entre droit et gouvernance s’inscrivent donc dans une crise des techniques normatives traditionnelles et de la qualité de la loi à l’heure de la communication mondiale. À ce titre Internet peut devenir un observatoire de nouvelles procédures de gouvernance pour le droit. Analyser les moyens qui permettent de s’accorder sur les normes sur le Web peut renouveler les recherches sur de nouveaux types de gouvernance suscités par les réseaux numériques1.
1.4.4. Références
Références générales
118Savoir innover en droit. Concepts, outils, systèmes, Hommage à Lucien Mehl, Paris, La Documentation française, 1999.
Références spécialisées
119Bourcier D., Hassett P., Roquilly C. (dir.), 2000, Droit et Intelligence artificielle, Paris, Romillat.
120Bourcier D., Dulong de Rosnay M. (dir.), 2004, International Commons at the digital age ou la création en partage, Paris, Romillat.
121Gordon T., 2003, « A use-case analysis of legal knowledge-based Systems », in Legal Knowledge and Information Systems, JURIX 2003, Amsterdam, IOS Press.
122Lessig L., 2005, L’Avenir des idées. Le sort des biens communs à l’heure des réseaux numériques, Lyon, PUL.
123Sartor G., 2003, « Cognitive automata and the law », in The Law of Electronic Agents, Oslo, Unipubkriftserier, p. 67-114.
1.5. Éthique et technologies de l’information, de la communication et de la connaissance (Jean-Gabriel Ganascia)
1.5.1. Problématiques
124Le comité national d’éthique de la recherche s’intitule en réalité « Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé ». Cette dénomination atteste de ce que, en dépit de l’existence de la loi « informatique et liberté » votée précocement dans notre pays pour prévenir les abus en matière informatique, les questions d’éthique de la science sont essentiellement envisagées sous l’angle de la bioéthique, c’est-à-dire de la biologie, de la médecine et de leurs enjeux.
125Or, au même titre que les sciences du vivant, les sciences et les technologies de l’information bouleversent radicalement nos sociétés. Elles modifient nos modes de communication et nos styles de vie. Elles transforment les supports de nos mémoires, ce qui affecte la transmission des systèmes symboliques traditionnels sur lesquels se fondent les axiomes de la morale pratique. Pour en être plus insidieuses, les conséquences du développement des sciences et des technologies de l’information et de la communication n’en sont donc pas moins importantes que celles des sciences de la vie.
Sérier les questionnements
126Rappelons, en préalable, que l’éthique ne se restreint pas à l’évaluation des risques, encore moins à l’appréciation des peurs ou des enthousiasmes collectifs. L’éthique porte sur les comportements individuels. Elle suppose des volontés libres qui cherchent à faire advenir le bien. Cela sous-entend l’existence d’un système de valeurs au regard duquel le bien se définit. Mais ce qui importe ici, dans l’étude des conséquences du déploiement des technologies contemporaines, ce n’est pas le choix entre tel ou tel système de valeurs, c’est le déplacement des questionnements qui traditionnellement relèvent de l’éthique.
127Notons, de plus, que les représentations traditionnelles qui servaient de référence aux hommes de toutes les sociétés et à partir desquelles les notions de bien et de mal se définissaient, ont tendance à disparaître. La nouvelle criminalité sur Internet illustre bien ce besoin de repères : la plupart de ceux que l’on appelle les « hackers », ou plus exactement les « crackers », recherchent d’abord la prouesse technique. Ces virtuoses de l’informatique, qui utilisent leurs talents pour déjouer les systèmes de sécurité et décoder les cryptages, n’éprouvent aucun remords pour leurs méfaits. Les conséquences de leurs actes leur apparaissent abstraites.
128En d’autres termes, les modalités de la communication se transforment de sorte que tant la rapidité des transmissions que la sphère d’influence des individus s’accroissent dans des proportions considérables ; en conséquence, la portée de nos choix s’étend très au-delà de celle de nos yeux, de nos oreilles, de nos bras, de notre corps. Nous sommes amenés à savoir plus, à agir plus vite, plus loin, plus efficacement... Et notre responsabilité morale s’en trouve d’autant transformée, sans que l’on sache exactement de quelle nature sont ces transformations.
129Il conviendrait donc, peut-être, de remplacer les systèmes de valeurs anciens par de nouveaux systèmes de valeurs qui rendraient compte d’une double évolution, de l’évolution des capacités individuelles et de celle des références culturelles. Mais, sur quels fondements les nouveaux systèmes de valeurs doivent-ils reposer ? C’est là une question difficile que nous effleurerons à la fin de ce chapitre.
130Mais avant d’y répondre, et pour préciser les transformations qui ont cours, sérions d’abord les champs de l’activité humaine qui se trouvent affectés par l’évolution des technologies de l’information et de la communication, et, dans chacun d’entre eux, tâchons d’inventorier les questions qui se posent à nous. Par commodité, nous les avons regroupés en six grands domaines que nous énumérons ici rapidement avant de passer en revue les problématiques qui s’attachent à chacun :
atteintes à la vie privée ;
nouvelles pratiques commerciales ;
transformations politiques ;
délinquance informatique ;
atteintes à l’intégrité individuelle ;
risques et peur.
Atteintes à la vie privée
131Le premier, sans doute celui qui est le plus souvent mentionné, relève des violations de l’intimité individuelle. Les lois dites « Sécurité et liberté » montrent la précocité de cette préoccupation, du moins en France et en Europe, car aux États-Unis, la perception de ces questions est un peu différente de ce qu’elle est dans nos pays. Pour mesurer les enjeux, il faut savoir qu’aujourd’hui, si l’on croisait les données numérisées en provenance des cartes bancaires, des cartes de santé, des fichiers commerciaux, des téléphones mobiles, des titres de transport électroniques, etc., nous serions tous suivis à la trace, car nos déplacements, nos achats, nos visites chez le médecin, nos contacts téléphoniques sont tous enregistrés. Sans compter que les techniques de télédétection spatiale se perfectionnent à un tel point qu’elles enregistreront d’ici peu, à notre insu, tous nos mouvements.
132Heureusement, des raisons techniques et juridiques empêchent, pour quelque temps encore, l’exploitation et l’interconnexion de tous ces fichiers. À cet égard, les événements tragiques du 11 septembre 2001 nous ont montré à quel point le renseignement électronique était impuissant à prévenir des attaques terroristes. Mais, en dépit de cette vulnérabilité, la protection de notre vie intime se trouve grandement menacée.
133En guise de conclusion à ce paragraphe sur les atteintes à la vie privée, évoquons les techniques d’identification par radiofréquence (RFID en anglais). D’ici peu, nos clés, nos lunettes et nos habits seront frappés au coin d’une petite antenne et répertoriés dans un ordinateur central. On conçoit tous les bénéfices pratiques qu’en tireront les fabricants, les commerçants, les ménagères et les personnes désordonnées. Conséquence évidente : plus personne n’osera vous voler votre chemise, car s’il le faisait, il serait inévitablement rattrapé. Seul inconvénient, où que vous alliez, on saura quelle chemise vous portez, où et quand vous l’avez achetée, à quel prix vous l’avez payée...
Nouvelles pratiques commerciales
134Deuxième volet, l’économie et le commerce. Il est évident que les pratiques changent du fait de la mise en place de réseaux de télécommunication planétaires. Travail à distance, délocalisations, passation d’ordres sur Internet... L’économie mondiale s’est totalement transformée.
135À cette mutation de l’organisation du travail et des échanges répondent des changements dans les pratiques commerciales, ce qui ouvre sur de multiples questions.
Comment établir un régime fiscal équitable lorsque le commerce devient planétaire ?
Comment réguler des marchés sensibles, comme ceux du médicament, si tout le monde peut trouver, sur Internet, ce dont il croit avoir besoin ?
Comment se prémunir contre les pratiques déloyales ou les fraudes à la concurrence, lorsque les entreprises délocalisées échappent à la législation des États ?
• Principe de gratuité
136Notons que la principale cause des difficultés tient au principe de gratuité sur lequel repose une grande partie d’Internet, du moins de son usage. C’est ce qui a fait sa séduction. C’est maintenant ce qui risque de faire sa perte. En effet, il faut absolument trouver des moyens détournés pour financer les infrastructures et les services. De plus, la prolifération de courrier électronique inopportun, les SPAMs, ne pourra vraiment être enrayée qu’en introduisant la notion de timbre électronique, c’est-à-dire en sacrifiant le principe de gratuité.
137Ce principe de gratuité a aussi trouvé sa traduction en matière de logiciel avec ce que l’on appelle le « logiciel libre », open source en anglais, qui est distribué gratuitement. D’un côté, cette gratuité est hautement souhaitable, car elle donne à tous l’accès aux logiciels classiques, qui sont l’équivalent des génériques dans l’industrie des médicaments. D’un autre côté, le logiciel gratuit n’offre aucune garantie contre les malfaçons. Il peut tomber en panne, fourvoyer son utilisateur, faire perdre des données précieuses, sans que personne soit en mesure de porter plainte. Là encore, il faudrait trouver des solutions intermédiaires.
Politique
138Venons-en maintenant aux transformations politiques induites par l’usage généralisé des technologies de l’information et de la communication.
• Machines à voter
139En 2000, lors de l’élection présidentielle américaine, les machines à voter construites dans les années 1920 furent, du fait de leur usure, à l’origine de graves dysfonctionnements dans le comptage des voix. Il apparut alors nécessaire de les changer. Puisque nous sommes dans le monde de l’information, on songea tout naturellement à les remplacer par des systèmes de traitement de l’information, c’est-à-dire par des ordinateurs, ce qui aurait éventuellement permis de voter à distance sans avoir à déplacer les électeurs un dimanche.
140Toutefois, ce qui semble être un progrès, et qui aurait, sans doute, eu l’avantage de diminuer le taux d’abstention, pose deux problèmes, un problème technique et un problème politique.
141Au plan technique, le vote électronique est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, du moins tant que l’on souhaite conserver le secret du scrutin : comment s’assurer qu’une personne a bien voté de telle façon, sans lui renvoyer son bulletin de vote ? Or, si on le fait, on perd la confidentialité du vote...
142Au plan politique, on n’est pas certain que le vote à distance, en famille, soit compatible avec la solennité requise pour cet acte symbolique. De plus, il se peut que des pressions s’exercent sur le votant puisque rien ne garantit plus le secret de l’isoloir...
• Démocratie interactive
143Non seulement les procédures d’élection et de consultation changent, mais aussi les lieux de discussion et les modes d’argumentation évoluent si considérablement que les fondements mêmes des notions classiques de démocratie ou de représentation politique sont susceptibles de se transformer. À cela, il convient d’ajouter que les liens entre le territoire et la culture se distendent ; on parle parfois de déterritorialisation, ce qui signifie, par exemple, que l’on peut vivre de nombreuses années dans un pays sans en parler la langue car on conserve un lien étroit avec sa culture d’origine grâce au satellite et à Internet.
• Liberté d’expression
144Ce tour d’horizon des formes de gouvernement et des modalités d’action politique induites par les technologies de l’information et de la communication ne saurait passer sous silence les conditions d’expression qu’offre Internet. À l’évidence, nous disposons là d’un outil extrêmement utile, qui permet d’informer rapidement et facilement. Toutefois, son usage généralisé suscite une interrogation : peut-on tout dire, publiquement, sans contrainte ? L’existence de sites pronazis, les appels au meurtre, l’incitation à la haine raciale et à la guerre sainte sont-ils permis ? Et, s’ils ne le sont pas, du moins dans certains pays, comment faire en sorte que l’on dissuade, ou que l’on neutralise ceux qui diffusent de telles informations, lorsqu’ils habitent dans des pays où de telles législations n’existent pas ?
• « Hacktivisme »
145Certains groupes subversifs se sont même faits les spécialistes d’Internet. On les appelle les « hacktivistes », par contraction de « hackers » et d’« activistes ». Leur but est d’utiliser tous les moyens mis à leur disposition par les techniques modernes de l’information, pour mobiliser l’opinion et agir politiquement.
Nouvelle délinquance informatique
146Vol d’identité, escroquerie, jeu, extorsion de fonds, etc., toutes les pratiques anciennes se retrouvent, plus ou moins transformées, du fait de la médiation par les supports électroniques ; et à ces pratiques anciennes, il faut en ajouter de nouvelles, comme la fabrication et la diffusion de virus. Mais, ce sur quoi il faut insister, et ce qui rend cette criminalité plus sournoise et plus insidieuse, c’est que les criminels eux-mêmes n’ont pas conscience du mal qu’ils font. On se les représente bien souvent comme des héros, des prodiges d’intelligence et ils suscitent plus la sympathie que le mépris. Une éthique doit passer aussi par l’éducation. Il faut arriver à faire comprendre que, pour immatérielles qu’elles soient, les malversations n’en sont pas moins pernicieuses. Que la destruction du travail d’autrui, l’appropriation frauduleuse d’information, l’intrusion dans le domaine privé, la falsification, etc., sont hautement condamnables...
Atteintes à l’intégrité individuelle
147L’individu aussi, ou plus exactement son intégrité, est mis en cause, avec les nouvelles technologies.
• Propriété intellectuelle
148Son intégrité morale d’abord, et en particulier sa propriété intellectuelle : avec la diffusion libre des œuvres sur le réseau, les droits d’auteur sont souvent bafoués, d’autant plus que le principe de gratuité semble contrevenir à l’idée même de propriété intellectuelle. Qu’il s’agisse de livres, de musiques, de photographies ou de films, nous entrons dans un régime de contrefaçon généralisée, et ce en dépit des techniques dites de « tatouage » censées assurer la protection des œuvres.
• Mémoire
149Son intégrité psychologique est elle aussi menacée, conséquence du développement des supports externes de mémoire. Songeons qu’avec les techniques à l’étude dans les laboratoires, on pourra bientôt stocker l’intégralité du contenu du catalogue des livres et imprimés de la Bibliothèque nationale sur une feuille de 12 cm2 et d’un micron d’épaisseur. De plus, toutes les images et tous les sons de la vie d’un enfant pourront bientôt être enregistrés, en continu. N’y aurait-il pas des limites à imposer à ce stockage d’information ? L’individu doit être en mesure d’oublier, pour se construire. Si tout est enregistré, la mémoire et surtout l’imagination ne seront plus en mesure de faire leur travail...
150Et, à cette hypermnésie qui mettra à notre disposition tout notre passé et toute la culture du monde, fait pendant un risque d’amnésie, d’une amnésie double, amnésie individuelle d’une mémoire trop paresseuse pour apprendre quoi que ce soit, puisqu’elle aura été assistée en continu, et amnésie collective du fait que les supports d’information, tout en étant plus denses, deviennent de plus en plus fragiles : songeons qu’un CD-ROM ne dure pas plus de cinquante ans avant de devenir illisible.
• Cyborg
151Enfin, l’intégrité physique elle-même se trouve atteinte car, avec le développement des nanotechnologies, on songe à insérer des microcapsules dans le corps humain de façon à enregistrer en continu les paramètres physiologiques, ou à diffuser des médicaments continûment et de façon ciblée. Dès lors, le corps ne sera plus autonome ; il sera appareillé et assisté par des nanorobots qui l’accompagneront partout et en permanence. Faut-il imposer une limite aux développements de telles techniques ? C’est là encore une question ouverte.
Risques et peurs
152Une erreur dans le logiciel de pilotage d’un avion pourrait avoir des conséquences catastrophiques – on a vu ce qui s’est produit il y a quelques années lors d’un des premiers vols d’Ariane V ; une panne de machine risque de paralyser toute une administration ; la destruction d’un magasin de stockage ferait disparaître un pan de la mémoire administrative, ce qui conduirait à une forme d’amnésie bureaucratique assez inquiétante. Ledit « bug de l’an 2000 » montre toutefois à quel point ces risques peuvent être amplifiés outre mesure dans l’imaginaire collectif au point de se présenter comme apocalyptiques. Et des prophètes autoproclamés alimentent ces craintes collectives. Ainsi en va-t-il de Hugo de Garis qui prédit la destruction de l’humanité par des hordes d’« artilects », c’est-à-dire d’êtres artificiels doués d’intelligence qui seraient actuellement à l’étude dans son laboratoire. Dans un ordre d’idées analogue, Bill Joy, le fondateur de la firme SUN, annonçait, il y a quelques années, dans un article retentissant publié par la revue Wired et intitulé « Why the future doesn’t need us », (« Pourquoi le futur n’a pas besoin de nous »), que les nanotechnologies en se propageant conduiraient à un désastre écologique. Cependant, ces augures de malheur n’ont absolument aucun fondement. Sous prétexte d’éthique, des hommes comme Bill Joy ou Hugo de Garis ne cherchent que le sensationnel, ce qui d’ailleurs leur a assuré un certain succès.
153Les risques les plus grands ne sont pas ceux que l’on annonce de façon spectaculaire, et qui font état d’un cataclysme ou d’une catastrophe consécutive au développement technologique. Ils sont moins prodigieux. Ils tiennent aux changements sociaux, politiques et économiques induits par les technologies : Comment les rapports de pouvoir évoluent-ils au sein des entreprises du fait de la mise en place des ERP (« Enterprise Resource Planning ») ? Quelles seraient les conséquences d’un scrutin électronique à distance ? La symbolique républicaine du vote en serait-elle vraiment affectée ? En quoi la déterritorialisation modifie-t-elle les représentations collectives ? Comment les diffuseurs d’information nous manipulent-ils ? Jusqu’où le principe de gratuité du réseau peut-il fonctionner ? Quels effets pervers induit-il ? Comment lutter efficacement contre la « cybercriminalité » ? Quelles sont les conséquences effectives du développement des techniques actuelles (Internet haut débit, télédétection spatiale, RFID, etc.) sur l’intimité de la vie privée ?.. Autant de questions qu’il conviendrait d’étudier rationnellement, en mesurant précisément les effets réels de la dissémination des technologies de l’information, de la communication et de la connaissance dans la société de façon à parer au mieux, voire à anticiper leurs conséquences néfastes.
154Bref, les risques tiennent à l’ignorance de ce réel nouveau qui s’offre à nous. Ils tiennent à la confusion entre le réel et le virtuel, c’est-à-dire entre le réel et nos projections imaginaires sur le réel. Comment distinguer entre tous les messages qui nous sont envoyés, entre toutes les images qui nous sont présentées, ceux qui méritent de retenir notre attention et qui reflètent la réalité ?
155D’une façon plus générale, le réel et l’imaginaire, le réel et la fiction ont chacun un statut et une utilité. Nous avons besoin de percevoir la réalité, comme nous avons besoin d’exprimer des désirs et des craintes. Le risque avec les technologies de l’information, c’est que les deux modes, celui du réel et celui de la fiction, se confondent.
156Pour reprendre les termes d’un philosophe contemporain, Jean-Marc Ferry, selon lequel l’esprit se structurerait selon des catégories grammaticales, il convient de dissocier le mode de l’indicatif, celui de l’action effective, et le mode du subjonctif, qui exprime le souhait, le désir, la volonté. Or, le monde de l’information conduit trop souvent à confondre l’un avec l’autre.
1.5.2. Conclusion
157Enfin, pour conclure, réfléchissons à ce qui pourrait légitimer une éthique dans la société de l’information.
158Certains ont établi des règles de comportement. Voici, par exemple, les « dix commandements de l’éthique informatique » publiés par le Computer Ethics Institute.
Sans nous étendre sur le contenu de telles règles, leur existence pose deux questions.
I. | Tu n’utiliseras pas l’ordinateur pour nuire à autrui. |
II. | Tu n’interféreras pas avec les travaux informatiques d’autrui. |
III. | Tu n’espionneras pas les fichiers d’autrui. |
IV. | Tu n’utiliseras pas d’ordinateur pour voler. |
V. | Tu n’utiliseras pas d’ordinateur pour propager de fausses rumeurs. |
VI. | Tu n’utiliseras pas et ne copieras pas des logiciels que tu n’auras pas payés. |
VII. | Tu n’utiliseras pas les ressources informatiques d’autrui sans autorisation ou compensation. |
VIII. | Tu ne t’approprieras pas les acquis intellectuels d’autrui. |
IX. | Tu penseras aux conséquences sociales des programmes que tu écris. |
X. | Tu utiliseras toujours l’ordinateur avec considération et respect pour autrui. |
Portée de l’éthique
159La première a trait à la portée d’une éthique de l’informatique (ou d’une éthique informatique). S’agit-il d’une éthique professionnelle, d’une éthique limitée à l’exercice d’une profession, à l’égal de règles de déontologie, ou doit-on élargir cette éthique à la société moderne tout entière ?
160C’est bien évidemment là une question ouverte, mais j’ai tendance à penser qu’en la matière, on ne peut se restreindre au seul champ professionnel. Dès lors, l’équivalent de ce qu’est le serment d’Hippocrate pour les médecins, ou de ce que serait le serment des scientifiques envisagé il y a quelques années, semble insuffisant.
Légitimation de l’éthique
161La seconde question porte sur les justifications de cette éthique. Dans la mesure où la plupart des systèmes symboliques qui structuraient l’imaginaire collectif dans les sociétés traditionnelles se sont effondrés, ce qui servait de fondement aux règles de comportement admises par tous a disparu.
162Il faut donc trouver un fondement consensuel à ces règles éthiques que nous espérons formuler. Ce fondement ne pouvant plus reposer uniquement sur des représentations traditionnelles, issues, par exemple, de la religion, car ces représentations ne sont plus partagées, il convient de trouver ailleurs de tels fondements.
163Certains, comme par exemple le philosophe Luciano Floridi, proposent de recourir à des principes scientifiques pour fonder l’éthique de la société nouvelle. Plus précisément, puisque l’information joue un rôle central aujourd’hui, la notion d’entropie, concept clé de la théorie de l’information de Shannon, pourrait servir de fondement à une morale normative : tout ce qui tend à faire perdre de l’information, autrement dit à augmenter l’entropie, serait condamnable. Tout ce qui conduirait à diminuer l’entropie, c’est-à-dire à faciliter la communication en accroissant l’information, serait appréciable.
164Néanmoins, en dépit du fondement scientifique sur lequel elle repose, il n’est pas certain qu’une telle conception de l’éthique fondée sur un idéal de transparence absolue – c’est-à-dire sur l’égal accès de tous à la vérité totale – s’impose universellement. Certains préfèrent promouvoir l’individualité et les libertés individuelles. Dans ce cadre, on pourrait exiger d’avoir la possibilité d’échapper au fichage généralisé et incessant qui semble l’emporter partout. L’une des solutions préconisées pourrait être d’obliger les concepteurs des différentes technologies à autoriser des déconnexions et à permettre le brouillage des informations. Dès lors, il serait loisible à tout un chacun de se dérober à cette exigence de transparence et de mentir par omission. Quoiqu’elle puisse peut-être apparaître saugrenue à quelques-uns, cette idée demande à être prise au sérieux. Mais, si elle devait être suivie d’effet, quelles en seraient les conséquences ? Peut-on, dans une société, non seulement permettre le mensonge, mais de plus instituer comme règle la possibilité à tout un chacun de mentir ? C’est une question ouverte qui rappelle à certains égards la polémique sur le « droit de mentir » qui eut lieu à la fin du XVIIIe siècle entre Emmanuel Kant et Benjamin Constant.
165Quoi qu’il en soit des réponses que l’on apportera à telle ou telle des questions qui viennent d’être soulevées, nous percevons ici la multiplicité des problématiques d’ordre éthique qui se posent aujourd’hui du fait du déploiement généralisé des technologies d’information et de communication. Il serait certainement souhaitable que des collectifs interdisciplinaires réunissant des philosophes, des historiens, des sociologues, des juristes et des spécialistes des nouvelles technologies se réunissent pour aborder l’ensemble de ces questions. Or, si cela se fait assez couramment dans les pays anglo-saxons, ce dont atteste l’existence d’une conférence spécialisée (comme la conférence ETHICOMP qui se tient tous les dix-huit mois) et d’une revue, il semble qu’en France il y ait très peu de travaux sur ce sujet et que ceux qui existent relèvent plus souvent d’a priori idéologique que d’une véritable volonté d’élucidation.
1.5.3. Références
Références générales
166Computer Ethics Institute, http://www.brook.edu/its/cei/cei_hp.htm.
167Ganascia J.-G., 2004, « Éthique et technologie de l’information », conférence MURS-Collège de France, 27 avril 2004, publié dans les cahiers du MURS (Mouvement universel pour la responsabilité scientifique), n° 45, juin 2005.
Références spécialisées
168Constant B., Kant E., 2002, « Le droit de mentir », Mille et une nuits n° 426.
169ETHICOMP Journal : http://www.ccsr.cse.dmu.ac.uk/journal/.
170Ferry J.-M., 2004, Les Grammaires de l’intelligence, Éditions du Cerf, coll. « passage ». Floridi L., « Information ethics : from case-based analyses to theoretical foundations »,
171ETHICOMP98, republié dans ETHICOMP Journal (http://www.ccsr.cse.dmu.ac.uk/journal).
Notes de bas de page
1 O. Weijers, Le Maniement du savoir. Pratiques intellectuelles à l’époque des premières universités (XIIIe-XIVe siècles), Turnhout, Brepols, 1996 ; M. Carruthers, Le Livre de la mémoire. La mémoire dans la culture médiévale, Paris, Macula, 2002 ; M. Carruthers, Machina memorialis. Méditation, rhétorique et fabrication des images au Moyen Âge, Paris, Gallimard, 2002.
2 Mentionnons en particulier, pour les ordinateurs Apple, des logiciels comme NoteTaker, Devon Think ou Devon Agent.
3 Coordonné par le CERSA.
4 représentant 80 personnes, 15 équipes de recherche, 10 organisations et entreprises.
5 C. Paul, Avant-propos in L. Lessig, L’avenir des idées. Le sort des biens communs à l’heure des réseaux numériques, Lyon, PUL, 2005 : « Dans le cybermonde comme dans le monde réel, l’accès aux ressources et aux contenus peut être réglementé. Dans le second cas c’est le marché ou l’État qui fixent la nature et le degré du contrôle. Chacun sait que le cyberespace dispose de ressources aisément duplicables. La rareté n’est pas de ce monde. Chacun mesure donc qu’il s’agit d’un choix de société, d’options essentielles qu’il appartient aux citoyens, aux parlements, aux gouvernants de trancher », p. III.
6 Séverine Dussolier (dir.), « Le droit d’auteur : un contrôle de l’accès aux oeuvres ? », Cahiers du Centre de Recherches Informatique et Droit, Bruylant, 2000, Présentation.
7 Un réseau iCommons est en train de se structurer autour d’un réseau thématique européen : le chapitre français du projet est consultable sur <www.fr.creativecommons.org>.
8 Recommendation Rec (2004) 15 of the Committee of Ministère to member States on electronic governance <http://wcd.coe.int/>.
Notes de fin
1 Cet article est disponible sous contrat Creative Commons *Paternité – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France* accessible sous http://creativecommons.Org/licenses/by-nc-nd/2.0/fr/
Auteurs
Directeur de recherche CNRS, Centre Louis Gemet, EHESS – École des hautes études en sciences sociales INHA – Institut national d’histoire de l’art, 2, rue Vivienne, 75002 Paris
Chargé de recherche CNRS, Laboratoire Cultures et sociétés en Europe UMB, 22 rue Descartes, 67000 Strasbourg
ingénieur de recherche CNRS, CERTOP CNRS – Centre d’Étude et de Recherche Travail, Organisation Pouvoir, Université de Toulouse-Le Mirail, Maison de la Recherche, 5, allée Antonio Machado, 31058 Toulouse cedex 9
Directrice de recherche CNRS, CERSA – Centre d’études et de recherche en science administrative, Université Paris II, 10 rue Thénard, 75005 Paris
Professeur, Université Pierre et Marie Curie (Paris VI) LIP6 – Laboratoire d’informatique de Paris 6, 8, rue du Capitaine Scott, 75015 Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Communication et connaissance
Supports et médiations à l’âge de l’information
Jean-Gabriel Ganascia (dir.)
2006