Médiateurs et visions du monde
p. 101-117
Texte intégral
1À l’issue de l’examen approfondi de ces cinq nouvelles concernant l’environnement – et déjà de l’analyse plus quantitative qui l’a précédé – nous nous trouvons face à deux questions de fond, soulevées en comparant les stratégies d’énonciation des différents journaux : celle du rôle du médiateur et celle de la vision du monde dépeinte. Les deux questions sont bien entendu liées car elles concernent, en fait, la place et le rôle des médias dans la société, la manière dont la télévision s’intègre dans la vie sociale, la part qu’elle prend au maintien – ou à la dissolution – du lien social. C’est d’ailleurs parce que les médias sont profondément ancrés dans la vie de la société que leur étude nous informe sur celle-ci : c’est même la raison d’être du travail sur l’environnement que j’ai présenté ici. Il a consisté à analyser la façon dont la notion est construite socialement en cherchant son reflet dans les différents journaux télévisés. Au fil de la partie quantitative de ce travail, j’ai déduit un certain nombre de caractéristiques en termes de contenu. La partie plus qualitative m’a permis de mettre en évidence des différences dans les modes d’énonciation, les manières de parler d’environnement. J’ai pu ainsi donner un contenu à la notion d’environnement, mais aussi voir comment elle se prête à une illustration du fonctionnement des médias et à des constructions de modèles sociaux.
2J’aimerais maintenant réfléchir aux raisons et à l’importance de ces différentes stratégies énonciatives. Les journaux télévisés décrivent différentes réactions possibles du corps social face aux problèmes que pose l’environnement, excès de la Nature ou erreurs des Hommes. Leurs modes de médiation ne sont pas les mêmes. Pourquoi et quelles peuvent en être les conséquences ? Ont-elles une portée, au-delà du thème qui nous intéresse ici, l’environnement ?
3Pour répondre à de telles questions, il faut affronter toute la complexité des relations entre la télévision, ses téléspectateurs pris individuellement, et l’ensemble de la société. Il ne faut pas se contenter d’un simple modèle linéaire de transmission d’information. Il ne faut pas non plus proférer des jugements hâtifs sur les « effets » – généralement considérés comme néfastes – des médias. Les différentes chaînes de télévision, tout au long de la journée, apportent des informations, les contextualisent, présentent des savoirs et racontent des histoires. Leurs discours sont offerts à des publics très larges et pourtant ils sont consommés de façon dispersée, en famille ou individuellement. A priori, afin de comprendre la place de l’institution Télévision dans la société, nous aurons besoin de faire appel à plusieurs corps de savoir : la sociologie, bien sûr, pour la dimension collective de mise en œuvre du lien social, mais la psychologie aussi, pour les phénomènes cognitifs et affectifs qu’elle met en jeu, l’anthropologie pour étudier les pratiques, l’histoire pour en comprendre l’évolution. Sans parler des aspects économiques et juridiques que je n’aborde pas dans ce livre, mais qui sont éminemment instructifs en cette période de mondialisation des réseaux de communication et des entreprises médiatiques.
4Les deux questions qui se dégagent de cette analyse du discours sur l’environnement dans les journaux télévisés, celle du rôle du médiateur et celle de la « vision du monde », plus générale – sont intimement liées, mais abordons-les une par une. Dans un premier temps, le rôle du médiateur. Il s’agit ici, je le rappelle, de l’être discursif dessiné par l’ensemble des traces dans le texte laissées par « ceux qui parlent », l’image qu’ils y dessinent d’eux-mêmes, de leur activité. Il est l’image donc de toute une institution, une chaîne de télévision, productrice de discours, d’images, d’interviews, etc. J’ai justement retenu ce terme de médiateur de préférence à celui d’énonciateur, plus familier des linguistes, car il souligne davantage, me semble-t-il, la part que prend cet être discursif dans la proposition de relation faite au téléspectateur.
Le médiateur
5Le mot médiateur a deux sens courants. L’un est plus éloigné de celui que j’entends mettre en œuvre ici. Il désigne une personne qui s’entremet pour mettre des parties d’accord, tel le médiateur, ou ombudsman, qui s’interpose entre les usagers et l’administration. L’autre acception est plus proche de celle d’un agent de liaison : on dit de l’acétycholine qu’il est un médiateur chimique, car il transporte le signal nerveux d’un côté d’une synapse à l’autre, assurant ainsi la liaison entre cellules nerveuses (on parle aussi de neurotransmetteur). Dans un sens proche quoique plus métaphorique, la théologie chrétienne considère Jésus comme le médiateur entre Dieu et les hommes, et selon Durkheim, les rites et les totems agissent de même dans les sociétés dites primitives. Il s’agit là d’une personne qui intercède, qui sert de lien, et pas forcément dans un situation conflictuelle. Ce médiateur-là est proche, me semble-t-il de celui que je viens d’évoquer, être discursif inscrit dans le texte médiatique, qui assure le lien du téléspectateur au monde. C’est par ce biais, entre autres, que les médias s’inscrivent dans le tissu social.
6Chaque chaîne construit un médiateur, qui sert donc d’« agent de liaison » entre le téléspectateur et le monde, un être composite, à voix multiples, mais dont nous avons pu cerner l’unité. Le médiateur de TF1 n’est pas le même que celui de France 2, mais chacun d’eux est relativement cohérent, et constant dans le temps. C’est par la construction du médiateur et par celle de son destinataire, lui aussi dessiné dans le texte, que passe le contrat de lecture proposé au téléspectateur. Ce n’est que si celui-ci se reconnaît dans le destinataire construit, que s’il apprécie la relation qui lui est proposée dans le texte – et ce de façon cohérente et durable dans le temps – qu’il restera fidèle à ce journal télévisé. Si cette proposition de relation fluctue ou présente des éléments contradictoires, la perte d’audience est inéluctable.
7Je viens, dans le chapitre précédent, de cerner un médiateur très présent dans le journal télévisé de TF 1, détenteur de savoir, expliquant les événements, le cas échéant dénonçant les responsabilités en son nom propre, et mettant en scène son activité de médiation. À France 2, le médiateur était bien plus effacé, citait plutôt les informations ou les opinions des acteurs de l’événement, soulignait moins son propre travail, usant de la plaisanterie ou d’un ton lyrique pour marquer une certaine distance. Le médiateur de France 3 était assez semblable à celui de France 2, mais il marquait moins la distance, le résultat étant plus institutionnel, plus « sérieux ». Sur Arte, l’absence de présentateur contribuait encore plus à construire l’idée d’une vision directe sur le monde. Il s’agit bien de constructions différentes : dans tous les journaux, les événements traités ont d’abord été choisis, et nous avons vu à quel point ce choix pouvait être différent selon les chaînes, puisque durant ce mois seulement trois nouvelles ont été traités par l’ensemble des quatre journaux. Ensuite, chaque journal a choisi certains aspects de l’événement à développer, les personnes à interviewer, les images à montrer, etc. Si l’activité de médiation existe pour tous les journaux télévisés, la différence constatée provient de sa mise en scène.
8On peut se demander d’abord comment on en est arrivé à cette différence de stratégie énonciative, et pourquoi ? L’histoire du présentateur – figure emblématique du journal télévisé, bien qu’il ne soit qu’un des éléments qui participent à la construction du médiateur – illustre bien l’évolution de l’ensemble. Le présentateur n’est pas apparu tout de suite dans l’histoire du journal télévisé français : le premier journal date de 19491 mais le premier présentateur visible apparaît seulement en 1954. La télévision a mis un certain temps à prendre conscience d’elle-même, à se rendre compte qu’elle était autre chose que de la radio illustrée ou des actualités cinématographiques télédiffusées. À l’époque du présentateur « ventriloque2 », quand celui-ci se contentait de lire un texte sans le marquer de sa propre empreinte énonciative, la télévision parlait peu d’elle même. Elle prétendait nous montrer le réel comme si nous y étions. Comme l’écrit Marlène Coulomb-Gully, la présence sur place du reporter « témoign[ait] de la véracité des faits avec lesquels il a[vait] été en contact direct et qu’il a[vait] lui-même observés3 ».
9Au début, plusieurs présentateurs se succédaient au cours d’un même journal, traitant un sujet après l’autre sans enchaînement. Marlène Coulomb-Gully a bien fait remarquer à quel point le présentateur unique assure la continuité du journal. On en saisit l’importance en revoyant ceux des années 50 qui sont une succession de sujets – bien plus longs que ceux d’aujourd’hui – présentés par des personnes différentes. À partir de 1959, un seul journaliste présente l’ensemble du journal (mais il change d’un jour à l’autre), et à partir de 1965, des journalistes spécialistes viennent partager l’espace du plateau. Le présentateur vraiment unique, qui revient chaque soir, ou presque, et dont on pourra dire que c’est « son » journal, apparaît à Antenne 2 en 1971, à TF1 en 1975. Sur TF1, ce premier présentateur unique sera Roger Gicquel, un homme dont le style a très fortement marqué cette transition. Présent à l’antenne de janvier 1975 à décembre 1980, il a été le premier à briser le mythe de la transparence du média. En 1981, Eliséo Véron écrit à son sujet : « Le méta-énonciateur moderne vise l’effet opposé [à celui du médiateur traditionnel] : il crée une distance, non pas entre nous et lui, mais entre lui et le réel. Chez lui, l’objectivité se mesure, non pas au poids du témoignage, mais à sa capacité de créer l’espace nécessaire à l’évaluation, l’interrogation, la prudence, devant des nouvelles qui arrivent et qu’il est souvent difficile de trier4 ».
10Avec Roger Gicquel, la télévision a commencé à parler d’elle-même, à parler de son travail. Elle a construit un médiateur qui exprime ses doutes et ses interrogations. Roger Gicquel s’adressait au téléspectateur aussi avec des gestes et des mimiques, lui proposait une relation plus intime que ses prédécesseurs, exprimait des sentiments personnels : on a très souvent cité son fameux « La France a peur » prononcée après l’assassinat d’un enfant. Cependant, il faut restituer la phrase entière : « La France a peur et c’est un sentiment qu’il faut que nous combattions parce qu’on voit bien qu’il débouche sur des envies de justice expéditive5 ». La phrase complète illustre d’ailleurs encore mieux l’implication personnelle de Roger Gicquel dans son discours.
11En même temps qu’elle dessinait ce nouveau médiateur, la télévision esquissait la place d’un destinataire capable de partager ses doutes, prêt à essayer de forger sa propre opinion sur le monde. Une relation de complicité est proposée ainsi au téléspectateur quand en substance le présentateur dit « Je n’en sais guère plus que vous », une relation symétrique dans les termes de Gregory Bateson6. Et nous avons vu dans le premier chapitre l’importance que peut avoir cette symétrisation de la relation proposée, qui met le récepteur sur un pied d’égalité avec le récepteur.
12Le journal télévisé de 20 heures de TF1 est remarquablement stable depuis une dizaine d’années, autour du présentateur Patrick Poivre d’Arvor arrivé en 1989. Ses parts de marché n’ont pratiquement jamais cessé de croître. En revanche, le 20 heures de France 2 se débat dans des difficultés. Alors qu’avant la privatisation de TF1, (votée en 1986 et effective en 1987), le journal de France 2 devançait celui de TF1, il n’a cessé de perdre du terrain. La bascule s’est faite entre 1988 et 1989, quand le ratio des pourcentages de la population accordant leur confiance à TF1 par rapport à France 2 est passé de 33 % contre 39 % à 37 % contre 30 %7. La tentation alors a été forte pour France 2 d’essayer de copier la formule gagnante de TF1, avec moins de moyens, et au risque de perdre sa spécificité.
13Depuis le recueil du corpus analysé ici, le journal a encore connu une existence mouvementée. Albert Du Roy a fait un bref passage (d’août 1997 à juin 1998) comme directeur de l’information et le présentateur Bruno Mazure a été congédié en octobre 1997, malgré de nombreuses protestations de téléspectateurs. Or nous avons justement vu à quel point son ton distancié et son humour incarnaient le médiateur effacé. Le direction de France 2 avait donc perdu là un des traits caractéristiques de son journal. Albert Du Roy tenta également un changement de format qui fit long feu. Enfin, après le départ de ce dernier, remplacé par Pierre-Henri Arnstam, suivi de celui du présentateur Daniel Bilalian, Claude Sérillon a pris la fonction de présentateur principal le 17 août 1998, Béatrice Schonberg gardant les week-ends. L’arrivée de Claude Sérillon a été bien accueillie par la presse, les audiences ont un peu remonté et surtout il semble avoir su différencier son journal de celui de TF1.
14L’espace du plateau où officie le présentateur a bien entendu évolué lui aussi pendant cette période. Si, aux débuts du journal télévisé, « l’espace-temps du média était réduit à la restitution orale de ce qui se passait ailleurs8 », le présentateur a peu à peu occupé l’espace du plateau, physiquement et moralement. Cet espace s’est élargi, animé, il est devenu le lieu où arrive l’information : alors que le décor était initialement fait de simples panneaux, on a vu apparaître des écrans de contrôle, voire toute la régie en arrière plan, comme au 20 heures actuel de TF1.
15Ces dernières années, l’espace du plateau s’est beaucoup modifié à France 2 alors que TF1 a su faire preuve, là aussi, d’une grande stabilité. Lors du recueil du corpus examiné ici, la solitude du présentateur de France 2 était fortement soulignée. Il était assis à une table en forme d’anneau dans un grand studio vide aux murs presque blancs. D’étranges prises de vue plongeantes, faites depuis le plafond, à la verticale du centre de l’anneau, mettaient bien en évidence cet isolement. Au printemps de 1996 le présentateur est entré dans l’anneau, qui s’est en quelque sorte ouvert en deux parties pour former un bureau. Ensuite, lors de l’essai de changement de formule proposé par Albert Du Roy, le présentateur a pendant un temps été incrusté sur fond noir. C’était ainsi, hors du monde, qu’apparaissait Guillaume Durand, le présentateur du journal de feu la Cinq. À présent, le journal a repris une forme plus classique, avec une carte stylisée du monde, dans des tons de bleu, en fond derrière le présentateur9. Deux bandes d’écrans, de part et d’autre de la carte, sont rarement visibles.
16Aussi bien à TF1 qu’à France 2, les écrans du décor ne renvoient que des images floues. Ils symbolisent quand même un aspect du travail de médiation : les images du monde arrivant dans le studio10. Médiateur fort oblige, le présentateur de TF1 s’interpose entre elles et nous, les écrans de contrôle étant derrière lui. De même, on voit travailler des personnes dans le fond : encore une mise en scène de l’activité de médiation, comme nous en avons relevé de nombreux exemples lors de l’examen comparé des nouvelles. À France 2, ce travail de médiation est moins mis en avant. Enfin, au moment de cette étude, il n’y avait pas de présentateur du tout dans le 8 1/2 d’Arte : l’énonciateur d’Arte faisait semblant de ne pas être là11. Depuis, la chaîne est rentrée dans le rang et diffuse un journal avec présentateur, « Arte info », de 19 h 45 à 20 h 15. Pour son décor, Arte s’est aligné sur un modèle proche de celui de TF1 avec une équipe au travail dans le fond. Visuellement, la chaîne passe d’un médiateur quasi absent à un médiateur très présent.
17Une grande stabilité à TF1, tout comme à France 3, mais une spectaculaire instabilité sur France 2 – en d’autres termes une proposition de contrat de lecture qui fluctue. On ne peut alors s’étonner des difficultés d’audience qu’a connues le journal. Revenons néanmoins à l’évolution à plus long terme des différents journaux télévisés. France 2 semble avoir conservé une part de l’héritage de Roger Gicquel, celle de la distance que marque le médiateur par rapport aux informations qui lui arrivent. TF1, en revanche, a construit un énonciateur très présent, dont l’activité est sans cesse mise en scène. C’est un énonciateur qui sait, qui interprète, qui parle en son nom propre, qui dénonce le cas échéant. C’est un énonciateur qui se place entre son destinataire et le monde, comme l’illustre d’ailleurs le cadrage des présentateurs de TF1 : leur visage remplit l’écran, alors que ceux de France 2 ou de France 3 sont souvent filmés en plans moins rapprochés et qui laissent voir leurs notes sur le bureau.
18En même temps, des destinataires (êtres discursifs dans lesquels se reconnaîtront ou non les téléspectateurs réels) fort différents sont esquissés. Celui de TF1 a besoin d’un médiateur – au sens littéral – entre lui et un monde complexe ou menaçant qu’il n’a pas les moyens de déchiffrer lui-même. Celui de France 2 ou France 3 est davantage capable et même désireux de se faire sa propre opinion. Le destinataire du 8 1/2 d’Arte était, quant à lui, apte à se débrouiller tout seul, sans présentateur, face aux événements du monde. Les différents journaux ont donc adopté des stratégies d’énonciation fort différentes, le journal de TF1 proposant une relation bien moins symétrique à son spectateur que les autres. Le destinataire de TF1 n’est pas construit comme ayant les mêmes capacités d’analyse que le médiateur. La relation proposée est plutôt complémentaire, dans les termes de Bateson : le médiateur sait, juge, défend les intérêts des victimes, protégeant ainsi son destinataire, lui-même victime potentielle, d’un monde difficilement interprétable.
Le besoin de médiation
19Il me semble important de comprendre la position de ce spectateur désarmé et passif qui est ainsi proposé au téléspectateur de TF1, sans la condamner immédiatement. Il faut bien reconnaître que l’ouverture sur le monde qu’a permis l’avènement de la télévision n’est pas nécessairement facile à vivre. Interpréter le monde exige que l’on soit armé pour le faire, armé d’expérience, armé de savoir. Comment faire face à des nouvelles venant de loin, de tous les points du monde, souvent catastrophiques, déchiffrer des informations complexes, d’ordre économique, technique, etc.? Comment, sinon les intégrer, du moins les organiser pour qu’elles fassent sens, si l’on n’a pas les outils culturels, intellectuels, voire affectifs pour le faire ? La présence d’un médiateur qui s’interpose entre le téléspectateur et ce monde plein de bruit et de fureur peut être indispensable.
20Si ce médiateur interposé vient à manquer à celui qui en a besoin, l’angoisse suscitée peut être grande devant un monde qui semble alors dépourvu de repères. Dans l’une de mes enquêtes, une téléspectatrice, dans un contexte quelque peu différent, a exprimé son désarroi ainsi : « On a l’impression que dans le studio, il y a les mots qui partent et qu’il n’y a personne pour les arrêter, ni journaliste, ni caméra, ni rien. » Cette réaction a été recueillie lors l’étude en réception des émissions scientifiques dont j’ai parlé dans le premier chapitre. La téléspectatrice trouvait insuffisante la médiation du journaliste, Paul Amar (également présentateur du journal télévisé de France 2 à ce moment-là) face au discours, étrange pour elle, d’un scientifique. Pourtant d’autres téléspectateurs, munis d’un bagage culturel plus important, avaient été ravis de ce qu’ils interprétaient comme un contact très direct et symétrique avec ce savant, déclarant par exemple : « On aurait pu être son pote, s’il avait été là et on aurait pu lui poser des questions. » Pour eux, ce médiateur effacé était parfait12.
21Ces deux types de réactions montrent bien à quel point les relations au savoir que la télévision met en jeu sont complexes, et ce, à plusieurs niveaux. Elles font appel non seulement aux capacités cognitives des téléspectateurs mais également à leurs ressources affectives. Et pourtant il ne suffit pas de s’en tenir à une approche en termes de psychologie individuelle, tant l’ancrage les individus dans des histoires et des expériences sociales partagées est tenace, à plus forte raison dans une société médiatisée. Il me semble que les travaux du psychanalyste Donald Winnicott, par l’importance qu’il a toujours accordé à l’environnement social dans le développement individuel, peuvent nous aider à analyser l’expérience d’un individu cherchant à appréhender le monde. Winnicott accordait une très grande importance, pour le développement du nourrisson, à ses interactions avec son environnement affectif. Selon lui, il se crée peu à peu entre le bébé et sa mère ce qu’il a appelé un espace potentiel, ni tout à fait externe au bébé, ni tout à fait interne. Occupé au départ par le fameux objet transitionnel, nounours ou doudou, qui aide l’enfant à concevoir la séparation d’avec sa mère, cet espace initial s’élargit progressivement pour devenir le lieu d’un « échange significatif avec le monde, un processus à double direction où l’enrichissement de soi alterne avec la découverte de la signification dans le monde des choses vues13. » Il faut, pour que ce processus réussisse, surtout que la mère soit « suffisamment bonne », selon l’expression de Winnicott, que par sa fiabilité elle suscite chez son enfant le sentiment de confiance nécessaire pour permettre son autonomisation progressive. « L’espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l’enfant et la famille, entre l’individu et la société ou le monde, dépend de l’expérience qui conduit à la confiance14. » Cette confiance dans les autres, mais aussi en ses propres capacités, permettra à l’enfant, puis à l’adulte, d’affronter le monde – à condition d’avoir pu créer un espace potentiel suffisamment large.
22Cependant, un approche purement en termes de psychologie individuelle me paraît insuffisante. À force de récuser les déterminismes sociaux, on en arrive quelquefois à oublier combien le bagage intellectuel et l’expérience vécue d’une personne conditionnent sa capacité à déchiffrer l’actualité. Or, les travaux de Pierre Bourdieu et de Jean Claude Passeron15 avaient suffisamment montré combien le « capital culturel » dépend fortement des origines sociales du porteur. Une personne acquiert d’abord cette sorte de confiance fondamentale dont parle Winnicott, ensuite une expérience personnelle et des outils intellectuels, tous éléments nécessaires à l’interprétation du monde. La possibilité de disposer des ressources nécessaires et la capacité à les exploiter dépend de façon complexe d’une histoire personnelle et collective.
23Winnicott avait lui-même souligné à quel point le développement individuel dépendait des conditions sociales environnantes. Ce fut même l’une de ses préoccupations majeures, en particulier pour s’être occupé de jeunes délinquants pendant la Seconde Guerre mondiale. Il décrivait, dès 1950 dans un article intitulé « Le sens du mot “démocratie” », la difficulté qu’éprouve toute personne à appréhender le monde de façon à pouvoir en devenir citoyen :
« Les individus ne peuvent pas aller plus loin dans la construction d’une société qu’ils ne le peuvent dans leur développement personnel. Toutes ces raisons font que nous ne considérons pas [l’emploi de termes tels que16] “citoyens du monde” sans un certain scepticisme. Seuls peut-être quelques grands hommes (ou femmes), ayant atteint un certain âge, sont allés assez loin dans leur propre développement pour être en droit de penser en termes aussi larges17. »
24Lier ainsi l’échelle individuelle et l’échelle sociale est indispensable pour comprendre le fonctionnement des médias. Leur consommation est à la fois un acte individuel et un acte social. On pourrait de même faire un parallèle entre le fonctionnement des médias et ceux des contes pour enfants. Se faire raconter un conte est à la fois une expérience individuelle, souvent très marquante, et une expérience culturelle, le partage d’une histoire avec son groupe18. Les médias apportent certes de l’information mais ils servent surtout – en particulier dans le cas d’un médiateur fort qui interprète le monde – à lier l’individu à un monde trop vaste dont la vue s’impose à lui, et dont il n’a pas forcément les clefs.
25La métaphore spatiale de « l’espace potentiel » de Winnicott me semble particulièrement heureuse : elle s’applique littéralement au champ de vision qu’offrent les médias. Plus l’horizon s’éloigne, plus il devient difficile d’interpréter les événements qui s’y déroulent. À une époque pré-médiatique, il suffisait de comprendre l’actualité de son village, de son canton peut-être. La presse écrite, la radio puis la télévision ont rendu de plus en plus présents, puis visibles, des lieux ou des domaines de plus en plus éloignés de nos cadres de référence habituels. Ils ont élargi « le monde des choses vues », pour reprendre l’expression de Winnicott. Se pose alors la question pour un individu de savoir s’il est armé pour affronter seul ce flux de nouvelles ou s’il a besoin qu’un médiateur fort s’interpose pour les expliquer et les juger.
26Le concept d’espace potentiel en tant qu’espace métaphorique à l’échelle duquel un individu a les moyens de créer du sens est très utile pour analyser la relation entre un journal télévisé et ses téléspectateurs. Cependant, et contrairement à Roger Silverstone19, je n’assimile pas la télévision à un objet transitionnel. En effet, celui-ci était pour Winnicott non pas un véritable objet mais partie d’un processus de création, d’apprentissage de la différence entre moi et non-moi. Ensuite, l’espace potentiel prend la relève en tant que lieu de gestion des relations avec le monde :
« L’objet est voué à un désinvestissement progressif et, les années passant, il n’est pas tant oublié que relégué dans les limbes. […] S’il perd sa signification, c’est que les phénomènes transitionnels deviennent diffus et se répandent dans la zone intermédiaire qui se situe entre la “réalité psychique interne” et “le monde externe tel qu’il est perçu par deux personnes en commun” ; autrement dit, il se répandent dans le domaine culturel tout entier20. »
27Aujourd’hui, on vante souvent les bienfaits de la circulation de l’information, brandissant des métaphores comme celles de « société de transparence » ou de « village global », prédisant à tous un accès prochain, grâce à Internet, à tous les savoirs du monde. Face à ce lyrisme débridé, certains auteurs expriment leur inquiétude, comme moi ici, devant l’écart croissant entre « le monde des choses vues » que nous propose les médias actuels et les capacités de tout un chacun à y créer du sens. Le sociologue danois Peter Dahlgren le dit dans un livre dont le titre, « Télévision et espace public : citoyenneté, démocratie et médias »21, ne rend compte que partiellement du soin qu’il met à relier les niveaux individuels – faisant lui aussi appel à la psychanalyse pour introduire de la subjectivité affective dans une vie publique trop souvent prétendue rationnelle – et le niveau collectif de constitution de lien social :
« Du point de vue de l’expérience socioculturelle, la télévision devient une ressource dont les discours mythiques nous aident à traiter et à organiser nos propres expériences et servent de médiateur entre les horizons de notre monde quotidien et ceux qui se trouvent au-delà de notre réalité immédiate. Cette médiation aide à situer et à valider le quotidien en termes symboliques plus larges, donnant un sentiment de cohérence cosmique22 »
28Une telle analyse est a rapprocher de celles du sociologue britannique Anthony Giddens qui a souligné de façon générale les besoins de « sécurité ontologique » qui hantent tous les membres de la société. Giddens s’est peu intéressé au rôle des médias, mais Roger Silverstone, son collègue au London School of Economies à Londres, applique de telles notions à une analyse très fine de la manière dont les médias se glissent dans le tissu de la vie quotidienne23. De la même façon, en France, la vision directe sur la guerre du Golfe offerte aux téléspectateurs avait inspiré cette mise en garde à Dominique Wolton :
« Plus il est facile d’avoir de l’information du monde entier, plus on s’aperçoit de l’importance de l’environnement sociocognitif qui lui donne sens. On peut tout voir du monde mais ce sont les clés permettant de comprendre réellement ce que l’on voit qui font défaut24. »
29Face à un monde perçu comme étant de plus en plus complexe, il existe donc des besoins plus ou moins grands de médiation, et qui ne sont pas les mêmes pour tous. Les différents journaux télévisés – tout comme les quotidiens de presse écrite – fort logiquement y pourvoient différemment. TF1 prend en charge cette tâche d’interprétation du monde, plus que France 2 ou France 3, et surtout qu’Arte. De plus, elle le fait explicitement, c’est à dire que la chaîne choisit de mettre en scène sa propre activité de médiation. Comme toutes les autres chaînes, TF1 a choisi les nouvelles, les plans de ses caméras, les personnes interviewées. Mais contrairement aux autres, elle a aussi choisi de bien le faire voir. Les autres journaux télévisés, ceux de France 2, de France 3 ou d’Arte ne sont pas CNN, ils ne produisent pas du direct « brut de décoffrage » (à supposer que cela puisse exister, CNN aussi choisit ses nouvelles, ses plans, ses interviews, etc.). Mais dans la mesure où ils construisent un énonciateur qui s’efface davantage, comme pour laisser une vue directe sur le monde, ils s’adressent à des personnes qui se sentent à même de l’interpréter. Ils peuvent, en revanche, éveiller les inquiétudes de ceux qui, pour diverses raisons, n’ont pas « les clés » pour le faire.
Visions du monde
30Reste à examiner l’autre élément de choix de stratégie énonciative : les visions du monde que proposent les chaînes. Dans les journaux télévisés de France 2 (et France 3 aussi) nous avons vu décrit un corps social susceptible de réagir face aux aléas de la vie, alors que TF1 décrivait des individus isolés et abandonnés. J’ai pu le montrer tout au long des cinq nouvelles analysées. En décrivant l’activité de l’armée de l’air, les travaux de réparation de la voirie, le sang-froid des habitants, lors des inondations ou les manifestations des employés du magasin dont le permis de construire venait d’être annulé, France 2 a mis en scène des réactions collectives à différents niveaux, là où TF1 a décrit le sort d’individus isolés et impuissants. France 2 a construit un collectif capable de réagir ainsi face aux difficultés, là où TF1 a montré plutôt des individus abandonnés et sans ressources. Or, France 2 est une chaîne de service public, qui s’adresse, par définition, à un collectif de citoyens. C’est eux qu’elle dépeint en train de mettre en œuvre les ressources d’entraide et de secours. Et un citoyen en démocratie est supposé autonome, capable de juger et d’interpréter, puisqu’il doit pouvoir voter en connaissance de cause. Le destinataire de France 2, celui de France 3 aussi, est ce citoyen autonome, d’où justement l’effacement du médiateur dont la fonction d’interprète du monde n’est pas nécessaire. Arte, chaîne thématique culturelle, créait avec son journal « tout en images » un collectif encore plus restreint d’individus à forte capacité intellectuelle. C’est sans doute pour cette raison qu’elle combinait une vision du monde peu collective et plutôt technique, avec un effacement extrême du médiateur. Son destinataire avait largement les moyens de se débrouiller tout seul.
31Ces visions du monde très différentes opposent essentiellement des chaînes de service public à TF1, chaîne commerciale qui s’adresse à un collectif large défini comme un ensemble de consommateurs de télévision. La logique économique commande même que ce collectif soit le plus large possible et je pense que TF1 est devenue une chaîne populaire, dans le sens où l’on parle de presse populaire. Celle-ci est composée de journaux de fort tirage d’une part – donc populaires dans le sens d’appréciés par beaucoup de personnes – mais aussi dont le public appartient aux catégories socioculturelles les plus faibles : les « masses » opposées à l’élite. Les « tabloïds » britanniques en sont l’exemple parfait. En France où on lit beaucoup moins de journaux, il n’y a pas vraiment d’équivalent à ces grandes « feuilles à scandale ». Le Parisien ou France Soir en sont, heureusement, très loin !
Les médias populaires
32Les médias populaires se caractérisent par leur contenu, d’une part, par la sociologie de leur public, d’autre part. Dans leur livre intitulé Journalism and Popular Culture, Peter Dahlgren et Colin Sparks les opposent, en termes de contenu, aux journaux dits en anglais « de qualité » (quality papers)25 :
Journaux populaires | Journaux « de qualité » |
sports | politique |
faits divers | vie économique |
échelle individuelle | échelle collective |
local et immédiat | international et long terme |
sexualité26 |
33En résumé, les journaux populaires se situent au niveau de la vie quotidienne et non pas à celui de la sphère publique. Pour Dahlgren et Sparks, ils sont « massivement dépolitisés ». Une telle affirmation me semble toutefois devoir être questionnée, mais nous y reviendrons. Pour sa part, Jostein Gripsrud, dans le même ouvrage27, caractérise la stratégie discursive des journaux populaires comme étant faite de deux composantes : la personnalisation par l’apport de matériel concernant les individus en tant que personnes privées et le sensationnalisme, c’est-à-dire l’utilisation de matériel susceptible de choquer d’une manière ou d’une autre. Il me semble que les journaux populaires français rejoignent leurs homologues britanniques sur le premier point, moins sur le second – c’est en cela ils se différencient des tabloïds britanniques.
34Pierre Bourdieu a caractérisé la presse populaire dans La Distinction28. (On peut s’étonner au passage de la faible présence de la télévision dans ce livre par ailleurs si riche en analyses des pratiques culturelles – pourtant 90 % des ménages en étaient équipés à la fin des années 70 quand l’ouvrage est paru. Les relations difficiles de Bourdieu avec la télévision semblent venir de loin !). Comme Sparks, Bourdieu voit un discours apolitique dans les journaux populaires, une neutralisation du produit pour « éviter tout ce qui peut choquer », en particulier la prise de position politique. Pourtant, il a une jolie formule pour justifier cet intérêt du populaire pour le personnel, le local, l’immédiat à l’opposé des horizons plus larges de l’élite : « On oublie que la classe dominante se définit précisément par le fait qu’elle a un intérêt particulier pour les affaires dites d’intérêt général parce que les intérêts particuliers de ses membres sont particulièrement liés à ces affaires29 ».
35Pour Bourdieu, le lecteur populaire éprouverait de l’intérêt pour ce qui arrive à « des gens pareils à soi dont on ressent par procuration le malheur, la misère ou l’infortune30 ». Guy Lochard exprime une opinion analogue au sujet de la télévision : « [la télévision] confronte des sujets à leurs propres images, projetées sur des figures condensatoires qui interviennent comme des supports de représentation de leur expérience sociale31 ». Pour John Langer, il s’agit plutôt d’une catharsis32 – la réponse à cette question se trouverait bien entendu dans une étude de la réception.
36Quelques exemples de résultats de recherche sur les médias dans des domaines proches de celui qui nous concerne ici peuvent illustrer les caractéristiques des médias populaires. Dans une contribution au titre évocateur, « Des nouvelles vraiment épouvantables à la télévision33 », John Langer examine la façon dont ont été présentées à la télévision australienne des histoires de victimes – victimes de toute sortes d’accidents ou de catastrophes, l’une d’entre elles étant même mangée par des lions ! Il a trouvé que ce genre de nouvelles étaient plus fréquentes sur les chaînes de télévision commerciales, qu’elles concernaient plus souvent des « gens ordinaires », et que les événements n’était pas restitués dans leurs contextes historique et social. Ces accidents étaient présentés comme étant hors de tout contrôle individuel ou social, les agents humains tendant à disparaître, pour céder tout pouvoir à des objets inanimés : on parle par exemple d’un avion qui heurte un arbre comme s’il n’avait pas de pilote34.
37Vikki Entwistle et Micheline Hancock-Beaulieu, dans une étude sur le traitement de l’actualité médicale dans la presse écrite britannique, ont trouvé que les journaux populaires qualifient plus souvent une maladie donnée de « mortelle » que ne le fait la presse dite de qualité35. De même, dans son travail sur la manière dont on présente l’environnement dans les journaux télévisés britanniques, Simon Cottle relève dans une édition populaire et commerciale du matin (TVAM) un schéma de « combat de l’homme contre la nature », une préférence pour les nouvelles de proximité et une posture de dénonciation (« championing position ») très proche de celle que j’ai décrite pour TF136.
38Dans une analyse particulièrement intéressante du traitement de la photographie par les journaux populaires, Karin Becker37 montre à quel point la convention de la photo, comme vision sur le monde non-modifiée, est mise à mal. Là où la presse de qualité, par convention, ne modifie que le cadrage rectangulaire de la photo par simple translation des bords, la presse populaire y imprime sa marque. La photo est découpée, du texte s’y superpose, des montages sont courants, des bandeaux sur les yeux, etc. Un médiateur fort y imprime sa marque – comme TF1 qui superposait une carte sur les images du cyclone Gordon.
39Des résultats analogues sont relevés dans le cas des médias français. Dans leur étude sur le traitement du thème de l’environnement dans la presse écrite réalisée à la demande du ministère de l’Environnement, Pierre Lascoumes et ses collaborateurs38 analysent l’approche de la presse populaire : Le Parisien, France Soir, Paris Match, VSD et Ça m’intéresse. Ils relèvent des « comportements de dénonciation », en particulier de ce qu’ils appellent des « inactions politiques et administratives », sans que soit évoquée pour autant la possibilité d’une réaction collective : « Aucune réponse en termes de mobilisation n’est suggérée. » Dénonciation par un médiateur fort et impuissance des victimes – il s’agit du même type de position d’énonciation que nous avons observé à TF1.
40Je remarque au passage que, contrairement à une analyse par ailleurs très fine et pertinente que fait Guy Lochard du discours de TF1 – comme ici lors d’inondations en 1994 – je ne pense pas qu’il s’agisse d’un discours à l’adresse des autorités. On ne relève aucune trace d’une interpellation directe de celles-ci – « Occupez-vous de ces victimes ! »– dans les deux exemples de dénonciations les plus virulentes, lors des inondation en Italie et de la fuite de pétrole en Russie (voir le chapitre précédent). Les pouvoirs publics ne sont pas dessinés comme destinataires, on les accuse de négligence, mais on s’adresse au téléspectateur « lambda » :
Le public des journaux télévisés
41On peut donc rendre compte des différences actuelles entre le journal de TF1 et ceux des autres chaînes en émettant l’hypothèse qu’il est devenu « populaire » au sens plein du terme. Il l’était dans un sens sociologique avant la privatisation de la chaîne : la deuxième chaîne, créée seulement en 1969, d’emblée en couleur – ce qui favorisa la constitution d’un public ayant les moyens de changer de poste – s’est dès le départ positionnée comme un peu plus « haut de gamme » que la première. Cependant, la privatisation de TF1 a bouleversé le paysage et son journal est devenu populaire au sens où son contenu a acquis les caractéristiques du genre, ceux que décrit Sparks, ceux que j’ai pu relever dans le corpus analysé ici.
42Le journal de TF1 est populaire tout d’abord dans le sens sociologique du terme. Certes, un titre de la presse populaire a des traits plus distinctifs, parce que le marché des quotidiens est plus segmenté que celui des journaux télévisés. Les publics de ceux-ci se différencient pourtant nettement, comme l’indiquait bien le baromètre La Croix-Télérama/SOFRES de janvier 199739. Le public de chacune de chaînes est nettement stratifié socialement, à l’exception de celui de France 3. Mis à part chez les agriculteurs (mais la SOFRES met en garde contre toute interprétation poussée de ces chiffres vu le faible nombre de personnes interrogées) la chaîne régionale recueille une part modeste mais uniforme des adhésions de toutes les catégories. Les agriculteurs, les commerçants, artisans et industriels, les employés, les ouvriers, enfin les inactifs et retraités font le plus confiance à TF1 comme source d’information, les cadres et les professions intellectuelles et intermédiaires donnent leur préférence à France 2. On note aussi la position prépondérante de TF1 : les pourcentages moyens de la population accordant sa confiance à chaque chaîne comme source d’information sont de 37 % pour TF1, 24 % pour France 2, 16 % pour France 3 et 8 % pour Arte. En parts de marché, c’est à dire en téléspectateurs effectifs, en quelque sorte, on enregistre en mai 1998 pour TF1, 39,1 %, France 2, 23,3 %, France 3, 28,3 %.
43Le 20 heures de TF1 est donc populaire en termes sociologiques comme en termes de contenu. Une préférence pour des horizons proches, des nouvelles de proximité, une description d’un univers sur lequel l’emprise de la fatalité est grande et où l’individu est isolé et impuissant, enfin une dénonciation par le médiateur des pouvoirs publics dont l’action est décrite comme insuffisante – justement parce que l’on attend tout d’une puissance supérieure, et rien d’une action collective. J’ajouterais donc à l’aspect local et immédiat de l’univers populaire décrit par Sparks, celle d’un modèle jacobin, voire poujadiste de la société : tout va mal et « ils » ne font pas ce qu’il faudrait. C’est en ce sens je ne dirai pas qu’il s’agit d’un discours apolitique, comme l’affirmaient Dahlgren et Sparks, ou Bourdieu, car il est historiquement ancré à l’extrême droite dans notre pays40.
44À cette approche populaire, voire populiste, France 2 et France 3 opposent donc une vision d’un monde moins dangereux, où l’action collective des citoyens est un recours efficace, où les institutions répondent aux besoins. Or ce sont deux chaînes du service public, s’adressant à un collectif de citoyens censés être capables, en démocratie, d’évaluer et déjuger le monde. L’interprétation par un médiateur fort sera superflue, voire gênante, pour un téléspectateur qui se reconnaît dans ce collectif. Un sondage « sortie des urnes » réalisé lors du premier tour des élections législatives, le 25 mai 199741, a permis de saisir le vote des téléspectateurs. Ceux de TF1 votent plus à droite que la moyenne des votants, ceux de France 2 et de France 3 plus à gauche. Comme le prévoit la théorie du « contrat de lecture », TF1 est le reflet de son public : un discours populiste rencontre un vote plus important à droite et à l’extrême droite. Face à cela, le service public se débat dans ses contradictions. Éric Neveu42 parle d’un « double bind » auquel doit faire face le service public, « faire aussi bien que TF1 sur le terrain des audiences, et simultanément démontrer que la notion de service public – devenue floue et contestée – conserve un sens en matière d’information, qu’elle rend possible des types de débats civiques plus ambitieux ».
Notes de bas de page
1 Jérôme Bourdon, Haute Fidélité : Pouvoir et télévision, 1935-1994, Le Seuil, Paris, 1994.
2 Eliséo Véron, « Espaces énonciatifs du journal télévisé : un retour de l’énoncé ? », Bulletin du Certeic, n° 10, université de Lille, 1989. Beate Münch, dans Les Constructions référentielles dans les actualités télévisées, Peter Lang, Berne, 1992, l’appelle, pour sa part, « speaker ».
3 Marlène Coulomb-Gully, Les Informations télévisées, PUF, coll. « Que-sais-je », Paris, 1995, p 19.
4 Eliséo Véron, Construire l’événement : les médias et l’accident de Three Mile Island, Éditions de Minuit, Paris, 1981, p. 77.
5 Jérôme Bourdon, Haute Fidélité : Pouvoir et télévision, 1935-1994, Le Seuil, Paris, 1994, p. 205. On peut également trouver des photographies d’écran illustrant la gestuelle de Roger Gicquel dans le livre d’Eliséo Véron, Construire l’événement, op. cit.
6 Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, Le Seuil, 1977, t. 1.
7 Sondages Télérama-La Croix.
8 Eliséo Véron, in « L’information télévisée : modèles descriptifs et stratégies de formation », Bulletin du Certeic, n° 10, université de Lille, 1989 (p. 69, italiques dans le texte).
9 Cette symbolique de la vue sur le monde, constituée soit d’une mappemonde soit d’une image de la terre vue de l’espace, est une figure récurrente du journal télévisé dans de nombreux pays.
10 On observe actuellement une amusante figure narcissique à France 3 : les deux écrans visibles nous renvoient en écho l’image floue du présentateur.
11 Ce n’est bien sûr qu’une illusion. Il laisse ses traces par exemple dans les titres incrustés. Jean Michel Utard a mené une comparaison fort intéressante entre leurs versions française et allemande (thèse de l’université de Strasbourg).
12 Suzanne de Cheveigné, « La science médiatisée : Le discours des publics », Hermès 21, CNRS Éditions, p. 95-106, 1997.
13 Donald Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, Paris, Gallimard, 1971, p. 155.
14 Donald Winnicott, Jeu et réalité. L’espace potentiel, op. cit. ; ibid, p. 143.
15 Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Éditions de Minuit, Paris, 1964 et La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Éditions de Minuit, Paris. 1970.
16 Je modifie légèrement la traduction en restituant cet élément de phrase qui figure dans le texte original.
17 Donald W. Winnicott, « Le sens du mot “démocratie” », in Conversations ordinaires, Gallimard, 1986, p. 291.
18 Voir, sous la direction de René Kaës, Contes et Divans. Médiation du conte dans la vie psychique, Dunod, 1996 (3e éd.).
19 Roger Silverstone, Télévision and Everyday Life, Routledge, London, 1994.
20 Donald W. Winnicott, in Jeu et réalité. L’espace potentiel, op. cit., p. 13.
21 Peter Dahlgren, Télévision and the Public Sphere : Citizenship, Democracy and the Media, Sage, Londres, 1995.
22 Peter Dahlgren, Télévision and the Public Sphere : Citizenship, Democracy and the Media, op. cit. (traduction S.d. C.).
23 Roger Silverstone, Télévision and Everyday Life, Routledge, Londres, 1994.
24 Dominique Wolton, War game, Flammarion, Paris, 1991 p. 97.
25 Journalism and Popular Culture, sous la direction de Peter Dahlgren et Colin Sparks, Sage, Londres, 1992.
26 Cet intérêt pour la sexualité ne se manifeste pas dans tous les pays. Voir l’article de Becker dans l’ouvrage de Dahlgren et Sparks, op. cit., p. 150.
27 Jostein Gripsrud, « The Aesthetics and Politics of Melodrama », in Journalism and Popular Culture, op. cit., p. 84-95.
28 Pierre Bourdieu, La Distinction, Éditions de Minuit, 1979, p. 517. L’ouvrage donne en particulier des statistiques sur les lectorats populaires, p. 523.
29 Op. cit., p. 518.
30 Op. cit., p. 518.
31 Guy Lochard « La parole du téléspectateur dans le reportage télévisuel. Du témoignage à l’interpellation » in La Télévision et ses téléspectateurs, sous la dir. de J.-P. Esquenazi, L’Harmattan, Paris, 1995, p. 151.
32 John Langer, « Really awful news on Television », in Journalism and Popular Culture, op. cit.
33 John Langer, « Really awful news onTelevision », in Journalism and Popular Culture, op. cit.
34 C’est un élément à rapprocher d’une des constatations faites à propos du traitement de l’accident de Three Mile Island (Eliséo Véron, Construire l’événement : les médias et l’accident de Three Mile Island, Éditions de Minuit, 1981, P- 51, 63, 81, 120). TF1, pas encore privatisée, avait déjà un public plus populaire qu’Antenne 2. Elle mit beaucoup plus longtemps que les autres médias à évoquer la possibilité de l’erreur humaine, préférant s’en tenir à une explication mécanique de l’accident.
35 Vikki Entwistle et Micheline Hancock-Beaulieu, « Health and medical coverage in the UK national press », Public Understanding of Science, 1, 1992, p. 367.
36 Simon Cottle, « Mediating the environment : modalities of TV news », in The Mass Media and Environmental Issues, A. Hansen (ed.), Leicester University Press, Leicester, 1993.
37 Karin E. Becker, « Photojoumalism and the Tabloid Press », in Journalism and Popular Culture, op. cit., p. 150.
38 Pierre Lascoumes, Catherine Boulegue, Catherine Fournier, L’Environnement entre nature et Politique, un patchwork mal cousu, Rapport au ministère de l’Environnement, 1993, p. 148.
39 Voici la répartition, en pourcentage des personnes de la catégorie qui accordent le plus leur confiance à chaque chaîne – donc tous journaux confondus – en tant que source d’information :
40 Cet aspect de la stratégie d’énonciation de TF1 est plus marquée encore dans son journal de 13 heures, comme le souligne Télérama, n° 2558, 23 janvier 1999.
41 Sondage réalisé par CSA pour Télérama (Télérama 2 473 du 4 juin 1997) :
42 Éric Neveu, « Des questions “jamais entendues”. Crise et renouvellement du journalisme politique à la télévision » Politix 37, 1997, p. 33.
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L’environnement dans les journaux télévisés
Médiateurs et visions du monde
Suzanne de Cheveigné
2000
Naturaliser la phénoménologie
Essais sur la phénoménologie contemporaine et les sciences cognitives
Jean Petitot, Jean-Michel Roy, Bernard Pachoud et al. (dir.)
2002