À propos de la rationalité procédurale
p. 229-245
Texte intégral
Introduction
1La communication que je vais présenter, j’aurais dû l’intituler « À propos, et la rationalité procédurale ? », car de rationalité procédurale, il ne sera en effet question que sur le mode de l’« à propos ». Je vais présenter mon travail sur L’invention défensive (1995), dont il est lui-même un exemple. (Le livre contient, outre plusieurs fautes de langue, deux phrases qui disent le contraire de ce que je voulais : je prends l’occasion de cette communication pour demander aux lecteurs de m’en excuser).
2Je crois que les expressions « argumentation » et « invention défensive » sont synonymes (mais pour défendre cette hypothèse, j’insiste sur le caractère réactif de l’argumentation et sur le caractère proactif de la défensivité).
3Je commencerai par exposer un certain nombre de faits (ou d’hypothèses factuelles), dont j’ai refusé de me dire que c’était « comme ça » et ensuite, je poserai des hypothèses théoriques pour les défendre et des hypothèses « métathéoriques » pour défendre ces hypothèses théoriques. Et je terminerai en disant quelques mots à propos de la rationalité procédurale.
4Tout au long de cet exposé, je chercherai à faire apparaître que l’acte d’argumenter est un acte « malheureux » : contrairement à la philosophie anti-sophistique et anti-rhétorique, je ne crois pas qu’il soit possible de sortir de ce malheur et contrairement aux sophistes et aux relativistes, je n’en tire aucun profit.
Faits
5Je commence donc par définir les deux hypothèses factuelles qui sont à l’origine de la théorie de la défensivité : deux « faits », si vous voulez, ou plutôt deux « énoncés », que j’ai refusé d’accepter « comme ça ».
Hypothèse factuelle F1
6La première hypothèse, l’hypothèse F1, c’est que certains énoncés, par ailleurs différents linguistiquement, ont, à un haut degré d’abstraction, un même contexte avant et un même contexte après. J’appelle ces énoncés des énoncés défensifs, tout en étant conscient des problèmes que pose cette dénomination.
7Cette hypothèse factuelle, je l’emprunte à d’innombrables auteurs : vous voyez, je cherche déjà à défendre mes faits (ici par un argument d’autorité, ce que les règles de la rationalité procédurale interdisent). Je crois que pour certains de ces auteurs, ces hypothèses factuelles sont des hypothèses théoriques, mais pour moi, elles attestent du fait que les personnes interprètent en effet les contextes avant et après des énoncés défensifs comme dans mon hypothèse factuelle F1. Je ne veux pas rentrer dans le détail, mais l’hypothèse est celle-ci : avant un énoncé défensif, il y a quelque chose comme une accusation (F1a) ; après, (I) quelque chose comme un pardon (parfois avec une demande de pardon), (II) un refus justifié du pardon ou (III) un retournement de l’accusation contre le destinataire (F1b). Je donne quelques exemples, qui illustrent successivement les trois possibilités pour le contexte après :
(I)
(Al) Tu es en retard.
(B) Mais il n’est pas encore 5 heures.
(A2) Tu es sûr ? (A regarde sa montre, puis une horloge.) C’est vrai, excuse-moi ! Ma montre avance.
(II)
(A1) Vous avez fait exploser une bombe rue de Rennes.
(B) L’Islam a le souci de la similitude.
(A2) Vous déplacez la question. (Cf. Fouad Salaj).
(III)
(A 1) Vous m’avez mis dans un camp de concentration.
(Bl) Mais c’est une vieille histoire. Pensons à l’avenir !
(A2) Vous devez payer.
(B2) Espèce de Shylock ! (Cf. Améry, 1995).
8Au sujet du dernier exemple, j’attire l’attention sur le fait que l’énonciateur B y a deux tours de parole et que A pourrait encore réagir (la réaction à B2 est d’ailleurs la substance du livre d’Améry) : les échanges argumentatifs, comme en témoigne, par exemple, l’histoire de la philosophie, peuvent ne pas s’arrêter, ce que j’explique en disant que l’arrêt d’un échange argumentatif n’est jamais argumentativement nécessaire (au sens fort).
9Le problème qui m’intéresse, c’est celui de la transparence linguistique de la défensivité. Les personnes savent que les énoncés (B1) ont un sens commun, et pourtant linguistiquement, on ne voit pas comment ils peuvent le savoir.
10Cette première chose dont je refuse de me dire que « c’est comme ça », je la formule dans un premier énoncé F1 que je me propose de défendre :
11(F1) Des énoncés, par définition singuliers, de phrases lexicalement, syntaxiquement et sémantiquement différentes, peuvent avoir un même sens commun qui est le sens défensif commun.
Hypothèse F2
12La deuxième hypothèse, c’est que les énoncés dont j’ai donné quelques exemples, n’ont pas seulement en commun le sens défensif. Ils peuvent avoir une autre communauté et aussi d’autres différences que leurs différences lexicales et syntaxiques, comme je vais le montrer à partir des deux échanges à variantes suivants :
(I)
(Al) Tu es en retard.
(B1) Mais il est exactement cinq heures.
(B2) Mais n’avait-on pas dit cinq heures ?
(B3) C’était ça, ou me faire virer.
(B4) Il y avait un embouteillage.
(B5) Je suis désolé.
(B6) Tu es souvent en retard toi-méme.
(II)
(A1) Vous avez déporté des enfants juifs.
(B 1) C’est faux, je n’ai rien fait de la sorte.
(B2) C’était ce qu’il fallait faire.
(B3) J’obéissais aux ordres.
(B4) Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais.
(B5) Je suis un vieux monsieur, et c’était il y a longtemps.
(B6) Regardez ce que la France a fait en Algérie !
13Je signale que mes « faits » ne sont pas des « faits » pour tout le monde, car tout le monde ne se dit pas qu’il y a quelque communauté entre ce que nous disons pour excuser notre retard et ce que disent, lors de leur procès, des Eichmann ou des Barbie ou des Iago, ou leurs défenseurs.
14Et je crois qu’il est assez évident que cette communauté n’est pas sans me rendre délicats non seulement l’excuse pour un retard mais aussi tout travail argumentatif, car j’ai l’impression de participer au même acte de langage que ceux qui défendent l’inhumain, ou que moi-même quand je défend certains de mes actes que mes victimes qualifient d’injustes.
15Avant de comparer les deux séries d’exemples, je dois préciser un autre point, un autre point que je refuse d’accepter « comme ça » : c’est que les énoncés défensifs sont ambivalents. Ainsi, je choisis pour (B5) dans les deux échanges, le sens suivant : le défenseur (celui qui défend) prétend que le défendeur (celui à qui A fait le reproche ou qu’il accuse) n’est pas identique à celui qui est en retard (« Je suis désolé ») ou a déporté des enfants (« Je suis un vieux monsieur, et c’était il y a longtemps »). Dans le premier cas, le défendeur se dissocie de l’acteur uniquement par son regret. Dans le second, il s’en dissocie par l’écart temporel entre l’acte et l’accusation (et implicitement par le regret, mais je ne peux expliquer ce point ici). Or pour le second, il est possible de donner au moins une autre interprétation, sinon plusieurs, qui est qu’il n’y a pas lieu de revenir sur des histoires anciennes : c’est l’idée de la prescription, qui est un argument de procédure, et non de fond. Mais ce n’est pas ainsi que je prends cette énoncé ici : je l’interprète comme signifiant un clivage du défendeur d’avec l’acteur.
16Je fais l’hypothèse que les énoncés dans les deux échanges qui ont la même numérotation ont autre chose en commun que leur sens défensif commun et ceux qui ont une numérotation différente, autre chose qui les différencie que leurs caractéristiques lexicales et syntaxiques. Je ne veux pas, faute de temps, m’arrêter trop longtemps sur la démonstration.
17Je dis premièrement que l’enchaînement dans une même intervention de tous les énoncés proposés pour B ne constituerait pas une intervention cohérente, en dépit du sens défensif commun qu’a chaque énoncé séparément :
(B1) C’est faux, je n’ai rien fait de la sorte.
(B2) Et puis, c’était ce qu’il fallait faire.
(B3) J’obéissais aux ordres.
(B4) Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais.
(B5) Regardez ce que la France a fait en Algérie !
18Je n’ai pas le temps de commenter, mais on voit bien, même sans commentaire, au moins que le défenseur ne peut dire, sans quelque incohérence, « Je ne me rendais pas compte de ce que je faisais » et « C’est faux, je n’ai rien fait de la sorte » ou « J’obéissais aux ordres ». Je précise cependant qu’il est possible de rendre n’importe quel enchaînement plus ou moins cohérent avec un peu de bonne volonté interprétative.
19Deuxièmement, il est rare que l’accusateur ne réplique pas quelque chose ; sinon soit, disons, il laisse tomber, soit il risque de se voir lui-même accusé. L’énoncé défensif appelle un énoncé réactif : c’est l’hypothèse factuelle F1b. Maintenant, après un énoncé de l’un ou l’autre échange ayant la même numérotation, l’accusateur se trouve limité de la même manière dans ce qu’il peut dire, et d’une autre façon qu’après un énoncé d’une numérotation différente. Autrement dit, si l’accusateur répond, il est limité dans sa réponse par ce qu’a dit B. Ainsi, après (B1), il y a quelque incohérence pour l’accusateur à répliquer (A2), et même A semblerait ne pas avoir vraiment compris quelque chose du sens de (B1) :
(1)
(B1) Il est exactement cinq heures.
(A2) Tu penses que nous n’avions pas fixé d’heure, hein ?
(2)
(B 1) C’est faux, je n’ai rien fais de la sorte.
(A2) Vous pensez que c’était ce qu ’il fallait faire, n’est-ce pas ?
20Donc, comme deuxième énoncé à défendre, je dis que ces énoncés, lexicalement, syntaxiquement et sémantiquement différents, qui ont un même sens défensif commun, ont par ailleurs, c’est-à-dire mis à part le sens défensif commun, soit autre chose en commun soit quelque chose de différent, qui doit rendre compte de leur restriction sur l’intervention où ils apparaissent, d’une part, et de leur restriction sur la réplique, d’autre part. (Je crois important de dire dès maintenant que les faits que je traduis dans cette deuxième hypothèse factuelle ne s’expliquent pas selon moi uniquement en faisant intervenir les ressources linguistiques et inférentielles générales des personnes).
Théories
21Ayant produit ces deux énoncés que sont les hypothèses factuelles F1 et F2, et qui traduisent des faits que je refuse d’accepter « comme ça », il me faut trouver des raisons pour les énoncer.
22En effet, la théorie des actes de langage veut que l’énonciateur d’une affirmation non seulement croie ce qu’il affirme, mais qu’il ait des raisons de le croire : il faut que je défende ce que je dis, sinon je pourrais être accusé de dire n’importe quoi, et de croire que je peux dire des choses « comme ça ».
23Je dois d’autant plus défendre mes hypothèses factuelles qu’elles ont quelque chose de désagréable (et je précise : pour moi aussi). En effet, elles posent qu’en s’excusant d’un retard, je fais la même chose que si je défends un crime contre l’humanité et donc que la civilité, comme aussi le travail scientifique qui est le nôtre, n’est pas si loin de la barbarie que nous aimons à le penser. Mais malheureusement, pour défendre cette hypothèse, je vais poser des hypothèses encore plus désagréables, et notamment que l’argumentation est interminable, donc que, argumentativement, nos arrêts ne sont qu’accidentels.
24Alors, pour défendre ce que je dis, ou pour me défendre (ce qui par métonymie revient au même), je propose de construire une hypothèse permettant de comprendre comment les « faits » que je viens de définir, et qui me paraissent évidents, sont au moins possibles, comment il est possible que ce soient des faits : comment il est possible d’attribuer une valeur défensive à des énoncés, d’une part, et de percevoir certains effets de cohérence et d’incohérence, d’autre part.
25Je signale cependant ceci qui est particulier au discours que je tiens sur la défensivité, c’est que la théorie des actes de langage ne dit pas que je dois donner mes raisons d’affirmer quelque chose, mais seulement que je dois en avoir : en effet, ce n’est qu’en cas de contestation, selon la théorie, que je dois les sortir, mes raisons. Or, dans mon discours sur la défensivité, ce sont les raisons qui occupent la place la plus importante : autrement dit, c’est comme si en effet j’anticipais la contestation, la contestation de ce qui me paraît évident.
26Donc, à l’origine de cette recherche, il y a clivage en moi : un clivage entre celui qui trouve mes « faits » évidents et celui qui ne les trouve pas évidents du tout, et ce dernier n’est peut-être qu’une image de vous qui m’écoutez ou de mes lecteurs éventuels. Autrement dit, je me représente les mêmes énoncés sur la défensivité à la fois comme évidents et comme non évidents. Et tout mon travail n’aura eu pour objet que de dépasser le clivage et de me refaire une unité, si je peux dire ; ou de donner une nouvelle évidence à l’évident. Mais malheureusement cette nouvelle évidence n’est pas une évidence du tout, car elle a pour fondement une argumentation, et l’argumentation est, par définition, toujours réfutable.
Les hypothèses théoriques TI et TII
27Après mes énoncés sur les « faits » que je refuse de produire en disant « c’est comme ça », ce que je dois faire maintenant, c’est produire d’autres énoncés qui les défendent ou les justifient : je dois construire une petite machine d’hypothèses théoriques qui fasse apparaître mes « faits », qui me paraissent évidents, comme possibles.
28Je commence par l’hypothèse théorique TIb :
L’énoncé défensif est interprété comme imposant (proactivement) à son destinataire une obligation alternative :
(I) le destinataire doit au moins contribuer à mettre un terme à l’annonce du mauvais traitement ;
(II) sinon, justifier son refus de le faire ;
(III) faute de quoi, il peut être maltraité en retour.
29L’hypothèse théorique TIb reproduit en partie le contexte après d’un énoncé défensif que définit l’hypothèse factuelle F1b (le reste, c’est l’hypothèse théorique TII qui le reproduit, je veux dire les effets de cohérence et d’incohérence qu’il peut y avoir dans une intervention défensive ou dans un échange conflictuel). En effet, j’ai dit qu’après un énoncé défensif, (I) le mauvais traitement n’était pas mis à exécution (ou bien qu’il était arrêté), ou (II) l’agresseur justifiait sa mise à exécution, ou encore (III) c’était l’agresseur qui était maltraité en retour. Donc, mon hypothèse théorique TIb pour défendre cet aspect de l’hypothèse factuelle F1 consiste uniquement à dire que l’énoncé défensif impose une obligation sur son destinataire : une obligation alternative (soit I soit II), dont le caractère obligataire est mise en évidence par la permission de maltraiter en retour celui qui ne s’y soumet pas (III).
30Je passe maintenant à l’hypothèse théorique TIa :
31L’énoncé défensif est interprété comme interprétant (rétroactivement) le contexte avant comme au moins la justification implicite, et de ce fait l’annonce, d’un mauvais traitement du bénéficiaire.
32L’hypothèse théorique TIa est destinée à reproduire le contexte avant d’un énoncé défensif tel que le définit l’hypothèse factuelle F1a. Vous remarquerez qu’elle est présupposée par l’hypothèse théorique TIb, puisque cette dernière hypothèse parle de « mettre un terme à l’annonce du mauvais traitement ». Je montrerai l’importance de cette hypothèse théorique TIa en parlant de l’hypothèse contextualiste sur les énoncés défensifs.
33Enfin, voici l’hypothèse théorique TII, qui doit rendre compte de l’hypothèse factuelle F2 sur les effets de cohérence et d’incohérence des interventions défensives et des échanges conflictuels :
34(TII) L’énoncé est interprétable (mais pas nécessairement interprété) comme signifiant la réalisation d’au moins une condition pour que l’obligation alternative, décrite par TIb, soit activée, la réalisation d’une de ces conditions pouvant impliquer la non-réalisation d’une autre.
35Je montrerai que cette hypothèse nous met sur la voie d’une représentation unifiée de tous les énoncés défensifs.
36Tout cela est facile, trop facile, me direz-vous, et je suis d’accord : c’est pourquoi j’ai refusé d’énoncer, en disant « c’est comme ça », ces hypothèses théoriques destinées à défendre mes hypothèses factuelles, destinées à montrer la possibilité de mes « faits », et j’ai entrepris de les défendre à leur tour.
Le sens défensif commun
37Avant de passer à la défense métathéorique de la défense théorique de mes hypothèses factuelles, je vais préciser ce que je veux dire par « sens défensif commun ».
38L’expression fait référence à la demande que fait l’énonciateur au destinataire des énoncés défensifs de ne pas le maltraiter. Je propose donc de représenter le sens défensif commun par l’énoncé (1), en l’accordant grammaticalement aux exemples :
(1) Ne maltraitez pas X (autant) !
Je précise qu’il ne s’agit que d’une représentation. Je pourrais aussi représenter le sens défensif commun, par exemple par (2) ou par (3) :
(2) Je t’en prie, ne fais pas une histoire !
(3) Ne m’en veux pas !
39Il faut bien sûr accorder (1) aux exemples, car on pourrait avoir pour sujet ou complément du verbe maltraiter d’autres personnes grammaticales, et j’ajoute : ayant pour référents vraiment n’importe quoi, une personne physique ou morale, une chose physique ou intellectuelle, et donc un énoncé, point que je ne peux pas justifier ici. C’est là un autre de mes « faits », qui casse l’opposition habituellement faite entre les personnes et les choses : il est possible de défendre une chose physique ou intellectuelle comme une personne physique ou morale (et ce qui peut défendre peut ne pas être un énoncé mais un état de choses). Mais je crois que ce fait, c’est la défense théorique et métathéorique des autres « faits » qui le produit.
40Maintenant, pour ce qui est de « maltraiter », le mauvais traitement en question peut être vraiment n’importe quoi aussi, quoiqu’il y ait dans notre société quelque corrélation entre ce qui est imputé à B et le mauvais traitement auquel B cherche à se soustraire : je dis bien « quelque corrélation », car cette corrélation n’intéresse pas la théorie de la défensivité. Pour un retard, le mauvais traitement, c’est sans doute la mauvaise humeur de A, s’il ne s’agit que d’un retard à un rendez-vous entre amis. Mais dans d’autres échanges, cela peut être plus grave (je dis « plus grave », mais la mauvaise humeur de l’ami peut être assez désagréable à supporter) : par exemple, une condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité, avec au lieu de « Tu es retard », un « Vous avez commis un meurtre ». Ou encore, la déportation et la chambre à gaz, avec au lieu de « Tu es en retard », un « Tu es juif ». (Je signale au sujet de ce dernier exemple que ce qui a la fonction de l’accusation n’est pas nécessairement l’attribution d’un prédicat dont le sujet est responsable au sens moral du terme, c’est-à-dire un prédicat voulu par lui, car on peut être juif ou noir ou avoir la tuberculose sans le vouloir, et je crois que c’est le plus souvent le cas ; ne pas admettre cette possibilité, c’est faire du droit ou de la morale.) Vous voyez que ma représentation du sens défensif commun n’est pas sans conséquence, car elle fait de la défensivité un seul phénomène, que le mauvais traitement soit un soupir d’exaspération ou la chambre à gaz.
41Et j’irai plus loin encore : je dis que le traitement, c’est le défenseur (l’énonciateur des énoncés défensifs) qui le présente comme mauvais. La justice par exemple peut très bien qualifier son traitement du meurtrier de bon, ce qu’elle fait un peu en le qualifiant de peine ou de punition. Donc, je dis par exemple que pour celui qui est condamné à les payer, des dommages-intérêts aussi sont un mauvais traitement. Ou, que n’importe quoi peut l’être : même un compliment, un cadeau, une promotion (il suffit d’être un peu « parano », comme on aime à le dire aujourd’hui, mais où commence la « parano », c’est encore une question).
42Je suis tout à fait conscient que cette unification de la défensivité qu’opère ma définition du sens défensif commun me donne un « fait » qui n’est pas un « fait » pour tout le monde, car la tendance qui se constate, c’est plutôt l’éclatement de la défensivité : on distingue ainsi communément les excuses en morale et en droit et dans le droit, les moyens de défense selon les différentes branches du droit. Mais pour moi, cet éclatement est lui-même défensif : il justifie, par exemple, la justice de ne pas tenir compte de certains moyens de défense, et donc à se défendre contre une imputation d’injustice (ainsi la justice se glorifie, alors que son passé et son présent sont pleins de choses dont elle ne peut se glorifier, opérant ainsi dans son passé une sélection qu’elle refuse le plus souvent aux justiciables).
Métathéorie
43Assez conscient de la facilité, ou du caractère ad hoc, de mes hypothèses théoriques, j’ai cherché à les défendre en faisant intervenir dans mon travail des hypothèses théoriques de deuxième niveau, que je qualifie de « métathéoriques ». En réalité, ces hypothèses métathéoriques sont plus ou moins des arguments d’autorité (ce que condamnent les règles de la rationalité procédurale) : je cherche dans la pragmatique, puis dans la rhétorique, des théories préétablies, pour défendre mes hypothèses théoriques TI et TII.
Hypothèses pragmatiques
44Pour des raisons que je ne veux pas développer ici, j’ai cherché une métathéorie dans la pragmatique. Il est assez évident que mes hypothèses théoriques sont orientées vers une assimilation de la défensivité à l’illocutoire, et c’est effectivement ce que j’ai cherché à faire : faire apparaître les énoncés défensifs comme des énoncés ayant une force illocutoire, faire de l’acte de (se) défendre un acte illocutoire comme l’est l’acte d’accuser. Mais cette hypothèse métathéorique se heurtait à diverses difficultés. Je signalerai rapidement quelques-unes de ces difficultés, puis je m’arrêterai sur l’une d’elles, qui est un effet de la généralisation de la défensivité.
45Première difficulté. La théorie de l’illocutoire fait jouer un grand rôle à la reconnaissance de l’intention, et c’est vrai d’ailleurs en général de la théorie de la signification en pragmatique. Or, l’intention de l’énonciateur me semblait être non la condition de l’interprétation défensive, mais une image que produisait cette interprétation : c’était parce qu’un énoncé était interprété comme défensif qu’était prêtée à son énonciateur l’intention de se défendre, et non parce que cette intention était d’abord reconnue que l’énoncé était interprété comme défensif. Il me semblait important d’insister sur cette hypothèse factuelle générale que nous prêtons des intentions à ceux qui nous parlent, et que nous pouvons défendre le fait que nous le faisons : je devais trouver ce qui nous permet de défendre le fait que nous prêtons parfois une intention défensive à ceux qui nous parlent, et dans des cas où il n’y a apparemment pas de marquage linguistique de l’intention.
46Deuxième difficulté. La théorie de l’illocutoire, tout au moins dans ses formulations classiques, a, entre autres critères de reconnaissance de l’illocutoire, le principe d’exprimabilité. L’idée est que toute force illocutoire est explicitable, moyennant une formule performative de la langue, même si les réalisations implicites et même indirectes sont possibles (et même assez habituelles). Ainsi, (2) a pour réalisation explicite (1), l’acte illocutoire étant ce qui a pour nom en anglais apology (qui selon Goffman met à nu la fonction des stratégies réparatrices) :
(1) Je vous demande pardon.
(2) Je suis désolé.
47(Je précise que je ne suis pas du tout sûr de l’équivalence de (1) et de la formule anglaise I apologize, mais la réalité de cette équivalence est sans conséquence ici.) Ce qui est curieux, c’est qu’à la formule performative J’acccuse ne répond pas dans la langue une formule performative comme Je (me) défends. Et donc, il a fallu que je la fabrique, en disant que cette formule était quelque chose comme (3) et la forme implicite quelque chose comme (3’) :
(3) Je vous demande de ne pas maltraiter X (autant).
(3’) Ne maltraitez pas X (autant) !
48C’est un aspect de la transparence linguistique de la défensivité.
49Troisième difficulté. La théorie classique des actes illocutoires dit que l’acte illocutoire a pour autre caractéristique d’opérer une transformation quasi juridique de la situation (Austin, Ducrot), et qu’au moins plusieurs actes illocutoires ont pour effet d’imposer, ou de prétendre imposer (Ducrot), une obligation au destinataire. Mais à condition que l’énonciateur et plus généralement la situation d’énonciation satisfassent à un certain nombre de conditions. L’hypothèse théorique que j’ai proposée pour la défensivité veut que cette obligation soit une obligation alternative avec comme troisième branche la création d’une permission de maltraiter le destinataire en retour s’il ne satisfait ni la branche I ni la branche II de l’obligation. Cela signifie que pour intégrer de manière cohérente l’acte de (se) défendre dans la théorie obligataire des actes illocutoires, il faudrait redéfinir tous les actes illocutoires créateurs d’une obligation sur le modèle de l’obligation défensive (qui a des équivalents en droit). Cela me paraît possible : il suffirait de faire des conditions de félicité des moyens de défense contre l’obligation illocutoire qui permettraient de satisfaire la branche II de l’obligation. Mais cela reviendrait à faire de la théorie des actes illocutoires une partie de la théorie de la défensivité : cette partie de la défensivité qui a pour objet les moyens de défense contre l’obligation que prétend créer par exemple la formule Je t’ordonne de V.
50Je m’arrête maintenant sur une autre difficulté : les conditions de reconnaissance de la force illocutoire d’un énoncé défensif indirect, et je reviens sur la transparence linguistique de la défensivité. J’ai suivi ici la théorie searlienne des actes de langage indirects, une théorie qui intègre la théorie gricienne des implicatures. L’idée de Searle, c’est que la reconnaissance dans un énoncé d’un acte illocutoire indirect a pour conditions a) l’existence d’une formule performative pour cet acte (principe d’exprimabilité) et b) la reconnaissance de la force illocutoire de son contexte avant. En effet, dans l’échange [1], c’est parce que, à la suite d’une accusation (j’utilise ce mot pour simplifier) comme (Al), on s’attend à avoir, entre autres possibilités, un acte d’apology (cf. la théorie naïve des paires adjacentes) qu’il est justifié de faire l’hypothèse que (B1) a effectivement la force illocutoire d’une apology, en dépit de l’absence de la formule performative (B2) :
[1]
(Al) Tu es en retard.
(B 1) Je suis désolé.
(B2) Je te demande pardon.
51Il est justifié de faire cette hypothèse, mais ce qui permet de lui donner de la vraisemblance, c’est, dit Searle, que (B1), qui accomplit directement l’acte illocutoire de déclaration ou d’affirmation, et non une demande de pardon, énonce une condition de réalisation de l’acte illocutoire de demander pardon. Je mets entre parenthèses le fait que (B1) est une formule.
52Alors, où est le problème ? Le problème est triple. Premièrement, il n’existe pas de formule performative explicite pour l’acte de (se) défendre. Deuxièmement, la force illocutoire du contexte n’est souvent pas plus évidente que l’énoncé prétendument défensif : je ne peux développer ici ce point qui est pourtant très important, car il participe à cette généralisation de la défensivité dont j’ai déjà parlé, mais je cherche à montrer dans L’invention défensive que le contexte avant comme le contexte après d’un énoncé défensif est aussi transparent linguistiquement que l’énoncé défensif, et par ailleurs que l’accusation (au sens large) est elle-même défensive, comme est aussi souvent défensif le contexte après, de telle sorte qu’on ne fait que retarder la difficulté avec la théorie naïve des paires adjacentes. Et troisièmement, les conditions de l’acte de (se) défendre, la pragmatique, qui ne reconnaît pas cet acte, ne les connaît pas.
53La solution, c’est, direz-vous peut-être, d’adopter la position de Sperber et Wilson, et de dire que les conditions de l’acte de (se) défendre, comme de beaucoup d’actes illocutoires, ne sont pas l’objet de la pragmatique, mais des institutions qui instituent l’acte d’accuser (au sens large) et l’acte de (se) défendre : les conditions de ces actes seraient des entrées encyclopédiques, au même titre qu’une règle de bridge ou qu’une recette de cuisine.
54Je souligne préalablement que la reconnaissance de ces actes, contrairement à l’acte de prédire, est essentielle, et je dirais dans n’importe quel échange (point que je ne peux développer ici).
55Je ne peux m’arrêter ici sur la théorie des impératifs que proposent Sperber et Wilson ; mais je dois quand même dire que mon argumentation dissocie de la désirabilité la force obligataire des énoncés défensifs.
56Mais cette solution aussi se heurte à un problème, car aucune discipline relative à ces institutions (le droit, la morale) n’a pour objet la reconnaissabilité des énoncés défensifs, qui est sûrement, en tous cas pour moi, une question propre à la pragmatique : elles n’ont pour objet que leur admissibilité, qui est une question très différente.
57Et je dirais qu’à confondre les deux questions, en laissant les institutions de l’admissibilité traiter de la reconnaissabilité, on risque fort de devenir un apologiste des institutions et de se perdre dans un discours de connivence avec l’ordre établi.
58La théorie de la défensivité telle que je la développe est une théorie de rupture : une théorie qui cherche à mettre au jour la commune humanité de l’humain (de l’admissible) et de l’inhumain (l’inadmissible), de la cité et de la barbarie, en faisant apparaître la communauté de leurs ressources défensives : non pour justifier l’inhumain, mais pour exiger plus que de l’argumentation de la part de l’humain. Et certainement pas la violence (même cette contre-violence dont parle Apel pour établir un ordre où l’éthique de la discussion ne serait plus contrefactuelle), car c’est aussi le fait que l’argumentation sert à défendre ou justifier la violence, qui maintenant me rend sa pratique problématique (l’autre raison, c’est son interminabilité, son incapacité à opérer le retour à l’évidence, au « c’est comme ça » initial).
Théorie rhétorique
59Alors, devant les problèmes que j’ai rencontrés avec la pragmatique, j’ai cherché une hypothèse métathéorique ailleurs : dans la rhétorique, et plus particulièrement dans l’inventio, – tout au moins initialement, car par la suite, j’en suis arrivé à me demander si l’invention (la théorie des arguments) n’était pas une glose sur l’elocutio, et plus spécifiquement sur la métonymie (mais cela non plus, je ne peux pas le développer ici). Je rappelle les problèmes : 1) le caractère alternatif de l’obligation défensive ; 2) la transparence linguistique des énoncés défensifs et de leur contexte, ainsi que leur ambivalence ; 3) le rôle de la reconnaissance de l’intention. Je vais dire quelques mots sur la théorie rhétorique de la défensivité, en la considérant à partir de chacun de ces trois problèmes, et au sujet du deuxième, je reviendrai sur l’hypothèse factuelle des effets de cohérence et d’incohérence.
60Je souligne que cette théorie rhétorique est très éloignée des représentations habituelles de la rhétorique, et notamment parce qu’elle refuse l’assimilation du rhétorique et du perlocutoire.
L’obligation alternative
61Premier problème : le caractère alternatif de l’obligation défensive (cf. TIb). De la rhétorique (théorie du vraisemblable, théorie des états de cause, théories des topoi de l’accusation et de la défense), et de certaines théorisations de l’argumentation en pragmatique (Ducrot, Moeschler), je tire un concept de l’argument, qui se définit par les caractéristiques suivantes :
62Un argument est un énoncé qui impose, ou prétend imposer, à son destinataire l’obligation soit d’adhérer à un autre énoncé, soit d’énoncer un contre-argument, ce qu’il lui est toujours, par définition, possible de faire, du seul point de vue de l’argumentation, parce qu’un argument est une réponse non paradoxale à une question non paradoxale et la paradoxalisation d’une question n’est jamais, du seul point de vue de l’argumentation, qu’un arrêt accidentel de l’argumentation. (Je ne peux m’arrêter sur le retournement au cas où le destinataire ne satisfait ni à l’une ni à l’autre des branches de l’obligation ; mais il se justifie à partir de la théorie du vraisemblable : d’une part, celui qui n’adhère pas au vraisemblable est condamnable dans la société que ce vraisemblable définit en partie ; d’autre part, le vraisemblable est constitué de réponses non paradoxales à des questions non paradoxales, et admet donc des réponses opposées, ce que je résume par le paradoxe de Corax : il est invraisemblable que telle proposition soit vraisemblable précisément parce qu’elle est vraisemblable, etc.)
La transparence linguistique
63Deuxième problème, et problèmes associés : la transparence des énoncés défensifs et de leur contexte, leur ambivalence, les effets de cohérence et d’incohérence.
64Je commence en complétant ma métathéorie rhétorique. Je précise d’abord que j’ai beaucoup de difficultés à adhérer à la théorie de l’argumentation de la langue (TAL) de Ducrot : non parce que je ne crois pas que la langue soit argumentativement orientée, mais parce qu’il me semble que l’interprétation argumentative est beaucoup plus libre par rapport aux contraintes linguistiques que la TAL ne le suggère. Parfois, l’interprétation argumentative me paraît si libre, mis à part les connecteurs, qu’il me semble dérisoire de vouloir l’inscrire dans la langue, comme le fait Ducrot, par opposition à la tradition, sauf que les arguments de Ducrot pour défendre sa thèse générale sont d’une force qui les rend très difficiles à réfuter. De la rhétorique (théorie des états de cause, théories des topoï), je tire un autre aspect du concept d’argument :
65Un énoncé est un argument à condition d’être interprété comme une occurrence d’un argument-type pour une conclusion-type d’un topos donné, un topos étant une proposition générale et non paradoxale, ou prétendument telle, instituant l’obligation annulable de conclure d’un énoncé-type (l’argument) à un autre (la conclusion). Je prends un exemple. Soit l’énoncé (1) :
(1) Elle t’a menti.
66L’énoncé (1) est un argument par exemple s’il est interprétable comme une occurrence de l’argument-type (I) du topos T1 ayant pour conclusion-type (II), topos qui a pour nom en rhétorique la relatio criminis :
(I) X maltraite Y injustement.
(II) Y peut maltraiter X.
(T1) (I) = > (II)
67Le topos est en effet une proposition générale et non paradoxale. Il est général, parce qu’au lieu de mentir, je pourrais avoir n’importe quel prédicat (je rappelle la liberté qu’il y a dans la métaqualification d’un traitement). Il est non paradoxal, même si la loi du talion est officiellement non valide dans notre société. Mais l’obligation d’adhérer à la conclusion-type est annulable, comme l’atteste le fait que la loi du talion est fortement critiquée, quoique pratiquée, dans notre société. On aura remarqué l’écart linguistique entre l’énoncé (1) et l’énoncé-type (I) ; et le même écart pourrait être constaté si l’on avait l’énoncé-conclusion, occurrence de la conclusion-type (II) : l’interprétation argumentative, qui permet de qualifier un énoncé d’argument, opère une catégorisation topique des énoncés (l’analyse des catégories de la défensivité est l’objet de la dernière partie de L’Invention défensive).
68Du fait de l’écart entre les énoncés et les énoncés-type, ainsi que du trouble dans la définition contrastive des topoï, l’interprétation est au moins souvent incertaine : les énoncés sont argumentativement ambivalents. Je prends un exemple. Soit (2) :
(2) Toi aussi, tu es souvent en retard.
69De quel argument-type, cet énoncé est-il une occurrence ? Quel est le topos ? T1, T2 ou T3 ?
70(T1) X maltraite Y injustement (le destinataire a été en retard) = > Y peut maltraiter X (l’énonciateur est en retard).
71(T2) Y ne peut faire A (puisque personne ne le peut : d’où le retard du destinataire dans le passé) = > Y ne peut être blâmé pour ne pas avoir fait A.
72(T3) X a fait A = > X ne peut blâmer Y pour avoir fait A.
73Maintenant, je prends le problème de la cohérence et de l’incohérence. De la rhétorique (théorie des états de cause), je tire la théorie que tous les topoï défensifs (et donc accusatoires, car l’accusation n’est qu’un autre nom de la défense, et chacun dans un procès a son défenseur), se définissent les uns par opposition aux autres, ou par leurs concessions : chaque argument-type concède quelque chose qu’un autre argument-type ne concède pas. Je reprends mes exemples d’interprétation de l’énoncé (2) :
(2) Toi aussi, tu es souvent en retard.
74Si le topos est T1, il s’agit d’une justification, qui implique un choix. Si le topos est T2, il s’agit d’une disculpation, qui nie la possibilité du choix (c’est le « je ne pouvais pas faire autrement »). Si le topos est T3, il s’agit d’une récusation, qui rend non pertinentes la justification et la disculpation : la question est une question de procédure, et non de fond. Voilà. Dans la troisième partie de L’invention défensive, je tente de définir ce système, que j’appelle une topique, mais une topique avant sa réglementation institutionnelle, juridique ou morale. (L’idée que je cherche à défendre par ailleurs dans cette troisième partie, c’est que l’invention défensive traverse l’institution même de la langue, et que toutes les distinctions qu’opère la langue sont interprétables défensivement, comme des moyens de mal ou bien traiter certains êtres par opposition à d’autres ; mais aussi que l’invention défensive se réduit à deux opérations, la négation de l’attribution accusatoire et la négation de la qualification accusatoire.)
75J’en viens maintenant au dernier problème de cette série de problèmes : la transparence des contextes des énoncés défensifs.
76Souvent, on dit que c’est le contexte avant qui permet d’identifier un énoncé défensif, ou encore ce qui vient après. Je ne m’occuperai ici que de la première hypothèse théorique : que le contexte avant permet l’interprétation défensive de l’énoncé qui suit. L’hypothèse paraît bonne, si on prend un échange comme (I) :
(1)
(A) Il t’a menti.
(B) Je l’aime.
77En effet, sans (A), (B) se prêterait à bien des interprétations, mais pour autant que (A) est clairement accusatoire, on peut supposer que (B) est un énoncé défensif, par exemple une justification (B préfère ne pas quitter A) ou une disculpation (B ne peut pas quitter A) : B défend sa non-mise à exécution du dispositif prévu. Mais prenons un autre exemple, l’échange (2), où il est difficile d’interpréter (A) comme une accusation :
(2)
(A) Je t’aime.
(B) Je suis désolée.
78Là, la tendance, c’est de chercher en quoi (A) peut avoir une valeur accusatoire (et on trouve). Pourquoi ? Parce que (B) est souvent interprétable comme une occurrence d’un argument-type défensif.
79Ce que je propose de faire, c’est d’inverser l’hypothèse contextualiste, et de dire que c’est l’interprétabilité défensive d’un énoncé qui en programme non seulement proactivement le contexte après, mais aussi rétroactivement le contexte avant. Mais j’ai dit que le contexte avant était au moins une justification implicite du mauvais traitement du défendeur. Comment est-ce que mon hypothèse métathéorique justifie cette hypothèse théorique ? J’ai dit que tout argument défensif se définit par opposition aux autres, par ses concessions : un argument concède qu’un autre argument défensif n’est pas utilisable. Autrement dit, tout argument défensif concède une justification apparente du mauvais traitement.
L’intention défensive
80Je termine avec le troisième problème : la question de l’intention. L’hypothèse, c’est que l’intention défensive est une image que produit l’interprétation défensive, et non une condition de cette interprétation : l’interprète prête des intentions à l’énonciateur de ce qu ’il interprète, et ce procès d’intention n’est pas une folie, ou pas tout à fait, car il se fonde sur une machine interprétative générale et non paradoxale (je veux dire partagée par tous), la topique des arguments défensifs. (Je souligne qu’interpréter un énoncé défensif a pour effet de prêter à l’énonciateur l’intention de se défendre, mais aussi l’intention de représenter celui ou ce contre quoi il se défend comme un agresseur, ce qui est à son tour une agression ; et de ce fait l’interprétation défensive est elle aussi une agression. Un des objets de L’invention défensive était de faire apparaître l’agressivité des interactions dans la Cité.)
À propos
81Maintenant, un mot sur la rationalité procédurale, mais vraiment, j’aurais mal dit ce que j’avais à dire sur l’invention défensive, si vous n’avez pas deviné ce que je vais dire sur la rationalité procédurale.
82Mais d’abord, qu’est-ce que je veux dire par « rationalité procédurale ». Ce que je veux dire, c’est l’idée qu’il est possible d’aboutir à un arrêt rationnel et consensuel des conflits, à condition de se mettre d’accord sur un certain nombre de règles de discussion, une éthique de la discussion. C’est l’idée défendue par beaucoup de théoriciens dans le courant de Habermas, et en tous cas par Apel en éthique, par Alexis ou Aarnio en droit et par van Eemeren et Grootendorst en pragmatique ou encore, comme on peut s’y attendre, par de nombreux chercheurs qui, comme ces deux derniers, travaillent sur les paralogismes (fallacies), parmi lesquels figure l’argument d’autorité (auquel les règles de la rationalité procédurale interdisent d’avoir recours).
83Je commence en disant que l’argumentation me paraît être un acte de langage si profondément défaillant et si souillé par l’emploi qui en est fait à tous les degrés de la vie sociale, aujourd’hui comme hier, que je ne vois aucune possibilité de l’anoblir, mais l’anoblir, c’est, me semble-t-il, ce que font ces auteurs.
84Quelles sont les règles de la rationalité procédurale ? Il y des convergences et des divergences entre les défenseurs de la rationalité procédurale, et je ne doute pas que certains estiment même qu’il est impossible de les expliciter. Je crois que c’est là déjà un peu un contre-argument contre la théorie, ce désaccord sur les règles. Mais passons.
85L’important pour la théorie de l’invention, c’est que la théorie de la rationalité parle en termes de règles, et je dirais de normes. Or, l’invention défensive est une machine argumentative qui casse la validité des normes ou qui soustrait le défendeur par d’autres arguments à l’accusation d’avoir enfreint une norme.
86Une des règles que l’on retrouve souvent, c’est que tous les participants à la discussion doivent avoir un droit égal à employer tous les actes de langage propres à articuler des prétentions à la validité. Des questions, on ne peut que s’en poser : qui peut prétendre au statut de participant ? Comment évaluer cette égalité ? Est-il vraiment souhaitable que tous les participants aient un droit égal ?
87Une autre règle, c’est que les participants se mettent d’accord sur la question à débattre. Il me semble que cet accord peut être une affaire extrêmement délicate, et faire lui-même l’objet d’un débat : avant même de discuter d’une question, nous pouvons discuter assez longuement de la question qu’il convient de discuter. D’où l’ordre du jour, mais aussi les règles pour l’établir, objet d’un autre débat à l’ordre d’un autre jour.
88Je me demande s’il est nécessaire que je poursuive. Pourquoi ? Encore une fois : parce qu’il est parlé de « règles ». Or qu’est-ce que l’invention défensive ? Je le répète : c’est une machine qui invalide les règles qui vous condamnent (et ces règles peuvent n’être que des règles grammaticales par exemple) ou qui, sans les invalider, vous soustrait par d’autres arguments aux accusations qui vous sont faites au nom de ces règles ; mais une machine qui casse ses propres arrêts et qui casse sa propre cassation, et cela théoriquement sans qu’il y ait jamais d’arrêt non cassable possible.
Conclusion
89Je n’aime pas la conclusion que suggèrent les derniers mots ci-dessus : l’invention défensive est « une machine qui casse ce qu’elle statue et qui casse sa propre cassation, et cela théoriquement sans qu’il y ait jamais d’arrêt non cassable possible ». Pourquoi ? Si la théorie de l’invention défensive est juste, elle est cassable, et si on la casse, on montre qu’elle n’est pas tout à fait sans justesse. Et je n’aime ni l’une ni l’autre de ces éventualités. Mais pour le moment « c’est comme ça ».
Auteur
Groupe de sociologie politique et morale (GSPM, EHESS).
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