Laurent Schwartz et le Vietnam : la « perte de l’innocence »
p. 81-94
Texte intégral
1Dans le mouvement français d’opposition à la guerre du Vietnam qui renaît sur les braises encore chaudes de l’Algérie, Laurent Schwartz apparaît vite comme une figure centrale. Il contribue à en structurer les assises, à lui donner une visibilité internationale et, sans doute aussi, à le rendre crédible aux yeux des Vietnamiens qu’il soutient, en dépit de certaines divergences idéologiques. Pourquoi et comment ce mathématicien réputé en est-il venu à combattre avec autant de constance une guerre gérée méthodiquement par Robert McNamara, secrétaire à Défense du président Johnson, connu pour son obsession des statistiques ? Quelle relation l’homme – au-delà de l’intellectuel engagé indirectement confronté à l’hyper-violence de la guerre elle-même – a-t-il entretenue avec les différents formes de violence véhiculées par la guerre du Vietnam : la violence politique dans laquelle se sont progressivement enfoncés une partie des militants français du mouvement anti-guerre en 1967-1968 ; mais aussi la violence d’État pratiquée par les communistes nord-vietnamiens, après leur victoire militaire de 1975, sur les Sud-Vietnamiens qui avaient servi le régime anticommuniste de Saigon, grands « perdants de l’histoire » d’une guerre civile occultée par les militants antiguerre ? Les désillusions que Laurent Schwartz a pu éprouver avec le temps ne l’ont pas conduit à renier son long engagement pour le Vietnam. Mais elles justifient sans doute qu’à l’instar d’autres intellectuels de sa génération, il ait progressivement perdu son « innocence » originelle vis-à-vis de la résistance vietnamienne, par allusion au célèbre roman de Neil Sheehan, prix Pulitzer 19892.
L’engagement d’un anticolonialiste trotskyste pour l’indépendance et la victoire du Vietnam communiste
2Sans doute est-il opportun, pour décrire le combat de Schwartz contre les guerres d’Indochine, de reprendre le cycle d’engagement des intellectuels élaboré par David Schalk. Cet historien américain des intellectuels, lui-même ancien opposant à la guerre du Vietnam, distingue en effet trois phases d’engagement : la première est « pédagogique », faite d’admonestations calmes et rationnelles, presque scolaires, pour convaincre les dirigeants et la population de leurs erreurs. Sans qu’elle mette un terme à la première, la deuxième phase est « morale », parce qu’elle repose sur une protestation éthique dans laquelle s’entrechoquent à la fois l’indignation morale, le patriotisme, la détresse, la honte et la confusion, voire le désarroi et l’incertitude quant à la forme de l’engagement à adopter. Enfin, la troisième est une phase « counter-legal », décidée par des intellectuels convaincus en leur âme et conscience que leurs actions, bien qu’officiellement illégales, sont seules susceptibles d’empêcher que leur pays soit conduit à un génocide3.
L’engagement « pédagogique »
3L’engagement de Laurent Schwartz en faveur de l’indépendance du Vietnam frappe par sa durée. Il remonte à l’époque des velléités réformatrices du Front populaire dans l’empire, vite enterrées en Indochine par la répression féroce d’une vague de grèves et de manifestations. Lorsque Schwartz s’engage pour le Vietnam en 1936, nationalistes trotskystes et communistes vietnamiens sympathisent dans les prisons coloniales, indistinctement soumis aux interrogatoires et aux tortures des agents de la redoutable Sûreté indochinoise, tandis que débutent les grandes purges staliniennes en URSS dont les trotskystes sont précisément l’une des cibles4. Membre depuis 1936 du Parti ouvrier international, une formation trotskiste adhérant à la IVe internationale, Schwartz s’identifie facilement à leur cause.
4En août 1945, tout à sa stratégie de reconquête du pouvoir et de reconstruction d’un État indépendant, le Parti communiste indochinois (PCI) dirigé par Ho Chi Minh, noyau dur du Front Vietminh créé en 1941, saisit l’occasion tant attendue du vide stratégique créé par la reddition japonaise et l’effacement des Français pour s’emparer du pouvoir. Le Corps expéditionnaire français n’a pas encore débarqué au Sud-Vietnam lorsque l’indépendance de la République démocratique du Vietnam (RDV) est proclamée à Hanoi par Ho Chi Minh, le 2 septembre 1945. Ministre de l’Intérieur du premier gouvernement de la RDV, Vo Nguyen Giap couvre l’élimination politique et parfois physique des rivaux du parti, parmi lesquels figurent de nombreux trotskystes. Aussi organisés que déterminés, les communistes sortent vainqueurs de cette sanglante lutte pour le pouvoir entre nationalistes communistes, anticommunistes5 et trotskystes. Leur péché originel, celui de la liquidation de leurs rivaux trotskystes, n’empêche pas Laurent Schwartz de soutenir la lutte pour l’indépendance pendant la guerre d’Indochine. Non seulement son engagement anticolonial a primé sur ses sympathies politiques, mais, à partir de 1947, Schwartz rompt officiellement avec le trotskysme qu’il estime déjà fossilisé.
5Toutefois, comme il le reconnaît lui-même dans ses mémoires, son militantisme contre la guerre d’Indochine se borne alors à prononcer de temps à autre une conférence dans la ville de Nancy où il enseigne les mathématiques6. Tout au plus l’obtention de la Médaille Fields en 1950, en accroissant soudainement sa renommée internationale, lui confère-t-elle une plus grande crédibilité dans son engagement.
L’engagement « moral »
6La deuxième phase de son engagement – « morale », selon la typologie de David Schalk – débute avec l’escalade de la guerre au Vietnam décidée par le président Lyndon Johnson en 1965. Porté initialement mais trop timidement par le parti communiste français (PCF) et les associations qui lui sont affiliées, le mouvement d’opposition déborde rapidement la gauche du parti, principalement sous l’impulsion des trotskystes et des maoïstes, et parallèlement à l’action de chrétiens progressistes7. Sensible à l’importance croissante de la guerre dans les médias français, de la presse écrite aux journaux télévisées en passant par des émissions de télévision comme Cinq colonnes à la Une, cette nébuleuse de gauche est éclatée en différentes structures dont le poids s’accroît mais qui ne sont pas étanches les unes à l’égard des autres. Instruit de son expérience algérienne, à travers sa participation au comité Audin, Schwartz apparaît très vite comme l’un des principaux acteurs de l’opposition française à cette guerre et le restera jusqu’à la fin.
7Avec Claude Bourdet et Jacques Grimblat, il prend d’abord l’initiative de créer, en mai 1966, un « comité français de soutien au peuple vietnamien », autour de plusieurs dizaines de personnalités de gauche issues principalement des milieux littéraires et artistiques, comme Jean-Paul Sartre, Alain Resnais, Claude Roy. Ce nouveau comité présidé par Schwartz estime dans son appel que le peuple vietnamien est « victime d’un véritable génocide par bombardements, destruction des végétations, gazage, parce qu’il ne veut pas subir la loi d’une puissance étrangère ». Désireux d’apporter une aide médicale aux Vietnamiens libre de toute pression soviétique ou chinoise, il soutient également différentes initiatives humanitaires et médiatiques en faveur du Vietnam, comme les « Six Heures pour le Vietnam », le 26 mai au Quartier Latin. Il n’est pas étonnant qu’à ce premier rassemblement important contre la guerre, et particulièrement novateur dans son procédé (six heures de meeting), participe Stephen Smale, professeur à l’Université Berkeley fraîchement auréolé de la médaille Fields, figure du mouvement antiguerre américain à l’origine du Vietnam Day Committee et du plus important teach-in jamais organisé jusqu’alors à l’Université Berkeley, en mai 1965 – 30 000 personnes en 36 heures8… Malgré le succès des Six Heures et les encouragements des autorités vietnamiennes, les velléités unitaires des responsables de ce comité se heurtent cependant à bien des résistances pour les réitérer, notamment de la part des communistes9.
8En octobre 1966, le comité de soutien fusionne dans le Comité Vietnam national, le CVN, qui va devenir l’une des principales structures d’animation de l’opposition à la guerre. Convaincus – bien à tort – que leur mobilisation contre la guerre d’Algérie avait indirectement poussé de Gaulle vers la négociation, cinq intellectuels ont appelé à la création de cette nouvelle plate-forme : Laurent Schwartz, Jean-Paul Sartre, Alfred Kastler (autre prix Nobel, mais de physique en 1966), Henri Bartoli (professeur de droit, proche de la revue Esprit), et Pierre Vidal-Naquet (historien de l’EHESS). Avec le souci de l’unification du mouvement, le CVN multiplie les journées d’action, les campagnes de presse, les conférences et les manifestations de solidarité avec le Vietnam, au point que Jean Lacouture y décèle « l’avant-garde du mouvement de protestation contre la guerre, son foyer d’idées, comme le “121” à la fin de la guerre d’Algérie10 ». Il ne s’agit plus seulement de « nous réunir pour proclamer notre admiration ou notre solidarité avec les combattants du Nord-Vietnam et du FNL », mais de « s’engager sans réserves pour que le peuple vietnamien gagne enfin la paix et l’indépendance »… Le CVN offre également une tribune aux opposants américains à la guerre, dont certains militent par ailleurs dans un comité parisien moins connu : le PACS ou Paris American to Stop War. Traductrice américaine renommée vivant depuis plus de quarante ans à Paris, Maria Jolas en est la cheville ouvrière11. Lors du grand meeting « Six Heures du Monde pour le Vietnam » du 28 novembre 1966, Schwartz est gagné par l’émotion lorsque Stephen Smale, invité à prendre la parole, serre ensuite la main de Mai Van Bo, l’un des principaux représentants de la RDV en Europe. Le diplomate vietnamien a accepté de participer à cette manifestation, sans cacher ses regrets de voir s’aggraver en France le fossé entre communistes et intellectuels. De nombreuses petites manifestations sont ensuite organisées en province. À Marseille, Schwartz téléphone lui-même au maire de la ville, Gaston Defferre, pour le convaincre de ne pas interdire le meeting. Snobé par le PCF, ce véritable tour de France des Six Heures s’avère être un succès…12.
9Pragmatiques, les Vietnamiens communistes ne souhaitent pas se couper de ces alliés sans doute moins naturels mais particulièrement actifs et influents : comme ils jouent encore habilement de la rivalité sino-soviétique pour conserver l’appui des deux grands rivaux communistes, ils savent entretenir d’excellentes relations avec ces factions rivales du mouvement antiguerre français. Les dirigeants de la RDV ont compris tout le bénéfice qu’ils pouvaient retirer d’un soutien extra-communiste à leur lutte. Ils refusent, certes, la proposition qui leur est faite d’accueillir chez eux un corps de volontaires français, dont plus de 200 se sont présentés devant les portes de la représentation diplomatique de la RDV à Paris, en mai 1967, conformément à l’appel lancé par le CVN un mois auparavant13. Pham Van Dong, le Premier ministre de la RDV juge néanmoins utile, le 14 septembre 1967, d’adresser une lettre de félicitations au CVN pour ses activités en faveur de la paix au Vietnam14. Au-delà de cette reconnaissance, Schwartz et le CVN réussissent à remobiliser une partie de l’opinion, même si les effectifs demeurent très modestes, et à contraindre les organisations de gauche, en particulier communistes, à sortir d’une position de soutien purement verbal au Vietnam.
10Le Comité connaît son apogée en 1967-1968. Il bénéficie non seulement de la centralité du conflit vietnamien dans l’actualité et les raisonnements politico-stratégiques ; mais aussi de la relative bienveillance du pouvoir gaullien à l’égard du mouvement d’opposition à la guerre. De plus en plus irrité par la politique américaine qui contrecarre depuis 1963 toutes ses initiatives pour la région, de Gaulle a lui-même pris la tête, en quelque sorte, de l’opposition des États-nations – en particulier ceux du Tiers-Monde – à l’engagement militaire des États-Unis15. Cependant, les mesures répressives prises par le ministre de l’Intérieur à la suite du mouvement de Mai 68 obligent le CVN, sauvé de peu d’une dissolution grâce à la réputation de ses dirigeants, à faire profil bas.
11L’évolution des événements jusqu’en 1968 a conduit Laurent Schwartz à adopter un engagement « extra-légal » – troisième phase du cycle décrit par David Schalk – en acceptant la vice-présidence du Tribunal Russell, tout en se démarquant de la violence politique croissante de certains des membres du CVN.
Schwartz face à la violence : à Paris à la tête du CVN ; au Vietnam pour le Tribunal Russell
Dénoncer la violence de guerre générée par l’intervention américaine, mais jusqu’où ?
12L’année de naissance du CVN, un autre mathématicien de réputation internationale, mais sans doute plus connu encore comme philosophe et écrivain, prend l’initiative de créer un tribunal pour juger les crimes de guerre américains : le Britannique Lord Russell, prix Nobel de littérature en 1950, l’année de la médaille Fields de Laurent Schwartz. Son anti-américanisme virulent l’a conduit à défendre la cause soviétique pendant la crise des missiles de Cuba, puis à dénoncer, dès 1963, l’engagement militaire des Américains au Sud-Vietnam, en particulier leur recours aux armes chimiques16. À cause de la virulence de ses critiques à l’égard de la politique américaine au Vietnam, l’ouvrage qu’il fait paraître en français, en avril 1967 (Nuremberg pour le Vietnam, chez Maspero), manque de peu d’être retiré de la vente. À la demande de la direction d’Asie, le ministre des Affaires étrangères s’est finalement opposé à cette décision réclamée par son collègue de l’Intérieur pour ne pas attirer inutilement l’attention sur ce genre d’écrits17. Malgré ses 94 ans, Russell ne s’est pas satisfait de fonder avec Albert Einstein un mouvement en faveur du désarmement nucléaire dénommé Pugwash, duquel émerge d’ailleurs, en juillet 1967, l’une des filières secrètes de paix les plus productives de la guerre, dont Raymond Aubrac et le biologiste français Herbert Marcovich sont les principaux intermédiaires. Face à la tragédie vietnamienne, il veut à tout prix combler ce qu’il estime être une grave carence des organisations internationales et des États, incapables de s’opposer au gouvernement américain. Il cherche à convaincre l’opinion que la guerre résulte d’une agression des États-Unis. Les membres de la commission d’enquête qu’il réunit ne peuvent évidemment pas représenter un pouvoir étatique et ne disposent d’aucun moyen de rendre des sentences exécutoires. Mais, à défaut de pouvoir les juger, au moins pourront-ils tenter d’établir les crimes de guerre des États-Unis au Vietnam, à la lumière de la jurisprudence du tribunal de Nuremberg, du pacte Briand-Kellogg et des conventions de Genève.
13Schwartz est sollicité comme vice-président de cette étrange assemblée que la presse nomme déjà le « Tribunal Russell », aux côtés de Jean-Paul Sartre qui en devient le président. Il est conscient que c’est une occasion unique pour créer de nouvelles solidarités militantes et sortir le mouvement français contre la guerre de son tropisme national18. Maria Jolas devient l’intermédiaire privilégié entre, d’une part, les membres du Tribunal Russell et du CVN qui en assure la logistique, et, d’autre part, le mouvement d’opposition à la guerre aux États-Unis : « La visite chez elle était le passage obligé des opposants américains qui venaient en France, Joan Baez et Jane Fonda n’échappèrent pas à la règle », se souvient Laurent Schwartz19. Lors d’une conférence de presse en novembre 1966, il annonce un peu hâtivement que le tribunal va tenir sa première session à Paris. Il sera désavoué par le gouvernement français, pourtant lui-même résolument opposé à cette guerre. Sartre a sans doute commis l’erreur d’en appeler directement au président qui s’oblige à lui répondre personnellement, en fondant son refus sur l’idée que « toute justice, dans son principe comme dans son exécution, n’appartient qu’à l’État20 ».
14Le Tribunal Russell finit par ouvrir ses travaux à Stockholm, du 2 au 9 mai 1967, puis à Roskilde, au Danemark, du 20 novembre au 1er décembre. Ce jour-là, Jean-Paul Sartre et Laurent Schwartz rendent les conclusions de ces mois de travaux : les États-Unis sont déclarés « coupables de génocide » ; coupables, en particulier, d’avoir employé des armes de guerre et des produits interdits par les lois de la guerre et exercé des représailles injustifiées contre des populations civiles. Les accusations sont documentées par les rapports de scientifiques qui ont été envoyés sur le terrain, comme le docteur Marcel-Francis Kahn, membre co-fondateur du Parti socialiste unifié (PSU). Deux volumes consacrés à chacune des deux sessions sont publiés aux éditions Gallimard21. Les membres et collaborateurs français du tribunal décident de prolonger leurs réunions et leurs débats à Paris, au sein d’une association rebaptisée, après la répression consécutive au mouvement de Mai 68, Centre international d’information pour la dénonciation des crimes de guerre. Invité par le gouvernement de la RDV en tant que vice-président du Tribunal Russell et universitaire, Schwartz effectue son premier séjour dans le Vietnam en guerre, en septembre 1968. Il en rapporte un compte rendu élogieux sur le développement – surprenant à bien des égards compte tenu des conditions de guerre – de l’enseignement vietnamien, primaire, secondaire, supérieur et technique. Il ne peut cacher son admiration devant les efforts des dirigeants et des cadres pour améliorer l’instruction populaire et assurer la continuité du service public, malgré des bombardements intensifiés, depuis le mois d’avril, sur une zone plus réduite…22.
15On a reproché aux membres du tribunal Russell un fonctionnement de type inquisitorial et une perception excessivement partiale des événements : plusieurs réalités pourtant avérées y ont été publiquement déniées, comme l’existence de la piste Ho Chi Minh ou les victimes vietnamiennes civiles attribuées aux communistes. En décontextualisant ainsi le conflit, en niant sa dimension fratricide, le tribunal a sans doute contribué à la surenchère générale, à la radicalisation du discours et de la violence contestataires, puis aux désillusions de l’après-guerre. Comment les jeunes, en particulier, ont-ils compris et intériorisé les nombreuses allusions au fascisme, à Hitler, au nazisme, au génocide – un thème débattu jusqu’à la dernière minute de la session de Roskilde – à propos des pratiques américaines au Vietnam ?… Schwartz a regretté par la suite d’avoir soutenu ce « verdict » unanime des « jurés », alors que son grand ami Pierre Vidal-Naquet avait énergiquement tenté de l’en dissuader la veille au téléphone. Son rôle dans le tribunal Russell fut l’une des raisons qui poussèrent le président Johnson, en avril 1968, à refuser la suggestion du Département d’État de lui accorder un visa pour les États-Unis, où il avait été invité par le chancelier de l’Université de Berkeley23.
Se distancer de la violence politique croissante au sein du CVN
16Les Renseignements généraux (RG) s’intéressent de près au CVN. Les conséquences des initiatives du Comité sur les relations de la France avec d’autres États font certes l’objet de quelques notes non dénuées d’intérêt, comme ses campagnes de soutien aux déserteurs et insoumis américains exilés sur le territoire français, ou en faveur du recrutement de volontaires civils et militaires pour le Vietnam. Mais ce sont là des activités relativement anecdotiques pour le renseignement intérieur. Bien davantage préoccupés par l’évolution des rapports de force au sein du CVN, les RG se sont inquiétés précocement des tentatives de noyautage du CVN par la Jeunesse Communiste Révolutionnaire (JCR), dont le relatif succès a cristallisé les oppositions internes : certains membres quittent le Comité24 tandis que d’autres, sous l’influence de la JCR, réorientent leur protestation à l’égard du gouvernement français. En novembre 1967, lors d’une « semaine Che Guevara », le CVN reçoit Stokely Carmichael à la Mutualité, où sa dénonciation des crimes de guerre américains et ses appels à la victoire du Vietnam sur les États-Unis lui valent de vibrants applaudissements. Carmichael avait été le co-fondateur du Comité de coordination des étudiants non-violents (SNCC ou Student Nonviolent Coordinating Committee) en 1960. Théoricien du Black Power et membre du Black Panther Party, il a déjà effectué plusieurs voyages à Cuba, en Chine et au Nord-Vietnam, pour y chercher des soutiens, avant de se rendre à Paris. Mais, contrairement à Martin Luther King, il en est venu à accepter la possibilité d’une lutte armée des Noirs, perçus comme les « frères d’armes des combattants vietnamiens », contre l’impérialisme américain et le « génocide » que les Américains poursuivent contre les Noirs aux États-Unis et contre les Vietnamiens au Vietnam. Les autorités françaises le tiennent en suspicion. Schwartz lui-même s’inquiète de l’influence de ce leader américain sur l’aile radicale du mouvement de contestation français, séduit à son tour par la « mystique de la violence ». Il confesse dans ses mémoires qu’il ne reconnaissait plus le CVN « comme son enfant »25.
17Les journées de soutien au peuple vietnamien sont le prétexte à l’organisation d’attentats sur des lieux symboliques pour les intérêts américains : entre le 16 et le 20 mars, différentes explosions se produisent devant la Chase Manhattan Bank, la Bank of America, l’agence TWA, le siège parisien de l’American Express, près de l’Opéra. La police réussit à arrêter l’un des membres de ce commando, François Langlade, étudiant à Nanterre et membre de la JCR, puis Nicolas Boulte, l’un des dirigeants du CVN, de tendance catholique progressiste, plus quelques autres jeunes, membres des Comités d’action lycéenne (CAL). C’est l’origine du Mouvement du 22 mars à Nanterre26. La participation avérée de militants du CVN aux attentats anti-américains à Paris conduit les RG à conclure, non sans excès, que le CVN a agi comme un « ferment révolutionnaire » et qu’il peut être considéré comme l’« un des épicentres de la crise ». Depuis Mai 68, il leur semble devenu un « bureau de liaison et d’initiative, groupant les organisations révolutionnaires les plus diverses, soit encore en activité, soit dissoutes, résurgentes ou clandestines »27. Mai 68 signe à la fois l’apogée et la fin d’un âge d’or du militantisme, probablement aussi la fin de l’espoir nourri par Laurent Schwartz de développer un mouvement de contestation pacifique et unitaire. Les Américains, en donnant à voir l’impact de leur formidable puissance militaire, ont contribué à la radicalisation et à la mondialisation de la violence, dont la jeunesse, lassée par les partis politiques traditionnels, a été le principal réceptacle.
18Préoccupé par la démobilisation consécutive à la répression de Mai 68 puis par la reprise de l’escalade au Vietnam, à l’initiative du nouveau président Richard Nixon, Schwartz ne s’avoue pas vaincu pour autant. On le trouve encore, en avril 1971, à l’origine de la création du FSI, Front Solidarité Indochine soutenu par la Ligue communiste révolutionnaire (LCR, de tendance trotskyste) et par le PSU. Le nouveau mouvement est composé essentiellement d’intellectuels, dont une nouvelle génération d’historiens de l’Indochine avec Pierre Brocheux et Daniel Hemery28. Cette tentative de remobilisation de l’intelligentsia de gauche en dehors du PCF va se solder globalement par un échec, après le relatif succès de la manifestation du 5 novembre 1971 qui rassemble 25 000 personnes. Entre temps, le choc de l’offensive du Têt a précipité les premières mesures de désescalade prises par Johnson au Vietnam et les négociations se sont ouvertes, à Paris, sans que le mouvement français d’opposition à la guerre y ait joué un grand rôle. Chacun sent bien que, désormais, les adversaires ne recherchent plus la victoire mais un succès militaire susceptible de renforcer leur position dans les négociations qui se jouent désormais dans le secret des entretiens entre Kissinger et Le Duc Tho ou Xuan Thuy29.
19Pour Laurent Schwartz comme pour d’autres intellectuels engagés, le plus dur, paradoxalement, reste sans doute à venir, avec la fin de la guerre au Vietnam et la réunification brutale du pays sous l’égide de Hanoi.
Conclusion : la coopération avec le Vietnam socialiste malgré les désillusions
20Choqués par la brutalité de la réunification de 1975-1976, par l’évolution du régime et les vagues d’exode qui l’ont suivie, des intellectuels se démarquent publiquement du Vietnam socialiste, sans renier pour autant leur engagement passé ni faire du Vietnam le bouc-émissaire de toutes leurs déceptions vis-à-vis du communisme. Après avoir revendiqué, en 1976, le temps de la « sympathie critique », Jean Lacouture confesse à propos des Khmers Rouges, en 1978, « la honte d’avoir contribué, si peu que ce soit, si faible qu’ait pu être en la matière l’influence de la presse, à l’instauration de l’un des pouvoirs les plus oppressifs que l’histoire ait connus ». C’est qu’il n’est pas facile, ajoute-t-il en évoquant également les « pratiques totalitaires vietnamiennes », « d’apprécier le moment où une juste résistance se mue en nouveau système d’oppression30 ». En décembre 1978, Laurent Schwartz et Madeleine Rebérioux dénoncent à leur tour dans Le Monde les arrestations arbitraires et les mauvaises conditions de détention dont sont victimes de trop nombreux opposants vietnamiens au régime communiste. Mais ils incitent en même temps à une certaine prudence : « Bien sûr, les destructions d’hier ne justifient pas les atteintes aux droits de l’homme aujourd’hui ; elles exigent cependant une attitude mesurée dans l’examen de la situation actuelle31. » Schwartz avait pris soin d’écrire préalablement au Premier ministre Pham Van Dong, le 31 octobre 1978, une lettre personnelle dans laquelle il attirait son attention sur la délicate question des droits de l’Homme au Vietnam : « Tout le monde a admiré l’absence totale de vengeance et de châtiments graves à l’arrivée de la paix (alors qu’en France et dans l’Europe entière, après la Seconde Guerre mondiale, il y eut de très nombreux excès). Mais il y a quand même au Vietnam, et, semble-t-il, plus maintenant que les deux dernières années, des internements arbitraires, des innocents dans des camps ou des prisons, des condamnations sans jugement32. » Ainsi, pendant ces années douloureuses de transition entre guerre et paix, qui voient le Nord imposer la dure loi du vainqueur au Sud, Schwartz continue d’agir en coulisses pour favoriser la libération de prisonniers politiques, au nom de son amitié avec Pham Van Dong et pour le Vietnam. En 1979, il sollicite du Premier ministre vietnamien la libération de dix-huit Vietnamiens emprisonnés. Ayant obtenu satisfaction pour sept d’entre eux, il revient à la charge auprès de Mai Van Bo, premier ambassadeur de la République socialiste du Vietnam en France. En 1983, il interpelle encore Phan Van Dong sur le sort des « milliers de personnes » qui vivent encore dans des camps de rééducation, « souvent depuis 197533 ». Mais le chiffre avancé est encore considérablement sous-estimé par rapport aux centaines de milliers qui y ont effectivement été détenus.
21Il n’en poursuit pas moins une coopération universitaire fructueuse avec le Vietnam socialiste, à laquelle contribue ponctuellement son épouse : en mars 1976, ils donnent chacun vingt-sept heures de cours de mathématiques à un public d’enseignants-chercheurs vietnamiens jugés excellents34.
22L’engagement de Laurent Schwartz aux côtés du Vietnam surprend l’historien par sa durée et par sa constance, tandis que nombre de ses concitoyens passaient de la fascination à la haine des communistes, d’une sympathie provietnamienne à un pro-américanisme béat. Il ne s’est pas réfugié non plus dans l’apathie ou le silence. Dans ces années 1970-1980 marquées par le « désengagement des clercs », qui succèdent à la polarisation gauchiste des années 1960, l’intellectuel est en crise, secoué par le génocide perpétré au Cambodge par les Khmers rouges, la centaine de millions de « Boat People » fuyant le Vietnam, et les révélations de Soljenitsine sur le goulag, autant de tragédies aussitôt instrumentalisées pour conjurer une éventuelle arrivée de la gauche au pouvoir35. En dépit de ses regrets et de ses désillusions, Schwartz est parvenu à se frayer un chemin original, à l’opposé de celui qui a conduit maints de ses collègues à mettre leurs compétences au service de la guerre, à suivre à l’égard du Vietnam réunifié une voie autonome sans doute inspirée par la figure de « l’intellectuel spécifique » cher à Foucault, à nourrir, enfin, une coopération fructueuse avec les Vietnamiens qui a permis et permet encore aujourd’hui aux scientifiques de nos deux pays de s’enrichir mutuellement36.
Notes de bas de page
2 Sheehan N., L’innocence perdue, Paris, Seuil, 1990.
3 Schalk D. L., War and the Ivory Tower, Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 2005 (1e ed. 1999). Sur l’engagement personnel de l’auteur contre la guerre : Schalk D.-L., « Un historien dissident au service des recrues de la guerre du Vietnam témoigne », Histoire, Défense et Sociétés, no 1, 2004, p. 119-143.
4 Hemery D., Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine : communistes, trotskystes, nationalistes à Saigon de 1932 à 1937, Paris, F. Maspero, 1975 ; Ngo V., Au pays de la cloche fêlée. Tribulations d’un Cochinchinois à l’époque coloniale, Montreuil-sous-Bois, Éditions L’Insomniaque, 2000.
5 Guillemot F., Dai Viêt, indépendance et révolution au Vietnam. L’échec de la troisième voie (1938-1955), Paris, Les Indes Savantes, 2012.
6 Schwartz L., Un mathématicien aux prises avec le siècle, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 424.
7 Sur la contribution de l’extrême-gauche au mouvement d’opposition à la guerre : Pas N., « Sortir de l’ombre du Parti Communiste Français. Histoire de l’engagement de l’extrême-gauche française sur la guerre du Vietnam, 1965-1968 », mémoire de DEA sous la direction de Jean-François Sirinelli, IEP de Paris, 1998 ; et sur celle des chrétiens : Rousseau S., La colombe et le napalm. Des chrétiens français contre les guerres d’Indochine, Paris, CNRS Éditions, 2002.
8 Centre des archives contemporaines de Fontainebleau (CAC), archives du ministère de l’Intérieur (AMI), dossier no 20000529, article no 2 ; Batterson S., Stephen Smale, The mathematician who broke the Dimension Barrier, American Mathematical Society (AMS), 2000 ; The New York Times, 23 mai 1965, p. 26.
9 Pas N., mémoire cité, p. 55-56.
10 Lacouture J., « L’opinion française et la seconde guerre du Vietnam », Le Monde, 13 décembre 1966.
11 Sur le PACS : Journoud P., « Les relations franco-américaines à l’épreuve du Vietnam, 1954-1975. De la défiance dans la guerre à la coopération pour la paix », thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Robert Frank, Paris I, 2007, p. 1113-1117.
12 Schwartz L., op. cit., p. 436 ; Pas N., mémoire cité, p. 65.
13 CAC, AMI, dossier no 0019910793, Fiche des RG sur le CVN et les CVB, novembre 1968.
14 Le Monde, 26 septembre 1967.
15 Journoud P., De Gaulle et le Vietnam 1945-1969. La réconciliation, Paris, Tallandier, 2011.
16 National Archives and Record Administration (NARA), série CFPF 1963, dossier no 4049.
17 Archives du ministère des Affaires étrangères (AMAE), Amérique, États-Unis 1964-1970, dossier no 622, échanges de lettres.
18 Keenan B., “‘Vietnam Is Fighting for Us :’ French Identities and the U.S. – Vietnam War, 1965-1973”, thèse de doctorat d’histoire, University of North Carolina, 2009, chapitre 5.
19 Schwartz L., op. cit., p. 454.
20 Le Monde, 25 avril 1967.
21 Dediger V. (dir.), Tribunal Russell. Le jugement de Stockholm, Tome 1, Paris, Gallimard Idées, 1967 ; Sartre J.-P. (dir.), Tribunal Russell II. Le jugement final, Tome 2, Paris, Gallimard Idées, 1968. Voir aussi : « La sentence du tribunal Russell », Combat, 2-3 décembre 1967 ; « Genocide finding by Russell Tribunal », The Times, 2 décembre 1967.
22 Fonds Laurent Schwartz de l’école Polytechnique, « 3 Semaines au Vietnam », rapport de Laurent Schwartz, 1968.
23 Schwartz L., op. cit., p. 451 ; Archives de la Bibliothèque Johnson (Texas), série NSF-CF France, dossier no 174, mémorandum de W. Rostow au Président, 24 avril 1968. Pour une critique argumentée de l’accusation de génocide : Fein H., « Discriminating Genocide From War Crimes : Vietnam and Afghanistan Reexamined », Denver Journal of International Law and Policy, no 1, vol. 22, automne 1993, p. 29-62.
24 Pierre-Richard Feray, membre du PSU depuis 1961 et animateur d’un comité Vietnam dans les Alpes-Maritimes, quitta le CVN à cause de l’emprise excessive de la JCR : courriel à l’auteur, janvier 2005.
25 Schwartz L., op. cit., p. 440-442.
26 Seale P. et Mcconville M., Drapeaux rouges sur la France, Paris, Mercure de France, 1968, p. 34 ; Le Monde, 23 mars 1968. Sur le Mouvement du 22 mars et, de manière plus générale, sur le rôle des intellectuels dans la contestation de Mai 68 : Brillant B., Les Clercs de 68, Paris, PUF, 2003.
27 CAC, AMI, article no 0019910793, note des RG sur le CVN et les CVB, novembre 1968.
28 Jalabert L., « Un mouvement contre la guerre du Vietnam : le Front Solidarité Indochine (1971-1973) », in Journoud P. et Menétrey-Monchau C. (dir.), Vietnam 1968-1976. La sortie de guerre, Bruxelles, Peter Lang, 2012, p. 221-228.
29 Journoud P. et Menetrey-Monchau C. (dir.), op. cit.
30 Lacouture J., Survive le peuple cambodgien !, Paris, Seuil, 1978, p. 5-6. De même, dans la préface du livre témoignage de Viet Tran (J’ai choisi l’exil, Paris, Seuil, 1979), il s’accusait « d’avoir pratiqué une information sélective en dissimulant le caractère stalinien du régime nord-vietnamien »…
31 Rebérioux M. et Schwartz L., « Le dilemme vietnamien », Le Monde, 18 décembre 1978.
32 Fonds Laurent Schwartz de l’école Polytechnique, lettre de Laurent Schwartz à Phan Van Dong, 31 octobre 1978 ; Guichardet A., « Les mille et un engagements de Laurent Schwartz », p. 24-27 (en ligne à cette adresse : http://www.sabix.org/evenement/presentation-72.pdf).
33 Fonds Laurent Schwartz de l’école Polytechnique, lettre de Laurent Schwartz à Phan Van Dong, 22 juin 1983.
34 Ibid., rapport sur le voyage de Marie-Hélène et Laurent Schwartz au Vietnam (mars 1976) adressé au directeur adjoint des affaires culturelles, 23 avril 1976.
35 Lamy J., « Michael-Scott Christofferson », Les intellectuels contre la gauche. L’idéologie antitotalitaire en France (1968-1981), Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, 11 mai 2011 (en ligne à cette adresse : http://chrhc.revues.org/index2328.html).
36 On lira avec profit ce témoignage : Cartier P., « Mathématiciens sans frontières. 2. Le Vietnam », Images des Mathématiques, 26 octobre 2010 (http://images.math.cnrs.fr/Mathematiciens-sans-frontieres.html).
Auteur
Chercheur à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) et membre du Centre d’histoire de l’Asie contemporaine (CHAC, Paris I) ; auteur de De Gaulle et le Vietnam (1945-1969). La réconciliation, Paris, Tallandier, 2011. Il est spécialiste d’histoire politique, militaire et culturelle de l’Asie orientale dans la deuxième moitié du xxe siècle.
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