Les traces alimentaires du patient hospitalisé
p. 333-349
Texte intégral
Introduction générale
1Parmi les patients hospitalisés, 35 à 65 % souffrent de dénutrition2 et, souvent, leur état nutritionnel tend à se dégrader pendant leur séjour hospitalier. Cette dégradation nutritionnelle peut être expliquée par l’anorexie entraînée par la maladie et/ou ses traitements, par l’offre alimentaire mais aussi par un changement radical des pratiques alimentaires lors de l’arrivée du patient dans l’institution hospitalière (les plats ne sont pas choisis, le patient mange seul, etc.). La lutte contre la dénutrition induit parfois le traitement du repas comme une simple ingestion de nutriments. Sur les brochures officielles, il est indiqué que la nutrition est un soin, mais pas l’alimentation en tant que telle, montrant bien le glissement vers une échelle de mesure uniquement biologique : « la nutrition est un soin, reconnu comme tel, et le dépistage de la dénutrition est considéré comme un indicateur de qualité opposable aux établissements et pris en compte pour la certification3 ».
2De plus, la dénutrition est reconnue comme un facteur d’aggravation de la plupart des pathologies (Haute Autorité de Santé, 2007). Par conséquent, lors d’un séjour hospitalier et plus généralement lors de l’accompagnement des malades, le repas participe au soin et constitue en propre, un soin, mais il est bien souvent réduit à son pendant biologique : la nutrition. Les échelles auto-sphérique considérant le goût, le choix, les préférences des patients, micro-sphérique prenant en compte les interactions sociales et macro-sphérique traitant du style de vie sont peu ou pas considérées. Et que dire d’un niveau méta-sphérique, traitant des dimensions symboliques de la prise alimentaire ? Le soin, à notre sens, ne doit pas se limiter aux dimensions techniques et physiologiques, mais doit prendre en compte les dimensions de restauration morale, psychologique et affective et nous amène à remettre en question le statut de soin du repas. Il est alors nécessaire d’intégrer les dimensions nutritionnelles et organoleptiques, mais également l’environnement, le cadre physique, les socialités, les relations et les rituels qui ont un impact sur la réception du repas.
3L’alimentation marque durablement notre corps, laissant de multiples traces et se retrouve même souvent mise en cause lorsqu’un diagnostic tel que le cancer est posé. Notre alimentation questionne alors notre rapport à l’environnement, ce qui nous renvoie à la notion de corps vivant développée par Bernard Andrieu (2006) et de corps vécu (le corps senti). Par ailleurs, la frontière entre le dedans et le dehors est parfois extrêmement ténue lorsqu’on étudie les comportements alimentaires et leurs enjeux, ce qui montre bien, comme l’a préalablement souligné Béatrice Galinon-Mélénec (2015), que la notion d’Homme-trace ne renvoie pas seulement aux traces produites par l’Homme, mais aussi aux traces intériorisées. Cette frontière qui se redessine est clairement liée au principe d’incorporation mobilisé par de nombreux sociologues et anthropologues de l’alimentation et sur lequel nous reviendrons dans le cadre de ce chapitre.
4Le repas à l’hôpital, selon les pathologies traitées et les unités de soins, est alors à la jonction du soin (préventif, curatif) et du prendre soin. Le repas est donc central dans l’institution hospitalière et joue un rôle fondamental dans la prise en charge des patients.
5Ainsi se pose la question de l’analyse des traces alimentaires chez le patient. Celles-ci sont multiples et, dans le cadre de nos recherches, nous en dénombrons au moins trois :
Les traces métaboliques/biologiques
Les traces corporelles
Les traces mémorielles
6Si les deux premières semblent assez facilement mesurables, la dernière est beaucoup plus complexe à cerner, car difficilement saisissable, quantifiable et donc objectivable. Pourtant, dans le cadre des comportements alimentaires, il est réducteur de prendre seulement en considération les dimensions biologiques puisque les pratiques alimentaires sont guidées par l’imaginaire et ses dimensions symboliques ; elles peuvent, par ailleurs, totalement se redéfinir dans le contexte de la maladie. Ainsi, il s’agit ici de dépasser les dimensions figuratives de l’acte alimentaire (Boutaud et Dufour, 2011) et de s’intéresser à ces dimensions mémorielles et intériorisées.
7L’imaginaire, les souvenirs occupent une place saillante dans le choix de nos consommations. Dans le cadre de notre projet de recherche, un premier volet de l’enquête basé sur la réalisation de cinquante-cinq entretiens a pointé que les patients atteints d’un cancer modifient leurs pratiques alimentaires avec la volonté d’adopter un régime plus en adéquation avec la situation thérapeutique. Au-delà des questions nutritionnelles, les pratiques alimentaires sont régies par un ensemble de représentations de toute nature (cognitive, sociale et symbolique). Celles-ci prennent une tout autre dimension dans un contexte thérapeutique, car il ne s’agit plus seulement d’être ce que l’on mange (comme suggéré par le principe d’incorporation), mais plus fondamentalement de se maintenir en vie. Ainsi, dans notre perspective, il nous paraît essentiel de saisir la trace alimentaire en prenant en compte ses dimensions quantifiables, mais aussi ses dimensions plus intangibles qui nous obligent alors à développer des outils nous permettant de la saisir, la tracer. C’est en prenant en considération la nature protéiforme de la trace alimentaire que nous pouvons alors ne pas réduire l’alimentation à une simple ingestion de nutriments.
8Dans le cadre de cette contribution, nous nous baserons sur le premier volet de l’enquête du projet ALIMS4 [2015-2018] constituée d’observations de terrain et d’une série d’entretiens notamment auprès des patients. Cinquante-cinq entretiens ont été conduits auprès de personnes atteintes d’un cancer et en traitement. La moyenne d’âge des patients interrogés est de cinquante-sept ans et l’échantillon se compose de 49 % de femmes et 51 % d’hommes de toutes classes sociales. Lors de ces entretiens qui duraient en moyenne quarante minutes, plusieurs thématiques ont été explorées :
Les modifications alimentaires liées à la pathologie
L’organisation du repas
La représentation du repas
La relation avec le personnel
Le plaisir et l’alimentation
9L’objectif était de saisir la rupture qui a lieu lors du passage à l’hôpital afin de mieux en comprendre les ressorts et les impacts sur les pratiques alimentaires du patient et les enjeux identitaires qui sont liés. Par ailleurs, pour illustrer notre propos sur la complexité de réduire l’alimentation uniquement à un plan biologique, nous nous baserons sur une étude, menée dans le cadre du projet ALIMS, sur la consommation et la représentation des Compléments Nutritionnels Oraux (désormais CNO).
Les mesures des traces alimentaires du patient hospitalisé
10La dénutrition chez l’adulte, caractérisée par une perte de poids involontaire et un affaiblissement, survient lorsque les apports nutritionnels sont insuffisants pour couvrir tous les besoins de l’organisme. Afin de caractériser l’état nutritionnel du patient, il est nécessaire d’avoir recours à plusieurs traces et marqueurs biologiques : le calcul de l’Indice de Masse Corporelle, la perte de poids lors des dernières semaines écoulées (ceci implique donc de procéder à un suivi des pesées du patient), les albumines et les pré-albumines. Une fois que le patient est identifié comme patient dénutri sur la base de faits objectifs, un suivi spécifique est mis en place. D’après les recommandations de la Haute Autorité de Santé, la prise en charge de ces patients dénutris débute par des conseils nutritionnels et/ou l’enrichissement de l’alimentation traditionnelle (avec des aliments riches en nutriments, tel que le fromage). Deux évaluations successives sont ensuite indispensables. La première consiste à évaluer l’efficacité de l’enrichissement. Si le résultat n’est pas satisfaisant, une nutrition médicale sera mise en place avec la prescription de compléments nutritionnels oraux adaptés aux caractéristiques, goûts et état nutritionnel du patient. La deuxième, qui fait suite à la première, permet de suivre l’observance, la tolérance et l’efficience du traitement.
11Cependant, la réalité du terrain montre que ces indications sont très peu suivies. En effet, dans un contexte de sensibilisation accrue à la dénutrition, les CNO sont très, voire trop, souvent délivrés aux patients, ce qui peut induire une lassitude de la part du patient et/ou un remplacement de repas dans le cas où le CNO est proposé sur le plateau, à côté du plat principal. Dans ces deux cas, la nutrition médicale n’est alors pas profitable pour l’amélioration de l’état nutritionnel du patient dénutri.
12Ainsi, dans le cadre de notre projet de recherche pluridisciplinaire, nous avons travaillé sur l’observance des CNO, sur leur perception et leur représentation auprès des patients. Nous avons suivi douze patients pendant un mois (avril 2016). Le protocole mis en place visait à collecter des traces mesurables (quantité de CNO consommée) et des traces plus intangibles renvoyant aux pratiques alimentaires des patients et à la représentation des CNO. La mesure des consommations a finalement donné des résultats qui ne suivaient pas nos hypothèses. En effet, au regard de la littérature scientifique et des échanges avec les soignants, nous pensions voir une diminution de la consommation des CNO dans le temps, mais cela n’a pas été le cas.
13Ainsi, dans le cadre de notre enquête pilote et si nous nous en tenons aux traces uniquement mesurables, les CNO fonctionnent correctement puisque l’on ne note pas de diminution significative de consommation sur un mois et qu’ils permettent aux patients de reprendre du poids.
14Néanmoins, réduire l’alimentation aux apports nutritionnels et aux effets métaboliques nous prive de tout un pan analytique extrêmement fécond. L’expérience sensible du repas est bien plus complexe et prend toute son ampleur autour d’un ternaire décliné par Jean-Jacques Boutaud (2005). Ainsi le repas revêt des dimensions esthésiques (modifié par les normes HACCP6, mais aussi par les traitements tels que la chimiothérapie qui peuvent avoir des conséquences sur la perception sensorielle), esthétiques (relations sociales) et éthiques (questions identitaires) qui se redéfinissent totalement dans le contexte de maladie et dans le contexte de l’établissement de santé (double rupture à laquelle est confronté le patient). Par ailleurs, comme le souligne Yves Jeanneret, « les traces sont donc plurielles, puisqu’elles relèvent d’opérations extrêmement disparates et toujours reconfigurées et qu’elles cachent, dans leur figure évidente, des couches complexes d’opérations sous-jacentes » (2015).
15Dans le cadre de nos entretiens liés aux pratiques alimentaires et à la représentation des CNO, certains patients avaient adopté les compléments dans leur alimentation alors que d’autres éprouvaient de réelles difficultés à les consommer. Il ressort que la notion de plaisir est peu présente dans nos différents entretiens et que l’ingestion de CNO génère des sensations organoleptiques désagréables : « c’est difficile à supporter », « c’est le goût que je n’aime pas », « non ce n’est pas bon, puis c’est épais. Et si vous ne vous rincez pas la bouche, ça vous reste, c’est épais et le lendemain matin vous vous retrouvez avec les lèvres collées. Ce n’est pas agréable ». Et cela redéfinit totalement les habitudes alimentaires des patients : « le machin là, qu’ils nous amènent à 15 h, moi je n’ai pas l’habitude », « j’ai pris l’habitude, au début c’est pas facile parce qu’il faut aspirer assez fort », les projetant dans un cadre très médicalisé qui donne un nouveau contour aux pratiques et à la consommation alimentaire avec un rapport d’obligation : « ce n’est pas que je n’aime pas, je dois. Ce n’est pas pareil. Ce ne sont pas des mets. C’est « je dois » parce que mon médecin traitant me l’a ordonné ». Le rapport Guy Grand7 a permis de souligner dès 1997 la médicalisation insuffisante des problèmes de dénutrition entraînant la mise en œuvre de nouveaux protocoles et de nouveaux outils pour une meilleure prise en charge de la dénutrition aujourd’hui. Néanmoins, la médicalisation du repas efface les dimensions sociales, sensibles et symboliques de la prise alimentaire alors même qu’elles sont essentielles, montrant alors que la trace ne peut être réduite au métabolisme et à la corporalité.
16Dans le cas précis des CNO, nous pouvons voir que du point de vue des traces métaboliques et corporelles, le dispositif est satisfaisant. Mais, du point de vue de la prise en compte des habitudes, de la symbolique, il y a des freins assez importants qui peuvent sur le long terme nuire au patient, à la représentation qu’il a de lui-même, mais aussi à la consommation directe des CNO.
La dimension éthique des traces alimentaires : du corporel au symbolique
17La dimension éthique est pour nous essentielle afin de comprendre ce qui se joue en termes identitaires pour le patient. L’identité encore une fois peut être basée sur des traces visibles, mesurables si l’on se réfère notamment à Giddens qui souligne que l’identité de l’individu est également « incarnée » (Giddens, 1991, p. 56), nous renvoyant alors ici aux traces corporelles. Ainsi, l’apparence joue un rôle primordial dans la construction de soi. En ce sens, les régimes alimentaires ont un rôle prédominant dans la construction identitaire de l’individu. Il souligne également le fait que l’ingestion alimentaire n’a pas uniquement des enjeux symboliques. Elle est aussi fortement intriquée aux paramètres physiologiques qui conduisent à contrôler son corps selon des injonctions sociales, mais également des habitudes personnelles.
18Dans cette perspective, le régime alimentaire a des conséquences importantes sur l’apparence, mais également sur la santé de l’individu (cancer, cholestérol, problèmes digestifs...) agissant ici encore sur les traces métaboliques et sur les traces corporelles. Les régimes alimentaires seraient donc un moyen de se réguler, d’élaborer des choix conscients en vue de conserver une bonne santé, mais également de montrer qui on est. Les troubles alimentaires comme l’anorexie chez les femmes, selon Giddens, ne sont pas à traiter simplement comme un trouble spécifique qui se traduirait par le refus de devenir adulte, mais comme une pathologie beaucoup plus complexe liée à une quête identitaire confuse. Le contrôle de la prise alimentaire, bien que très strict dans le cas de l’anorexie, est donc aussi une manière de prévenir les risques et de s’assurer une existence plus saine et sécuritaire. Ainsi, les traces biologiques et corporelles sont également régies par des dimensions bien plus symboliques.
19La problématique de la construction de l’identité en lien avec la consommation et le choix alimentaires a beaucoup été étudiée en sociologie et en anthropologie de l’alimentation. Dans cette perspective, l’alimentation est un des fondements du self : « Food is also central to individual identity, in that any given human individual is constructed, biologically, psychologically and social by the food he/she choses to incorporate » (Fischler, 1988, p. 275).
20Le principe d’incorporation (Rozin et Falon, 1981) dont l’idée principale est « on est ce que l’on mange » semble primordial dans la compréhension de la construction identitaire de l’individu. En effet, la nourriture joue un rôle important sur la psyché humaine et les croyances magiques qui lui sont attribuées influencent grandement les choix de l’individu : « L’ingestion, elle, produit un mélange-fusion entre le corps du mangeur et les aliments qui viennent de l’extérieur » (Rozin, 1994, p. 24). Ainsi, dans de nombreuses cultures, les attributs d’un aliment peuvent devenir les attributs du consommateur après qu’il l’ait ingéré. Les études en ethnographie alimentaire montrent que ce principe d’incorporation se trouve également fortement ancré dans les cultures occidentales contemporaines (Rozin, 1994). Le principe d’incorporation est, selon Fischler (1988), une clé dans la construction de notre identité. Il a des conséquences importantes sur notre représentation de la nourriture et sur les effets que nous lui attribuons, l’aliment ingéré pouvant ainsi devenir une source d’anxiété. Dès lors, un plat familier sera plus apprécié qu’un plat méconnu, la nourriture « étrange » ou inconnue étant souvent considérée avec suspicion, puisque l’individu ne connaît pas son goût, mais également les conséquences physiques et sociales liées à son ingestion (Rozin, 1995).
21De plus, la manière de cuisiner, propre à une culture, inclut ainsi l’individu dans un groupe de pairs partageant des pratiques culinaires : ce lien entre système culinaire et identité culturelle a été aussi auparavant défendu par Levi-Strauss (1964), qui a mis en évidence que les pratiques culinaires sont comparables au langage et qu’elles permettent donc de traduire sa culture de provenance et, par-là, son identité profonde.
22Par conséquent, par le biais de ces travaux, nous pouvons voir que la relation de l’homme à son alimentation n’est donc pas un objet limité à un champ disciplinaire précis, mais traverse de nombreuses disciplines et études (Fischler, 1988) : comportementales, cognitives, psychologiques, culturelles, linguistiques... Les traces alimentaires en témoignent de par leur multiplicité et leur caractère insaisissable. S’intéresser à l’alimentation et à son expérience sensible, c’est prendre le parti d’étudier des dimensions plus complexes à saisir de l’ordre du symbolique ne reposant pas seulement sur des traces qui a priori ne peuvent être objectivées.
23En effet, l’étude du sensible se heurte à de véritables questions méthodologiques. Dans notre perspective en sciences de l’information et de la communication, il s’agit non seulement de saisir les dimensions sensibles, mais aussi de réfléchir à la manière de les transmettre, d’en faire une réalité qui se communique et se partage alors même que le sensible échappe à une fixation dans le signe. C’est là toute la difficulté et tout le programme : forger les outils nous permettant de capter, d’analyser et in fine de rendre signifiante une manifestation de la réalité sensible qui, sans cela, resterait de l’ordre du perçu inarticulé (Boutaud, Dufour et Hugol-Gential, 2016). Par ailleurs, la difficulté de saisir les traces alimentaires est d’autant plus complexe qu’elles s’inscrivent également dans la durée et dans le temps : nous obligeant également à considérer la temporalité, car comme l’ont souligné Jean-Jacques Boutaud et Stéphane Dufour (2011) en reprenant les écrits de Paul Ricœur : « la trace refigure le temps et [...] s’actualise dans le présent et anticipe un avenir » tandis que Jeanneret souligne que « la trace joue un rôle particulier de lien entre passé et futur dans le présent »(Jeanneret, 2015).
Saisir les traces mémorielles de l’alimentation
24Le temps de l’institution et plus généralement celui de la maladie apparaissent comme une rupture modifiant profondément le socle identitaire et l’altérité du malade : « le cas le plus difficile est sans doute celui de l’identité forcée, lorsqu’on « tombe » malade comme on dit si bien : état nouveau, instable, qu’on doit apprendre à accepter, avant même cela à nommer parfois, qu’on doit apprivoiser au quotidien, d’abord en soi, mais également dans le sens inverse, dans le regard des autres sur soi » (Hennion, 2006, p. 33). Cette rupture sous-entend alors des modifications importantes dans la vie sociale de l’individu renvoyant à un avant et un après.
25Dans le cadre de nos cinquante-cinq entretiens conduits auprès des patients, les deux grandes thématiques ont pour ambition de saisir cette disruption. La première traite des modifications alimentaires liées à la pathologie, au traitement et à l’hospitalisation. Cette thématique a notamment pour volonté de faire parler le patient de cet avant et de cet après, d’interroger la maladie en tant que rupture qui induit des changements de perception et de pratiques. Notre grille a ainsi permis de saisir les modifications liées à la maladie et de mettre en lumière que l’expérience sensible est soumise à une forte médicalisation : le repas se construit autour du besoin biologique et nutritionnel. Le contexte hospitalier joue un rôle important dans la redéfinition de l’expérience sensible, mais les modifications sensorielles et physiologiques liées à la maladie et aux traitements y jouent également un rôle important. Le patient qui revoit et redéfinit sa palette alimentaire se retrouve confronté à des ambivalences « naturelles » (Corbeau et Poulain, 2008) qui sont renforcées par la maladie et qui mettent souvent en tension des dimensions telles que la réalité biologique, le plaisir et la santé (Hugol-Gential, 2015).
26La deuxième thématique interroge les formes de plaisir en faisant notamment appel ici aux souvenirs (« racontez-moi comment s’est déroulé le dernier repas pendant lequel vous avez pris du plaisir »). Cette question intervient à la fin de notre grille et laisse la place pour un récit de vie. Elle a donné lieu à des réponses particulièrement fécondes, les informateurs fournissant des informations sur le déroulement du repas, son contenu ou les personnes présentes. Les récits de ces fins d’entretiens parfois très douloureux nous ont permis de saisir la multiplicité du temps du repas et de son pouvoir de projection. Les patients nous ont souvent relaté des repas familiaux, du dernier repas de Noël avec l’ensemble de la famille soulignant ainsi que le repas ne se limite pas à des souvenirs gustatifs, mais à des expériences beaucoup plus larges. Les repas d’avant la maladie sont alors de véritables traces mémorielles, sources de souvenir, parfois de réconfort.
27Les premières analyses conduites au sein de ce travail de recherche montrent que le temps du repas est multiple. La première temporalité à laquelle est soumis le patient est la temporalité fonctionnelle, le temps de l’institution étant soumis à des facteurs internes et externes. Mais au-delà de cette temporalité très fonctionnelle, il existe également une temporalité symbolique. Le repas entraîne de nombreux débrayages temporels de la part des patients. Le temps du repas vécu à l’hôpital les projette régulièrement dans le temps de repas passé avec des habitudes et des pratiques alimentaires qu’ils retrouvent ou pas, une comparaison constante avec leurs habitudes à domicile ou bien de leurs pratiques alimentaires avant la maladie. Le temps du repas cristallise toutes ces modifications et tous ces changements pointant que cette expérience sensible a de nouveaux contours.
28Ainsi, le temps du repas est un événement connu puisqu’avant de devenir un soin8 à l’hôpital, il est un événement structurant de notre société dans lequel le patient peut retrouver sa matrice culturelle et ses habitudes (Corbeau, 2001). Le repas entraîne ainsi de nombreux débrayages temporels qui impliquent un débrayage identitaire fort : le mangeur est alors devenu un patient en institution, une personne malade. Ceci a des impacts importants sur son expérience sensible du repas, le patient étant réduit à son régime alimentaire, à ses besoins fonctionnels et physiologiques.
Considérer les traces alimentaires pour donner un autre statut au repas
29On comprend bien que d’un point de vue logistique, organisationnel et médical, il est plus aisé de se baser sur des traces métaboliques (albumine, pré-albumine) et des traces corporelles (suivi des pesées). Travailler uniquement à partir de ces traces corporelles et métaboliques permet un classement des patients perçu comme objectif, mais efface toute possibilité de prendre en considération l’individualité qui se base sur des traces mémorielles bien plus complexes à saisir. Les différentes analyses réalisées jusqu’à présent nous montrent bien que le suivi alimentaire du patient doit incorporer d’autres éléments de manière systématique afin de favoriser la consommation alimentaire, la représentation du repas et de soi-même. Il apparaît alors nécessaire d’évoquer les habitudes de consommation (qui comprennent les aliments, les horaires, les formes de convivialité), les pratiques culinaires, les préférences, les aversions, etc. Dans cette perspective, l’ensemble des protocoles conduits jusqu’à présent a pour objectif de s’attacher à saisir ces traces plus intangibles relevant de la sphère sensible et à les objectiver. Notre analyse thématique des cinquante-cinq entretiens patients réalisés dans le cadre du projet nous a permis de souligner toute l’étendue et l’amplitude du repas à prendre en considération lors de la prise en charge du patient.
30Le projet ALIMS a ainsi pour objectif final de développer un questionnaire visant à mesurer le bien-être lié à la sphère alimentaire en unités de soins. Cet outil de mesure a pour volonté de permettre d’objectiver une notion a priori subjective (bien-être alimentaire lié notamment aux traces corporelles et mémorielles) en la faisant reposer sur des paramètres tangibles (présentation des repas, variété de menus, convivialité, environnement, commensalité, plaisir, habitudes...) permettant d’établir un score du bien-être alimentaire des patients que nous relierons ensuite au statut nutritionnel du patient9.
31Repenser la prise en charge du repas, revient alors à repenser son statut de soin. Le soin répond avant tout à un besoin du corps, un besoin biologique qui est aussi à mettre en lien avec les désirs, les envies du patient, ses habitudes, mais aussi ses représentations. Ainsi, pour le soignant, assurer une prise de soins s’inscrit dans un modèle global prenant en compte des dimensions techniques, organisationnelles et relationnelles. Il s’agit alors de prendre en considération le physique, le psychique, le social et le spirituel qui renvoient aux représentations et au vécu du patient. Dans la littérature existante, on voit souvent s’opposer le soin et le prendre soin. Ainsi, Walter Hesbeen (1991) différencie faire du soin, qui pour lui renvoie à l’acte en termes techniques, et prendre soin, qui est une considération plus globale de la personne malade dans une relation soignant/soigné. Dans cette perspective s’opposent alors le fait de soigner qui renvoie au traitement d’un point de vue technique et celui de prendre soin qui fait référence au relationnel, à l’action de s’occuper de. La technique et le relationnel se trouvent alors opposés. Or, comme le souligne Eliane Rothier Bautzer (2012) : « sous-estimer le travail du Care, du « prendre soin », revient à mettre en péril les possibilités curatives ».
32Le repas se trouve alors à la jonction du soin et du prendre soin. Dans cette perspective, il est nécessaire de considérer l’alimentation comme un fait social total (Mauss, 1925 ; Corbeau, 2012). Il faut donc considérer les traces métaboliques, corporelles et mémorielles pour prendre en compte les habitudes, la matrice culturelle alimentaire (Corbeau, 2012) et les éléments tangibles et intangibles qui sont liés. Il s’agit alors de reconsidérer le moment du repas et les habitudes alimentaires, mais aussi de redonner une autonomie, une vision au patient de son régime alimentaire en prenant en compte ses représentations alimentaires et les traces mémorielles liées à son alimentation.
33Notre enquête sur les CNO met en évidence la difficulté pour les patients de comprendre ce qu’ils consomment montrant bien toute la limite de réduire l’alimentation à la nutrition : « ça doit avoir un impact bénéfique sur la personne puisque le corps médical le donne (...). Moi c’est mon médecin traitant qui me les a donnés, c’est certainement bénéfique ». Il s’agit alors de développer une posture plus holistique basée sur de nouveaux outils permettant une analyse plus globale du repas à l’hôpital. Ceci implique un changement de posture visant à ne pas opposer le soin et le prendre soin, mais à penser conjointement les pratiques et les habitudes antérieures, les besoins nutritionnels, les dimensions environnementales, sociales, les plaisirs alimentaires, les traces métaboliques, corporelles et mémorielles afin de ne pas réduire l’acte de manger à l’acte de se nourrir. La considération de l’ensemble des traces alimentaires et de leur nature protéiforme permet alors de changer le paradigme du repas à l’hôpital et d’ouvrir la nutrition à l’alimentation.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
10.3917/corp.001.0013 :Andrieu B., « Quelle épistémologie du corps ? », CORPS, no 1, GDR232/Syllepses, octobre 2006, p. 13-21.
Boutaud J.-J., Le sens gourmand, Paris, Jean-Paul Rocher Éditeur, 2005.
Boutaud J.-J., Dufour S., Hugol-Gential C., « Pour une approche qualitative du sensible », Recherches Qualitatives, no 19, 2016.
Boutaud J.-J., Dufour S., « L’indicible et l’indiciel : empreinte gustative et trace figurative », dans Galinon-Mélénec B. (dir.), L’Homme-trace Perspectives anthropologiques des traces contemporaines, CNRS Éditions, série L’Homme-trace, tome I, 2011, p. 151-170.
Corbeau J.-P., « La filière du manger en contexte hospitalier », Face à face, regards sur la santé. Mis en ligne le 1er janvier 2001, consulté le 28 février 2015, http://faceaface.revues.org/565.
Corbeau J.-P. et Poulain J.-P., Penser l’alimentation : entre imaginaire et rationalité, Toulouse, Privat, 2008.
Corbeau J.-P., « Alimentation en milieu hospitalier », dans Poulain J.-P., (dir.), Dictionnaire des cultures alimentaires, PUF, 2012, p. 873-881.
10.1177/053901888027002005 :Fischler C., « Food, self and identity », Social Science Information, no 27, 1988, p. 275-292.
Galinon-Mélénec B., « Epistémologie de la notion de trace », Préface dans Galinon-Mélénec B., Liénard F. et Zlitni S. (dir.), L’Homme-trace Inscriptions corporelles et techniques, CNRS Éditions, série L’Homme-trace, tome III, 2015, p. 9-28.
10.4324/9781003320609 :Giddens A., Modernity and self identity : self and society in the late modern age, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
Hennion A., « Pour une approche pragmatique du soin et de l’accompagnement », Cahier de la Fondation Médéric Alzheimer, 2006, p. 33-36.
Hesbeen W., Penser soin à l’hôpital, Paris, Éditions Masson, 1997.
Hugol-Gential C., « Le repas à l’épreuve du cancer : une redéfinition sensorielle, sensible et symbolique », ESSACHESS : Journal for communication studies, no 8 : 2 (16), 2015, p. 181-194.
Jeanneret Y., « Représentations, altérations, identification : le signe-trace dans l’industrie des écritures », Postface, dans Galinon-Mélénec B., Liénard F. et Zlitni S. (dir.), L’Homme-trace Inscriptions corporelles et techniques, CNRS Éditions, série L’Homme-trace, tome III, 2015, p. 231-258.
Lévi-Strauss C., Mythologiques. 1, Le cru et le cuit, Paris, Plon, 1964.
10.1522/cla.mam.ess3 :Mauss M., Essai sur le don, Paris, PUF, 2010. [1925]
Rothier Bautzer E., Entre Cure et Care : les enjeux de la professionnalisation infirmière, Paris, Editions Lamarre, 2012.
Rozin P. et Fallon A.-E., « The Acquisition of Likes and Dislikes for Foods », dans Solms J. et Hall R.L. (dir.), Criteria of food acceptance, Zurich, Foster Verlag, 1981.
Rozin P., « Penser, manger magique » dans Fischler C. (dir.), Manger magique. Aliments sorciers, croyances comestibles, Paris, Autrement, 1994.
Rozin P., « Des goûts et dégoûts », dans Bessis S. (dir.), Mille et une bouches. Cuisines et identités culturelles, Paris, Autrement, 1995, p. 96-105. Coll. Mutations/Mangeur.
Notes de bas de page
2 www.academie-medecine.fr.
3 Dénutrition, une pathologie méconnue en société d’abondance : http://www.sante.gouv.fr/IMG/pdf/brochure_denutrition.pdf.
4 Projet financé par le Programme National pour l’Alimentation sous l’égide du Ministère de l’Agriculture et par l’Agence Nationale de la Recherche, http://projet-alims.fr.
5 http://www.ecole-de-la-denutrition.com/denutrition-et-pediatrie/denutrition-enfant-mucoviscidose/quelle-prise-en-charge/.
6 Hazard Analysis Critical Control Point = Analyse des dangers – points critiques pour leur maîtrise.
7 http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/974060600.pdf.
8 Nous rappelons que dans les textes officiels le repas à l’hôpital est considéré comme un soin.
9 Dans le cadre de travail, nous nous basons sur les résultats du projet BALI et sur nos enquêtes en cours pour adapter le questionnaire. Le projet BALI visait à développer un questionnaire d’évaluation du bien-être associé à l’alimentation et aux habitudes alimentaires (Well-BFQ*) en prenant en compte certaines dimensions physiologiques et psychologiques (le plaisir, interaction sociale, etc.). Aujourd’hui, le projet a abouti à un questionnaire d’évaluation du bien-être (Well-BFQ*) validé et représentatif du modèle alimentaire français (Guillemin et al., 2016). Il comprend 134 questions permettant d’obtenir un score (note de 0 à 5) sur cinq thématiques clefs se rapportant aux bénéfices immédiats pour l’individu en termes de plaisir, de sécurité et de détente, aux bénéfices directs en termes de digestion et satiété ainsi qu’en termes d’énergie et de psychologie. Portant sur des dimensions culturellement importantes pour le consommateur français, ce questionnaire peut aujourd’hui être utilisé pour évaluer le niveau de bien-être ressenti par les individus lorsqu’ils consomment un produit ou adoptent un régime alimentaire particulier.
Auteur
Laboratoire CIMEOS (EA4177), Université de Bourgogne Franche-Comté.
Docteur en Sciences de l’Information et de la communication
Université de Dijon, CIMEOS, I3S, EA 4177.
http://cimeos.u-bourgogne.fr/
Clementine.Hugol-Gential@u-bourgogne.fr
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010