L’inconscient prothétique ou le corps de suppléance
p. 53-67
Texte intégral
L'homme est pour ainsi dire devenu une sorte de dieu prothétique, vraiment grandiose quand il revêt tous ses organes adjuvants.
(S. Freud, Le Malaise dans la culture, 1930)
1Ce propos émane-t-il d’un croyant « transhumaniste » à l’homme triomphalement « augmenté » de 2016 ? C’est bien, en fait, celui du créateur de la psychanalyse, il y a près d’un siècle, extrait de Malaise dans la culture, paru en 1930. C’est ce qui d’emblée prouve l’actualité d’une problématique que certains pensent datée. Freud avait bien pris date, en effet, pour ce à quoi nous assistons.
2Ce qui chez les chantres actuels de « l’homme augmenté » est une sorte d’incantation (ils n’oseraient d’ailleurs pas le dire en des termes aussi directs, mais c’est la formule parfaite de leur fantasme de culte de dieu prothétique pré-énoncé ici) revient chez Freud à un constat, qui prend au reste la portée d’une prophétie objective. Car le créateur de la psychanalyse, auquel on prête volontiers un trait archaïsant, était des plus attentifs au « nouveau » dans tous les domaines, c’était un observateur du présent, sauf à l’évaluer avec la sérénité de qui sait la puissance de pérennisation de la structure inconsciente. Ainsi cette constatation intéressante ne s’évalue-t-elle chez lui que par le complément critique qu’il lui donne, comme nous le verrons.
La prothèse et son Autre
3Chaque élément de cette phrase est important à considérer et à méditer, pour étayer la présente réflexion.
4En premier lieu, cette notion d’un « dieu prothétique », dieu avec une minuscule, mais qui, au dire de Freud, vise « la ressemblance avec Dieu », avec une majuscule donc. Prothesengott, dit-il, littéralement un « dieu à prothèses ». Il s’agit d’un dieu humanisé, autant que d’un homme divinisé. Et divinisé par quoi ? Par ce « truc » nommé « prothèse », par l’artifice devenu tout puissant. Car Dieu n’a évidemment pas besoin de prothèse – si ce n’est le désir de l’homme religieux, le croyant s’élisant en quelque manière comme la prothèse vivante qui soutient le désir de Dieu ! L’homme, pour jouer au dieu, en a besoin. Si Dieu a créé l’homme à son image, selon la proposition biblique, l’homme prothétique veut faire un dieu à – et par – son image, avec les ressources de la science médicale et des avancées biotechnologiques, en quoi il se prétend diablement « dans le vent »... Preuve que la médecine dite scientifique ou « de pointe » est embauchée, fut-ce à son corps défendant, dans ce projet de religion néo-païenne. « Dieu à prothèses » peut aussi s’entendre ironiquement comme un « dieu en toc », dieu truqué puisque asservi à la puissance de l’artifice, bref un dieu synthétique nommé cyborg, le héros cybernétique... On notera l’usage de l’adjectif « grandiose » (grossartig) dont Freud gratifie l’illusion religieuse comme telle1. Le grandiose est sous sa plume le signe de l’illusionnement sublimé, fût-ce sur le mode « matérialiste ».
5En second lieu, il y a cette idée d’« organes adjuvants » (Hilfslorgane, littéralement « organes auxiliaires »), qui viennent en aide (Hilfe), c’està-dire qui s’ajoutent, mais à quoi ? Au corps que l’on peut appeler « naturel » ou à l’état natif, corps factice de complément donc, qui lui offre ses ressources et vient à la rescousse de sa fragilité. Revanche sur « la caducité de notre propre corps » soulignée par Freud peu avant dans le même texte. Ces organes de supplément sont donc là pour aider et augmenter en effet, et quoi ? La puissance défaillante ou incomplète du corps humain à la naissance, celui que la nature a produit, selon la science, et que le Dieu créateur a conçu, selon la religion. Car la recherche ou besoin d’aide (Hilfibedüftigkeit) procède de la détresse (Hilfslosigkeit), en sorte que la prothèse relève souterrainement d’un appel à l’aide. L’homme, être de besoin, aurait désormais « viscéralement » besoin de prothèses.
6Ainsi, selon la belle formule de Freud, de ces seconds organes, artificiels, l’homme prothétisé moderne se fait un habit, il s’en « revêt », ce qui lui donne une allure « grandiose ». Espèce d’uniforme, « habit de lumière », au moyen d’organes dont il se fait une parure exhibitive – et par où il défie, peut-on ajouter pour prolonger le fantasme, la corne de taureau de la Mort. Il est à peine besoin de forcer l’idée, elle se trouve impliquée dans l’évocation freudienne : l’organe de supplément est une parure synthétique. Parure du héros, au sens de l’evhémérisme2, cette idée que la divinité provient de l’héroïsation d’un homme : or, il arrive que le dieu redevienne héros, avec le coup de pouce du complément d’artifice.
D’un corps qui ne fait pas corps
7Il y a un « mais », tranquille mais considérable, qui surgit dès la fin de la phrase. Freud rabaisse ou relativise immédiatement cette poussée vers le haut de la prétention de ce « néo-corps » : « mais ceux-ci (les organes supplémentaires) ne font pas corps avec lui et lui donnent à l’occasion encore beaucoup de mal ». Corps avec lequel son sujet ne fait pas corps : tout est dit d’emblée de l’enjeu de cette technicisation supplétive. L’homme s’est forgé un nouveau corps impressionnant, Freud n’en disconvient pas, mais avec lequel son supposé propriétaire défaille à faire corps. Bref, il joue « à qui gagne perd »... Il s’augmente visiblement, pour se dé-compléter secrètement. Par ces compléments, il se développe, mais de ceux-là même, il s’embarrasse du même mouvement.
8C’est là le germe de tout le problème, clinique et social. Devenir un sujet prothétisé, n’est-ce pas destiné à ne plus faire corps avec son corps ? Allons plus loin : n’est-ce donc pas un moyen d’échapper à son corps au moyen des prothèses ? À croire que ce corps d’origine est gênant. En effet, et nous allons voir pourquoi.
Malaise de l’homunculus
9Il faut à présent situer l’évaluation freudienne de cette « prothétisation » de l’homme, de l’homunculus artificiel.
10On sait que Freud examine dans ce texte toutes les tentatives humaines pour vaincre les formes de souffrance, émanant de la triple source, de la « surpuissance de la nature » oppressante, de la vulnérabilité du corps propre, mais aussi et surtout de « la déficience des dispositifs qui règlent les relations des hommes entre eux dans la famille ». Dans ce contexte, il procède à un inventaire de toutes les innovations techniques de « méliorisation » eudémoniques, qui peut sembler assez laborieux, mais qui est destiné à voir concrètement ce dont il dispose. Et c’est là, au chapitre III de ce minitraité du bonheur qu’est le début du Malaise, qu’il ressaisit en quelque sorte ce bilan, via cette image d’un « dieu prothétique ».
11Or, que signifie-t-il juste après ? Outre que ces organes prothétiques demeurent étrangers au corps humain et lui créent autant de difficultés qu’ils lui promettent de commodité, « l’homme d’aujourd’hui ne se sent pas heureux de sa ressemblance avec Dieu ». Nous décèlerions chez Freud, en cette évaluation, un souvenir de son attachement de jeunesse à Ludwig Feuerbach, son philosophe préféré – « de tous les philosophes, celui que je vénère et admire le plus3 », disait-il à l’orée de son âge d’homme. L’auteur de L’Essence du christianisme prônait le rapatriement, dans le patrimoine anthropologique immanent, de ce que l’humanité a investi dans l’Autre divin, via l’aliénation religieuse4. Autrement dit, après avoir projeté tous ses pouvoirs dans cet Autre divinisé, soutenait Feuerbach, il serait temps qu’il les récupère, se les réapproprie, dialectique d’aliénation et de séparation. La divinité au sens feuerbachien serait un Prothesengott métaphysique, superstition idéaliste, qu’il s’agit de dé-sacraliser pour que l’homme, qui l’a inventé projectivement, ré-introjecte sa vérité profane. Reste que ce « dieu mortel » – comme Hobbes appelait l’État-Léviathan5, artifice utile – demeure empêché6.
12Hors de tout misonéisme, Freud croit pouvoir constater que cela n’enrichit pas le capital eudémonique de l’usager de prothèses humaines, trop humaines... Ce n’est pas négligeable, mais ça n’augmente pas d’un pouce ses capacités de bonheur. Au bout du compte... « le compte n’est pas bon ». C’est, peut-on dire, une « technique de bonheur » ratée ou plus justement avortée. La prothèse produit certains effets qui amplifient la fierté humaine – notamment cet affect prométhéen de puissance-, mais cela laisse intact le malaise anthropologique. Le nouvel homme « la ramène », comme le dit éloquemment la langue argotique, avec ses belles prothèses, mais il y a un fond de dépression... sous la cuirasse robotisée. Mélancolie larvée du cyborg ici entr’aperçue... Nous aurons à envisager qu’il l’aggrave même. Cela, il ne s’agit pas le présupposer, mais de le vérifier par l’examen clinique et les effets collectifs.
Un corps extime ou le « dieu du semblant »
13Il est temps d’ajouter au propos de Freud que, dans cette évaluation, il convient de disjoindre « bonheur » et jouissance7. Si ce dieu prothétique n’est pas heureux, s’il a raté son coup « côté bonheur », il jouit bel et bien de ces organes. Et s’ils « ne font pas corps avec lui », il ne va pas moins chercher à resserrer toujours plus son intimité avec ces organes inédits qu’on pourrait appeler « extimes », pour emprunter le néologisme lacanien, dans la mesure où il noue une intimité (factice) avec cette extériorité.
14Freud se fait prophète de fait : « des temps lointains entraîneront de nouveaux progrès dont on ne peut vraisemblablement pas se représenter l’ampleur, augmentant encore plus la ressemblance avec Dieu ». Eh bien, cette « ampleur », on peut aujourd’hui la mesurer, on l’a sous les yeux et Freud l’aura vu venir en en enregistrant les prodromes... Aussi bien est-il intéressé par la transformation de la nature par une technique telle que celle des polders hollandais, l’assèchement du Zuyderzee – cette conquête des terres sur la mer, par une gigantesque « prothétisation » technique-, métaphore privilégiée pour déchiffrer l’assèchement du ça par le moi8 et à laquelle Freud est bien sensible. Mais, si l’on suit son diagnostic sur les prothèses corporelles, le sujet est voué à être de plus en plus clivé entre le progrès organologique et la chasse au bonheur. Sauf à radicaliser son diagnostic : le ressort de ce progrès n’est plus d’être plus heureux, quoiqu’insinuent les intéressés, mais de jouir de ce second corps par les ressources de l’artifice, ce qui culminera avec ledit « cyborg ».
15Texte majeur, bien plus puissant pour déchiffrer l’effet de réel que les vagues rhétoriques, d’autant plus qu’on l’examine de près, prophétisant l’avènement d’un « dieu du semblant », puissance de l’artifice même, qui prospère de la jouissance et de ses déboires. Si l’espèce humaine tend au bonheur, l’expérience analytique atteste que ce que veut le sujet, c’est jouir plutôt qu’être heureux, mais sous la cuirasse de l’homme d’artifice, on trouve le vide de la dépression moderne et, sous la façade clinquante du progrès mécanique (le robot est une façade mobile), une mélancolie rampante.
16Il y aurait ici à faire une histoire technique et littéraire de « l’homme artificiel », préhistoire de la prothétique actuelle. Celle qui commence avec les automates de Vaucanson pour aboutir à Robert-Houdin, par ailleurs illusionniste9. Avènement de « l’Homme Machine » au sens de La Mettrie, ce matérialiste du xviiie siècle, texte10 qu’il s’agirait de relire avec l’actualité, mais qui, lui, proclame la machine à jouir pulsionnelle, en une veine d’épicurisme. Puis l’écriture littéraire : il faudrait partir de la créature Frankenstein, « homme artificiel » décrit par Mary Shelley11 pour arriver à Villiers de l’Isle Adam et à son « Ève » artificielle. Enfin le moment de reprise par la « robotique », où la science réalise la fiction, mais en défalquant le fantasme qui s’épanouissait dans la littérature.
17C’est en ce point qu’intervient la psychanalyse, pour en dégager la signification inconsciente.
Le signifiant « prothèse » ou la réécriture du corps
18Reconsidérons ce qu’est une prothèse pour comprendre comment l’homme peut vouloir s’en faire un être. C’est une « pièce, appareil destiné à reproduire et à remplacer aussi fidèlement que possible dans sa fonction, sa forme ou son aspect extérieur un membre, un fragment de membre ou un organe partiellement ou totalement altéré ou absent ». Dès 1695, le terme désigne le « remplacement artificiel d’un organe qui a été enlevé », avant de se spécialiser depuis le xixe siècle, en chirurgie dentaire notamment, l’odontologie étant devenue une technique prothétique.
19La prothèse est une « thèse », c’est-à-dire le fait de poser devant, sur, auprès de, et en plus (pro), (de « post-poser »). Il est curieux que le terme ait dès l’origine une signification linguistique, plus technique, soit le fait de poser une lettre devant ou en avant d’un mot (au point qu’on l’a confondu avec « préposition ») : « développement, à l’initiale d’un mot, d’un élément non étymologique12 ». Cet « élément ajouté », c’est une « voyelle factice », puisqu’elle ne fait pas partie du corps étymologique du mot (1704). Mais très utile, en ce qu’elle a permis de franciser le latin. La langue s’est « modernisée » par la « prothèse » littérale... Sans ce « petit e », le français ne se serait jamais dégagé du latin ! Si nous citons cet usage spécial, c’est qu’il est symbolique du fait que « l’homme augmenté » implique aussi une réécriture du corps. C’est quelque chose de « pré-posé ». « Prothétique » apparaît en 1841 et « prothésiste » en 1955, accompagnant l’expansion du paradigme prothétique.
20Des prothèses thérapeutiques sont attestées dès l’Antiquité, de l’Egypte à la Grèce. On comprend que le christianisme ait été de principe hostile à l’altération du corps créé – quoique le genre baroque pullule de mises en scène prothétiques hyperstylisées, qui décuplent la jouissance du corps ainsi mise en scène. Le militaire ou le pirate se reconnaissent à leur prothèse, preuve de leur bravoure ou signe inquiétant de cruauté, par leur seule présence. Deux se distinguent : le crochet et le pilon qui viennent compléter les membres arrachés, respectivement la main et la jambe : l’autre nom du « pilon » est la « jambe de bois », sur lequel s’appuie l’imaginaire de La Course au trésor de Stevenson. L’orthopédie se développe en même temps que la Croix Rouge au xixe siècle. Mais elle semble bien artisanale, comparée à l’orthopédie industrielle.
L’idéologie prothétique : l’opération « transhumaniste »
21Pour mesurer les enjeux de ce nouveau corps dont on a rappelé la préhistoire, il convient d’examiner le discours qui le soutient, même si tous les « prothésistes » n’y adhèrent pas nécessairement, ou expriment des réticences, et qui en constitue le pendant idéologique. Il a un nom : « transhumanisme ».
22Que veut le transhumaniste ? Le terme, attesté dès 1957 chez Julian Huxley, le frère de Aldous Huxley, le prophète du Brave new world, « meilleur des mondes » (1932), fleurit dans les années 1980 à l’université californienne de Los Angeles. Élucubration futurologique qui dès lors ne lâchera plus le morceau, prophétie à résonance messianique, qui annonce un au-delà (trans) de l’homme, en une atmosphère vaguement nietzschéenne.
23Que signifie ce discours programmatique en substance ? Ce qui grève l’homme saisi en sa réalité corporelle, c’est la souffrance, le handicap, le vieillissement, la maladie, bref « l’être pour la mort » (Heidegger), se doit d’être dépassé. Et nous – « nous », le sujet de l’avenir – en avons les moyens, technologiques. Il s’agit d’une véritable « transe » de renouveau ou revival. Nous sommes dans le registre du « post » et de la fin de l’histoire au sens de Fukuyama, alors même que celui-ci a condamné formellement le transhumanisme, présenté comme « le plus grand danger ». Mais c’est aussi un métamorphisme anthropologique (cf. le mouvement « Neohumanitas », ça sonne mieux en latin et cela lui donne une résonance théologisante...).
24D’où l’idéal de l'Enhancement, terme qui condense l’augmentation des capacités de l’individu, l’amélioration de la nature de l’homme et l’expansion de soi (réalisation personnelle dans le dépassement de soi-même en une atmosphère de new age). L’exaltation du self va donc de pair avec l’extension des potentialités anthropologiques et le déploiement sans précédent de la « nature humaine » devenue « surnature ». Telle est la composante maniaque de ce nouveau « Principe espérance», qui a perdu la portée critique que lui donnait Ernst Bloch13.
25Un mot l’exprime, particulièrement révélateur : « extropie14 », qui va jusqu’à décréter la fin de l’entropie, loi de la thermodynamique au sens de Carnot-Clausius, qui suppose une augmentation du désordre dans la machine ! En quoi se révèle l’inspiration magique du mouvement, qui exonère le système du monde de son désordre croissant, pour lui promettre une expansion sans frein. Voilà scellée la vraie mission du cyborg, conjurer l’entropie et accomplir... l’ex-tropie ! Ainsi prend figure le héros de la « néganthropie ».
Utilitarisme et néo-fétichisme : clinique d’une illusion
26Qu’est-ce qu’un objet ou organe artificiel qui remplace – qui occupe une fonction vicariante ou complémentaire-, qui doit être toujours « prêt à l’usage », plus qu’utile, « sur-utile », au point de produire de la jouissance, mieux : de conditionner la production de jouissance ? Cela s’appelle le « fétiche » en sa fonction inconsciente.
27Il ne s’agit pas de réduire la prothèse à un fétiche, mais en revanche de soutenir fermement que la logique prothétique réaccrédite inexorablement la logique inconsciente du fétiche. Le sujet « glissé » dans la prothèse est acculé à une logique fétichiste. Là où la prothèse se présente comme une utilité – l’utilitarisme moderne a élu la prothèse comme sa dernière trouvaille–, elle s’avère renvoyer, dès lors que le sujet inconscient y est intéressé, à cette espèce de « sur-utilité » qu’est le fétiche, qui ne fait pas que combler un besoin (conscient), mais soutenir une jouissance (inconsciente). C’est cette « plus-value » inconsciente qui est essentielle à son intelligibilité. La prothèse est élevée au rang d’idéalité matérielle.
28Le fétiche, cet objet factice, a aussi un sens originairement religieux, c’est un « culte de l’objet » (matériel)15. Sa fonction s’éclaire comme « bouche-trou » ou « pare-castration ». C’est donc l’adjuvant, le postiche apposé, préposé au corps supposé troué de la mère (dans le fantasme activé par l’angoisse de castration). C’est bien un-phallus postiche : or, le « membre » prothétique n’est-il pas calqué, dans l’ordre inconscient – homonymie éloquente – sur le « membre » phallique ?
29Un rappel clinique basique est ici éclairant : on sait qu’un certain type d’hommes dits pervers raffolent des femmes appareillées, dont le handicap requiert de se compléter d’attelles ou autres artifices, dont ces « amateurs » arment leurs fantasmes. C’est aussi ce que l’on appelle, d’un mot jargonnant, « acrotomophilie », soit l’attirance pour un corps dont les extrémités sont amputées. Le corps décomplété d’une de ces fonctions devient ainsi un corps excitant et sur-érotisé, par un traitement psychique complexe, où c’est le manque qui angoisse qui devient ensuite requis pour la production de la jouissance sur le mode de la perversion. On comprend pourquoi : ces femmes acquièrent un charme irrésistible du fait qu’elles sont censées avouer, montrer qu’elles sont castrées, tout en portant sur elles... le « remède ». Voilà un sujet très malheureux s’il a une femme entière, il lui faut une femme abîmée et prothétisée (pour paraphraser la formule de Kraus sur le fétichiste16)... Cet exemple montre en miroir comment la prothèse, qui est le signe commémoratif et la manifestation d’un manque, peut devenir l’instrument d’une sur-compensation au sens radical. Soit une suppléance en bonne et due forme, une « rectification morphologique », pour parodier la formule transhumaniste.
30Le culte transhumaniste de la prothèse est donc une transfiguration du manque qui idéalise le handicap et se fait fort de le dépasser, de le trans-cender, en le virant au compte d’une jouissance de rénovation complète, espèce de « sur-intégrité ». Le corps idéal en vient donc paradoxalement, mais logiquement – dans la logique inconsciente de l’opération-, à être voué à se défaire à terme de tous ses organes naturels pour les remplacer, un par un et ensemble, par une mécanique rénovée. Une sorte de Pinocchio robotisé triomphant et aérodynamique. Tel cet usage dans certaines cultures de se faire arracher toutes les dents « d’ivoire » naturel pour les remplacer par des dents en or, qui remplissent leur fonction d’ostentation et d’apparat. Appareil et apparat, cela consonne en effet... La « couronne dentaire » a commencé d’ailleurs par une escroquerie perspicace, celle d’une dent peinte en or, par un médecin hollandais nommé Horstius, qu’il a fait passer pour une singularité native d’un enfant, afin de démontrer ensuite qu’elle surclasse l’originale. Pionnier en ce sens d’une ère de la prothèse.
31Le fétichisme de l’organe vient à l’expression avec toutes les ressources de l’imagerie médicale, sous la forme des « organes en 3 D ». C’est, pour l’University singularity qui prospecte les universités, un atout de choix, aussi ses représentants de commerce ne manquent-ils pas d’en remplir leurs mallettes. Etrangement, ces organes en surimpression qu’il est possible de pénétrer en les visionnant acquièrent un pouvoir de fascination, par ce qu’ils évoquent d’une puissance pulsionnelle qu’ils dénient par ailleurs.
Psychanalyse du « cyborg »
32Revenons au héros superman technologique nommé « cyborg », troncation de « organisme cybernétique », notion apparue au début des années 1960 (Clynes et Kline). Il s’imposera comme robot androïde. Le fameux « Terminator17 » a pour enveloppe des tissus organiques de synthèse. C’est un « endosquellette de métal mû par des microprocesseurs » et recouvert d’une couche de tissu charnel humain. Capitonnage au moyen de chair et de peau humaine d’un être artificiel – qui devient un « assassin cybernétique » – ou humain revêtu de peau synthétique ? On voit la duplicité éloquente que cristallise le cyborg. Ces tissus synthétiques avaient pour usage primitif de soigner les blessures, telle la « charpie » au Moyen Age. On voit le cheminement de l’idée, qui va du soin apporté à un corps malade à l’enveloppe grandiose d’un corps qui défie la blessure, momie robotisée. On passe en quelque sorte du bandage de l’estropié à la tunique héroïque du sublime malade. Le Jason moderne est un malade surpuissant, qui secoue ses bandages pour faire apparaître un corps surdoué. Corps qui du coup ne rencontre jamais plus sa nudité ni la douceur native de la peau...
33Le cyborg est la version technologique du héros. Celui qui selon Freud est ce fils préféré de la mère, censé avoir réalisé seul l’exploit – et d’abord le meurtre du père18. Il a donc pour véritable mission de réparer, au-delà de l’acte même du sujet, le corps castré de la Mère, tout en se réengendrant sans l’aide d’une mère ou alors d’en sortir directement hors des voies naturelles, comme dans la « césarienne ». Tel est selon nous le noyau inconscient du fantasme a-génésique. Il se fait passer pour « a-généré », alors qu’il active le fantasme d’une Mère surpuissante.
34Naître sans organes peut être le point de départ d’une reconstruction qui va, sous la poussée du fantasme, jusqu’à une réinvention du corps, organe par organe. L’handicapé d’aujourd’hui est donc représenté comme l’initiateur ou l’avant-garde de la sur-humanité de demain. Celui qui « n’a plus rien à perdre » et est donc convoqué à se ré-inventer, véritable avant-garde de l’humanité, savamment déshumanisée et réhumanisée, de demain.
Le néo-fétichisme ou le délire prothétique
35Sur le fond, que veut donc ledit transhumanisme ? Rien moins, en sa toute-puissance naïve, d’autant plus déniante que pétrie des meilleures intentions, que vaincre la castration, cette « maladie (chronique) de l’homme ». S’éprouver castré, ce ne plus pouvoir pouvoir. Cela s’obtient, logiquement, par ce que l’on peut appeler un « pan-fétichisme ». Comment en effet le sujet atteindrait-il cette croissance exponentielle sans fin, sinon par une production non plus artisanale, mais technologisée de « super-fétiches » ? D’où ce que l’on peut appeler, renchérissant sur Freud, un « délire prothétique ». Progrès perpétuel, transformation de soi, optimisme pratique : cela n’est pas sans connotation maniaque19, ce qui s’atteste à son « triomphalisme », à l’occasion communicatif.
36Guérir la « maladie humaine » impose de multiplier les automates et les « cyborgs ». Le « H+ », acronyme révélateur du transhumanisme, pointe, en un algorithme sommaire, ce « plus-de-jouissance », « plus-value » qui s’obtient et s’extrait au moyen du Grand Fétiche qu’est le Corps en extension. Cette ratiocination montre ce qui se joue dans ce forcing du corps. Accomplissement de la prophétie freudienne de l’avènement d’un « dieu super-prothétique ».
37L’idée est au fond logique : se débarrasser de la castration au moyen de cette solution, donc se désencombrer, avec les limites du corps biologique, du corps pulsionnel et de ses conflits. Bonne nouvelle assurément, car la castration cesse, en cet évangile technologique et par les vertus de ce délire d’organes, d’être « la plaisanterie pas drôle du tout » (Lacan) qui borne l’expansion humaine, pour lui promettre une expansion sans bornes. Ce qui met le corps « en transe ». Le transhumanisme est en ce sens un programme de transe technologisée. Ce corps artificiel, si froid soit-il, est chargé, dans le fantasme sous-jacent, de « mettre en transe » le corps... au moyen du fétiche prothétique ainsi mis en chantier.
Vérité inconsciente et « passion du comme si »
38On voit se dessiner l’enjeu philosophique de ce culte prothétique. Cette ivresse prothétique renvoie à une « passion du comme si » (Als ob). L’utilitarisme s’est spécifié en « fictionalisme », d’où l’idéalisation de l’entité prothéthique. Bien appropriée en ce sens à l’idéologie « postmoderniste », qui ne cesse de prophétiser la dé-consistance des discours et l’étiolement non seulement de la Vérité, mais de la fonction de vérité en tant que telle. Il faut le souligner pour s’aviser en quoi la prothèse en vient à incarner l’apologie de la fiction utile, comme antidote fantasmé au malaise de la culture en ses formes actuelles.
39Il est révélateur que Freud, en contraste, ait manifesté une profonde allergie, au plan de la théorie de la connaissance, à une certaine « philosophie du comme si » prônée par Hans Vaihinger20. Celui-ci dégage une révision Actionnaliste de la conception de la connaissance et de la vérité. Il faut faire comme si c’était vrai, en mettant entre parenthèses le contenu de vérité. Lacan oppose, en un calembour éloquent, le « semblant » au « sang rouge »21, celui de l’oedipe, pour rappeler que la fonction de vérité se réintroduit, sauf à s’astreindre à la division du sujet.
L’avenir d’une nouvelle illusion
40On voit l’importance de la conjoncture à laquelle la psychanalyse est confrontée.
41À quoi a-t-elle affaire ? À un délire de style néo-religieux, étayé par la technologie de pointe et fondé sur l’exaltation du corps technologisé.
42Forcer les limites du progrès, c’est forcer du même coup les limites du corps, avec une ivresse maniaque, qui transparaît sur la froide objectivité rationalisée du discours. Transcender le corps même, dans la mesure où le corps-propre est limite22. Le progrès pour les transhumanistes est posé comme sans-limite, ce qui se matérialise sous la double forme de « l’intelligence artificielle » et du corps artificiel (et « artificié »).
43Le culte du progrès des Lumières était limité à la constitution humaine, pas celui des transhumanistes, prônant le forçage de la finitude. C’est un devoir pour eux de faire tomber les limites, donc de faire imploser et exploser le Moi-corps, qui se définit justement par ses contours et ses frontières, au reste vacillante.
44D’où deux éléments essentiels. En premier lieu, déclaration de guerre à castration et à l’angoisse qui en accuse réception, qui en arrive – en second lieu – à construire un corps sur-volté. Autrement sérieux que « l’apprenti sorcier » qui appartient à un autre « mode de production» de magicien local. Ce magicien universel, nouveau Merlin, produit une version technologisée du « double ». Là où le corps-sujet était, le double se doit d’advenir, tel est l’adage, sinon le slogan transhumaniste. À nous de remettre ce double à sa place, celle de l’illusion de toujours, parée des prestiges de la science d’aujourd’hui et des mirages de demain.
Notes de bas de page
1 Sur ce point, cf. notre étude « Freud et la religion. Une illusion et son avenir », Sigmund Freud : L’avenir d’une illusion (édition critique), Paris, Editions du Cerf, 2012.
2 Doctrine d’Evhémère, mythographe grec du ive siècle av. J.-C., auteur de L’Écriture sacrée, roman fantastique (connu de seconde main), présentant les dieux grecs comme des héros ou grands hommes divinisés, s’attribuant une puissance surhumaine et divine.
3 Lettre à Eduard Silberstein du 7 mars 1875, Lettres de jeunesse, Gallimard, p. 138. On sait qu’il le lit en novembre 1874 (op. cit., p. 106). Assoun, P.-L., Freud, la philosophie et les philosophes, Presses universitaires de France, 2e éd., coll. «Quadrige», 2008, p. 283 ainsi que p. 63 et p. 350-351.
4 Feuerbach, L., L’Essence du christianisme, 1845.
5 Hobbes, T., Léviathan, 1651.
6 Cf. notre contribution « La jouissance entravée. Psychanalyse du sujet empêché », Conférence, no 36, printemps 2013, p. 51-74.
7 Assoun, P.-L., « Le bonheur à l’épreuve de la psychanalyse », in Frydman, R. et Flis-Trèves, M. (dir.), Recherche bonheur désespérément, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 115-131.
8 Freud, S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse. Nous en avions montré la portée dans « Freud et la Hollande », in Stroeken, H. (dir.), En analyse avec Freud, Paris, Payot, 1987, p. 203-237. Mise en chantier dès le xixe siècle, cette transformation du golfe méridional hollandais en lac d’eau douce touche à son terme avec la pose de la grande digue de fermeture en 1932, au moment où Freud rédige son texte qui l’évoque.
9 Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871), le plus grand illusionniste du xixe siècle et constructeur d’automates.
10 Offray de la Mettrie, J., L’Homme-Machine, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1748, précédé de Paul-Laurent Assoun, « Lire La Mettrie », 1999 (2e édition de l’édition Denoël-Gonthier, 1981).
11 Assoun, P.-L., « L’écriture-femme de l’inhumain : Frankenstein saisi par la psychanalyse », in « Assoun, P.-L., Baillon, J.-F., Berthomieu, P. et al., Analyses et réflexions sur « Frankenstein » de Mary Shelley. L’humain et l’inhumain, Éditions Ellipses, 1997, p. 95-104.
12 Comme, en français, l’introduction d’un [e] à l’initiale de tous les mots commençant par les groupes consonantiques [sp-], [st-], [sk-], etc., étoile de stella(m), épaule de spatula(m), écu de scutu(m), etc.
13 Bloch, E., Le Principe espérance, 3 vol., Paris, Gallimard, 1976, 1982, 1991. Sur le contexte, cf. notre ouvrage l’École de Francfort, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », 2012 (5e éd.).
14 More, M., Principies of extropy, 2003.
15 Brosses (de), Charles, Du culte des dieux fétiches, 1760.
16 Assoun, P.-L., Le fétichisme, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », 2006 (3e éd.).
17 Héros du film de James Cameron (1984).
18 Freud, S., Psychologie des masses et analyse du moi, 1921. Assoun, P.-L., « De l’imposture maternelle à l’exploit : le héros, le père et les masses », Sygne, no 1, « Figures du héros et logique de l’inconscient », 2016, p. 30-40. [En ligne] : <http://sygne.net/sygne-n12016/>.
19 Assoun, P.-L., L’énigme de la manie. La passion du facteur Cheval, Paris, Éditions Arkhè, 2010.
20 Philosophe allemand (1852-1933), auteur notamment de Philosophie des Als Ob (1911).
21 Lacan, J., D’un discours qui ne serait pas du semblant, Séminaire.
22 Assoun, P.-L., Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, Paris, Economica, 2014 (4e éd).
Auteur
Psychanalyste, professeur à l’UFR d’études psychanalytiques à l’Université Paris Diderot, responsable de l’axe de recherche « Corps, pratiques sociales et anthropologie psychanalytique » au Centre de recherches psychanalyse, médecine et société (CRPMS) et auteur de plusieurs ouvrages psychanalytiques.
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