L’empire mobile
Sur l’historicité du politique en Chine
p. 133-200
Texte intégral
Thème : en quoi le politique en Chine est-il historique – alors que tout incite à penser le contraire, hier la durée de l’empire, aujourd’hui le retour du passé après l’extinction de la révolution maoïste ? Sans rouvrir d’anciens et stériles débats entre une science – l’histoire – qui serait celle de la variabilité et une science des invariants – l’anthropologie –, cet essai explore, contre la doxa qui ravale le politique en Chine à l’immobile ou au pur événementiel, un étagement des durées touchant dans le politique aux structures longues comme au temps court des événements. Il rend ainsi hommage à un anthropologue qui s’est attaché à penser ensemble le permanent et l’impermanent, les dimensions structurelles et historiques du fait humain, en évitant le déterminisme comme le relativisme auxquels peuvent conduire un culturalisme ou un historicisme irraisonné : variations.
Impermanence du permanent
1Tout semble changer en Chine depuis 1978, croit-on pouvoir dire, sauf le régime. Ce jugement est aussi répandu qu’il est erroné. Le principal effet politique des réformes n’est pas – comme l’affirme la doxa – de laisser subsister, à côté d’une économie devenue capitaliste, la structure communiste héritée de Mao Zedong. Il consiste en l’abandon de son usage révolutionnaire. Au temps de la révolution succède un moment de construction nationale autoritaire dont la Terre mondialisée offre d’autres exemples. La banalisation postrévolutionnaire du régime induit des changements dans la structure de l’État et dans celle des relations qu’il entretient avec les dynamiques sociales. Ce processus détermine à son tour une évolution des lignes politiques. Des groupes d’opinion sans cesse plus nombreux s’attachent à l’évolution de l’État (au nom du respect des droits et de la justice, de la transparence, de la défense de l’environnement) plutôt qu’à la revendication démocratique qui vise un changement de régime. Face à ce camp du mouvement, également présent dans le parti, le puissant pôle conservateur qui tient le pouvoir bloque l’évolution en se donnant pour seul projet politique l’amélioration de la gouvernance, et en ayant recours, sous Xi Jingping, à des méthodes de mobilisation qui évoquent le passé maoïste. Quoique ces emprunts désorientent nombre d’observateurs, il est aisé de distinguer entre Xi Jingping faisant usage de moyens pseudo-révolutionnaires afin de consolider le pouvoir, et Mao qui usait du pouvoir à des fins révolutionnaires. Un abîme historique sépare les deux hommes, et cet abîme n’est pas la mutation économique, ni l’urbanisation, ni la mondialisation : il est politique. Sous l’apparence de la continuité, le passage de la révolution à l’État par le communisme change le communisme et l’État.
2La Chine postrévolutionnaire, campée dans une posture qui ne va pas sans rappeler celle du Juste Milieu français des années 1830, avec l’alliance du nouveau capitalisme et de l’ancienne monarchie reconvertie au monde bourgeois (ici le communisme purgé de la révolution), est tiraillée entre « résistance » et « mouvement ». Son immobilisme est une illusion d’autant plus prégnante qu’elle va de pair avec celle du retour de la tradition – autre effet historique de la fin de la révolution. Il est vrai que les anciennes croyances religieuses revivent, que Confucius a eu raison de Mao, et que la dictature qui a survécu à la tyrannie évoque la longue tradition autoritaire et bureaucratique du gouvernement impérial. De là à conclure que l’histoire chinoise est condamnée sinon à répéter une « même ruine majestueuse » (Hegel), du moins à reproduire la plus stable de ses structures (ou supposée telle) – le gouvernement bureaucratique ; qu’elle ne peut échapper, en dépit de la modernisation sociale, à une matrice autoritaire excluant tant la représentation politique et la participation des citoyens à l’exercice et au contrôle du pouvoir que la constitution de sujets de droit, il n’y a qu’un pas. En dépit des ruptures du xxe siècle, la Chine semble captive d’une « prison de longue durée » braudélienne – par le politique1. C’est oublier, outre l’évolution récente du régime, l’histoire déjà séculaire de la démocratie, présente tout au long du xxe siècle au revers du devenir dictatorial qui engloutit trois révolutions (après 1913, 1927, 1949). En 1913, quarante millions de Chinois (sur 400) élisent un parlement2. Au cours du siècle, la société se montre capable de redéfinir les termes de la politique sans parvenir à maîtriser le pouvoir3. Ces circonstances ont tenu en marge des institutions d’État les activistes d’hier et les acteurs du « mouvement » évoqué plus haut, dans un « espace du peuple » (minjian) qui n’est pas une autonomie établie par la loi ni un front de combat, mais une configuration interstitielle, conditionnelle, conjoncturelle – comme si la dynamique des actions admises par le pouvoir le laissait d’autant plus immobile.
3L’illusion de l’immobilité va de pair avec celles d’un vide qui séparerait le pouvoir de la société et d’un antagonisme qui les opposerait. On a tôt fait de confondre la disjonction supposée avec une opposition de principe qui n’est pas attestée. La disjonction elle-même est illusoire : le pouvoir est divisé, et le « mouvement », qui englobe certains de ses secteurs, peut être un enjeu et une arme de la lutte des factions comme la résistance l’est depuis l’intronisation du Président Xi. Par-là, des dynamiques sociales se greffent sur celles de la formation étatique. Un autre exemple de la complexité de la Chine postrévolutionnaire est le renforcement des pouvoirs locaux ainsi que l’abondance et la dureté de conflits qui les opposent aux habitants. L’action de l’État local fragmenté, jointe aux réactions de l’État central, insuffle une dynamique politique à une construction étatique dont le pouvoir conservateur voudrait faire un acte technique et éthique de bonne gouvernance. Les protestataires et les contestations trouvent ainsi des espaces d’action et des réseaux de protection dont la géométrie et la dynamique sont loin d’être celles de classiques mouvements sociaux face au pouvoir. On pourrait en dire autant des tensions qui caractérisent les relations entre l’État légal-rationnel en formation et l’État policier qui demeure en place. Entre ces deux sphères les relations, complexes, non institutionnalisées, ne sont ni totalitaires ni, évidemment, démocratiques. Nous peinons à les voir et même à les concevoir comme politiques et comme historiques, parce qu’elles ne coïncident pas avec nos paradigmes de l’histoire du politique. On parle alors de totalitarisme évolutif ou dégradé et, bien sûr, de transition : le politique n’existerait qu’en tant qu’il est distinct du pouvoir et ne se manifesterait qu’en vue de sa fin supposée. Comprendre le politique en Chine est, au contraire, étudier ces relations d’entre-deux pour ce qu’elles sont, modulées aujourd’hui comme hier par les dynamiques de la formation étatique. Écrire une histoire du politique revient à les historiciser.
4Cette histoire – pour une large part celle des régimes de la formation étatique qui se sont succédé dans la longue durée – doit donc rendre compte d’un fait majeur et durable : l’État, à la fois proche et lointain du social, ne passe pas pour être politique. Le modèle du despotisme oriental et celui de la bureaucratie ont tenté de rendre compte de ce fait, au risque d’oublier la dimension historique – et politique – du politique, et sans éviter le paradoxe auquel conduit un autre aspect récurrent : la dissolution des pouvoirs « forts » par la corruption, les relations informelles, les réseaux. Le paradigme totalitaire, qui parut un temps capable d’expliquer la Chine maoïste, voire celle de l’Antiquité impériale, a connu le même sort. Aucun pouvoir n’est assez durablement fort pour empêcher « la société » (il faudrait ajouter : pour s’empêcher lui-même) d’évoluer – ou d’involuer – ainsi. Dans la configuration du minjian, les interstices ouverts par l’érosion du pouvoir abritent une société active qui s’auto-organise et agit sans nulle garantie de droit, par la seule force de son existence, et de la distance, de la tolérance, de la négligence ou de la défaisance du pouvoir. Max Weber sut lire dans le binôme du pouvoir (plus ou moins érodé) et d’une société clanique un aspect structurant dont il fit le pivot de la différence chinoise face à l’Occident moderne. Contrairement aux lectures essentialistes et culturalistes qui en ont été faites, l’analyse portait moins sur l’absence d’organisation du social en dehors de l’État que sur une forme d’interaction socio-étatique (liée à un éthos spécifique) empêchant l’institution légale-rationnelle des liens sociaux et, à partir de là, l’éclosion des droits et des libertés modernes. Isoler dans une matrice familiale-lignagère-communautaire un espace hors-État dévolu aux formes de l’organisation sociale, économique, religieuse, revient à se tromper non moins sur l’État que sur le social.
5C’est également se tromper sur la culture. Le contresens du paradigme culturel éclate à un siècle de distance. Non point parce que l’on a voulu mettre le triomphe du capitalisme en Chine (et en Asie orientale sinisée) au crédit du confucianisme, ce qui ne fait que valider le schéma wébérien en inversant le sens des valeurs ; mais parce que le renversement de la perspective historique révèle une inconséquence majeure. Pour certains, l’éthos confucianiste discipline le social et l’assujettit intelligemment à l’État devenu développeur ; d’autres soutiennent que l’éthos traditionnel éloigne l’État trop lourd de la sphère privée qui s’organise par elle-même en vue de l’action économique. État autoritaire ? Social groupusculaire ? De cette contradiction ressort un profil médian : une bonne dose d’étatisme confucéen serait en mesure d’agencer et le social et l’État en freinant l’entropie du premier et en limitant l’excès de pouvoir inhérent au second, le tout sur la base du ritualisme et de l’éthique, sans construire des relations politiques (mais sans exclure les relations juridiques). On évacue ainsi (par exemple à Singapour) la division sociale et son organisation par la démocratie pour valider le projet de bonne gouvernance confié aux élites méritocratiques qui consonne avec l’harmonieuse structuration des relations s’ordonnant de la famille à l’empire vantée dans la Grande Étude4. Les références maoïstes de l’ère Xi Jingping empêchant de telles spéculations d’inspirer une para-idéologie du pouvoir tel qu’il est, font d’elles un modèle normatif – voire critique – de ce qu’il devrait être. Les comparaisons interculturelles et le dialogue des « valeurs » se glissent aisément dans le politiquement correct et la fragmentation identitaire de la planète mondialisée. L’évacuation de la dimension historique et de la problématique politique gomme des différences fondamentales entre les périodes de la longue histoire chinoise. Elle brouille en particulier le rapport du présent au passé en rendant illisible la spécificité de l’ère contemporaine. La compréhension du politique en Chine demeure une friche où prospèrent les faux-semblants, à la fois tentatives d’universalisation inadéquates parce qu’elles sont anhistoriques, et affirmations identitaires que leur attachement à la singularité chinoise ne réconcilie pas avec l’histoire. Ainsi, de la sphère minjian, comme de la polarité entre la sphère officielle (guan, l’État institué) et la sphère non-officielle (min, le peuple au sens du corps social, élites comprises) qui précéda cette configuration aux derniers siècles de l’empire, les spécialistes s’évertuent en vain à donner des définitions substantielles, ou à les assimiler à la société civile. La question n’est pas la validité de notions occidentales et/ou modernes en contexte chinois (terrain des contre-offensives culturalistes), mais bien l’interprétation historique des contextes. Comme nous le verrons, la longue durée du politique en Chine est dominée par la durable non-institutionnalisation du social à laquelle sont liées les figures historiquement variées d’un mode d’action politique dans le social contournant la question du politique dans l’État : l’activisme.
6Il ne suffit pas de centrer l’attention sur le pouvoir pour couper court à ces biais. La vigoureuse charge de Jean-François Billeter contre François Jullien en donne l’illustration5. Celui-ci se rattache au courant qui voit dans la permanence du pouvoir fort et l’absence de relations politiques l’effet d’une essence qui serait un trait permanent de la culture chinoise. Le propre de F. Jullien est d’attribuer ce trait à une « pensée » (parfois spécifiée comme « lettrée ») dans laquelle il voit un « autre » de la pensée gréco-occidentale. La démarche tranche avec les insipides comparaisons interculturelles. Quoiqu’il se propose (dans sa réplique) de connaître et faire connaître la Chine, F. Jullien nourrit de livre en livre un projet philosophique par lequel il cherche à surmonter les apories philosophiques de l’Occident sans passer par les dépassements ou par les confrontations propres à la réflexion occidentale. Ce positionnement doit être apprécié pour ce qu’il est : sur le terrain philosophique. À la différence du comparatisme wébérien, par exemple, il ne dresse pas un « modèle » de la Chine car il se situe dans l’acte de la confrontation conceptuelle. Le reproche qui lui est fait de construire une altérité chinoise ne peut être justifié dès lors qu’il s’agit d’un construit philosophique. C’est la facture de ce dernier qu’il conviendrait d’interroger. La seule juxtaposition des concepts (chinois et grecs) suffit-elle à produire l’effet philosophique revendiqué ? Un parallèle pourrait être tenté avec le travail des concepts chez Hegel, mais ceux-ci, chez cet auteur, ne sont pas philosophiquement laissés au hasard phénoménal d’une découverte sur le terrain de l’expérience historique (ou culturelle). La démarche comporte une théorie de sa fondation par la rationalisation du réel et la réalisation historique de la raison. Chez F. Jullien, l’aporie n’est pas le manque d’une théorisation ; elle est que la juxtaposition des concepts ne justifie pas théoriquement l’abstention théorique, sinon en renvoyant au donné chinois. Celui-ci est ainsi décrété d’altérité par une opération non dite qui passe du fait au droit et renvoie à la banale comparaison interculturelle dont elle est censée s’affranchir. Le travail des concepts se fond dans des contenus culturels qui ne sont pas critiqués – comme si Hegel, dans la Phénoménologie de l’Esprit, bornait l’analytique du Logos à la description si contestable de la Cité grecque et des cultes du gynécée qui ouvre le chapitre 6. Sur le terrain du « connaître la Chine » auquel elle aboutit, la démarche épouse le réductionnisme historique et les interprétations culturalistes qu’affectionnent les milieux économiques dont F. Jullien invoque l’approbation.
7Aux yeux de son attaquant, loin d’être une altérité propre à la « pensée » chinoise, la matrice idéelle du pouvoir serait (via le confucianisme orthodoxe) une idéologie imposée tout au long de l’histoire impériale par une structure de domination politique. Cette domination aurait non seulement produit et reproduit des pouvoirs autocratiques, elle aurait aussi délégitimé et marginalisé d’autres expressions de la pensée et de la culture réduites à la portion congrue par l’orthodoxie : les cultures populaires, le taoïsme, et jusque dans le confucianisme lui-même des courants non-orthodoxes. De la culture (ou de la pensée) expliquant le politique au politique expliquant la culture, l’antithèse ne pourrait être plus nette. Aussi le débat n’a-t-il pas d’issue s’il délaisse le terrain historique. De quelle forme de la pensée chinoise parle-t-on ? De quelle forme de l’empire ? L’historien remarque que la querelle retrouve les termes des controverses politico-culturelles du début du xxe siècle, quand deux générations intellectuelles et politiques successives, celle de 1895 et celle de 1915, développèrent des idées diamétralement opposées sur la politique et la culture. Sans exception, qu’ils aient été réformistes ou révolutionnaires, les lettrés de la première génération de la politique moderne défirent le double nœud liant l’empire au confucianisme de gouvernement et celui-ci à la pensée chinoise. Ce faisant, ils produisirent des histoires non orthodoxes de l’héritage retrouvé dans sa diversité, en faisant de ces histoires nouvelles autant de passages vers la modernité intellectuelle et politique. C’était, loin d’une essence identitaire ou d’une tradition, ouvrir en large spectre des versions d’une culture nationale dont l’historicisation était différenciée par les positions politiques. L’optique de Jean-François Billeter est proche de la reconstruction due à Zhang Binglin (1868-1936). Celui-ci, l’un des principaux révolutionnaires antimandchous, voulait retrouver une culture authentique et plurielle du « peuple » derrière l’orthodoxie confucianiste, en laquelle il voyait lui aussi une idéologie de domination et la source d’une aliénation de deux millénaires. En formulant politiquement la question culturelle, ces lettrés ne prononçaient aucune exclusive contre l’héritage élargi et plaçaient leurs espoirs – et le sens de l’histoire – dans l’avènement réformiste ou révolutionnaire d’un État-nation moderne – monarchie constitutionnelle ou république – s’appuyant sur la culture nationale6. L’échec (1914) de la république qui concrétisa ce rêve (1912-1913) conduisit une nouvelle génération sur la piste d’un blocage culturel de la politique moderne. C’est alors (1915) qu’apparut l’idée d’une tradition imprégnée de confucianisme, dont il fallait se défaire afin d’instaurer une « nouvelle culture » fondée, selon Chen Duxiu (1879-1942), sur la science et la démocratie. La « tradition chinoise » fut ainsi l’invention d’une modernité en pleine crise politique : non pas celle de l’empire, mais celle de l’État-nation greffé sur l’histoire impériale à partir de 1895. En posant l’incompatibilité de la culture chinoise avec le monde moderne, là où ses prédécesseurs avaient cru pouvoir moderniser l’héritage, cette génération « iconoclaste » donna ses lettres de noblesse à une problématique qui n’allait pas de soi. Depuis lors, le champ intellectuel chinois s’est distribué autour de cette polarité. La position de François Jullien hérite de ce présupposé.
8Il existe bien des manières non historiques d’aborder – et d’occulter – la question du changement historique en Chine. Face au défi de l’immobilité, l’historien du politique n’est pas sans armes ni sans alliés. Outre l’histoire intellectuelle, l’histoire sociale, celle du droit, ainsi que l’histoire locale et régionale fournissent des perspectives essentielles, auxquelles il convient d’ajouter celles de l’histoire du religieux repensée dans la relation au politique7. Nous disposons ainsi des moyens d’une comparaison interne propre à soutenir notre conclusion : les caractères originaux du xxe siècle en Chine sont politiques. À vrai dire, loin des reconstitutions savantes ou identitaires, les acteurs chinois du politique n’ont jamais douté qu’il s’affichait comme historique avec éclat : au point qu’une part non négligeable de la réflexion chinoise sur le sujet s’est efforcée de penser la permanence de l’impermanent.
Permanence de l’impermanent
9La Chine est une longue histoire qui ne cesse de varier sa vaste géographie. Le mot même, d’usage assez tardif en Europe, est la photographie de l’une de ces variations8. En – 221, le Premier Auguste Empereur (Shi Huangdi) de Qin (Qin Shihuang) absorbe les « royaumes combattants » dans le premier empire unifié. Un siècle après Alexandre le Grand, cette conquête ne parsème pas un vaste empire de nouvelles cités, mais standardise une mosaïque de royautés. Du temps d’Alexandre à la Belle Epoque, autrement dit de sa fondation à sa disparition en 1912, la monarchie impériale chinoise est une réalisation exceptionnelle, à la fois par son ancienneté, sa durée, son caractère quasiment contemporain… et son homogénéité. De siècle en siècle s’affirme la constance d’évolutions qui perfectionnent l’homogénéisation dans le temps long, et font évoluer dans le même sens l’instrument qui préside à cette grande entreprise. S’il ne peut être confondu tout au long de son histoire avec ce que l’on a coutume d’appeler la bureaucratie – la fameuse « bureaucratie céleste » –, il perfectionne lui aussi son organisation afin d’organiser l’empire rationnellement au moyen du gouvernement centralisé des fonctionnaires. Les parallèles ne sont pas légion. L’empire de l’ancienne Égypte est… ancien ; Rome disparaît et se transfigure ; avant sa fragmentation, l’État romain est un poids-plume face à l’État impérial chinois : ses interventions soulèvent à peine l’écume de l’histoire quand la lourde machinerie instaurée par les Qin intervient massivement dans la vie sociale. La monarchie perse s’islamise à partir du viie siècle, l’empire ottoman est un tard venu… Songeons à ce qu’eût été l’empire romain reconstitué par un Charlemagne dont les héritiers eussent maintenu l’Occident soudé à l’Orient au lieu de le diviser… tout en conservant la rive sud de la Méditerranée et en empêchant l’Église, les féodaux et les cités de se constituer en pouvoirs indépendants – un empire durable et fort au sein duquel la pénétration réussie d’une grande religion « extérieure » – en l’occurrence le bouddhisme, dont l’influence se répand des Han postérieurs (25-220) aux Tang (618-907) et aux Song du Nord et du Sud (960-1279) – n’aurait pas entraîné une mutation de la civilisation antique.
10Une telle longévité ne va pas sans ruptures. Guerres intestines, invasions, troubles religieux, rébellions, chute des dynasties – la longue durée est ponctuée de crises longues qui se comparent aisément aux plus grands bouleversements européens. Tout au long de son premier millénaire, l’empire peine à maintenir la réalité du gouvernement centralisé face à l’enracinement agraire de l’aristocratie militaire… et administrative, qui tend à se reproduire sur le mode héréditaire ; sans compter le poids grandissant des religions, bouddhisme et taoïsme, dont l’organisation monastique concentre richesse foncière et puissance. Enfin, et surtout, au cœur même du système, il y a l’impermanence des lignées impériales. Contrairement au Japon où la monarchie fait étalage d’une filiation ininterrompue, ces ruptures sont décisives et explicites en Chine. Comme dans l’ancienne Égypte, la continuité impériale va de pair avec une forte discontinuité dynastique. Avec les dynasties, ce sont également les capitales et les frontières qui se déplacent au fil des siècles ; avec elles changent les modes d’organisation en rapport avec les territoires « clés » dont le contrôle et la mise en valeur fondent la richesse et la puissance et qui, eux aussi, se déplacent (infra). La simple consultation d’un atlas historique dément nos certitudes. Livre (ou écran) refermé, nous en venons à douter de l’existence même de « la » Chine, au singulier, et même de la pertinence du terme. Le « pays du Milieu » (Zhongguo) porte le nom des dynasties régnantes. La Chine ne « devient » politiquement la Chine qu’avec l’institution de la nation Han qui procède de la chute de la dynastie (mandchoue) des Qing (1644-1912) et de l’instauration de la république en février-mars 1912. La Chine, telle que nous la connaissons aujourd’hui, est le fruit de cette « nationalisation ». Sa configuration géopolitique est celle de l’empire sino-mandchou, c’est-à-dire le sud de la Muraille (domaine des Ming, 1368-1644) augmenté des vastes annexions réalisées par les Qing au xviiie siècle (en Mongolie, au Turkestan) et du Tibet, diminué au regard de la frontière fixée avec la Russie par le traité de Nertchinsk (1689) par les soustractions dues aux pressions russes du xixe siècle et au début du xxe (la partie orientale de la Mandchourie, une partie du Turkestan dans la région de l’Ili, la Mongolie « extérieure »).
11Entrons dans cette complexité – rien moins que le voile vivant de Clio – par l’une de ses voies d’accès possibles, en suivant l’odyssée des « dynasties de conquête » issues des peuples nomades et semi-nomades qui bordent au nord le monde chinois – le fameux « empire des steppes » de René Grousset9. Se succèdent ainsi en dominant des portions plus ou moins vastes du territoire « chinois » les Liao (Khitan, 907-1127), les Xixia (Tangut, 1058-1227), les Jin (Jürchen, 1115-1239), rivaux et victorieux des Song au nord du Yangzi, les Yuan (Mongols, 1260-1368) et les Qing (Mandchous). Les conquêtes étrangères obligent, sans attacher une importance excessive à la thématique ethno-identitaire, mais sans négliger non plus les vigoureuses réactions Han qui se font jour, au xviie siècle et à la fin du xixe siècle, à décentrer notre perception historique, notamment pour l’époque tardive (celle des Mandchous), en remisant le poncif de la sinisation des conquérants « barbares ». En renouvelant de fond en comble la dialectique de la steppe nomade et du monde sédentaire, les historiens ont observé que les dynasties de conquête, loin de perdre leur identité, conservent leurs pratiques culturelles et sociales ainsi que leurs perspectives géopolitiques tout en gouvernant des populations sédentaires denses. Il s’ensuit une logique plurielle et des partages que l’on dit volontiers ethniques (en réponse à la préoccupation majeure de notre temps), mais qui sont territoriaux et politiques plus que culturels et identitaires. Mark Eliott10 observe que cette logique va de pair, sous les Qing, avec l’affirmation d’une souveraineté véritablement universelle, transcendant les frontières, les langues, les coutumes et les croyances : la dimension impériale proprement dite.
12Régulièrement, après des « périodes intermédiaires » plus ou moins longues où cœxistent et s’affrontent plusieurs dynasties, se reconstitue une structure de domination et de gouvernement qui n’est pas partielle au regard des anciens empires, comme Byzance et le Saint Empire le furent au regard de Rome, mais réunit la « Chine » (en-deçà de la Muraille) avec un « extérieur » plus ou moins vaste. Tel Phœnix – oiseau impérial s’il en fut –, le grand empire des Qin (-221/-206) et des Han (antérieurs, – 206/24 ; postérieurs, 25/220) renaît de ses cendres sous les Sui (581-618), les Tang (618-907), les Song (du Nord, 960-1127)11, les Yuan, les Ming et les Qing. En décentrant le regard, l’on voit en plusieurs occasions le monde chinois absorbé dans des ensembles plus vastes encore – parfois si vastes qu’ils débordent largement le cadre intérieur et extérieur. Ce fut le cas avec la conquête mongole, lorsque Marco Polo découvrit en Cathay une portion des domaines transcontinentaux du Grand Khan. La mise en contexte asiatique fut à nouveau réalisée aux xviie-xviiie siècles (quoique à une échelle limitée par la Perse à l’ouest et la Russie au nord), lorsque les conquérants Qing, après avoir soumis l’empire Ming entre 1644 et la fin du xviie siècle, entreprirent la conquête de la Mongolie et du Turkestan (1759). En perspective décentrée, l’absorption de la Chine par les Mandchous apparaît comme une « étape » dans une expansion continentale continuée, parallèle à l’expansion sibérienne de la Russie au nord. La dilatation territoriale de l’espace sino-mandchou, qui satellise également le Tibet, traduit un puissant dynamisme à la veille de la pseudo-« ouverture » (1842) d’un empire soi-disant « immobile » (infra).
13La mobilité spatiale est une mobilité organisationnelle. Par-delà les continuités revendiquées s’affirment les innovations et les transformations. Ainsi, après l’involution féodale des Han, les Sui font retour à l’interventionnisme et au gouvernement direct des Qin, en prélude au gouvernement bureaucratique des Song, leurs successeurs. Mille ans plus tard, la crise du xviie siècle, chaos de guerres civiles et de révoltes populaires, scelle le déclin du système manorial constitué des Song aux Ming sur les ruines de l’antique féodalité aristocratique et militaire. De cette crise sort une couche de (relativement modestes) propriétaires fonciers non exploitants, les notables locaux, et, surtout, une société de petits propriétaires paysans astreints à l’impôt foncier et de tenanciers soumis au fermage (une famille est souvent propriétaire et tenancière). L’État exerce sa tutelle sans l’intermédiaire des seigneuries mais en comptant sur le relais des notables. Si l’on ajoute que cette évolution va de pair avec la généralisation du versement de l’impôt en numéraire, et, d’autre part, avec celle des lignages et des cultes lignagers dans le monde paysan (infra), on voit sur quelles bases entièrement renouvelées par les Qing l’empire se reconstitue au xviiie siècle. Mais c’est à la racine de ce processus, sous les Song, autour des xie-xiie siècles, que se produit la bifurcation la plus décisive. Une nouvelle économie, moins vivrière, plus artisanale et commercialisée, moins soumise aux interventions directes de l’État, voit le jour dans un espace centré non plus sur la plaine du Nord et le Fleuve Jaune mais sur les territoires côtiers qui s’étendent des bouches du Yangzi (le « sud du fleuve » ou Jiangnan) au delta cantonais12. Ces régions abritent l’essentiel de l’important croît démographique qui, des Song aux Ming (et malgré les pertes dues aux invasions mongoles), établit la singularité chinoise. Sans passer désormais pour une « révolution économique médiévale », ces changements déterminent un véritable tournant : le pivot du monde chinois, depuis l’Antiquité et durant le premier millénaire de notre ère centré sur les régions du Fleuve Jaune et ouvert à la profondeur continentale de l’Asie, passe aux régions du centre-sud, axées sur le Jiangnan et ouvertes sur la mer et le commerce maritime. Au cours des siècles suivants, le « modèle » se répand en Chine du Nord grâce au développement de l’irrigation, ce qui détermine, sous les Qing, un nouveau bond démographique (la population double au xviiie siècle, atteignant en ordre de grandeur 400 millions vers 1800). Parallèlement, l’empire change de mode d’organisation et devient, comme nous le verrons ci-dessous, véritablement bureaucratique. Sa permanence est effectivement impermanente.
14L’interprétation de ce paradoxe est le pivot de la science politique et morale chinoise depuis la haute Antiquité. Pour justifier la venue au pouvoir des Zhou (-xie siècle) est invoqué un principe de souveraineté – le Ciel – supérieur aux rois. Ceux-ci sont considérés comme ses descendants, sur le mode patrilinéaire qui régissait les relations au sein des lignages aristocratiques ainsi qu’entre les grandes maisons et la lignée royale. Quoique les spécialistes diffèrent sur l’interprétation des données anthropologiques et rituelles, on peut accorder quelque crédit à la thèse suivant laquelle cette féodalité procédait moins des liens de dépendance, des fiefs et du service armé, que de relations de parenté symboliques hiérarchisées par les rites13. Toutefois, la théorie céleste de la souveraineté qui s’élabore à partir des Zhou ajoute à la matrice des ancêtres et du sang un aspect neuf, proprement politique : il s’agit du caractère unique et pour tout dire transcendant du pouvoir royal, que sa filiation céleste élève au-dessus du commun des mortels et des aléas de l’histoire. Dans cette dimension qui n’est plus celle de la famille, les dynastes sont les mandataires du Ciel, investis et révocables par lui, selon la célèbre théorie de la rupture (ge) du mandat (ming). En évoquant la logique universaliste des empires de conquête, nous avons vu que cette « élévation » céleste ne fut pas le dernier mot de la souveraineté. D’autres inflexions se feront jour dans la suite de cette étude. Il n’en demeure pas moins que l’idéologie fondamentale du pouvoir souverain arrache la souveraineté à la contingence : elle en fait une transcendance à l’instar de la théorie du droit divin ; mais à l’inverse de celle-ci, elle oblige le monarque à rendre des comptes non pas dans l’au-delà et devant la seule puissance divine, mais ici-bas, dans l’immanence de la politique historique. Contre un mauvais souverain qui perd le mandat il est légitime de se lever ; les rébellions sont un signe du désaveu céleste : place est faite à l’interprétation – au politique.
15Ainsi fut posée, à propos de la première mutation dynastique pensée comme historique-et-politique (et non plus mythique), non seulement l’impermanence (terrestre) de la souveraineté ainsi que sa permanence céleste (l’équivalent, mutatis mutandis, des deux corps du roi selon Ernst Kantorowicz), mais aussi la conditionnalité et la contingence historique du pouvoir suprême. Ce que l’on pourrait appeler le complexe de la souveraineté chinoise fait d’elle un devoir-être autant qu’un état de fait, une épreuve autant qu’une preuve, en même temps qu’une puissance illimitée. Par-là s’engouffrent les discours destinés soit à préserver et agrandir le pouvoir royal, soit à le juger et à l’enfermer dans des normes. Une grande partie de la réflexion qui nous est conservée de la haute époque répond à ces préoccupations d’ordre stratégique et éthique. Toutes « écoles » confondues, ces deux voies sont parcourues par la plupart des auteurs. On trouve de la stratégie chez les confucianistes spécialistes de l’éthique. C’est du sein de cette approche qu’émerge avec Mengzi (Mencius) une réflexion situant la « racine » du pouvoir dans le peuple (minben). La génération de 1895 ne manquera pas de se prévaloir d’une filiation mencienne pour penser la reconfiguration institutionnelle de l’empire (infra) dans un contexte entièrement différent. Dans celui du confucianisme orthodoxe, colonne idéologique de l’empire à partir du deuxième millénaire, le roi agit sous le « regard » du peuple en vertu d’une responsabilité qui sans doute érige une conscience morale de la politique mais n’entame en rien son pouvoir. Si nous voyons en cette conscience une subjectivation de l’univers politique s’exprimant par une adhésion sans contrainte à des normes ritualisées, c’est que cette perspective est l’horizon visé par Confucius, et la raison même pour laquelle son œuvre, critique du temps ainsi que des pouvoirs en place et des pratiques sociales, veut réformer dynamiquement la vie politique et la société tout en sacralisant un ordre figé : « Si le royaume était bien ordonné, aurais-je besoin de le changer ? » déclare Lunyu, le livre des Entretiens (ou Analectes) plus tard intégré au Canon. Cette tension consacre les bons rois qui suivent la « voie royale » et, surtout, le rôle des hommes de savoir et d’expérience (shi) qui conseillent les princes et dont Confucius attend qu’ils soient des sujets de la plus haute qualité éthique, réalisant pour eux-mêmes ainsi que pour les rois et les royaumes l’idéal du bon gouvernement intérieur et extérieur. Aussi l’orthodoxie ultérieure confiera-t-elle l’exercice de cette responsabilité non pas au peuple ni aux institutions mais aux lettrés confucianistes (ru), appelés à devenir les lettrés-fonctionnaires (shenshi) en charge d’une sphère morale en principe supérieure au prince mais voués à son service et entièrement livrés à son pouvoir.
16Un autre effet de la double articulation du pouvoir à la transcendance céleste et à l’immanence historique est la mise en forme d’un codage historiographique du changement politique. Au fil du temps s’élabore le modèle des cycles dynastiques faisant succéder les périodes d’essor, de déclin (et de sursis éventuel) avant la chute. Bien d’autres manières de penser l’histoire et la légitimation historique du pouvoir existent depuis l’Antiquité. Sous les Han, l’une d’elles s’affranchit du cycle pour poser, d’une façon en apparence moderne qui aura des échos à la fin du xixe siècle, la perspective métahistorique d’une réalisation de l’histoire par la dynastie, qui se trouve ainsi délivrée de la contingence14. Dans la tourmente du xviie siècle, Wang Fuzhi (1619-1692) conçoit le dépassement de l’horizon des Ming sur le modèle d’une évolution dont les principes ne sont pas uniquement moraux et le ressort cyclique15. Le modèle cyclique n’en occupe pas moins une position directrice qui maintient tout au long de l’époque impériale la fusion du temps historique, du pays-royaume (guo) et du pouvoir avec la dynastie régnante, ainsi que la double destination de l’histoire et des lettrés qui l’écrivent : au service du prince, ils sont censés justifier son règne en enregistrant les faits nus ; en « louant et blâmant » les rois disparus et les dynasties déchues, ils avertissent et censurent le pouvoir en place. La pratique ancienne de la chronique, illustrée par le classique des Printemps et Automnes (Chunqiu) attribué à Confucius, est un exercice normatif qui se fond ainsi dans ces genres historico-politiques ritualisés que furent les Annales Véridiques et les Histoires dynastiques.
17La république de 1912 ne manqua pas d’ordonner le rituel post-mortem des Qing détrônés. Ce que l’on pourrait appeler la transmission du mandat opère ainsi sur une voie qui ne va pas sans évoquer la façon dont les lettrés se réfèrent non tant à un patrimoine culturel qu’à la manière dont ils le cultivent et le transmettent (daotong)16. On voit par-là comment un modèle idéologique censé élever le pouvoir souverain au-dessus de la condition humaine le plonge dans l’historicité tout en le maintenant hors de la simple humanité. Aussi le « jeu » du pouvoir est-il de faire aussi peu de place à l’histoire qu’il est possible : en favorisant la continuité, le précédent, les rites – en faisant comme si la royauté était exemplaire – véritablement céleste, donc intangible et immuable. Les fondateurs des dynasties et les réformateurs ne manqueront pas d’invoquer cette permanence tout en introduisant des nouveautés : la réforme s’adosse au passé (yigu gaizhi). Le pouvoir impérial en vient à s’envelopper d’un ensemble épigénétique de règles, de normes, de rites et de précédents17 destiné à gérer le temps historique comme une institution qui donne une image immobile de l’éternité. Ordonnateurs de l’histoire passée, les souverains régnants, et leur dynastie, sont d’autant plus maîtres d’une loi immuable. Quand le moment viendra (à la fin du xixe siècle) de moderniser les institutions en les politisant, il ne sera pas difficile aux lettrés imbus de la transmission d’en historiciser les schémas. Contrairement à la thèse avancée par Joseph Levenson18, la difficulté pour l’élite confucianiste ne fut pas d’entrer dans l’histoire mais de couper le lien « ombilical » avec le rituel et le gouvernement, en assumant la facture moderne du social et du politique. Ce que l’on nomme le « néoconfucianisme du xxe siècle » a vu le jour en relevant ce défi non moins qu’en survivant à la décimation maoïste. Tu Wei-ming, auteur de l’une des constructions du passé parmi les plus influentes aujourd’hui, consacre la figure organique de la transmission par la symbolique d’un arbre dont la ramure porte les valeurs et, telle une Madone de Miséricorde sous l’austère pinceau de Piero della Francesca, répare en les rassemblant les effets des ruptures et des divisions contemporaines : la permanence inclusive est attribuée à la culture, la discontinuité exclusive à la politique. Ce schéma coopte ainsi l’histoire mais en retrouvant le tropisme qui fait de la transmutation culturaliste de l’historique l’un des vecteurs du supposé éternel-identitaire chinois.
Un éternel-bureaucratique ?
18Que la Chine soit pensée, aimée hors-histoire est un paradoxe des Chinois (et de nombreux sinophiles) conscients, fiers, amoureux de l’histoire chinoise. La culture, transmuée en tradition, occulte ce que cette histoire comporte de changement historique. Le pouvoir apparaît sur la scène de la permanence identitaire en costume bureaucratique plus encore que dans l’accoutrement du tyran : la tyrannie fait et subit l’histoire – Mao l’a rappelé ; la bureaucratie la défie. L’éternel-bureaucratique serait à la Chine ce que l’Éternel-féminin est au second Faust de Goethe : une réalité métahistorique élevant l’histoire chinoise vers le haut – avant de la précipiter dans les abîmes, si l’on en croit la critique de la bureaucratie impériale et communiste qui a fleuri tout au long du xxe siècle, sans oublier les vigoureuses dénonciations morales et – déjà – politiques de la corruption et de l’inefficacité du système induites par la crise du xixe siècle. Que la « bureaucratie céleste » soit un trait permanent et identifiant du Céleste Empire semble être une vérité d’évidence. Dès les temps les plus anciens, les pratiques divinatoires ont appelé auprès des chefs de clans et des rois des spécialistes qui n’étaient pas les desservants du culte mais bien les premiers serviteurs de l’État. Par la suite la sphère religieuse se sépare de celle de l’État tout en s’y rapportant d’une manière complexe, révélatrice de la formation étatique et sociale prémoderne (infra). Du côté de l’État, les spécialistes des cultes et des rites auprès des cours royales sont également des gestionnaires, des archivistes, des chroniqueurs, des conseillers, gens (les shi) détenteurs de savoirs experts et généraux parmi lesquels les souverains puisent pour nommer aux fonctions officielles. Ce personnel et ces pratiques ne faisaient pas un État en bonne et due forme – encore moins un État bureaucratique –, et les savants serviteurs des rois n’avaient pas le monopole du gouvernement ni même celui de l’administration. Les places, qui allaient également aux nobles et au mérite militaire, pouvaient être transmises de père en fils. Aucun système intégré ne veillait à la formation des proto-fonctionnaires, à leur nomination, à leurs carrières, aucune règle incontestable ne présidait à leur sélection. La faveur du prince, les intrigues de cour, l’entregent, et les relations sur un marché des places et du pouvoir où rivalisaient les talents n’avaient pas à malmener un système bureaucratique qui n’existait pas.
19Des examens firent leur apparition dès les premiers siècles de l’empire, et les lettrés se réclamant de la transmission confucianiste (rujia) firent du service de l’État un devoir et une spécialité. Ces traits commencent à converger sous les Tang mais ne s’assemblent pas avant les Song, et ne font système qu’au cours d’une évolution ultérieure de longue haleine dont le pivot est moins la rationalisation de la structure bureaucratique (création toujours continuée jusqu’à la grande crise du xixe siècle) que la mise en forme du célèbre système des examens sous les Ming et les Qing qui va de pair avec la confucianisation définitive de l’orthodoxie. L’organisation de concours à trois niveaux (local, provincial et central) qui donnent accès à l’ordre des lettrés (pour le premier niveau) et à la fonction publique (pour les deux autres) se clarifie progressivement. De même, les concours ne s’ouvrent à l’ensemble des individus masculins et ne se généralisent dans tout l’empire que tardivement. La bureaucratie – puisqu’il faut entendre par là non seulement un mode de contrôle du social, mais un système de formation, de recrutement des agents, de gestion des carrières et d’autocontrôle de la performance doublé d’une orthodoxie, ne s’identifie – en tendance – qu’avec la seconde moitié de l’histoire impériale, et ne prend véritablement forme qu’après 1400. La « Chine » politique est moins éternellement « bureaucratique » que ne le veut sa légende.
20La confusion résulte du fait que ce que l’on entend par gouvernement bureaucratique désigne une réalité bien antérieure aux bureaux et aux examens : le gouvernement centralisé apparaît comme l’une des innovations majeures de l’empire à ses origines. Celui-ci résulte de la conquête des « royaumes combattants » par le plus fort et le mieux organisé d’entre eux – l’État de Qin ; il repose, comme ce royaume, sur la mise en place d’une structure centralisée confiée à des agents désignés et révoqués par l’empereur (en lieu et place des puissances feudataires et héréditaires qui reposent sur les liens du sang et du sol). Les lettrés n’ont pas manqué de reconnaître dans ce gouvernement centralisé des « commanderies et préfectures » (junxian) un système radicalement opposé à celui de la « féodalité » décentralisée des Zhou (fengjian) et la marque des dynasties fortes. De là l’idée anciennement prégnante dans le monde lettré d’une modernité précoce, pour ne pas dire d’une rationalisation et d’un désenchantement, indépendante de l’évolution bureaucratique du gouvernement centralisé. Le tournant pris dans cette direction sous les Song marque une victoire du pouvoir impérial sur l’aristocratie et sur les « grandes » religions (taoïsme et bouddhisme). La bureaucratisation accompagne la translation spatiale et la réorganisation du pouvoir concomitantes avec la mutation socioéconomique du Moyen Âge. Ce parallèle – lui-même un processus complexe étalé dans la durée – souligne un enchaînement déterminant pour l’histoire de l’État chinois19.
21La mutation bureaucratique s’accompagne d’une autre évolution tendancielle : la disparition et/ou la transformation progressive des interventions socioéconomiques de l’État. Depuis le moment fondateur des Qin, le pouvoir impérial intervient en redistribuant les terres, en prélevant sa part des récoltes, en organisant la population pour la corvée et le service militaire, sans oublier le contrôle sur la production et le commerce de certains biens et sur les équipements hydrauliques. Dans une économie agraire peu diversifiée où le commerce demeure une activité rare, ces interventions, parfois massives (le modèle classique est systématisé sous les Sui), font de l’État un acteur extrapolitique essentiel, qui possède, construit, produit, enregistre, recense, organise et redistribue en même temps qu’il enrégimente, juge et châtie. L’extension du pouvoir régalien, ainsi que celle des capacités organisationnelles qu’elle requiert, campe un Léviathan hors de proportion avec la petite production, organisant de grands travaux collectifs qui semblent également mettre hors-jeu les capacités de la féodalité agraire et des marchands. Cette image explique la jonction opérée par Marx entre celle du despotisme oriental (modèle politique forgé à partir de l’empire ottoman) et un mode de production « asiatique » de son cru, dans lequel la formation de l’État centralisé préempte celle des classes et de la base économique – l’État assumant le rôle de l’économique pour produire la société, l’assujettir et empêcher l’évolution moderne (l’urbanisation et la concentration du capital aux mains d’une bourgeoisie conquérant son autonomie politique.
22C’est à propos du Bengale que Marx avait conçu ce modèle comme une exception ou comme un stade intercalaire dans l’échelle des modes de production conduisant au capitalisme et à la révolution. On sait que lui-même et ses épigones renoncèrent aux perspectives non déterministes et décentrées qu’il recélait, celles mêmes qui suscitèrent un regain d’intérêt lorsque d’autres générations tentèrent de régénérer l’invention marxienne20. Entre-temps, le couperet du dogme était tombé, à propos de la Chine cette fois. L’Internationale communiste y avait essuyé de sanglants revers en 1927. Entre 1927 et 1930, une réflexion approfondie attribua l’échec aux conditions spécifiques d’une société qui n’était pas capitaliste sans être demeurée féodale. Ces débats relevèrent le rôle historique de l’État bureaucratique dans la production du social – et remirent en selle le mode de production oublié. L’un des artisans de cette résurrection fut Karl Wittfogel (1896-1988), sinologue spécialiste des structures agraires et de l’aménagement hydraulique sous la dynastie septentrionale des Liao (907-1125). En dépit – ou à cause – de ses ouvertures, le débat fut gelé par Staline. Au début des années 1930, le dogme jeta l’interdit sur l’hapax « asiatique » en pétrifiant la nature « semi-coloniale et semi-féodale » de la Chine – mantra qui plongea les historiens marxistes chinois dans un inextricable embarras, mais que l’on trouve à la base des fronts de classe chez Mao (notamment au cœur de la « nouvelle démocratie » au tournant des années 1940-50).
23Ayant rompu avec l’Internationale, Wittfogel partit en guerre contre le communisme stalinien et maoïste, en s’efforçant de montrer qu’il était un retour archaïsant à l’organisation centralisée de l’économie sur la base de grands travaux21. Par l’importance accordée aux capacités organisationnelles de l’État en relation avec son rôle économique, cette approche tranchait avec l’analyse du totalitarisme fondée sur le primat accordé par H. Arendt à la massification et à la violence politiques. Wittfogel récusait la spécificité du maoïsme et faisait du communisme un avatar du « despotisme oriental » plutôt qu’une variante d’un modèle englobant le nazisme. Spécialiste du premier empire, il n’avait pas pris la mesure du tournant qui se dessinait avec le deuxième millénaire : sa Chine « prisonnière des mâchoires du temps » (Marx) tombait dans le piège des explications unidimensionnelles et transhistoriques. Or, du premier au second empire, comme de nos jours, le tournant capital affecte ce que l’État fait non moins que ce qu’il est. Des Song aux Ming et aux Qing, alors que l’aménagement hydraulique progresse considérablement, au nord comme au sud, l’État intervient moins directement et moins massivement. Sous les Qing, ses interventions directes sont résiduelles et ciblées ; elles ne touchent plus au système agraire et, pour ce qui concerne les travaux hydrauliques, reposent sur l’incitation, la coopération et la coordination bien plus que sur l’encadrement, la mobilisation et la contrainte. Les recherches de Pierre-Étienne Will ont établi que l’aménagement en Chine centrale est le fait de communautés locales actives conduites par des élites entreprenantes. Les travaux font « lever » le social au lieu de l’écraser ; il n’y a pas de « société hydraulique » ; développement bureaucratique et densification sociale vont de pair22. À la même époque, le seul équipement important qui reste dans la main de l’État est l’administration des digues du Fleuve Jaune, dont le budget est pillé par un réseau de corruption à la fin du long règne Qianlong (1735-1796). À cette date, il y a beau temps que les foyers de développement ne se déplacent plus d’une dynastie à l’autre mais se multiplient dans l’espace impérial. Suivant l’influent schéma de George W. Skinner, l’empire s’ordonne alors autour de grandes régions structurées par une hiérarchie fine et diffuse de centres urbains et de « systèmes locaux » qui les relient les unes aux autres ainsi qu’au sein de chacune d’elles une zone centrale (core) à des périphéries moins accessibles, moins densément mises en valeur et peuplées23. L’homogénéisation du développement et du peuplement progresse en raison inverse des contrôles centraux. Ainsi s’impose un chassé-croisé capital, preuve s’il en est de l’historicité du politique en Chine, à l’opposé des extravagances wittfogeliennes et d’un essentialisme bien enraciné : l’État chinois devient bureaucratique quand il cesse d’être interventionniste – quand il ne ressemble plus au modèle du « despotisme oriental ».
24La bureaucratie s’implante dans la réalité sociale et mentale du pays à la faveur du développement d’un système que l’on peut dire binaire. Après la conquête Qing (deuxième moitié du xviie siècle), les communautés locales, sous l’autorité des notables, sont associées à la gestion des territoires – au niveau desquels l’État central nomme fort peu de fonctionnaires : à peine plus d’un millier sur environ 20 000 (un pour chacune des sous-préfectures, xian, en nombre équivalent) pour quelque 400 millions de sujets autour de 1900 (et 1,5 million de lettrés). Si l’on ajoute qu’au sein de ces communautés et à la tête de leurs notables agissent les lettrés (ils sont confucianistes, propriétaires fonciers, titulaires de titres impériaux mais non nécessairement fonctionnaires ou fonctionnaires en poste), on voit se dessiner l’architecture complexe et plastique d’une société post-bureaucratique au moment même où l’État se construit décidément comme un pouvoir bureaucratique. Les travaux du sinologue Étienne Balazs (1905-1963) laissaient pressentir ce paradoxe24. « Sa » bureaucratie est un élément central qui ne produit pas la société au sens du mode de production asiatique mais en exerçant une hégémonie. Développée au sein de cette structure, la société, marchande et diversifiée dans une mesure croissante, adopte un profil qui n’est pas celui de la modernité européenne et que l’on peut dire « bureaucratique », sans y voir une forme agraire et archaïque du social et de l’État. Balazs relève, et après lui nombre d’historiens, l’importance axiale, pour la classification sociale, des carrières et des titres officiels. Il montre ainsi que la ville et la bourgeoisie ne se différencient pas alors qu’un capitalisme commercial et proto-industriel de grande envergure prend son essor. Les travaux ultérieurs ont confirmé cet essor, et ce profil, entre le xvie et le xviiie siècle. L’État en tire parti pour son développement selon un profil de partage. Il demeure prédominant, mais sa domination s’exerce par l’intermédiaire des élites locales (et marchandes dans les zones les plus développées), c’est-à-dire au moyen d’« entours » qui ne sont pas institués mais ne sont pas non plus de simples courroies de transmission : qui sont sociaux autant qu’étatiques. Si l’on objecte que l’État reproduit socialement sa « nature » bureaucratique en y conformant des élites qu’il domine par le biais indirect de la classification sociale, il faut considérer que la conformation change également. En perfectionnant inlassablement sa structure administrative, comme le montrent les travaux de Pierre-Étienne Will25, cet État s’attache à se construire lui-même tout en intégrant des normes et des pratiques sociales. Des pratiques « économiques » faisant appel aux mécanismes du marché et au partenariat avec le « secteur privé » entrent ainsi dans l’univers étatique. Loin de s’y montrer hostile, le discours des fonctionnaires prend acte du rôle capital des échanges dans les équilibres d’un pays en pleine croissance. Le ton est quelque peu différent quand il s’agit de critiquer les dérives « économiques » (la corruption) des fonctionnaires. Apparues dès le xviiie siècle, ces critiques se renforcent avec la crise du xixe (infra). Mais elles sont d’autant moins l’incrimination d’une invasion économique au nom d’une supposée « essence » éthique chinoise, qu’elles traduisent la réaction d’une opinion lettrée conservatrice au cours de débats sur l’économie et la gouvernance qui laissent paraître d’autres sensibilités et voient naître, au xixe siècle, les premières lueurs du réformisme26.
25À partir de la période « early modern » et une fois surmontée la crise du xviie siècle, l’empire tardif ne peut plus passer pour une époque de déclin : sa vitalité tant sociale qu’étatique est au contraire éclatante. L’élargissement du politique, tel qu’il apparaît avec la révision du paradigme bureaucratique, participe de ce développement : l’État qui se bureaucratise en occupe le cœur, mais la politique consiste à forger un instrument de gestion des territoires et des populations en une projection sur le social qui passe par le social lui-même. L’ambition transformatrice se limite à la sphère normative : les fonctionnaires locaux sont censés « éduquer » les populations et les « transformer » par l’éducation morale et rituelle (jiaohua). Des Ming aux Qing, les actions de communication et d’endoctrinement convergent sur la mise en forme ritualiste de l’autorité et de la société. Outre les lignages et l’enseignement (pour l’essentiel financé et organisé par les communautés locales), la transmission des valeurs passe par l’articulation de la sphère religieuse locale à l’État, en un processus dont la complexité est symptomatique de la formation socio-étatique prémoderne. Le lien majeur entre les deux univers est la cooptation officielle des cultes communautaires-territoriaux27. Ce lien illustre la binarité socio-étatique que l’on gagne à analyser non pas comme une variante du contrôle bureaucratique mais comme l’interaction de deux sphères, officielle et non-officielle. L’interaction se fait jour dès les premiers temps des Ming, qui passent d’ordinaire pour renforcer les contrôles centraux sur les sociétés locales28. Parallèlement, la généralisation du culte des ancêtres étend dans la masse rurale un ritualisme confucianiste structurant29. La diffusion vers le bas des normes réservées de longue date à l’usage de l’élite va de pair avec la formalisation des structures lignagères. Ce processus, également complexe et de longue durée, se réalise au travers de variations formelles, chronologiques et spatiales dont un volume des Annales (paru en 2006) dit l’ampleur et la diversité30. Un trait commun cependant le caractérise : il renforce la société, ainsi que l’État, à l’échelon territorial. On assiste à une coproduction de l’État et du social qui assure la primauté du premier tout en laissant « respirer » l’autre ; et dont le lien est religieux – contrairement à l’opinion des Jésuites qui voulurent faire accroire que les rites étaient civils – afin de dégager le terrain religieux qu’ils souhaitaient occuper, ce à quoi s’opposèrent et Rome et l’Empereur (Kangxi) au cours de la célèbre « querelle des rites » (xviie-xviiie siècles).
26Le revers socioreligieux de la bureaucratisation de l’État impose une triple conclusion. Primo, ce qui passe pour être la quintessence de l’essence identitaire chinoise, le confucianisme, ne se répand que tardivement dans le corps social. Secundo, l’État bureaucratique se construit moins dans les territoires qu’au centre et le long des nervures du système. La faiblesse de l’État local est un trait structurel durable dont les effets systémiques et les implications politiques sont considérables (infra). Tertio : le religieux – et non le bureaucratique, ou le confucianisme – joue le rôle central d’un constructeur du social et du politique. Les recherches de R. von Glahn ont mis cet aspect en lumière au cœur du tournant économique des Song31. Par la suite, le renforcement de la composante religieuse participe de la densification du social-local qui établit les communautés et les notables dans le rôle d’interface structurante avec l’État. De remarquables travaux couvrant les Ming et les Qing cernent la souplesse de ces interactions et la plasticité des formes de la reconnaissance mutuelle qui s’instaure, via le religieux, entre l’empire et ses sujets32. Le gouvernement indirect (sous les Qing) des territoires induit une cooptation, via le religieux, des valeurs, des pratiques et des pouvoirs émanant d’eux. Les lignes de la reconnaissance religieuse sur la face de l’empire officiellement confucianiste illustrent l’interaction de l’officiel et du non-officiel dans une construction du politique qui déborde largement les institutions. On ne peut comprendre le paysage religieux « réel », c’est-à-dire la réalité de la société et de la gouvernance impériales, sans le souligner fortement. L’empire officiel qui proscrit effectivement ou interdit (mais tolère de facto) quantité de sectes et de pratiques, tout en englobant un nombre considérable de cultes locaux, ne reconnaît pas seulement l’existence des « trois enseignements » (san jiao : confucianisme, taoïsme, bouddhisme) d’un point de vue doctrinal et spirituel. Au temps des réformes (après 1895), la frontière de la reconnaissance étatique se déplacera ; les cultes locaux en seront exclus33. Cette exclusion (à venir) prolonge et amplifie (dans le contexte particulier du xixe siècle, marqué par des soulèvements populaires et sectaires) une hostilité (largement répandue parmi l’élite confucianiste) aux pratiques religieuses, jugées « immorales », « excessives », « licencieuses », voire « sacrilèges ». Sont visées non point les croyances en tant que telles (elles relèvent des jiao au niveau desquels s’exerce la neutralité bienveillante que Voltaire prenait pour de la tolérance), mais les pratiques des desservants et des adeptes. Cependant, l’applicabilité de ces normes et la sévérité des jugements varient ; elles dépendent surtout des situations locales. La tolérance négative va régulièrement jusqu’à la reconnaissance positive, mais le langage (religieux-ritualiste) de celle-ci s’adresse avant tout à ce que l’on pourrait appeler le « complexe local », c’est-à-dire aux communautés et aux pouvoirs qu’elles représentent et qui les représentent en une compétition de puissances entre groupes et notables. À l’interface des territoires symboliques et de la micro-politique, le leadership communautaire se hiérarchise et s’ajuste à grand renfort de performances publiques, d’initiatives spectaculaires, de rivalités interpersonnelles et de signes de la reconnaissance officielle marquée par les magistrats locaux. Cette vitalité compétitive des communautés dans la production de la classification sociale est le socle d’un activisme des leaders locaux qui s’exerce également en matière de solidarité sociale et de défense locale (infra). Pour les fonctionnaires en poste dans les sous-préfectures, le grand art de la politique locale, au-delà des relations qu’il est nécessaire de nouer avec les membres de l’élite lettrée résidant sur place, consiste à déchiffrer ces lignes de force et à en jouer. L’empire en vient ainsi à se greffer sur le monde des territoires par le biais non plus seulement du religieux mais par la micro-politique communautaire.
27Le « complexe local » (Prasenjit Duara évoque un « cultural nexus of power »34) illustre le caractère politique de l’empire tardif. N’en tirons pas la conclusion que cet empire serait bureaucratisé et confucianiste au sommet et « socialisé » (via le développement de l’économique et du religieux) dans les membres. La part des partages normatifs dans la bureaucratisation de l’État central se révèle, des Ming aux Qing, sur l’un des chantiers classiques de la construction étatique – le droit pénal et la justice. En imposant son monopole sur les décisions de mise à mort, le pouvoir impérial heurte une norme ancienne (les communautés se font justice) et se heurte aux croyances populaires. Au pouvoir qui administre une mort d’État incombe une « malemort » qui transforme les suppliciés en puissances menaçantes35. En résumant un dossier lui aussi complexe et évolutif, on peut mettre cette tension en rapport avec des évolutions « lourdes » dans l’histoire longue du droit et de la justice en Chine. Les lois relatives à la peine capitale grossissent les règles d’exception ; dans la pratique, l’État s’efforce d’apparaître comme un médiateur au-dessus de la mêlée. Le contrôle de la population est un autre exemple de ces partages. Sous les Qing, les structures du prélèvement fiscal (hors gabelles) et la surveillance de l’ordre public sont réservées à une administration non-officielle recrutée sur une base locale qui relaie la bureaucratie au-dessous de la sous-préfecture (xian). Cette structure-bis intègre des systèmes hérités du passé mais est renouvelée par le baojia qui regroupe les foyers en unités collectives (les bao) taillant à travers les lignages et les villages. Hsiao Kung-chüan, dans un ouvrage qui a fait date, constate (sur l’horizon du xixe siècle) que rares sont les bao qui comportent le nombre requis de 1000 foyers. Beaucoup finissent par reproduire les frontières lignagères et villageoises36. Ici encore, il n’y a guère lieu d’ouvrir un débat, comparable à celui qu’a suscité la diffusion sociale du ritualisme (supra), sur le caractère externe ou interne de l’État au regard des communautés. L’empire est devenu une composition permanente. La bureaucratisation est bel et bien en marche, au xviiie siècle, mais il s’agit d’un processus moderne et modernisateur qui n’a plus rien à voir avec l’antique – et mythique – couple de la société agraire stagnante et de la bureaucratie écrasante. En réponse à la structuration du social, l’État Qing se distend tout en perfectionnant son organisation. Il n’est pas le sépulcre de « corps morts » du despotisme oriental décrit par Montesquieu (qui n’en exemptait pas la Chine « libérale » de Voltaire). Cette Chine qui ébranle les clichés est tout simplement la Chine historique dans l’ultime développement de sa phase impériale : un monde-centre happé au xixe siècle par la mondialisation centrée sur l’Occident.
L’État historique et la mondialisation
28Nous sommes allés des modèles à l’histoire en passant du bureaucratique au social-territorial-communautaire via le religieux. Ce passage n’est pas le dernier mot de la longue durée impériale. Le paradoxe de l’État bureaucratique fait du dernier état de l’empire (à partir du xvie siècle et surtout au xviiie, entre les crises des xviie et xixe siècles) un État quasi moderne, non pas régulateur (le champ juridique reste peu différencié, surtout au civil), mais administratif, soucieux de gérer les territoires et les populations afin de maintenir des équilibres – sans oublier la gestion de la fonction publique elle-même. Cet État assume les fonctions « gouvernementales » de la modernité avec des moyens qui sont « early modern ». Le nombre limité des fonctionnaires oblige ceux-ci à s’entourer d’une foule d’agents hors-statut et non rémunérés par l’État qui sont une source de corruption et d’arbitraire. La Chine impériale serait sous-administrée si les fonctionnaires n’étaient concentrés aux niveaux décisifs (à la capitale, à la tête des provinces et dans des circuits stratégiques) ; et si, au niveau inférieur, ils ne coopéraient avec les notables et les communautés. Si droit pénal et droit administratif sont codifiés depuis la haute époque, il n’existe pas une branche de l’État dédiée aux affaires juridiques, quoique (à la fin de l’empire) les spécialistes du droit soient nombreux et influents au sein de la fonction publique. L’autre différence au regard de la « pente » européenne est l’absence d’une codification sui generis du droit civil (et économique). Celui-ci figure toutefois en filigrane dans les codes officiels et est mis en pratique par les magistrats en réponse à la demande d’une société où les relations contractuelles progressent37.
29La complémentarité que nous avons notée entre la sphère étatique et celle du social se présente comme un ensemble d’équilibres assumés, recherchés, objets de débats au sein de l’élite. Faisant la part des calculs politiques, P.-É. Will attribue à l’État Qing une logique de construction « à l’économie » : non-augmentation du nombre des fonctionnaires en dépit du croît démographique, des impôts en dépit de la croissance, contrôle et régulation de l’économie plutôt qu’intervention, etc. Cette logique ne fait de lui un acteur stratégique dominant qu’en partenariat avec ceux qu’il gouverne par des moyens non bureaucratiques. Le duo du pouvoir et des notables, sans doute le plus important des équilibres qui structurent l’empire finissant38, prend forme au cours de la conquête Qing. Au sortir de la crise du xviie siècle, quand le système manorial s’efface, l’État n’occupe pas tout le champ et exerce sa tutelle locale par des moyens indirects en s’appuyant sur des notables et des communautés favorables au nouvel ordre39. Ce tournant entérine le compromis esquissé sur l’interface religieuse avec la Chine des territoires et des communautés – non pas celle du « peuple », en dépit du vocabulaire, mais celle des notables locaux – et confère au « complexe local » une tournure décidément politique. Au xviiie siècle, la logique moins dispendieuse du gouvernement indirect continue de prévaloir quand la haute bureaucratie s’interroge sur le format et sur le coût fiscal de l’État eu égard à son rôle. La consonance actuelle de ces débats est d’autant plus frappante que certains d’entre eux se nouent à propos d’une intervention exceptionnelle : l’administration de la famine (huangzheng), c’est-à-dire l’équivalent « early modern » (quasiment unique à cette échelle) d’un embryon de welfare state fondé non pas sur l’organisation de la charité mais sur celle de l’État40. En intervenant de manière calculée, l’empire put éviter les grandes famines interrégionales et atténuer la plupart des disettes localisées. Le « souci » exprimé par le gouvernement participait d’un vaste mouvement philanthropique, d’inspiration bouddhiste à l’origine, visant à exalter, à organiser et à financer la solidarité sociale au profit des pauvres, des malades, des orphelins, des vieillards à l’abandon, des femmes maltraitées et des veuves en rupture de clan. Les œuvres de charité sont si valorisantes au xviiie siècle qu’elles deviennent l’un des critères de la classification qui font et hiérarchisent la notabilité, à côté des diplômes, de l’entregent communautaire et de la fortune (foncière et marchande)41. Mais il y a plus. La teneur des débats suscités par la gestion d’un système aussi complexe, rapportée par P.-É. Will, illustre une évolution de la « science de l’État ». Devait-il faire tout par lui-même ou s’appuyer (comme en d’autres domaines – l’éducation, par exemple, la voierie, les travaux hydrauliques) sur les réseaux communautaires et les notables ? Fallait-il jouer des forces du marché ? En achetant des grains en masse, ne risquait-on pas de déséquilibrer les marchés locaux ? Quelles pouvaient être les conséquences sur la paix sociale d’un retrait de l’État ou d’une intervention plus affirmée ? La réflexion, on le voit, investissait des questions dépassant par leur complexité le fait du prince et auxquelles l’idéologie morale ne pouvait répondre. En traitant de problèmes d’administration par le canal administratif, elle se faisait proprement politique.
30Cet exemple insigne montre combien l’État se construisait à l’écoute attentive des dynamiques socioéconomiques et territoriales d’un empire en mouvement. Il illustre également un principe cardinal : l’État conserve la haute main sur les secteurs où son intervention est jugée indispensable (un autre exemple est le complexe des digues du Fleuve Jaune) ou nécessaire à la conservation de son autorité. Le monopole de la violence légitime exclut les milices communautaires, dont la prolifération au xixe siècle sera la marque d’un empire affaibli, comme le sera l’érosion du monopole sur le pouvoir légal de tuer. De même, nulle participation privée dans l’organisation des concours et la collation des grades, qui ouvrent l’accès à l’ordre privilégié (les lettrés) et aux recrutements de la fonction publique. La clé de voûte du système étatique et social, demeurée entièrement dans la main de l’État, est une « hauteur de commandement » qui sécurise un très vaste périmètre : rien moins que la fixation des normes supérieures, la désignation de l’élite socioculturelle de l’empire – au-delà du recrutement de la fonction publique42. Le savoir savant est cultivé par les lettrés dans des académies (privées pour l’essentiel) ; nuancé, interprété par des écoles de pensée régionales qui ont leurs maîtres, leur tradition, leur réputation… et leurs clients ; véhiculé par des publications dont le marché s’envole (y compris l’édition de sujets et de corrigés des questions aux concours…) ; vulgarisé et diffusé vers le bas en direction d’un public moins illettré et plus étoffé grâce au succès des écoles primaires communautaires, et à la surproduction d’étudiants non diplômés qui remplissent des emplois d’enseignement, ou de gestion et d’administration auprès des communautés, des riches particuliers, et des entreprises commerciales, sans oublier les commis des banques… et ceux des fonctionnaires. Cet univers diversifié, souvent fort éloigné de l’État – social, en un mot – constitue autant de serrures dont il tourne les clés. Ce sont les commissaires d’éducation qui fixent les sujets, surveillent les épreuves, la correction des copies, qui les évaluent, désignent les lauréats. L’attention et les pressions dont les agents du monopole sont l’objet soulignent le caractère décisif de l’enjeu.
31Si les spécialistes s’accordent sur le rôle joué par les examens dans la classification sociale, ils divergent sur la mobilité qu’ils permettaient. Les études longues et coûteuses nécessaires à l’acquisition du savoir normalisé pouvaient être – et étaient souvent – subventionnées grâce aux solidarités lignagères. Les enfants talentueux de familles pauvres pouvaient ainsi s’élever jusqu’à l’ordre et aux fonctions qui leur permettaient d’enrichir leur lignage et leur communauté, matériellement et symboliquement. D’autres auteurs ont vu dans la méritocratie le gage d’une autoreproduction des lignages lettrés et de l’enracinement du savoir, des titres et des privilèges au sommet de la pyramide. Débat actuel s’il en est !43 À son apogée, au xviiie siècle, avant d’être durement critiqué au siècle suivant et pourfendu par les révolutionnaires du XXe, le système méritocratique, d’ores et déjà satirisé – on rappellera le célèbre Rulin waishi (La Forêt des lettrés ou Chronique indiscrète des mandarins) de Wu Jingzi, 1701-1754) – fait figure, dans l’imaginaire, d’« ascenseur social » et passe pour l’heureux signe de l’abandon des anciennes distinctions féodales.
32Le point décisif est l’existence à la charnière et au sommet des deux mondes qui composent l’empire d’un ordre sélectionné et normalisé par l’État. L’élite lettrée est l’une des rares institutions sociales pleinement officialisées par l’État, et la plus importante44. Détenteurs du savoir hégémonique et de la richesse, les lettrés participent d’un monde choisi, unifié par la haute culture, l’exercice du pouvoir administratif et social, les réseaux d’influence. Ils forment un milieu à part, où ils nouent des relations personnelles et professionnelles durables. Mais tout en étant homogénéisée à partir du centre et du haut, l’élite sociale d’État est disséminée à la base, enracinée dans le monde local des territoires sociaux et symboliques de l’empire. On l’imagine sans peine organisée dans un État-parti auquel sa double appartenance conférerait un fort enracinement social… Aux derniers siècles de l’empire, la tendance est à l’urbanisation, mais les lettrés-citadins, s’ils placent des capitaux dans le commerce et la banque, demeurent avant tout des propriétaires fonciers-rentiers du sol et sont surtout des notables, au plein sens du terme – les principaux des notables locaux. Comme nous l’avons entrevu à propos des cultes, les élites locales, tout en rassemblant grands et petits notables au sein des structures communautaires, sont hiérarchisées et diversifiées. Les provinces riches et avancées du bas-Yangzi (le Jiangnan) produisent des écoles de pensée, des réseaux et des hommes influents qui comptent particulièrement au plan impérial. Sur le plan local, les chefs de grands lignages, et ceux des communautés cultuelles (souvent choisis parmi les premiers), les propriétaires fonciers et les commerçants enrichis densifient le monde des petits notables non titrés et aspirent à rejoindre celui des grands par la voie des diplômes. Dans les villes commerçantes, les grands marchands-entrepreneurs nouent des alliances matrimoniales avec les familles titrées et, lorsque cela devient possible, acquièrent des titres45. De la confluence du milieu des lettrés (shenshi) et des marchands (shangren) émergent des « notables-marchands » (shenshang). L’interface du monde lettré et du monde des notables renforce l’articulation entre la sphère officielle et la sphère non-officielle. Au-delà des fonctionnaires proprement dits, les lettrés, et les notables, font partie de l’État. Inversement, celui-ci se « socialise » par leur intermédiaire.
33Les représentations et les idées informent et suivent ces évolutions « binaires ». Si la loyauté envers le prince demeure la valeur suprême, le service de l’État n’en est plus l’unique canal. Depuis les Song et les Ming, l’orthodoxie a étendu la notion valorisée et valorisante du « public » aux affaires communautaires – écoles, fondations éducatives et charitables, gestion des quartiers urbains, travaux publics… La constitution du leadership communautaire convertit les rivalités sociales en une compétition éthique dont l’activisme est le marqueur : les notables qui apparaissent plus « notables » sont les leaders de communautés morales au sein desquelles les voies classiques du perfectionnement, « sainteté intérieure » et « souveraineté extérieure », transitent par l’action communautaire et la subjectivation de l’ordre cosmo-politique, le tianxia. Ainsi le leadership communautaire s’ajoute-t-il sans contradiction à la culture de soi et au service public comme une voie possible et légitime de la plus haute réalisation morale. L’orthodoxie confucianiste vise la moralisation de l’autorité et des hiérarchies sous la responsabilité d’une élite d’hommes supérieurs soigneusement distingués du lot commun. Depuis les Ming et le tournant imprimé par Wang Yangming, la distinction morale est ouverte à tous sans le présupposé d’une supériorité sociale. De même, le sujet moral est posé face au monde comme l’ultime responsable de son ordre harmonieux, quoique l’épreuve de la subjectivation n’abolisse pas le caractère enveloppant du tianxia. Du succès ou de l’échec de son action éthique, indissociable de ses œuvres publiques, dépendent non tant l’ordre universel et le salut de l’empire que le bien-être de la communauté et l’accomplissement socio-moral de son leader. L’activisme social-éthique des notables à la fin de l’empire se pose ainsi dans une tension avec le monde qui contredit la thèse wébérienne sur l’éthos confucianiste46. Mais tout en étant porteur d’une certaine dimension politique de l’empire, l’éthos activiste, ancré dans les univers localisés, ne demande pas une reconnaissance institutionnelle. Retenons bien ce point car il est l’objet d’une rupture majeure à la fin du xixe siècle – avec l’institution politique de la nation dont les notables activistes sont les acteurs – en même temps que d’une continuité avec le xxe siècle politique, après l’effondrement des institutions républicaines : la non-institutionnalisation du politique est liée à sa subjectivation ; Mao fera de leur union le principe de son État total (infra). Comme nous l’avons suggéré d’entrée de jeu, l’activisme qui porte la politique à la fin de l’empire porte la politisation des élites dans la double dimension qu’elle revêt au début du xxe siècle : dans l’État et sans lui. N’en faisons pas toutefois un invariant qui serait un autre gage d’immobilité. Au xxe siècle, la suite changeante de ses configurations (violente avec Mao, économique avec le transfert de l’activisme des cadres maoïstes qui fut l’un des principaux vecteurs des réformes après 1978) porte la marque de rapports entre le politique et l’État qui ne cessent de se modifier. Les structures ne produisent pas l’histoire, l’histoire les produit et les reproduit – éventuellement.
34Ne lisons pas davantage dans la production du politique à la fin de l’empire le texte d’une société civile en formation qui n’y figure pas, quoique les apparences se prêtent aux confusions que nous avons signalées – non sans controverses qui firent parfois le sel et souvent l’ennui des années 199047. En termes de pratiques et de pouvoir, l’activisme de l’élite ne se conçoit pas sans regroupements ni réseaux. C’est ainsi qu’agissent les notables dans le cadre de la micro-politique communautaire et qu’ils se mobiliseront au niveau des provinces en faveur des réformes d’autonomie locale (zizhi) et de la constitution après 1901. Il en va de même au sein de la structure bureaucratique, lorsque l’affaiblissement du pouvoir impérial (au xixe siècle) laisse libre cours aux factions dans le cadre en principe « tabou » de la haute bureaucratie48. Comme le montre l’évolution des controverses sur la « société civile chinoise », le rôle d’interface joué par les notables entre l’ordre officiel et l’ordre social ne se laisse pas ramener à ces notions. Le constat historique recommande de les abandonner49 et d’élaborer d’autres modèles explicatifs. Si l’on remarque que la société et l’État se modernisent sans produire les interactions tenues pour être constitutives de la modernité, il devient possible d’étudier les propriétés de l’interface sous l’angle de modes d’institutionnalisation dont les différences structurent les deux mondes en un seul système politique et normatif constitutif d’un empire « distendu », nullement stagnant ni promis au modèle européen50.
35Les modèles s’envolent, d’autres modes intellectuelles ont installé les cultural studies au cœur du métier en le recentrant sur les identités, les expériences vécues, les représentations et les connexions – et en oubliant ce qui nous intéresse ici : les mouvements de l’histoire au niveau des structures. Dans leur double dimension impériale et locale, les notables jouent le rôle de la bourgeoisie et de la ville au pivot d’une formation moderne de l’État et d’une formation moderne du social. Au xviiie siècle, les mouvements renforcent l’acteur principal : l’empire demeure maître des équilibres. Les forces complexes qui le distendent et le tendent ne le dissolvent pas. Loin de reposer la question d’une société civile face à la bureaucratie, voire d’une bourgeoisie « montante », l’essor des sociétés marchandes, du commerce international et de la façade maritime s’inscrit dans la binarité du système ; c’est par elle qu’il se connecte – avec succès – dans les flux régionaux et mondiaux qui précèdent la mondialisation du xixe siècle – malheureuse pour lui. Si l’on prend une vue générale de la situation, l’âge d’or du xviiie siècle s’établit sur la base de trois grandes dynamiques : celle de l’État dans son rapport évolutif avec le développement socioéconomique ; celle de l’expansion commerciale maritime ; et celle d’une formidable extension territoriale dans la profondeur asiatique. Aux antipodes de l’« empire immobile » décrit par Alain Peyrefitte51, l’empire sino-manchou est le foyer en expansion d’une mondialisation autocentrée, articulée à l’échelle-monde par la dynamique maritime et orchestrée par les Qing en Asie continentale.
36Ce sont ses dynamiques qui équilibrent l’empire au xviiie siècle. La production vivrière, toujours déterminante, n’est plus le seul facteur de la croissance démo-économique. Des bouches du Yangzi à la région cantonaise, de vastes étendues spécialisées dans des cultures commerciales et l’artisanat ou la manufacture atteignent une forte densité de peuplement qui fait dépendre leur subsistance d’importations venues d’autres provinces. À leur tour, ces régions édifient leur prospérité en vendant leurs matières premières et leurs produits sur des marchés proches ou lointains. Depuis le xvie siècle, le commerce d’exportation sans cesse plus vigoureux rattache sur la façade maritime certains de ces réseaux à ceux de l’Asie orientale et méridionale, et, par ce biais, à l’économie-monde qui inclut l’Europe et l’Amérique. À la différence du commerce au long cours de la période antérieure, ces activités (auxquelles il faut joindre les échanges avec la Russie au nord et l’Asie centrale à l’ouest) jouent un rôle structurant qui est décisif. La vitalité des marchés extra-chinois et la prospérité des grands centres commerciaux52 démentent la thèse de la fermeture chinoise, mythe lié à celui de l’immobilité par la grâce de l’« ouverture » inaugurée par la première guerre de l’Opium, entre 1839 et 1842 (date du traité avec la Grande-Bretagne conclu à Nankin). Nous n’écrirons pas ici l’« histoire partagée » de cette guerre ni du commerce étranger de l’empire. Ce qui nous importe est l’autre figure des partages entre les deux sphères (officielle et non-officielle) dont il témoigne avec éclat. Loin d’interdire les échanges extérieurs (les ambassades tributaires, hauts lieux de l’État officiel, en sont un canal privilégié), l’État a tenté de les réglementer en les localisant – principalement à Canton ; Xiamen (Amoy), au Fujian, est un autre port d’entrée – et en confiant le soin de les gérer à une guilde de marchands. En vigueur de 1757 à 1842, le « système de Canton » traduit moins une méfiance à l’encontre du commerce qu’une prudence géopolitique motivée, au moment de la conquête Qing, par les activités interlopes de pirates-marchands-seigneurs de guerre, très actifs dans les eaux taïwanaises et liés aux entreprises commerciales-coloniales des Européens (présents dans la région depuis le xvie siècle)53. La fermeture des ports avait été levée dès 1684. La paix revenue sur les côtés, le cantonnement ultérieur répond au souci de rééquilibrer une activité qui s’emballe en créant des tensions sur les prix et sur la monnaie. Le système monétaire repose lui aussi sur un partage. L’État frappe la monnaie de cuivre ; mais la très abondante monnaie d’argent (lingots et monnaie espagnole des Philippines) drainée par le commerce largement excédentaire de la soie, du thé, des porcelaines, des laques et des cotonnades, demeure aux mains des maisons de commerce et des changeurs-banquiers, le rapport cuivre/argent étant régulé par le contrôle étatique de la monnaie de cuivre. Après 1757, la réglementation n’entrave pas l’essor de la façade maritime. Les réseaux s’y adaptent et la débordent en se ramifiant. Shanghai devient alors le grand port commercial qui justifia d’en faire le cœur de la Chine « ouverte » à l’époque des concessions (1842-1943)54. L’afflux du métal argent (le marché chinois en devient l’un des principaux détenteurs mondiaux) provoque une détente sur la monnaie, stabilise l’impôt et les prix, et apporte une prospérité qui incite les autorités à fermer les yeux sur l’« adaptation » de la règle à l’essor du marché.
37Loin de jeter un interdit ni de fermer quoi que ce soit, ce duo fonctionne comme un moyen de régulation et de contrôle typique des arbitrages de la bureaucratie. Nous avons perdu de vue cette dimension duale de l’empire en croyant à son unidimensionnalité supposée, le mythe du Léviathan bureaucratique étant accrédité par la réalité de l’écrasement maoïste. La société marchande a eu d’autant moins bonne presse auprès des révolutionnaires du xxe siècle, tant nationalistes que communistes, qu’elle a porté l’opprobre des « ports ouverts » et des « traités inégaux ». C’est pourtant en termes d’interaction et d’interdépendance qu’il faut concevoir la réalité économique, sociale et culturelle de la Chine « ouverte », dans la suite du rapport établi sous l’empire entre la bureaucratie et le commerce. Loin d’être une présence étrangère, cette « autre Chine » (M.-C. Bergère) est la manifestation moderne d’une « civilisation de la côte » dont les racines sont historiques. « Il n’est pas plus facile d’occulter le rôle des étrangers que celui des Chinois dans l’essor de Shanghai », écrit-elle, « la rencontre entre la civilisation chinoise et la modernité occidentale (est) vécue de façon pragmatique »55. John K. Fairbank y voyait l’expression devenant majeure d’une « tradition mineure » de la Chine « continentale », porteuse de rapports entre les marchands et la bureaucratie dont le « treaty port mixture » lui semblait être le prolongement56. Dans une problématique de la mondialisation, le ci-devant procès des « ports ouverts » renvoie aux déficiences non pas de la Chine moderne en tant que milieu social et culturel, mais bien à celles de l’État post-impérial face aux défis de la modernisation. Trop faible au sortir de la crise du xixe siècle et trop bureaucratique (quand il n’est pas totalitaire sous Mao), l’État « manquant » est l’acteur négatif du processus de la modernité. Cette conclusion que l’on peut tirer des recherches de M.-C. Bergère sur le capitalisme et la bourgeoisie57 s’applique à l’ensemble de la vie sociale et politique du siècle passé : le problème tient à la connexion plutôt qu’à la nature des éléments58. À la fin des années 1980, lorsque l’« ouverture » pratiquée par Deng Xiaoping permet de redécouvrir cette histoire occultée, l’influente série télévisée Heshang (Élégie du fleuve) construit l’opposition symbolique (et anhistorique…) d’une « Chine bleue », cosmopolite, libérale-démocratique, porteuse de mouvement, et d’un nouvel avatar, continental en même temps qu’agraire, du pouvoir bureaucratique et de la tradition autoritaire : la « Chine jaune ». Il y a loin entre cette « Chine bleue » et l’« autre Chine », mais l’histoire du politique en Chine ne peut plus être écrite sans la sienne – dans sa relation binaire avec l’État bureaucratique. Face à cette réalité, l’immobilité, la fermeture et l’« ouverture » sont une triple légende, à laquelle répond le grand récit national chinois des « traités inégaux » et de l’humiliation infligée par l’impérialisme.
38À la fin du xviiie siècle, la réussite qui avait permis à l’économie marchande et aux marchands de se faire une place sous le Ciel des Qing bénéficie moins à l’État. Le signe tangible du renversement est la raréfaction du métal argent. On a longtemps écrit que le flux s’inverse lorsque l’opium récolté au Bengale est écoulé en contrebande sur le marché chinois : l’argent quitte le marché plus vite qu’il n’y entre. Une nouvelle interprétation ne modifie pas l’analyse des effets ni celle des motivations britanniques (l’objectif était moins d’« ouvrir » la Chine que d’inverser les termes de l’échange, ce pour quoi un accord commercial passait pour être un moyen plus efficace que la contrebande de l’opium…), mais met en avant la raréfaction mondiale de l’argent due aux guerres d’indépendance en Amérique espagnole, principale productrice de ce métal59. Au début du xixe siècle, l’hémorragie entraîne une dépréciation de la monnaie de cuivre qui pousse les prix et les taxes à la hausse et enraie progressivement les activités qui dépendent du commerce. Des années 1820 aux années 1830, la crise de l’économie commerciale et maritime du sud gagne l’ensemble des mécanismes économiques et fiscaux dans toutes les régions. La gravité de la dépression qui se superpose à la crise morale et à celle de l’État (sur laquelle nous revenons plus loin) révèle par ses effets généralisés le caractère fondamental de l’équilibre économique qui est rompu.
39La fantastique expansion commerciale du xviiie siècle est équilibrée par une expansion géopolitique non moins colossale mais dont l’histoire est incroyablement oubliée, comme si la conquête Qing s’était arrêtée après celle de la Chine60. Si l’on retrouve au contraire la perspective d’une dynastie de conquête, la soumission de l’empire Ming s’inscrit dans une grande politique asiatique des Qing. Jusqu’à la fin du xviie siècle, leurs armées et leurs ressources étant mobilisées par la pacification du sud de la Muraille, les Qing conquérants font profil bas en Mongolie et trouvent un accord géopolitique avec la Russie (infra). Deux offensives victorieuses en 1690 et 1696 leur donnent la maîtrise de la Mongolie orientale, mais ils doivent faire face à la constitution d’un grand khanat « tartare » à l’ouest. Au début du xviiie siècle, ils ont soumis la Chine et élargi leurs possessions d’au-delà de la Muraille au nord-est, mais ils ont perdu la Mongolie à l’ouest et la route des oasis vers l’Asie centrale. Après des allers-et-retours non décisifs, la poussée finale intervient à la fin des années 1750. L’un des sous-produits de la victoire est que l’empereur (Qianlong) assume sans la rivalité du khan mongol la « protection » anciennement reconnue aux Qing et au khan par les autorités religieuses de Lhassa. Alors que la présence Qing au Tibet demeure symbolique – et ne va pas de soi, même dans cette dimension particulière61 – l’occupation et la gestion de l’immense Far West turco-mongol attestent la mobilité de l’empire à l’heure où les fins de non-recevoir essuyées par les ambassades britanniques sont censées révéler son immobilité.
40La grande politique continentale suppose trois conditions : une grande armée et de grandes guerres, une grande économie, une grande entente avec la Russie. Les guerres de conquête ne sont pas de petites expéditions coloniales réalisées avec de petits moyens. Contrairement au mythe, la machine militaire n’est pas marginale dans l’organisation et dans les finances de l’empire. Le choix au sein d’une économie prospère d’un État « modeste » est aussi celui d’une armée qui ne l’est pas. L’accord géopolitique avec la Russie fait tomber un autre mythe : celui d’un État sans relations extérieures autres que tributaires. Entre les deux empires qui se sont mesurés sur l’Amour et disputé la Mongolie, le traité de Nertchinsk (1689) – l’un des grands partages oubliés de l’histoire mondiale – lie deux souverainetés à part entière sans nul arrière-plan tributaire. Les Jésuites réussissent ce tour de force grâce à leur mobilité et à leur entregent, qui font merveille en 1689 entre Pékin, Moscou et un avant-poste situé 600 km à l’est du Baïkal. Leur succès n’est pas seulement un triomphe d’histoire connectée avant la lettre. Il s’inscrit dans une logique géopolitique structurelle. L’accord délimite deux sphères d’action au moyen d’un partage anticipé, à l’instar du traité de Tordesillas répartissant l’Atlantique entre le Portugal et la Castille (1494). Les deux souverainetés opèrent dans des espaces suffisamment vastes et peu connectés pour que leurs (considérables) ambitions territoriales se déploient sans contrainte et que des échanges (limités) se nouent à la faveur de leur contact distant. Alors que le décisif partage de 1689 évite le « grand jeu » qui s’amorçait entre deux dynamiques transcontinentales, en établissant une relation fondée sur une connexion minimale qui traduit un état encore ancien de l’état du monde, marqué par de grands « vides » géopolitiques entre les empires, sur l’autre flanc l’irruption anglaise d’Inde en Chine au début du xixe siècle marque la fin de cet état dispersé aussi bien sur terre que sur mer : la Russie renforce sa présence sibérienne et soustrait de considérables territoires continentaux à sa voisine. Les intrusions maritimes de l’Angleterre et des autres puissances après 1839 viseront un espace géopolitique saturé, en même temps qu’une région – le sud de la Chine – où les empires successifs redoutent l’émergence de royaumes-pirates. Les Qing, en particulier, en avaient fait l’expérience dans les eaux de Taïwan avant de soumettre l’île. Distance des connexions au nord, densification au sud : la racine profonde du caractère jugé « inégal » des traités signés à partir de 1842 est là, ainsi que la volonté constante de ravaler les relations maritimes aux échelons inférieurs de la bureaucratie et à la périphérie symbolique de l’empire. Le supposé archaïsme pré-diplomatique qui rendrait l’empire imperméable au système des États est en réalité le fruit de décisions politiques. Autre chose est la remise en cause globale de l’empire-monde, évolution tardive (à la fin du xixe siècle) de la crise de l’État qui enclenche le passage à l’État-nation (infra)62.
41Quelles que soient les causes de la guerre de 1839, la pseudo ouverture ne signale pas la fin d’un « empire immobile ». Elle révèle l’interdépendance déjà mondiale de la Chine et de marchés internationaux ainsi que celle de l’empire et de sa société marchande. L’empire-monde ne peut plus vivre séparément, sur la base de relations commerciales dont il tire parti, à l’écart du contexte des autres. Les termes de sa mondialisation s’inversent. Mais quel est le contexte impérial ? Chinois ? Mandchou ? Sino-mandchou ? Sur les cartes françaises de la fin du xviiie siècle, la Tartarie est chinoise et non la Chine tartare – mais nul n’ignore alors la réalité « tartare » de l’empire. L’histoire qui ne s’en tient qu’aux connexions évacue la portée politique de ces questions. Comme nous l’avons noté (grâce à Mark Eliott), celle qui redécouvre la profondeur historique du contemporain ne gagne rien à regarder l’empire en chaussant les lunettes de la nation. L’histoire actuelle, écrite par les vainqueurs de l’empire (les républicains de 1911-1912), repose sur l’histoire écrite par les vainqueurs mandchous : la Chine d’aujourd’hui occupe l’espace qu’ils ont conquis – mais en effaçant ses origines. Aussi, dans la mesure où ce pan de l’histoire n’était pas tombé dans l’oubli, ne s’est-on guère demandé si les conquêtes étaient celles de la Chine ou celles de ses conquérants. Ne présupposait-on pas l’absorption-sinisation des Mandchous ? La couronne territoriale acquise par les Qing n’avait-elle pas été nationalisée par la république Han (tout en perdant quelques joyaux), ainsi que nous l’avons déjà observé63 ? ll est illusoire de demander si la politique impériale du xviiie siècle est le fait de la Chine ou la poursuite continentale de l’équipée mandchoue après la conquête de la « Chine intérieure ». De la réalisation impériale de l’universel – par la conquête de l’immense couronne territoriale – les régimes nationaux du xxe siècle ont fait un quasi-empire colonial caché, dont le « coût » s’élève au Tibet et au Xinjiang. Le régime de Pékin, empire cum État-nation en devenir dans le devenir étatique d’un communisme qui n’a plus rien de révolutionnaire, n’est pas plus postcolonial de facto (alors qu’il veut l’être de jure) qu’il n’est postcommuniste de jure (alors qu’il l’est de facto).
42Si la question géopolitique ne se pose pas simplement (le cas du Tibet illustre ces difficultés), la complexité politique n’est pas moindre. Les empereurs mandchous occupent le trône chinois au nom d’une dynastie fondée avant la conquête qui se réclame d’une filiation avec les Jin rivaux des Song64. C’est à cette maison que les Mongols soumis font allégeance, et c’est elle qui reçoit la « protection » politique du Tibet. La part « au-delà de la muraille » de la souveraineté impériale est plus durable et plus importante qu’on l’a longtemps cru65. Au xviiie siècle, il convient d’analyser cet aspect, comme les autres, en termes d’équilibres et de partages. Ceux-ci ne sont pas toujours aisés. Au début du xixe siècle, le coût faramineux de l’occupation militaire du Turkestan grève des finances obérées par la répression des révoltes qui ravagent les régions du Yangzi. Sa sécurisation et sa colonisation drainent des ressources considérables et ponctionnent les stocks d’argent alors que la monnaie d’argent si essentielle à l’économie commerciale se raréfie. Ce signe avant-coureur de la grande crise du xixe siècle contredit la politique continentale. Dans les débats au sein de la haute administration, la recherche d’un optimum de gouvernance pousse certains à recommander l’abandon du territoire. Le débat reprendra en 1874-1875, au lendemain des guerres de l’Opium, à l’occasion d’une nouvelle rébellion. Il sera tranché en faveur de la continuité continentale, et le Xinjiang deviendra province impériale dix ans plus tard, mais le généralissime de l’armée de pacification sera, pour la première fois, d’origine Han : comme nous le verrons dans la suite, ce moment, le nadir de la dynastie, oblige celle-ci à compter davantage sur les notables de l’empire « utile », ce qui la conduit à écorner les monopoles stratégiques et militaires jusqu’alors jalousement préservés. Aussi serait-il hasardeux, note P.-É. Will, d’interpréter la polarisation des points de vue géostratégiques comme l’affrontement de « partisans de la steppe » et « de la mer ». La politique qui prévaut est celle de l’équilibre impérial : sans les Qing, pas de conquête ; sans la Chine, pas de conquête Qing.
43Il faut voir en la grande politique Qing plus qu’une entreprise coloniale. Par l’ampleur des territoires concernés et la variété des peuples rassemblés, il s’agit d’une mondialisation régionale sui generis, permise en même temps qu’elle est délimitée par l’entente de 1689. L’empereur Qianlong, conquérant du Xinjiang et de multiples couronnes, suzerain de nombreux tributaires, empereur-monde qui signifie au roi d’Angleterre, dont il reçoit les envoyés comme ceux d’un tributaire, que la petite île pourrait éventuellement bénéficier de sa lumière, peut être regardé à bon droit comme un monarque universel régnant sur et dans le tianxia : l’ordre universel « sous le Ciel » constitué dans l’empire-monde. La perspective universelle de la souveraineté connaît ici son apogée. La multiplicité des appartenances (dûment consacrée dans le rituel et les déplacements de la cour) et celle des allégeances incitent au dépassement des ethnies, des religions, des cultures, des langues, en une dimension purement politique de l’empire accordée à l’universalisme civilisateur professé par les lettrés66.
L’État politique : vers l’institution de la nation
44Contrairement au présupposé du « modèle-standard » (« la crise de l’ouverture »), ce ne sont pas les défaites de 1842 et 1860 qui ébranlent cet ordre-monde. La crise de la mondialisation se greffe sur une crise de l’État qui la précède et dont l’origine est interne. Elle est d’abord une crise de l’État impérial qui, sur un siècle (du début du xixe siècle à celui du xxe) le politise en faisant naître en Chine la politique moderne. Suit un siècle de crise de l’État politique, dont le pays vient de sortir en sortant du maoïsme et de la révolution. Ce sont donc deux siècles qu’il faut regarder comme un nouveau cycle historique après celui de l’empire tardif, mondial parce que central et non point, comme l’est devenue la Chine d’aujourd’hui, centrale parce que mondiale.
45La « coupure » de 1839-1842 n’est pas le pivot de cette nouvelle époque. Si l’on en cherche les repères événementiels, 1796 (fin du règne Qianlong et apparition des premiers signes de la crise), 1895 (émergence politique du mouvement des réformes), et 1995 (publication d’un livre intitulé Adieu, la révolution !) sont des jalons plus caractéristiques. Au fil de la première période séculaire, la rupture de l’empire-monde est tardive – elle prend forme à la fin du xixe siècle. À la croisée des deux mondialisations qui déterminent son destin moderne, le cadre central devient, en fin de compte, la Chine-nation. De l’hégémonie continentale Qing à l’empire-monde en crise, la limite du monde chinois n’est pas celle d’une Chine stagnante et repliée entrant dans le monde, mais celle d’une mondialisation dépassée par l’autre, l’une dans le contexte sino-mandchou, l’autre liée à la projection planétaire de l’Europe. L’aspect continental ou maritime n’est pas le plus déterminant. Les Qing conquièrent l’Asie intérieure en s’appuyant sur une économie ouverte sur l’extérieur et la mer ; l’empire poursuit après 1842 sa politique continentale au Xinjiang, en Mongolie et au Tibet. En d’autres termes, l’histoire des historiens ne se recentre sur celle de l’empire qu’en la désenclavant, en s’ouvrant à une histoire-monde de la mondialisation dont l’histoire de l’empire finissant devient partie prenante.
46Les guerres de l’Opium signifient que la monarchie sino-mandchoue passe d’une échelle et d’un type de mondialisation régionale où elle est gagnante à une échelle et à un type planétaires où elle est perdante. Le gradient historique n’apparaît cependant qu’en raison de l’affaiblissement antérieur de l’empire. Au-delà des mythes qui ont fleuri – et durent – de part et d’autre, l’historien doit interroger l’une des certitudes les plus inébranlables de l’historiographie : comment la crise du xixe siècle se noue-t-elle s’il faut renoncer à y voir l’effondrement d’un monde immobile et clos face à la modernité occidentale ? La saga-standard de la crise de l’ordre impérial apparaît comme un récit précurseur de la nation en contexte colonial. Il ne s’agit pas, bien entendu, de remettre en cause les effets – l’ouverture de force eut bien lieu, l’opium fut importé légalement… – mais de revoir la raison des effets. Cette révision doit analyser la sortie de l’âge d’or en suivant la piste de ses trois grandes dynamiques. Chacune se heurte alors à une limite qu’il convient d’interpréter. Le renversement du rapport économique avec l’Occident (rappelons qu’il fut très avantageux jusqu’à la fin du xviiie siècle, comme il l’est redevenu depuis la fin du xxe siècle) ne sanctionne pas un retard techno-économique, dès lors qu’il est situé dans une histoire-monde de la mondialisation qui fait la part des connexions rapides et des « rattrapages » précoces tout en nuançant et en relativisant la situation d’émergence de l’Europe occidentale elle-même. Kenneth Pommeranz a posé cette problématique en dépassant le paradigme du cul-de-sac de la croissance traditionnelle chinoise (défendu par Mark Elvin) et en attribuant la percée industrielle en Grande-Bretagne à des facteurs circonstanciels (notamment l’effet porteur des marchés nord-atlantiques)67. Quelles que soient les réserves suscitées par cette analyse, le nouveau paradigme a le mérite de concevoir une mise en contexte de la Chine qui la fait passer du rôle de centre mondialisant à celui d’une partie mondialisée. Sur le front continental, l’effort de conquête s’essouffle après un échec retentissant au Vietnam. L’inversion de la conjoncture économique se fait sentir sur les budgets alors que la pacification du Xinjiang et la coûteuse répression de grandes rébellions en Chine centrale draine les ressources.
47Comme l’annonce le retour des rébellions, ce troisième facteur est de loin le plus important. Il se solde et se manifeste par le dérèglement du système bureaucratique. La crise du xixe siècle révèle, avant la supposée ouverture, la fragilité mais aussi le caractère interdépendant des équilibres et des dynamiques de l’âge d’or. Cette crise antérieure et interne est organisationnelle plutôt que politique. Dès le dernier quart du xviiie siècle apparaît une surpopulation qui déclenche des migrations incontrôlées (c’est notamment le moment du peuplement Han de Taiwan) et produit dans les terres hautes où s’installent de nombreux migrants une déforestation massive qui dérègle les systèmes hydrauliques en aval. Sur ces marges, les déplacements de populations génèrent de l’insécurité et des conflits en des régions de plus en plus nombreuses et étendues (souvent peuplées de non-Han). Au cœur des noyaux surpeuplés, de grandes famines et des révoltes attisées par les sectes se multiplient. Entre 1796 et 1804, celle du Lotus Blanc dévaste les régions du Yangzi et vide les coffres de l’État. Comme le changement de nature et d’échelle de la mondialisation, la rupture de la spirale ascensionnelle qui liait l’une à l’autre la croissance démographique et celle des ressources est une limite « objective ». Analysée par certains lettrés (en des termes voisins de ceux de Malthus, moins la formalisation mathématique, chez le célèbre Hong Liangji, 1746-1809), elle voue l’espace chinois au sort des régions européennes qui ne bénéficient pas de l’industrialisation. La crise de l’opium et la dépression de l’économie marchande et manufacturière (supra) ajoutent leur note désastreuse, mais ce qui achève de ruiner les équilibres est la défaillance de leur principal agent, l’État, dans son rapport si complexe, si complémentaire – et si dépendant – avec les territoires et la société.
48Ce lien d’interdépendance est fatal, car l’État qui se repose sur les communautés n’enraie pas la crise à son commencement ; il voit ensuite ses moyens réduits et défiés à mesure que la pression démographique, la dépression économique et les désordres s’aggravent. Un cercle vicieux se substitue aux cercles vertueux de l’âge d’or68. Alors que l’insécurité s’installe sur le fond des violences interethniques et des tensions sociales exacerbées, les régions déstabilisées se hérissent de milices d’autodéfense, communautaires ou sectaires, qui absorbent des ressources autrefois consacrées à la solidarité, et ruinent le monopole de la violence légitime. Le seuil qui sépare l’agitation endémique de la rébellion organisée est souvent franchi, et le franchissement donne lieu, vers le milieu du siècle, à plusieurs grandes révoltes qui dépassent en ampleur celle du Lotus Blanc69. Au cours des années 1850, celle des Taiping (1851-1864) incite les notables à organiser par eux-mêmes des armées provinciales et à les financer au moyen de nouvelles taxes. La militarisation de la société progresse des deux côtés70. L’État lézardé, dépassé, pressé par une nouvelle intervention étrangère (1857-1860), ne remédie plus comme au xviiie siècle au mal systémique de la corruption ; l’administration de la famine est en déshérence. Des régions entières parmi les plus prospères (sur le cours moyen et inférieur du Yangzi) sont dévastées et décimées par la violence militarisée. À grand peine, alors que d’autres rébellions gagnent le nord, le sud-ouest et l’ouest, la barre est redressée, des années 1860 aux années 1870, grâce à la mobilisation des notables. La dynastie est sauvée par eux, et c’est encore de leur monde que vient, à la fin du siècle, la percée décisive quand, après deux mille ans de souveraineté impériale évolutive, ils se mettent en quête pour l’État d’une forme politique71.
49Le passage de l’empire à l’État-nation est la grande révolution de l’époque, le signe de temps nouveaux et l’apport original du xxe siècle dans une longue durée à laquelle il tient par tous les bouts. Avec le xixe siècle finissant, la crise de l’empire-monde mondialisé aborde le stade politique sur la base de ses dynamiques antérieures. Le processus-clé de cette mutation – l’évolution du monde des notables – est le produit de cette longue histoire, et non l’effet d’une « réponse à l’Occident », ni même seulement celui d’une contagion des idées occidentales – quoique la société des ports ouverts, les missions, et la pénétration de la mondialisation dans la sphère culturelle lettrée soient de puissants vecteurs du changement. On a longtemps pensé que la crise de l’« ouverture » gagne au lendemain des guerres de l’opium le cœur d’un ordre « traditionnel » incapable de s’adapter. En réalité, la politisation de l’État qui marque la rupture des élites avec l’empire-monde est une réponse à sa crise séculaire. Dans les milieux dirigeants et dans le monde lettré, celle-ci met sur la sellette la nature bureaucratique du système. L’État, qui apparaît inférieur à la tâche, inadéquat, à la fois trop pesant et inefficace, au seul service de ses serviteurs, semble être devenu la victime de son évolution. Mais si le bilan et les critiques sont largement partagés, plusieurs types de réponses émergent au cours du xixe siècle, avant que l’influence occidentale ne fasse sentir son effet. Aussi bien l’attitude à tenir vis-à-vis de l’étranger et des savoirs étrangers est-elle loin de constituer le cœur du débat. Pour la tendance que l’on peut dire conservatrice, la chute de l’État est l’effet d’un effondrement moral des élites et de la population. La corruption, la vénalité des fonctionnaires en sont le signe, mais aussi la diffusion des cultes « hétérodoxes », l’abandon des valeurs traditionnelles, la perte du sens du bien public. Le remède est, avec le retour à l’ordre, une réaction morale qui prend forme dans les années 1860-70. L’école de pensée pragmatique que l’on regroupe dans le courant (à vrai dire multiforme) du jingshi (la gestion des affaires du siècle), sans négliger les aspects idéologiques, met davantage l’accent sur les questions concrètes de la gouvernance et du développement socioéconomique, à l’écoute des nouveautés venues du contexte mondialisé. Une troisième tendance, plus discrète en raison de la censure, prélude au mouvement des réformes des années 1890 en suggérant de re-politiser l’État, c’est-à-dire de renforcer face à la bureaucratie un empereur s’appuyant sur une élite de lettrés choisis en dehors de la fonction publique. Ces tendances coexistent souvent chez les penseurs politiques du temps. La troisième, en prenant le pas au cours des années 1890, facilitera la conversion des élites au gouvernement représentatif. Elle prépare surtout l’idée selon laquelle la souveraineté, directement liée au « peuple » (grâce à la sélection d’une élite des élites), ne saurait être aliénée par une autocratie bureaucratique. Hormis la lointaine sanction mencienne, le modèle est celui du fengjian réactualisé au xviie siècle (supra). L’absence de considérations institutionnelles quant à la forme du gouvernement et aux moyens de la représentation du peuple atteste le contexte chinois de ces idées72.
50L’institutionnalisation politique de l’État est la grande innovation des années 1890 et le fruit direct des nouvelles connexions contextuelles qui remodèlent la vision politique et le savoir des élites. Le survol que l’on vient de lire montre que le saut décisif est précédé par de nombreux pas qui démentent l’immobilité du cœur politique de l’empire. À partir du moment (le début du xixe siècle) où l’image de la Chine des Lumières s’inverse73, il semble que l’histoire moderne ne soit accessible à la Chine qu’au moyen d’une rupture politique hors de portée de son histoire antérieure. Tout semble en mouvement dans l’empire non-immobile, sauf le noyau politique, écrirait-on volontiers de l’empire Qing au xviiie siècle, comme nous l’avons fait de l’actuelle République populaire. Les tendances politiques qui s’esquissent au xixe siècle soldent au contraire plusieurs siècles d’évolution bureaucratique et marchande – sans oublier les aspects religieux. D’une manière caractéristique, comme aujourd’hui, la réflexion qui s’attache à l’État bureaucratique en tant qu’il est un système de gouvernement pense l’empire en tant qu’il est un régime politique.
51L’État – l’État bureaucratique – tend depuis plusieurs siècles à se constituer en une entité pourvue de normes et de règles distincte du pouvoir impérial. Dans la crise de la fin des Ming, cet aspect joue un rôle non négligeable lorsque la haute bureaucratie tente d’imposer ses règles au pouvoir impérial tout en se divisant politiquement74. La proscription des activités politiques par les Qing y met bon ordre en évitant et la rivalité avec l’élite bureaucratique et la division politique de celle-ci. Cependant, au xviiie siècle, la forme du gouvernement manifeste par son évolution l’emprise de plus en plus forte du système bureaucratique. De subtils changements dans les pratiques institutionnelles et dans les équilibres intra-bureaucratiques au sommet finissent par concentrer l’influence et le pouvoir effectif dans l’un des organes du gouvernement central, le Grand Conseil75. Aucune révolution de palais, aucune grande réforme ne préside à cette évolution : le poids spécifique de la logique bureaucratique et les calculs de ses acteurs suffisent à redessiner les linéaments du régime en instaurant, selon B. Bartlett, une « monarchie ministérielle ». N’est-ce pas aller trop loin ? P.-É. Will souligne a contrario le poids accru du souverain. Si l’idéal du bon gouvernement renforce, à côté de l’omnipotence transcendante du monarque, un pôle non plus moral mais « gouvernemental », en retour, dans la mesure où la bureaucratie essuie des critiques toujours plus sévères, le pôle impérial apparaît comme un recours politique et un remède moral aux maux du système76. La défiance ne s’adresse plus au pouvoir excessif de l’empereur (comme à la fin des Ming) mais à la bureaucratie ; le pôle politique de l’État change symétriquement.
52Le processus de la politisation est ancré à la fois dans l’histoire antérieure locale et dans le nouveau contexte mondial. Le changement contextuel seul autorise la mise en forme de l’État politique et de la nouvelle conscience historique, mais son effet serait de portée limitée sans le relais social et activiste des élites. Il faut reprendre à cet égard l’observation de M.-C. Bergère sur le rôle des étrangers et de la Chine dans la coproduction de la modernité à Shanghai. On ne peut concevoir celle du politique sans ses deux parents – sans la mondialisation et sans la Chine. L’irruption du nouveau contexte, dans les années 1880-1890, ne polarise pas seulement la politique chinoise, tout en la radicalisant (après 1895, les réformistes et les révolutionnaires s’opposent furieusement aux traditionalistes qui tiennent les rênes du pouvoir et sont influents au sein de la population). C’est un nouveau langage politique qui fait son apparition, avec un imaginaire historique revisité au service de la nation et de son État. L’impact contextuel porte sur sa redéfinition historique et politique, à laquelle les exemples, les mots, les concepts, les catégories, les analyses venus de l’étranger (souvent par l’intermédiaire et au miroir du Japon réformé de Meiji) confèrent une forme totalement inédite77. L’initiateur de la nouvelle conscience historique est Kang Youwei (1858-1927). En appelant l’empereur et les lettrés à s’unir politiquement pour faire face aux périls, il soude le destin de la dynastie et du pays-nation (guo) tout en légitimant le changement des institutions (bianfa) par la révision des deux mille ans d’histoire impériale sur la base d’une lecture hétérodoxe des classiques revitalisée depuis le xviiie siècle. Son disciple Liang Qichao (1873-1929) donne forme au nouveau logiciel politique (mais non identitaire) de la nation. Au « peuple-nation » (guomin, précurseur du mot « nation ») revient la souveraineté (minzhu, précurseur du mot « démocratie ») dans un partage du pouvoir avec l’empereur. L’État qui était politique au sens social, religieux, bureaucratique – et dynastique – le devient au sens politique et historique ; l’histoire, dynastique et morale, devient une conscience historique à usages politiques variés. La politique moderne redéfinit ainsi les termes de la politique en élargissant le cercle des acteurs (aux notables), en reformatant la souveraineté (sous l’espèce de l’État-nation), et en mettant en forme une culture nationale dans la continuité de l’héritage remis en mouvement. Avec Sun Yat-sen (1866-1925), les premiers révolutionnaires lient quant à eux l’institution de la nation au renversement des Qing et à une république du peuple Han. Leur courant est influent à la base de la société outre-mer et parmi les sociétés secrètes, alors que les réformistes monarchistes visent l’élite lettrée et le monde des notables où le mouvement de réforme se diffuse après 1895. La génération de 1895 n’est pas, comme celle de 1915, la génération des sujets politiques. Elle est celle de l’État politique. Tout part de l’État, tout y aboutit, les options réformistes ou révolutionnaires (en dépit du fort courant anarchiste), la redéfinition politique et nationale de l’activisme lettré par Liang Qichao, le monarchisme constitutionnel ou le républicanisme (qui finit par l’emporter en 1912), les innovations, les interconnexions culturelles – mais aussi, comme nous l’avons vu, la volonté de ressourcer l’héritage chinois en l’élargissant sans l’enfermer dans une essence identitaire.
53Ce tournant n’est pas pris avant 1895, date à laquelle une retentissante défaite face au Japon modernisé et constitutionnel de Meiji déclenche dans l’élite lettrée le mouvement dont procède la mutation de l’empire-monde absolu en État-nation constitutionnel. La crise politique terminale de l’empire se noue dans le paysage géopolitique heurté de la fin du siècle (en 1898 se déchaîne la « course aux concessions », en 1901 les Puissances imposent leur tutelle et de lourdes indemnités après la guerre des Boxers) : on y a vu, pour cette raison, une certaine forme de la fin du monde. En réalité, le redressement opéré par la dynastie s’est confirmé dans les années 1880. Mais l’empire doit composer avec les pouvoirs provinciaux nouvellement nés et avec son alter ego de plus longue date (le monde des notables) dans un rapport de forces qui n’est plus celui de la conquête. Sur la base de cet équilibre altéré, le fil – toujours tendu – de la paix sociale et de la croissance démo-économique se renoue après le nadir des années 1850-1870. Alors que l’économie et la société s’adaptent – diversement – aux nouvelles donnes de la mondialisation, non sans soubresauts antimodernistes et anti-missionnaires, le ressort impérial paraît brisé. La solution politique, toujours cherchée dans la rénovation du pouvoir de l’empereur et la mobilisation du « peuple » (les lettrés), n’est plus trouvée dans l’empire mais hors de lui. Cette rupture n’est pas un point de rupture sociale – ni même, dans un premier temps, politique. L’État-nation se sépare de l’empire sur la base de ce paradoxe – au sein de l’empire et par le fait des élites qui le constituent78.
54Parmi les dynamiques qui traversent les élites, celle qui s’impose est favorable à sa réforme, dans la continuité avec l’héritage revu à la lumière de l’exigence nationale. Il ne faut pas confondre le ressort profond de la mutation politique, d’abord favorable à une monarchie constitutionnelle, avec l’action et les conceptions longtemps marginales des révolutionnaires. La révolution qui instaure la république (1911-12) n’inaugure pas la politique nouvelle : elle l’accomplit. L’innovation, portée par le mouvement des lettrés puis mise au pouvoir, brièvement, en 1898, par la faveur de l’empereur, est victime des luttes de faction et de l’offensive traditionaliste qui scelle en 1900 l’alliance du trône, reconquis par l’impératrice douairière Cixi (1835-1908), et des Boxers antichrétiens et anti-étrangers, et ne triomphe qu’après la catastrophe de l’option réactionnaire. C’est alors (1901), sous le nom de « nouvelles politiques » (Xinzheng), qu’est lancée la mutation institutionnelle. Les « nouvelles politiques » vont à la rencontre de la soif d’action publique et de reconnaissance politique qui anime le milieu des notables. Ceux-ci investissent leur activisme et leurs réseaux dans la réforme de l’éducation : mais, en dépit de sa légalisation, l’autonomie locale (zizhi) dont ils s’emparent suscite des résistances qui les incitent à militer en faveur d’une formalisation de leur rôle. Une fois lancée, cette dynamique déborde le cadre local et pose la question institutionnelle au cœur du pouvoir79. L’alliance réformiste fait place à un bras de fer sur la constitution qu’enveniment des conflits entre le Nord et les provinces du Centre et du Sud. Au lieu de se placer au-dessus de la mêlée en opérant la reconversion nationale (Han) de la dynastie (non-Han), les régents qui exercent le pouvoir après la mort de Cixi (1908) entreprennent (sans renoncer au programme institutionnel) de réaffirmer l’autorité de l’État central. Le conflit attire les notables réformistes du centre et du sud dans le camp républicain et déclenche une fronde qui scelle la chute de l’empire (octobre 1911 – février 1912). Contrairement à son mythe, la révolution républicaine ne solde pas la crise généralisée d’un Ancien régime voué à la tombe, mais une crise politique du nouveau régime à l’état naissant.
55La réussite de cette révolution, plus anti-Qing qu’elle n’est profondément républicaine, prive le premier régime post-impérial du souffle républicain. Malgré l’apparent triomphe du mouvement d’institutionnalisation (rappelons les élections parlementaires de 1912-13), l’État-nation chassé du port impérial sombre rapidement – en tant qu’État. Il fait bientôt place à une dictature. Au terme de celle-ci, en 1916, s’installe (jusqu’en 1927-28) le chaos des Seigneurs de la guerre. La machine infernale du militarisme, logée au centre et au sommet de l’État comme dans les provinces et dans les territoires, où elle relance celle de la militarisation, brise le mouvement d’institutionnalisation. Les institutions sont vacantes, le pouvoir est livré à des factions dominées par des potentats qui écrasent le pays sous la botte, les taxes et les trafics. La mort de la politique nouvelle est en même temps sa résurrection sous une autre forme. Elle se reconstitue en dehors du monde de l’État et des notables, portée par d’autres forces, animée par de nouvelles idées. Un autre xxe siècle prend figure – celui de l’activisme politisé et de la révolution – dont la Chine vient de sortir, en retrouvant après 1978 la problématique institutionnelle de la politique recentrée sur l’État depuis les années 1990. Cent ans après…
Le sujet politique et l’État total
56Le xxe siècle militant, révolutionnaire, activiste, démocratique, ne provient pas, lui non plus, de la crise de l’Ancien régime, mais de l’effondrement du nouveau. Au-delà de la « péripétie » fatale à l’empire, la subsidence du mouvement d’institutionnalisation – la promesse non tenue d’une unité de reconnaissance et d’une représentation politique institutionnalisée – est une bifurcation inattendue de la sortie d’empire et, par ses conséquences jusqu’au maoïsme, la clé du siècle dernier et l’expression de sa crise. La révolution anti-Qing se borne à institutionnaliser l’État-nation : portant le fruit du Xinzheng plus qu’elle n’est l’œuvre des révolutionnaires, elle parachève l’institution de la nation en abandonnant la perspective monarchiste rendue intenable par l’incapacité des Qing à assumer pleinement une politique et une histoire nationales. Les « Nouvelles Politiques » furent longtemps négligées au profit de la saga révolutionnaire – qui englobait la révolution de 1911-1912 et la séparait non seulement de l’Ancien régime mais surtout de la réforme tenue pour épisodique d’un « empire miné » (Lucien Bianco). Depuis l’extinction du maoïsme, l’historicisation de la révolution a redressé la perspective en redonnant sa place à l’autre forme de la politique et de la conscience historique modernes. Ce que l’on a longtemps tenu pour être la « première phase » d’une dynamique révolutionnaire nouée par les guerres de l’Opium et s’approfondissant jusqu’à 1949 est en réalité la vague ultime du mouvement d’institutionnalisation dont se séparent les révolutions ultérieures. Les travaux qui se multiplient sur la période Xinzheng précisent la nouvelle perspective en campant le moment de l’invention constitutionnelle et de la culture nationale entre le nadir de l’État-bureaucratique, au milieu du xixe siècle, et celui de l’État-nation, dans les années 192080.
57Le ressort dont on supposait l’Ancien monde dépourvu est là, venu de lui par le biais de ses notables, dans le contexte nouveau de la mondialisation. Cette vision d’une sortie d’empire échappant à la téléologie de la révolution une et indivisible s’accorde avec le fait qu’il est difficile de parler d’une crise de la culture avant 1915, c’est-à-dire avant l’échec de l’État-nation qui provoque, lui, une radicalisation sur le front culturel et idéologique en même temps que dans les pratiques politiques. La politique nouvelle se renouvelle alors en quittant le monde ancien de l’État et des notables. Si la rupture de la forme impériale n’exprime pas la faiblesse de la première modernité chinoise mais tout au contraire sa vitalité, comment expliquer l’échec qui s’ensuit ? La question décisive concerne l’extinction du souffle de 1895 quand l’institution de la nation prend une forme républicaine : elle n’est plus tant d’expliquer la chute de l’empire (le glissement républicain des réformistes) que l’enlisement du constitutionnalisme. Outre le caractère irréformable de l’empire finissant, l’historiographie traditionnelle postulait la minceur de la modernité nouvelle : son inscription dans le milieu conservateur des notables, sa pauvreté conceptuelle – pas d’individualisme, une vision des droits individuels développée tardivement (pas avant 1915 – mais la génération de 1895 est celle qui part en guerre contre l’atroce supplice du bandage des pieds et l’infériorisation des femmes), des droits de l’homme articulés politiquement en 1927-1928 seulement, et, surtout, l’épaisseur du passé qui ne sait se faire oublier – jusque dans les articulations essentielles (la liberté des sujets, l’autonomie du citoyen). De « manques » en à-peu-près, ce bricolage placerait la sauvegarde de la communauté (nationale) au-dessus de celle du citoyen : la démocratie chinoise se construirait en manquant la démocratie. Avant le verdict dont nous avons rencontré certaines formes extrêmes, ce procès fut instruit dès 1915 par l’enquête sur les causes de l’échec qui conduisit Chen Duxiu et ceux que l’on allait appeler les « nouveaux intellectuels » à rejeter à la fois l’héritage et la façon dont il avait été réinterprété (en même temps que sauvé) par la génération de 1895. Ce rejet constitutif de « la » tradition chinoise s’en prit à cette ennemie, dénoncée comme un carcan antimoderne ayant concouru à l’assujettissement du sujet-citoyen. Il est évident que la politique constitutionnelle du début du xxe siècle ne construit pas l’État politique à partir de sujets de droit : les « constitutionnalistes » du début du xxie siècle ont compris la leçon. Mais un siècle plus tôt, aucun manque ne découle de ce trait, aucun vide conceptuel dans lequel aurait expiré le souffle de 1895. La politisation pluraliste de l’activisme social-éthique des lettrés guide la réflexion comme l’action sur le terrain. C’est elle, autrement dit l’intention d’agir au service d’une cause publique et la subjectivation de cette action, qui constitue le langage commun, le substrat politico-culturel de la culture nationale et de la politique nouvelle81.
58Ce qui manque à la démocratie n’est pas la démocratie – c’est l’État : l’État manquant de la modernisation et de la politique moderne, faille majeure courant sur la durée du xxe siècle. Cependant, dès le départ, l’État impérial, tel qu’il abrite les pratiques politiques des notables, en vient à manquer lui aussi. Leur politisation ne centralise pas la politique et ne politise pas le pays : l’institutionnalisation politique de l’État n’institue pas politiquement la société. Les institutions nouvelles, les nouvelles normes et les nouveaux liens n’ont pas le temps de jouer leur rôle. Si l’on objecte que les républiques s’instaurent rarement dans des sociétés républicaines, il faut observer qu’après l’empire nourricier de la politique nouvelle, et dans l’attente d’un éventuel régime postrévolutionnaire stabilisé, le brassage révolutionnaire est des plus minces sur le terrain local. Le maillage territorial est une force quand il s’agit d’instrumenter politiquement l’autonomie locale et de prendre la tête du mécontentement anti-Qing. Il est une faiblesse quand la cessation rapide des processus électoraux et de la vie démocratique des partis prive les notables des moyens d’une reconversion à la politique centrale. L’État impérial achève son cours non point avec la rupture du régime monarchique mais dans le vide qui se creuse entre le centre et les horizons provinciaux-locaux82. En renvoyant la question de l’échec institutionnel et de la « bifurcation » de la politique moderne à l’expérience et aux pratiques politiques des classes dominantes plutôt qu’aux structures sociales, intellectuelles, mentales (ou à la lutte des classes), cette analyse redonne toute son importance, via le paramètre mandchou, à la définition supra-chinoise de la souveraineté impériale qui empêche les Qing de prendre la tête du nationalisme Han. Au Japon, l’empereur Meiji a recouvré le pouvoir en opérant cette mutation ; un siècle plus tard le parti communiste conserve le sien en y procédant : en mettant fin à la révolution et en nationalisant le régime au cours des années 1990-2000. Les Qing ont lancé la réforme de l’État mais ils ont manqué sa nationalisation. C’est la république qui réalise la nationalisation de l’empire : les successeurs de Mao se sont gardés d’une telle bévue.
59Après la sortie d’empire qui répondait à la crise ancienne de l’État en se fixant sur son institutionnalisation moderne, la désinstitutionnalisation prend le relais à partir de 1915. Alors que la Chine post-républicaine anticipe les dérives de notre temps, la génération de 1915 se désinvestit de la politique dans l’État comme nous voyons s’en éloigner les « alter » et « indignés » d’aujourd’hui. La politique sans l’État politique est l’axe de la nouvelle époque. Une sorte d’« autonomisation » de l’action, coupée par force des horizons et des liens étatiques, s’installe parmi les intellectuels et les militants activistes. La démocratie (le gouvernement du peuple-nation), toujours patriote, devient critique, moderniste, protestataire, sociale, révolutionnaire, socialiste, anarchiste, communiste, plutôt que réformiste, institutionnelle, gestionnaire. Les nouveaux démocrates se séparent d’autant mieux du cadre institutionnel en déshérence qu’ils ne sont pas issus d’une élite d’État. Ils sont d’un recrutement social moins élevé que leurs aînés (beaucoup, comme Mao, sont issus des écoles modernisées du Xinzheng et sont enseignants) ; l’État leur est étranger ; leur formation – plus occidentalisée –, leurs idées – plus radicales –, leurs pratiques (la manifestation de rue, la mobilisation populaire, bientôt des ouvriers, voire des paysans, sans oublier l’exercice d’une nouvelle littérature) ne sont plus celles des notables du Xinzheng. Au lieu de s’organiser entre soi afin de transformer l’État, ou (comme sous l’empire) d’éduquer le peuple afin de le transformer moralement, ils veulent le mobiliser pour transformer la société. Voyant dans l’action une épreuve subjective et un combat – non violent – pour le bien commun, ils ne pensent ni la division sociale ni l’articulation politique de l’avant-garde et du peuple : elle est donnée, à leurs yeux, par la dynamique de l’action. Ainsi la désinstitutionnalisation produit-elle une illusion sociale du politique que ses acteurs prennent pour la démocratie ; et au sein de laquelle un certain Mao Zedong fait ses classes au tournant des années 1920, lorsque l’activisme de la nouvelle génération se cristallise autour du « mouvement du 4 mai 1919 » (déclenché dans les grandes villes par des manifestations des étudiants de Pékin). Tout en faisant de la presse un moyen d’action qui instaure de ville en ville une sphère nationale d’opinion et de débats, les activistes valorisent et utilisent l’échelon territorial. Ils y nouent des alliances avec d’anciens notables constitutionnalistes et certains militaristes « progressistes », qui n’ont pas abandonné tout espoir de réforme… au contact de ce qu’il reste d’État sur les horizons locaux et provinciaux. La Chine (urbaine, provinciale, rurale même) post-impériale et post-institutionnelle déborde ainsi de débats, d’action et de sujets politiques – dans tous les sens du terme83.
60Les révolutions répondent à la crise de la désinstitutionnalisation par d’autres moyens, en un cycle territorialisé, militarisé et finalement étatisé qu’inaugure la « révolution nationale » conduite par le Guomindang à la fin des années 1920, et qu’il est possible d’étendre jusqu’au milieu des années 1970, avec les régimes révolutionnaires prolongés en dictatures de Chiang Kai-shek (1887-1975) et de Mao (1893-1976). La dimension étatique (mais non celle de l’institutionnalisation du politique dans l’État) est retrouvée avec l’apparition des partis (nationaliste et communiste) qui prennent leur essor au cours des années 1920, mais le paradoxe de la révolution par l’État – recréant l’État à son image – ne s’impose qu’au cours des années 1930 (dominées par le GMD) et 1940 (dominées par le PCC maoïsé). Le cycle révolutionnaire proprement dit s’ouvre ainsi et se caractérise par un paradoxal retour à l’État, direct dans le cas du régime fondé par Chiang Kai-shek en 1927-28, indirect dans celui de Mao – le retour aux villes et la prise du pouvoir central étant précédés par un long détour rural (1928-1948). Alors que l’ancienne perspective subsumait le xxe siècle sous l’espèce de « la » révolution, ce demi-siècle révolutionnaire s’inscrit dans une histoire bi-séculaire – la reconfiguration mondiale et politique de la Chine-monde – dont il n’est pas la seule ligne directrice. Contrairement aux interprétations centrées sur la déstabilisation d’une société « traditionnelle » et la montée des résistances populaires, celle-ci met l’accent sur un nouveau mode – révolutionnaire – de la formation étatique, ainsi que sur les modalités et les effets de la politisation des élites. L’innovation maoïste est moins la ruralisation de cette entreprise (à partir de 1927-28), ni la violence qu’elle y investit, que la reconfiguration activiste du cadre étatique qui en émerge au cours des années 1940-1950, par-delà la fondation du nouveau régime en 1949.
61Avec Mao, la révolution par l’État devient la révolution dans un État qui se fait totalement englobant, activiste en même temps qu’il est massifié, politique en même temps qu’il est policier – plus largement et systématiquement terroriste que l’URSS stalinienne. Faut-il ajouter : plus politique ? La fusion de l’épreuve individuelle et de l’action collective sous l’autorité charismatique du leader place la massification sous le signe d’une subjectivation active qui explique l’incroyable aveuglement de générations fanatisées, la violence généralisée par des luttes fabriquées de toutes pièces. Les Gardes rouges ne sont pas des asservis wittfogeliens manipulés. Ce sont, hélas, comme d’autres terroristes, des sujets politiques. La subjectivation du politique comme une totalité de sens et d’action sans extérieur et sans limite est le prix terrible de sa désinstitutionnalisation. Le paradoxe terrifiant du maoïsme – et d’autres fanatismes – est bien là : plus le sujet subjective le monde en totalité, plus il est sujet politique – à condition de ne pas connaître seul cette condition que nous voudrions dire aliénée mais qui fait de nous, aux yeux du « peuple un » incarné en masse dans les sujets activistes, des ennemis, des inhumains, des animaux que l’on chasse de la société. Dérive religieuse ou perversion ultime, l’illusion politique du social distingue, en tout cas, cette politique de l’exercice d’un pouvoir nu. Mao règne ainsi par la révolution, quand Staline règne sur elle. Mais le paradoxe essentiel du maoïsme n’est plus là. Celui de l’État total activé est dépassé par une histoire livrée aux successeurs-survivants-infidèles qui ont recueilli, restauré, et finalement réorienté et modernisé le legs inattendu de la révolution naufragée : un État successeur de l’empire. Sortie d’empire fatale à l’État, sortie de révolution réparatrice : telle serait l’autre clé politique du xxe siècle ?
62Il y a une historicité du communisme en Chine comme il y a une historicité de la démocratie et de l’État. Elle recèle à son tour une historicité du régime après 1949. Grâce à cette caractéristique, le Parti est sorti du maoïsme, puis de la révolution, sans sortir du communisme. La sortie du maoïsme (années 1980) restaure l’étatisation dans la révolution qui prévalait au cours des années 1950. Œuvre des lieutenants de Mao – Liu Shaoqi, Zhou Enlai… –, celle-ci n’était pas l’institutionnalisation étatique qui eût banalisé le parti. Durant les années 1990-2000, le pouvoir opère une mutation de ce genre en détachant l’État de la perspective révolutionnaire et en l’institutionnalisant sous sa férule comme un horizon politique en soi. Étatiser une révolution n’est pas institutionnaliser un État. Le régime du Guomindang s’était heurté à la question au cours des années 1930. Celui de 1978 a réalisé le passage en maintenant son unité – malgré le déchirement de 1989. Il en est toujours là, c’est-à-dire à une nouvelle forme d’État : l’État-nation postrévolutionnaire néo-impérial84. La mutation est bien évidement post-maoïste, mais il est non moins certain que le chaos légué par le Timonier a suscité une situation dans le pays et une réaction dans le pouvoir qui ont empêché la restauration de s’éterniser en congélation brejnévienne. Au nord de l’Amour, l’équivalent de la mutation chinoise des années 1990 a lieu en dehors du régime soviétique. Depuis les années 1990-2000, la Chine est la Russie tout en demeurant communiste, Xi Jingping exerce un pouvoir fort à la Poutine – sans même une démocratie autoritaire. La clé de la mutation chinoise associe la plasticité de l’État à l’historicité du régime. Au sortir des années 1940, Mao ne s’oppose pas à l’étatisation. Il s’emploie à la contrôler, à en limiter les effets et à diviser ceux qui l’instrumentent, tout en renforçant son autorité par l’action politique qu’il leur impose. La construction du socialisme devient une révolution politique nourrie par la mobilisation activiste et la violence factionnelle. Du lancement du Grand Bond en avant (1958) à celui de la Révolution culturelle (1966), l’ex-activiste du 4 Mai retrouve les marques de la désinstitutionnalisation, mais il est devenu démiurge. Ce tyran-dieu fou est tout de même capable de conserver à ses côtés Zhou Enlai et de rappeler Deng Xiaoping, quitte à les plonger dans la marmite des luttes factionnelles, pour une raison qui ne peut être que la conservation de l’État au cœur du mouvement. À l’historicité sociologique des régimes de terreur (les systèmes totalitaires sont inscrits dans l’histoire par leur évolution interne – par la décomposition, l’érosion : par le fait que le système « réel » est la défaisance du système), il faut ajouter l’historicité politique, objet d’une histoire par le haut à laquelle Jean-Luc Domenach a donné un magistral coup d’envoi85.
Après la révolution
63En dépit des apparences et de nombreux rapprochements, l’État total activé qui dévoie la politisation des élites et le songe démocratique du début du xxe siècle n’a aucun lien, sinon mythique, avec l’ancien État impérial, pas même le plus ancien – ni celui-ci avec les États totalitaires contemporains. De même, le complexe bureaucratique n’explique pas le maoïsme comme il explique l’État impérial tardif. Le complexe activiste, si central pour comprendre l’émergence de la politique moderne, ne l’explique pas davantage. Le régime postrévolutionnaire centré sur la construction de l’État procède du pouvoir qui subvertit l’État de la révolution : l’historicité du politique fait la différence – notre conclusion est cette preuve par l’absurde du mouvement historique. On aimerait écrire que le maoïsme échoue parce qu’il n’instaure pas la liberté. Il ne solde pas la crise de l’empire-monde parce qu’il se coupe des deux paramètres déterminants depuis deux cents ans : l’État et la mondialisation. Le rapprochement sino-américain, voulu par Mao, sort la Chine de la guerre froide. La rentrée dans la mondialisation est l’œuvre de ses successeurs après 1978. L’axe révolutionnaire ne commande pas toute l’histoire contemporaine de la Chine. Celui de la démocratie non plus. À Taiwan les démocrates sont parvenus à l’institutionnaliser dans un État politique pluraliste ; à Hong Kong ils nourrissent vigoureusement ce projet. En République Populaire, s’il est expédient d’agir dans la sphère « minjian », à l’écart de l’État, la question de la jonction institutionnelle à partir des institutions existantes est également posée par le recours militant au droit et par la défense des droits86.
64Ajoutons que ces espaces ne sortent pas de la cuisse de la mondialisation ni de leur propre mouvement. Qu’ils n’existeraient pas sans l’agencement par le pouvoir d’une sortie de révolution relayant l’étatisation révolutionnaire restaurée. Au même moment (dans les années 1990), cesse (avec la fin du contournement des villes) le partage « impérial » qui avait cantonné les réformes aux régions et aux secteurs (les campagnes, le Sud) où le système socialiste avait été moins construit ou plus dégradé, et qui comptaient moins dans sa géopolitique interne. Au seuil du xxie siècle, le pendule de l’histoire repasse (en tendance) du côté de l’institutionnalisation quand émerge le binôme de l’État et du social réformé. Sortie d’empire, sortie de révolution : d’un siècle à l’autre l’horizon est l’État, mais les activistes du « mouvement » sont moins forts socialement que ne l’étaient ceux de la fin des Qing. La « résistance » n’est pas seulement l’effet d’un appareil répressif sophistiqué. Le régime dispose de fortes assises sociales, en particulier au niveau stratégique des élites, et des ressources idéologiques non négligeables que lui vaut sa nationalisation. La reconversion économique, la mise en ordre de l’État (en particulier de l’État local, problème non moins lancinant que la corruption), la question environnementale, la transparence, la justice – sont autant de tests politiques de la gouvernance qui pourraient tendre, compliquer, voire briser, les liens privilégiés du pouvoir avec les élites. Celui de Xi Jingping est en quête de souffle. Si l’on prolonge le parallèle avec la Russie, la tentation nationaliste risque de relayer la nationalisation du régime.
65Dans le moment présent, la raison de l’État semble l’emporter sur toutes les autres. Redisons-le : ce qui a manqué à la politique moderne et à la démocratie en Chine n’est pas la démocratie, ni le souffle historique, c’est l’État. Dans la longue durée, alors que le politique apparaît dès la haute Antiquité posé et autonome dans la figure du pouvoir souverain, le religieux fut longtemps le vecteur des interactions directrices. Il fut suivi dans ce rôle par le couple de la bureaucratie et des élites, puis, au xxe siècle, par le politique dans son expression sociale et révolutionnaire plutôt qu’en sa configuration institutionnelle et libérale. L’avancée du social est ce qui fait des cent dernières années le siècle par excellence d’une histoire longue du politique. Mais elle fut celle d’une société déphasée, capable, disions-nous, de s’emparer du politique et non pas du pouvoir. Le moment politique du xxe siècle n’a pas institutionnalisé la politique. La politique nouvelle suivie par les héritiers de Deng Xiaoping s’éloigne de sa pente révolutionnaire mais ne l’institue pas davantage. L’activisme, sans être enseveli sous la société de consommation, est bien moins présent que la subjectivation dépolitisée du nouveau monde par les nouveaux sujets chinois, acteurs, sur fond d’urbanisation, de la « moyennisation » tendancielle analysée par Jean-Louis Rocca87. Les logiques d’institutionnalisation sont à l’œuvre. Toutes ne sont pas adverses ni étrangères aux partisans de la « stabilité ». Nul ne peut prédire quand et si la question taïwanaise88 et celle des colonies intérieures interféreront avec elles. Quoique le processus, ravalé à une problématique de la gouvernance, semble aujourd’hui bloqué par la caste, issue du sérail, qui l’a porté au stade « Juste Milieu », sans révolution ni démocratie, d’une monarchie communiste autoritaire et bourgeoise – si bien que l’on peut croire encore que le pouvoir continue de ne pas changer –, l’historicité du communisme s’affirme après celle de l’empire, la formation de l’État et du social n’a pas dit son dernier mot. Celle du politique qui se greffe sur elle non plus. Gérant moins mal que l’empire-monde au xixe siècle une binarité inégalement institutionnalisée avec le social, l’État-nation néo-impérial tient par le haut, mais il bouge aussi par là. Il n’est évidemment pas en 1796, au seuil de la dernière en date des crises longues du monde chinois ; ni même en 1895 – sommé par une partie croissante de ses élites d’institutionnaliser la politique moderne. L’heure tourne quelque part avant ces deux tournants. Le processus de sortie de révolution est-il vraiment terminé ? On ne peut en concevoir la fin sans entrevoir, à la façon de François Furet, un long « après ».
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Notes de bas de page
1 Jenner (1992) est un exemple des raccourcis séduisants et de la simplification culturaliste qui donnent l’illusion de comprendre la Chine en la ramenant à une formule exempte des complexités du temps historique.
2 Xiao-Planes, 2007.
3 Chevrier, Roux et Xiao-Planes, 2010 (« Avant-propos » : 3).
4 Morishima, 1987 ; Vandermeersch, 1986. Sur ces paradigmes, voir Chevrier, 1997. Plus récemment, Bell (2006) présente les arguments élitistes-méritocratiques. La « société harmonieuse » de Hu Jintao faisait écho à ce schéma, sans s’y limiter et sans qu’un statut officiel soit accordé au confucianisme.
5 Billeter, 2006 ; Jullien, 2007.
6 Chevrier, 2007.
7 Goossaert et Palmer, 2011.
8 L’usage ne se fixe pas avant la fin du xvie siècle, date à laquelle on identifie le Cathay de Marco Polo avec le Sinae des Anciens. Cathay fait écho au mongol Xiatad désignant le peuple protomongol des Khitan dont est originaire la dynastie des Liao (cf. le russe Kitaï). Les anciens Grecs et Romains connaissaient un pays de la soie (Seres) parfois nommé Sinae. Ce dernier terme (sanskrit Cina, arabe alsin, etc.) fait écho à la dynastie Qin. Han (désignation politique du pays par le peuple renvoyant à l’ethnicité) est le nom de la deuxième grande dynastie impériale (-iiie siècle/iiie siècle), à peu près contemporaine de l’empire romain.
9 Grousset, 1969.
10 Eliott, 2006.
11 La dynastie se replie au sud du Yangzi (entre 1127 et 1279), abandonnant le nord aux Xixia et aux Jin qui absorbent les Liao. Au xviie siècle, les Qing prétendront rétablir les droits des Jin au trône « chinois » (infra).
12 So, 2001 ; Glahn et Smith, 2003. Elvin (1973) avait déjà territorialisé mais un peu trop systématisé la thèse de la révolution économique.
13 Billeter, 1991 ; Vandermeersch, 1977.
14 Cheng, 1985.
15 Gernet, 2005.
16 Bol, 1992.
17 Sous les Song, la permanence prend la figure des ancêtres du lignage impérial, garants de règles institutionnelles qui se distinguent de la personne des souverains (Lamouroux et Deng Xiaonan, 2004).
18 Levenson, 1968.
19 Lamouroux, 2002 et 2003.
20 Voir la revue du CERM, 1969, notamment Chesneaux et Godelier.
21 Wittfogel, 1957.
22 Will, 1980 ; Bai Erheng, Lamouroux et Will, 2003.
23 Skinner, 1977.
24 Balazs, 1963.
25 Will, 1980 et 1986, p. 11-41. Sur l’« administration de la famine », cf. infra.
26 Yu Yingshi, 1987.
27 L’absorption étatique du religieux ne vaut que pour ce que Marcel Granet 2010 [1922] appelle la religion officielle. Le culte des ancêtres lignagers, familial – et local –, jouit d’une reconnaissance officielle sous les Ming et les Qing. Après avoir suscité un puissant monachisme et défié la puissance souveraine, les « églises » bouddhistes et taoïstes sont rentrées dans le rang – c’est-à-dire passées du côté « populaire » où elles se sont segmentées et où les croyances souvent syncrétiques font l’objet d’une myriade de cultes locaux plus ou moins reconnus.
28 Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2006 : 1297.
29 Chow Kai-wing, 1994.
30 Voir « La révolution des lignages », dans Annales, Histoire, Sciences Sociales, 2006. Voir également Liu Kwang-ching, 1990.
31 Glahn, 2003.
32 Taylor, 1990 et 1997. Un débat d’anthropologie religieuse s’est ouvert sur le degré d’orthodoxie ou d’orthopraxie exigé par les fonctionnaires pour la reconnaissance des cultes locaux. Chow Kai-wing suggère que la seconde gagne du terrain au xviiie siècle. Feuchtwang (1992) présente une herméneutique symbolique.
33 Goossaert et Palmer, 2011 ; revue Extrême-Orient Extrême-Occident (33, 2011) sous la direction de Ji Zhe.
34 . Duara, 1988.
35 Zhang, 2008.
36 Hsiao, 1960.
37 Longtemps victime, en Occident, du préjugé wébérien (la Chine n’accède pas à la rationalisation du monde par le droit) et, en Chine, du primat accordé au ritualisme sur le juridisme), l’histoire du droit est un champ fécond. Cf. Bourgon, 2007.
38 Pour la gestion locale urbaine et le contrôle des activités commerciales, les intermédiaires, pouvoirs sociaux et relais de l’administration, sont les guildes professionnelles et les associations qui regroupent par localité d’origine les marchands délocalisés (tongxianhui, autrement nommées d’un terme plus ancien, huiguan).
39 Spence et Wills, 1979. Cf. notamment Beattie, 1979. La Chine post-maoïste repose depuis 1978 sur un compromis historique avec l’encadrement local et les nouvelles forces sociales organisées au moyen du gouvernement indirect.
40 Will, 1980. Voir également Will et Bin Wong, 1991.
41 Leung, 1997.
42 Elman (2013) actualise le point de vue de Balazs.
43 Elman, 1991.
44 Rappelons l’existence, depuis la conquête Qing, d’une aristocratie mandchoue et de privilèges (statutaires, résidentiels, fonctionnels, indemnitaires) réservés aux membres des Bannières (les descendants des Mandchous et de leurs alliés, Mongols et Chinois Han). Au fil du temps les ethnies se mélangent, surtout au niveau populaire. Mais la spécificité mandchoue a fait mieux que survivre en s’étiolant : des mesures ad hoc ont veillé à reproduire la caste conquérante. Selon Eliott (2001), les Mandchous ont produit des institutions spécifiques, les institutions ont ensuite produit les Mandchous. Sur la partition spatiale de Pékin, voir Gabbiani, 2011.
45 Dans la seconde moitié du xixe siècle, l’État aux abois vend de nombreux titres.
46 Metzger, 1977. Pour une approche plus concrète, voir Lufrano, 1997.
47 Le petit monde sinologique a contracté la « fièvre » de la société civile et de la sphère publique au début des années 1990, sur le coup des manifestations de Tiananmen (1989) et d’une traduction en anglais d’un ouvrage de Jürgen Habermas. Les méprises en cascade qui s’en sont suivies révèlent ses tropismes et les transformations de ses paradigmes (Chevrier, 1995).
48 Polachek, 1992.
49 Bergère (1985 et 1989) évoque une « sphère des intérêts communautaires » ; Jin Guantao et Liu Qingfeng (2008) un « espace public des élites ».
50 Chevrier, 1996 : 263-395.
51 Peyrefitte, 1989. Le contresens contextuel (à propos de l’échec de l’ambassade de Lord Macartney en 1792-1794) va plus loin que la métaphore du titre. Sont plus pertinents, en dépit d’un intitulé également malencontreux, deux recueils de documents publiés avec l’aide de sinologues : Peyrefitte, 1991 et 1998.
52 Rowe, 1984. Cf. l’ouvrage pionnier : Dermigny, 1964.
53 Wills, 1979.
54 Bergère, 2002.
55 Bergère, ibid. : 8 et 10.
56 Fairbank, 1983.
57 Bergère, 1986 et 2007.
58 Perspective dans Chevrier, 2010.
59 Lin Man-houng, 2006.
60 Perdue, 2005.
61 Avant comme après la conquête de la Chine, des relations régulières sont nouées entre les dynastes Qing et les chefs du pouvoir temporel et spirituel au Tibet (le maître qui enseigne reçoit la protection du puissant qui reçoit l’enseignement). Jusqu’à la disparition du khanat mongol, les Tibétains louvoient entre les protecteurs. Une garnison impériale « protège » Lhassa. La connexion est évidemment politique, dans l’optique du temps, et non moins évidemment polysémique, comme le sont les relations avec les tributaires ; mais le Tibet n’est pas un tributaire, ni, a fortiori un territoire ; encore moins « appartient »-il à la Chine. En 1912, le pays se soustrait à la nationalisation Han et républicaine des annexions Qing en proclamant une indépendance qui ne fut jamais reconnue par Pékin.
62 Après la signature du traité de Nankin (1842), les plénipotentiaires britanniques s’efforcent en vain d’en obtenir la publication sur le papier impérial officiel (de couleur jaune). En 1860, les troupes franco-anglaises pénètrent jusqu’au cœur du palais de Pékin afin de contraindre l’empereur à s’engager personnellement et pleinement. La seconde guerre de l’Opium se solde par une politique d’application des traités mais les Puissances n’obtiennent pas le ministère des affaires étrangères qui était exigé : l’antique organisation des six départements ministériels (liubu) demeure en place jusqu’aux refontes postérieures au Protocole des Boxers (1901). Dans l’intervalle, un « bureau des affaires générales avec tous les pays » (zongli geguo shiwu yamen, le fameux zongli yamen), inférieur au rang ministériel, gère les relations internationales. Les stipulations tarifaires et les mesures d’exemption résidentielle et personnelle contenues dans le traité de Nankin (à l’inverse de la cession de l’île de Hong Kong en toute souveraineté) reprennent des dispositions antérieurement appliquées pour pacifier des chefs rebelles ou intrus sur la frontière du Turkestan (cf. Millward, 1998).
63 Lorsque l’État-nation chinois est fondé sous la forme républicaine (1912), il n’est pas question d’abandonner les conquêtes Qing (les Ming tenaient la muraille et se contentaient d’une suprématie tributaire sur des territoires situés au-delà). Elles sont nationalisées sous l’espèce d’un pluralisme ethnique (l’indépendance proclamée par le Tibet n’est pas reconnue). Elles demeurent ainsi (avec le Tibet envahi en 1949) au sein de la République Populaire (les « cinq races » de l’ancienne république étant devenues une cinquantaine de « minorités nationales » en République populaire).
64 Après avoir établi les Bannières (1601) et cessé d’envoyer le tribut (1609), le fondateur de la lignée impériale prend le nom de règne de Tianming (« Mandat céleste ») au nom d’une deuxième dynastie Jin (1616). En 1636, dix-huit ans avant de monter sur le trône à Pékin (1644), la dynastie change de nom et devient celle des Qing (Daqing, « les Purs »).
65 Les traités de Nertchinsk et Kiakhta sont rédigés en latin, russe et mandchou, à l’exclusion du chinois ; la grande armée de la conquête continuée exclut les Han aux niveaux supérieurs du commandement, etc.
66 Au Rehe (Jehol), au-delà de la Muraille, existe une autre capitale ; les souverains mandchous y chassent et tiennent leur cour auprès des feudataires non-Han. Il faut inclure, dans la multiplicité, la ou les religions auxquelles les empereurs manifestent leur attachement (en plus de la religion impériale officielle). Le bouddhisme du Grand Véhicule, très en vogue à la cour des Qing, et officiellement reconnu en Mongolie (sans parler du Tibet), fournit à l’évidence le schéma organisateur d’une transcendance immanente à une multiplicité d’incarnations-manifestations phénoménales.
67 Pommeranz, 2010.
68 Will, 1989.
69 Jones et Kuhn, 1979.
70 . Kuhn, 1970.
71 Cette affirmation solde un vaste mouvement historiographique. Au temps de la révolution, les révoltes populaires passent pour refonder la politique sous l’Ancien régime ; l’action des élites solidaires de l’empire est minimisée. Sans toujours partager le dithyrambe maoïste, les historiens auscultent les rébellions en quête de signes de modernité. Celle des Taiping (christianisés et relocalisée dans la région ouverte et riche du Jiangnan à la fin des années 1850) semble se prêter à cette interprétation. Il s’agit en réalité d’un mouvement sectaire qui s’en prend aux religions populaires, intervient dans la vie sociale à l’image des anciens empires, et dont le dirigeant reproduit le canon de la souveraineté en fondant une dynastie dans un « empire céleste de la grande paix » – ce qui n’exclut pas après 1860 et dans la région du Bas-Yangzi des tendances « modernes ».
72 Kuhn, 1999. L’auteur outrepasse l’horizon du temps en voyant dans ces ouvertures les linéaments d’un « programme constitutionnel » : elles sont de ce temps et de ce contexte, précisément, parce qu’elles court-circuitent l’idée de la monarchie constitutionnelle.
73 Cartier, 1998.
74 Will, 2007.
75 Bartlett, 1990 ; Durand, 1993.
76 Will, 2000.
77 Le mot « langage » doit être pris au sens métaphorique et au sens propre. D’une façon générale, les savoirs et la classification des savoirs, comme le politique, le social, le religieux, l’économique, etc., changent de langage et de terminologie avec la diffusion rapide du « nouveau savoir » (xinxue), dont l’articulation au « savoir occidental » (xixue) et aux savoirs chinois (zhongxue) est l’objet d’incessantes discussions. Cf. Lackner et Vittinghof, 2004. La génération de 1895 renonce à préserver le zhongxue dans le domaine « essentiel » (des institutions politiques, des rites, des normes), comme le voulaient les conservateurs de la génération antérieure. Mais, adepte d’une culture mixte dont le caractère national est scellé par la forme-nation de la politique, elle ne veut pas non plus d’une « nouvelle culture » entièrement occidentalisée, comme l’exigera la génération de 1915.
78 Zarrow (2012) souligne la rupture intellectuelle sans tenir compte de son « portage » (dans la continuité…) par les élites.
79 Xiao-Planes, 2001.
80 Gabbiani suggère une découpe semblable du temps historique en voyant dans la période Xinzheng (à Pékin) une « projection vers l’avenir » (2011 : 235).
81 Cet aspect crucial est la dimension-phare du texte fondateur de la nouvelle politique, la Théorie du Peuple Nouveau (De la nouvelle citoyenneté ou De la rénovation du peuple sont également des traductions possibles du Xinmin shuo de Liang Qichao, recueil d’articles écrits pour l’essentiel entre 1902 et 1904).
82 Liang Qichao avait prévu et redouté ce désastre. Cf. Ma, 2013.
83 Cf. l’analyse de Veg (2009) à partir du champ littéraire.
84 Jourda (2012) analyse la construction symbolique et conceptuelle du passage.
85 Domenach (2012) distingue une « première » d’une « seconde Chine Populaire » (avec et sans Mao, avant et après 1978). Du même auteur, Chine : l’archipel oublié (1992), est une histoire du système de terreur et d’enfermement après 1949 qui met en œuvre et documente le paradigme de l’évolution interne des totalitarismes.
86 Panorama dans Frenkiel, 2014. Loin de défier le régime, de nombreux acteurs du « mouvement » s’emparent des normes et des lois édictées par lui pour s’opposer aux malversations et à l’arbitraire du gouvernement – surtout à la base. L’État est ainsi présent, sous une espèce éminemment politique, dans les actions qui semblent le contourner (cf. Thireau et Lingshan, 2010).
87 Rocca, 2010.
88 Mengin, 2013.
Auteur
Historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron, UMR 8036).
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