Joas et Acamapichtli : Historicisme européen et savoirs indigènes dans le Mexique colonial
p. 117-131
Texte intégral
1Au xvie siècle, il n’y avait pas d’historiens au sens que nous donnons aujourd’hui à ce terme et moins encore d’anthropologues. Et pourtant, il a bien fallu décrire et interpréter les centaines de nouvelles sociétés auxquelles les Ibériques se heurtaient dans les autres parties du monde. D’où des textes au statut indécis, qui hésitent entre la chronique historique et la description des rites et des coutumes, et qui font feu de tout bois, fût-ce le plus antique, pour rendre dans une langue européenne et des catégories compréhensibles des passés inouïs, des croyances étranges, des pratiques jamais vues.
2Les procédés employés ont souvent de quoi surprendre. Que peuvent avoir de commun un roi de Juda et un prince aztèque, Joas et Acamapichtli ? Pourquoi se côtoient-ils dans un texte écrit au Mexique au début des années 1540 par un moine espagnol ? Quand Edmund Leach s’interrogea, il y a quelques dizaines d’années, sur les vertus du structuralisme appliqué au livre de la Genèse, il ignorait probablement que, bien avant lui, la « mémoire amérindienne » était entrée en contact (en dialogue ou en collision) avec la Bible1. L’étrange rencontre se déroula dans un cadre absolument inédit, sous la plume de l’un des premiers missionnaires espagnols du Mexique, le franciscain Motolinía, alors qu’il était en train de bâtir une de ces œuvres au contour flou, à la fois histoire ecclésiastique, histoire des choses des Indes et ethnographie avant la lettre…
3Associer Acamapichtli, premier roi aztèque, à la figure d’un prince de Juda, Joas, était une idée sans précédent car nul n’avait encore comparé un souverain mexicain à un prince du Vieux Monde. À un roi, qui plus est, dépourvu de la notoriété d’un David, d’un Salomon ou d’un Alexandre pour en rester à quelques « stars » couronnées du monde antique. La progression des Portugais en Orient réveillait sans cesse l’image d’Alexandre sous la plume des chroniqueurs et des propagandistes du régime de Lisbonne2. On le comprend aisément. Mais évoquer Joas dans un pays récemment conquis par les hommes de Hernan Cortés, c’était une autre affaire. Joas/Acamapichtli : les motivations, les ressorts et la portée du rapprochement méritent qu’on s’y attarde car ils anticipent les rapports que l’historicisme européen, sous ses manifestations successives, entretiendra avec le reste du monde à partir du xvie siècle et jusqu’à nos jours. Le Mexique indien inaugure la longue liste des sociétés qui auront à soumettre leurs mémoires au filtre et au format d’une histoire – et plus tard d’une ethnographie – à l’européenne.
L’atelier franciscain
4On peut chercher et puiser dans les chroniques espagnoles des matériaux pour expliquer les sociétés préhispaniques et les sociétés coloniales. C’est la voie qui a longtemps été la plus systématiquement empruntée. Depuis le xixe siècle au moins, les historiens ont inlassablement extrait des carrières de textes laissés par les chroniqueurs de la Conquête de quoi reconstituer les mondes amérindiens disparus et ceux qui leur avaient succédé. Sans toujours s’inquiéter de l’origine de ces matériaux et surtout de leurs conditions de production, des modalités de leur élaboration. Comment, par exemple, s’est déroulée la syntonisation entre le présent des Indiens et le présent des envahisseurs ? De quelle manière et par quelles mains les mémoires indigènes se sont-elles retrouvées embarquées sur le vaisseau d’une histoire à l’européenne ? Mais également comment ont-elles à leur tour orienté la version du passé qui était en train de se construire sur le sol mexicain ?
5Tout au long du xvie siècle, des Espagnols, des métis et des Indiens se sont ingéniés à produire des récits qui reliaient les temps les plus reculés au présent colonial. La première vague d’évangélisation franciscaine a favorisé, voire suscité des entreprises de ce type. Si Andrés de Olmos peut faire figure de pionnier, c’est chez Fray Toribio de Benavente dit Motolinía que l’on en trouve l’expression la plus accomplie. Son histoire des Indiens, ses Memoriales y libro de las cosas de los naturales marquent les débuts d’une captation des mémoires indigènes qui s’étalera sur de longs siècles. Une captation qu’on ne saurait confondre avec un enregistrement plus ou moins fidèle, plus ou moins biaisé d’un ou de plusieurs discours indiens. Elle mobilise des registres trop souvent négligés par une ethnohistoire aussi obnubilée par le versant indien qu’inconsciente des présupposés européens. Sans être des techniciens de l’archive, les moines n’arrivaient pas la tête vierge, mais chargés d’attentes et d’a priori qu’il n’est pas toujours aisé de démêler. Cette captation est une expérience inédite pour tous les partenaires : pour les Européens, c’est la première fois qu’ils vont s’atteler à l’écriture d’une histoire non-européenne sur le continent américain ; pour leurs informateurs, c’est également la première fois qu’ils sont soumis à l’injonction d’avoir une histoire au sens européen et de participer à sa construction et à son écriture.
6En 1524, le franciscain Motolinía débarque au Mexique. Il circule entre les premiers couvents établis dans le centre du pays, séjourne à Mexico, à Texcoco, à Tlaxcala ; se rend à plusieurs reprises au Guatemala, occupe des charges importantes dans la province, dont celle de provincial. Surtout, il exerce un rôle politique de premier plan, que ce soit au cours des années 1520 en appuyant le parti de Cortés contre les colons turbulents ou vingt ans plus tard en critiquant vertement l’action de Las Casas.
7Dès la fin des années 1520, Motolinía recueille des informations auprès de notables indigènes et quelques années plus tard, par le chapitre de 1536, il se voit officiellement confier la rédaction d’une enquête sur les sociétés indigènes3. Cette demande s’inscrivait dans la politique menée par les nouvelles autorités : trois ans plus tôt, face au manque d’informations sur les sociétés autochtones et aux accusations dont étaient l’objet les indigènes, le président de l’audience, Ramírez de Fuenleal, avait déjà chargé d’une tâche semblable un autre franciscain, Andrés de Olmos, alors considéré comme le meilleur spécialiste de la langue nahuatl : « que sacase en un libro las antigüedades de estos naturales indios, en especial de México y Tezcuco y Tlaxcala »4 (« qu’il tire un livre des antiquités des naturels, en particulier ceux de Mexico, Texcoco et Tlaxcala »).
8En 1536 encore, le premier vice-roi Antonio de Mendoza revenait sur l’urgence de ces enquêtes. C’est la même année, un 6 janvier, qu’est inauguré le collège de Santa Cruz à Santiago Tlatelolco, destiné à la formation des futures élites indigènes. À ces nobles fraîchement christianisés qui s’apprêtaient à apprendre le latin – la gramática – il fallait procurer un passé décent, une « antiquité » à la mesure de celle du Vieux Monde. Il n’était d’ailleurs pas indifférent que l’établissement franciscain ait été fondé là même où s’élevait l’un des principaux collèges (calmecacs) d’avant la Conquête. Autant les autorités coloniales que les missionnaires ressentaient le besoin de consolider la présence espagnole en l’accrochant au passé autochtone. Les impératifs d’une transition réussie suggéraient certains accommodements avec la société antérieure.
9C’est dans ce contexte que Motolinía accepte d’obéir et d’écrire « algunas cosas notables destos naturales » (« certaines choses remarquables de ces naturels »), même si, de son propre aveu, jamais pareille tâche ne lui était passée par l’esprit5. À vrai dire, rien ne préparait Motolinía à ce travail d’écriture sans précédent. Et c’est un moine sans cesse écartelé entre l’apostolat missionnaire et ses enquêtes, entre le chroniqueur scrupuleux et le bâtisseur prosélyte, qui habite les centaines de pages parvenues jusqu’à nous. Un chiffre pour prendre la mesure de cette trépidante activité : Motolinía, sa vie durant, aurait baptisé pas moins de 400 000 Indiens, « sin lo que se podrían haber olvidado » (« sans compter tout ce que l’on pourrait avoir oublié »). À quoi s’ajoutent ses engagements répétés sur l’arène politique de la jeune société coloniale pour défendre les conceptions et la politique de l’ordre.
10Dès lors, les mêmes scènes se sont multipliées. Qu’il séjourne six années à Tlaxcala ou qu’il circule de couvent en couvent, le moine réunit les notables indigènes, en priorité les plus âgés, il les interroge, recoupe leurs dires, affine ses questionnaires, accumule les notes avant de les organiser pour former les chapitres qui nourriront l’Historia et les Memoriales. Les informateurs qui ont dépassé la trentaine ont tous été éduqués avant la Conquête. Quant à ceux qui frisent la soixantaine, ils ont coulé l’essentiel de leur existence dans le monde d’avant 1520. Autant de raisons de se demander ce qu’ils saisissaient des intentions de ce franciscain qui les questionnait obstinément sur ce que les conquistadors venaient de détruire ou d’interdire : les idôles, les temples, les cérémonies, les croyances, les institutions, les généalogies ? Dans son Epistola proemial, Motolinía commente ses intentions et justifie son entreprise. Mais comment légitimait-il auprès de ses interlocuteurs indigènes ce qui s’apparente autant à une sorte d’enquête ethnographique qu’à un voyeurisme inquisiteur6 ? Non seulement ce besoin éperdu de connaître ce que l’on réprouve et que l’on extirpe avait de quoi donner du moine une image singulièrement ambiguë, puisqu’il les questionnait et les requestionnait sur ce qu’on leur avait appris à considérer comme l’abomination absolue. Mais il pouvait désarçonner des interlocuteurs indigènes mis dans une position passablement inconfortable : les informateurs arrivaient totalement impréparés car à cette date ils ne disposaient pas encore d’un répertoire de réponses préformatées – comme ce sera plus tard le cas – à des questions qu’on ne leur avait jamais adressées et qu’ils ne s’étaient d’ailleurs eux-mêmes jamais posées. À Motolinía d’expliquer aux indigènes ce qu’il cherchait à savoir, à ses interlocuteurs d’imaginer ce qui pouvait satisfaire le désir du moine et de s’ingénier à répondre à ses attentes.
11Mais quelle idée de l’histoire pouvait bien animer Motolinía ? Quand le franciscain entreprend de fouiller le passé de la terre qu’il christianise, il part à la fois de rien et de plusieurs modèles hérités de l’Antiquité tardive et cultivés dans les monastères du Moyen Âge. Il part de rien dans la mesure où il est l’un des tout premiers à se mesurer à un terrain absolument inconnu : aucune source européenne, aucune référence chrétienne ni antique, aucune histoire préalable rédigée par un lointain prédécesseur, aucun modèle et aucune méthode naguère apprise en Espagne sur les bancs de l’école. Tout au plus des brouillons et des fiches préparés par son confrère Andrés de Olmos ou quelque coreligionnaire curieux. Non qu’il ait manqué de témoins et de matériaux indigènes. La matière était gigantesque, aussi démesurée que l’entreprise missionnaire. Mais les Européens n’avaient jusque-là jamais eu à traiter des sociétés mésoaméricaines. Lorsque Motolinía se lance dans l’écriture des choses du Mexique, il lui faut tout mettre au point : les calendriers, les chronologies, les périodisations, l’histoire dynastique et religieuse, la description et l’exégèse des rites et des croyances… Il lui faut en outre légitimer son entreprise et se forger un profil de chroniqueur-missionnaire. Le moine saute dans le vide. Mais pas sans parachute.
Le bagage franciscain
12Les Franciscains s’installent au Mexique en important avec eux leurs « horizons » intellectuels et religieux. Les Saintes Écritures, Ancien et Nouveau Testament, on s’en doute, occupent une place cruciale dans leur démarche. Car, pour les moines, pour le reste de l’Église et quantité de fidèles la lecture de la Bible n’est pas qu’une occupation spirituelle. C’est également un immense réservoir de cas et de manières d’aborder le passé. On le vérifiera dans la rencontre de Joas, fils d’Ochozias, et d’Acamapichtli, fils d’Opochtli Itzahuatzin.
13Avec la Bible et depuis l’Antiquité tardive, l’histoire ecclésiastique fournit aux moines des modèles de récit et d’interprétation qui leur sont forcément familiers. Les disciples de saint François partagent ce patrimoine avec les autres ordres religieux de la chrétienté et tous les hommes d’Église du xve siècle. Cette histoire de l’Église doit beaucoup à Eusèbe de Césarée, pratiquement le fondateur du genre, et à ses continuateurs7. De par ses ambitions et sa vocation à l’universalité, elle offrait un précédent lumineux à qui se proposait de poursuivre la tâche dans une nouvelle partie du monde. Il suffit de parcourir l’un des chapitres les plus poignants de ses Memoriales, celui qu’il consacre à l’effondrement de la société mexica, pour mesurer la dette de Motolinía envers Eusèbe. C’est chez Eusèbe que notre franciscain a dû lire, résumé à grands traits, le récit de la destruction de Jérusalem laissé par Flavius-Josèphe. Il y puisera de quoi prêter une dimension métaphysique aux retombées de la défaite de Mexico. Eusèbe s’était servi de la chute de Jérusalem comme d’un épisode emblématique du châtiment divin qui attendait les ennemis des chrétiens dans tout l’empire romain. Il restait à Motolinía, plus de mille ans après, à en étendre la portée aux confins du Monde.
14À l’instar d’Eusèbe, Motolinía écrit une histoire qui épouse le rythme de la progression de l’Église. Et donc de bout en bout orientée. On a pu affirmer que la vision historique d’Eusèbe était « une théologie de l’histoire »8. On en dira autant de celle de Motolinía qui croit déceler dans chaque événement majeur le sceau du dessein divin. Mais chez Eusèbe – qui est, ne l’oublions pas, contemporain de la stabilisation constantinienne – cette théologie demeure vierge de toute tension eschatologique ou millénariste9. Sur ce point, nous le verrons, notre franciscain s’éloigne du père de l’histoire ecclésiastique10. Cela dit, Eusèbe et ses continuateurs écrivaient l’histoire de la chrétienté primitive, et c’était là précisément le modèle que les franciscains s’étaient fixé pour transformer la société indienne d’après la Conquête.
Le filtre franciscain et eschatologique
15L’histoire de Motolinía tranche sur celle d’Eusèbe pas seulement parce qu’elle déborde l’orbite de la chrétienté méditerranéenne ou de l’empire romain. Elle tire sa projection universelle de la double expérience qui a marqué le premier siècle franciscain. Celle d’abord du fondateur, François d’Assise, qui s’en fut prêcher le christianisme en terre d’Islam. L’autre expérience est liée aux conquêtes de Gengis Khan et de ses successeurs dans la première moitié du xiiie siècle. Les missions lancées par la papauté et animées par l’ordre dans l’Empire mongol poussèrent les moines à innover dans l’urgence : pour envisager la christianisation d’espaces immenses et de populations inconnues, il fallait mettre au point des instruments, des méthodes et des stratégies d’approche. Il était indispensable, sous peine d’échec fatal, de se forger une idée des nouvelles populations rencontrées et d’imaginer de quelle manière on en ferait des chrétiens soumis au Saint-Siège. Rétrospectivement, ces entrées franciscaines en terre d’Asie nous apparaissent à bien des égards comme les prodromes de la conquête spirituelle du Nouveau Monde. Et celle-ci comme une seconde chance après les espoirs allumés – bien en vain – par l’invasion des Mongols11.
16À cette confrontation géographique et religieuse, s’associait un état d’esprit tout empreint d’eschatologie12. L’expérience mongole, qui fut un choc pour toute la chrétienté médiévale, a ravivé une vision eschatologique de l’avenir du monde, en agitant de vieilles menaces – Gog et Magog –, en suscitant des espoirs insensés – les Mongols n’étaient pas musulmans et paraissaient donc convertibles – et en imprimant une dimension apocalyptique au raz-de-marée asiatique. Mais les attentes franciscaines de l’époque s’alimentaient également d’un courant de pensée singulièrement influent dans la péninsule ibérique. Remontant à l’abbé Joachim de Flore (1130-1202) et à tous ceux qui s’étaient inscrits dans cette ligne de réflexion, ce courant prophétisait l’avènement prochain de l’âge de l’Esprit et d’un millennium de bonheur où régnerait la charité pure. Ouvert par un Nouveau Christ, en qui d’aucuns avaient cru reconnaître saint François, le temps de l’Esprit Saint serait celui de l’Église des moines. Aux franges de l’orthodoxie, une fraction de l’ordre, les « Spirituels », assumera ces positions millénaristes avant que les « observants » viennent prendre le relais, en réaffirmant l’idéal de pauvreté du fondateur de l’ordre.
17En 1519, l’érection de la province espagnole de Saint-Gabriel consacre la vitalité de ces idées au moment même où se multiplient les premières expéditions vers le Nouveau Monde, et que celles-ci relancent à point nommé espérances millénaristes et attentes apocalyptiques. La dilatation de l’espace chrétien aux limites du globe lue à travers les écrits de Joachim de Flore et de ses disciples engageait à prendre une part active à cet ultime chapitre de l’histoire du monde. Mais pour être sûr que la conversion de ces populations jusque-là inconnues marquait bien l’arrivée des Derniers Jours, il convenait d’enquêter sur leurs origines, de définir leur place dans l’histoire de l’humanité et leur rôle dans l’accomplissement des temps. Telles étaient les préoccupations qui s’imposaient aux missionnaires du Mexique : l’action évangélisatrice ne prenait tout son sens qu’à partir du moment où elle s’intégrait dans une histoire conçue comme historia salutis, « histoire du salut ». Les moines ont donc abordé le Mexique avec la conviction qu’ils étaient les acteurs d’une histoire annoncée. Le rapprochement qu’introduit Motolinía dans ses Memoriales entre les missionnaires franciscains et les douze Apôtres renvoie explicitement aux premiers temps de l’Église et signale le caractère exceptionnel de l’entreprise américaine. Encore que dans son esprit l’expédition ne soit pas qu’un retour aux sources, elle se vit avant tout comme une marche en avant et un accomplissement. Ce présent débordant d’activités ne cesse de se projeter dans le futur en entretenant des attentes auxquelles les moines sont viscéralement attachés et que l’expérience mexicaine des conversions massives semble confirmer jour après jour.
18L’histoire qu’écrit Motolinía ne se comprend que dans ce contexte. Les douze franciscains débarqués au Mexique se posent d’emblée comme les agents d’un processus historique triplement inscrit dans la tradition chrétienne : à la fois dans les Écritures, le passé missionnaire de l’Ordre et l’imaginaire eschatologique de l’Europe chrétienne. C’est dans ce contexte qu’ils rattachent systématiquement leur entreprise à des horizons universels. Plenitudo gentium, plenitudo temporum : la conversion menée à son terme des peuples de la terre se confond avec l’accomplissement des temps. Le cadre franciscain conjugue dynamique spatiale et dynamique temporelle dans une globalité impeccablement formulée. Reste à faire entrer les Nouvelles Indes et leurs habitants dans ce cadre cosmique et chrétien. Ce sera l’une des tâches de Fray Toribio de Benavente dit Motolinía.
Le pari sur l’histoire indienne
19Ces registres constituent ce que nous pourrions appeler pour faire court l’historicisme franciscain à l’aube du xvie siècle. Ils situent la pensée des moines à des lieues des préoccupations et des pratiques des humanistes italiens en lesquels on se plaît à voir aujourd’hui les pionniers de l’histoire moderne. L’opération possède une autre particularité. Motolinía doit tout à la fois construire un passé indigène, formuler ce que doit être le présent colonial et ouvrir sur une perspective eschatologique en exploitant les informations ramassées auprès des indigènes. Face à l’avenir fébrilement attendu, un présent est en train d’émerger sous les yeux et en partie sous la conduite des franciscains. Les moines fabriquent littéralement cette nouvelle chrétienté en s’enracinant dans le monde indigène, en se lançant dans les luttes politiques locales et en luttant contre les Espagnols qui ne veulent pas d’un Mexique à la botte de l’Église.
20Le passé indigène, parce qu’il n’existe pas encore, pose d’autres problèmes. C’est ici que la démarche de Motolinía tranche sur celles des autres historiens européens. Motolinía et ses congénères ont la conviction qu’il existe au Mexique une histoire indienne, c’est-à-dire non seulement l’idée de l’histoire, mais également des livres d’histoire et des historiens13. À l’en croire, l’on dénicherait jusqu’à des biblistas, autrement dit de véritables exégètes à même d’étudier et de compiler les textes transmis par la mémoire indienne. Cette affirmation, si réductrice et eurocentrique qu’elle nous apparaisse aujourd’hui, tranche avec le mépris ou l’indifférence que manifesteront plus tard les historiens européens pour les formes d’histoire non-occidentales comme ce sera le cas dans l’Inde britannique. La référence aux pinturas des Indiens devient un réflexe obligé pour tout historien du Mexique. Aux codex préhispaniques qui échappèrent à la destruction s’ajoutèrent rapidement des sources nouvelles sous la forme de nouveaux codex qui conjuguaient pictographie et écriture latine dans une gamme d’une déconcertante diversité allant de la copie fidèle et glosée du document indien au manuscrit à l’européenne, abondamment illustré.
La voix des notables
21Pour écrire l’histoire au Mexique, il faut donc être deux. Mais quels Indiens Motolinía a-t-il en tête ? Certainement pas les masses indiennes qui à leurs corps défendant découvrent les vertus du christianisme de masse tout en subissant les effets délétères de l’exploitation coloniale, mais les élites locales qui, bon gré mal gré, ont pris leur parti de l’occupation espagnole et collaborent avec les nouveaux pouvoirs. Or les rapports de force entre les acteurs de la jeune scène coloniale sont toujours instables et leur évolution influe de manière constante sur des contacts infiniment plus complexes qu’on ne l’a cru.
22Les échanges ont lieu dans les couvents partout où les moines élisent résidence. Et il n’y aucune raison pour les limiter à Andrés de Olmos et à Motolinía. Des espaces privilégiés se mettent en place comme le collège de Tlatelolco dont les enseignements démarrent vers 1533. L’enseignement du latin, amorcé quelque temps auparavant à l’école de San José de los naturales, n’était-il pas le meilleur moyen de familiariser les jeunes indigènes aux façons de penser de leurs nouveaux maîtres14 ? Tlatelolco, aux portes de Mexico, devint de la sorte un vivier exceptionnel pour les moines sans pour autant qu’ils aient délaissé d’autres centres de l’importance de Texcoco, Tlaxcala ou Huejotzingo.
23Comment s’opèrent ces échanges ? La question n’est pas seulement de savoir si les informateurs répondent volontiers aux enquêtes franciscaines ou s’ils s’expriment contraints et forcés, et quelle marge serait alors laissée au silence, à la distorsion et à la manipulation. Il faut d’abord se demander comment d’entrée de jeu ils réagissent à l’exercice auquel ils sont conviés et qui suppose que l’histoire telle que la pratique Motolonía, ses règles et ses principes sont des évidences lumineuses et incontournables. Or l’un des traits les plus surprenants et les plus récurrents de l’historicisme du franciscain réside dans l’attribution généreuse, explicite et répétée faite aux Indiens d’un savoir assimilable à l’histoire européenne et de sources comparables aux chroniques ibériques. Les Indiens écriraient l’histoire et leurs livres contiendraient des données indubitables sur leur passé qui n’attendraient plus que l’oreille attentive de l’enquêteur pour se transformer en récit historique. Motolinía n’en doute à aucun moment.
24On comprend ici qu’une vision réductrice qui ne laisserait aux interlocuteurs indigènes que le choix entre la collaboration et la résistance ne saurait avoir cours. Seuls, des Indiens déjà familiarisés avec l’histoire à l’européenne étaient à même d’en procurer une au moine qui les questionnait, ou bien de le tromper sciemment. Mais avant même d’être en position de biaiser ou de manipuler leur interlocuteur espagnol, les informantes ont dû apprendre à décrypter les intentions du franciscain – elles sont d’ailleurs souvent explicites – et surtout à saisir la nature singulière de la demande qui leur est faite. Que Motolinia souhaite connaître les choses d’avant est un fait, mais, on l’a vu, le moine débarque aussi avec une idée du temps et de la périodisation, de l’événement et de la causalité historique inédite sur le sol mexicain, et difficilement lisible pour ses hôtes. Ce bagage, nous-mêmes aujourd’hui avons quelque mal à l’appréhender car il mobilise des savoirs qui ne font plus partie de nos horizons intellectuels. Que les informantes comprennent ou non ce qu’il leur est demandé, une chose est certaine, les moines n’ont aucunement les moyens de se passer des indigènes et tout ce qu’ils entendent restituer des temps anciens est sans cesse tributaire des éléments que consentent à leur livrer leurs interlocuteurs. En ce sens, l’écriture de l’histoire qui s’ébauche en Mésoamérique est une écriture polyphonique qui exige des ajustements et des décryptages incessants, à la fois des Européens vers les indigènes et des indigènes vers les Européens. Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que les malentendus foisonnent, chacun croyant souvent avoir saisi ce que l’autre a dans la tête, mais ils n’excluent pas des rapprochements que favorisent les sujets choisis, voire des moments de franche complicité quand les intérêts bien compris des Indiens croisent ceux des missionnaires ou même des conquistadors15.
Joas et Acamapichtli
25L’écriture de l’histoire indienne à la mode franciscaine passe en partie par l’histoire dynastique. C’est en effet l’objet de l’une de ces négociations explicites ou implicites qui confrontent les informateurs indigènes à un passé sur lequel ils n’ont pas encore perdu la main. La succession des souverains mexicas offre le moyen commode de remonter le temps et de structurer le passé que le moine est en train de fabriquer. Mais pour reconstituer une généalogie, il faut préciser les rapports de parenté qui unissent les titulaires successifs de la couronne de Mexico. Depuis l’Antiquité, les chronologies méditerranéennes s’appuyaient sur des listes de rois et ce n’est pas un hasard si Motolinía cite Julien l’Africain, l’un des précurseurs en la matière16. Ses informateurs lui proposent alors un principe qu’il prend trop vite pour une règle de succession mais qui est aussi et d’abord l’application d’une interprétation cyclique du temps. Les Indiens distillent l’information en suivant un principe d’alternance : trois frères se passent la couronne puis le fils du premier (et petit-fils d’Acampichtli) leur succède. Au terme de ce cycle, une femme transmet le pouvoir à une nouvelle génération qui à son tour verra trois frères se succéder avant que le rejeton de l’aîné ne ceigne la couronne. Une autre princesse se charge alors de transmettre la légitimité dynastique. La position au sein de chaque triade (A, B, C) influe directement sur le déroulé de chaque règne qui peut, selon le rang occupé, se révéler heureux ou malheureux17.
26Les Indiens conçoivent le passé dynastique non comme une ligne continue qui ferait se succéder des individus au profil nettement typé, mais plutôt comme un flux obéissant à des rythmes réguliers (ici ternaires), périodiquement susceptibles de se bloquer. Ils livrent donc bien la généalogie qu’on leur demande mais en l’organisant selon des principes à eux, en suivant un ordre qui leur est propre. L’idée qu’ils se font du temps et de la légitimité formate ce qu’ils extraient de leurs mémoires et de leurs codex, privilégiant ce qui fait sens dans une perspective cyclique au détriment de tout ce qui échappe à ce schéma ou qui l’invaliderait. En bout de course les deux parties sont satisfaites, autant les informateurs qui ont produit un passé cohérent à leurs yeux que Motolinía qui recueille une version en accord avec ce qu’il attend d’une histoire dynastique.
27Voilà pour le montage global. Reste à affiner certains détails. C’est ici sous la plume de Motolinía que Joas croise Acamapichtli. Le rapprochement procède d’abord d’une similitude de destin. Le Joas de la Bible est l’un des protagonistes d’une tragique histoire de famille – dominée par la figure de la reine Athalie – qui en fera le survivant miraculé d’un massacre mémorable. Côté Mexique, Acamapichtli a lui aussi échappé à un réglement de compte au sein d’un clan régnant. Cela devrait suffire. Mais on peut encore avancer, avec prudence, une autre interprétation. Joas est au cœur de relations de parenté qui peuvent nous paraître singulièrement contradictoires18. Il en va de même pour Acamapichtli. On sent d’ailleurs percer l’embarras des Indiens dans les données divergentes qui nous sont parvenues : le souvenir d’un inceste inavouable devant le moine semble avoir été résolument écarté. Confronté aux ambiguïtés des témoignages, aux repentirs et aux contradictions, le moine, qui possédait, on ne s’en étonnera guère, une solide culture biblique, a pu s’inspirer de ce parallèle pour questionner plus avant ses interlocuteurs sur les affaires de famille du souverain miraculé.
28Le résultat est inattendu : comparer le premier des souverains mexicas à un roi de Juda c’est élever le passé indien au même rang que le passé biblique. C’est donner au côté mexicain une profondeur antique : Joas règne de-836 à-798 ! C’est aussi dissocier cette mémoire indienne de ce qu’elle pouvait avoir d’exclusivement idolâtrique. Mais sans pour autant la séculariser. Rappelons enfin que Joas est celui que l’on associe au Christ, lui aussi miraculeusement épargné dans le massacre des Innocents. Qui plus est, au Portugal et, on peut le penser, dans toute la Péninsule ibérique, la figure de Joas s’impose comme celle du premier « roi caché », le prototype du roi des Derniers Jours.
29La pratique de l’analogie et du parallèle entre donc pour beaucoup dans cet effort pour écrire le passé indigène tout en le rapprochant du passé chrétien. Rapprocher sans raccorder car Motolinía se refuse à rattacher les Indiens du Nouveau Monde aux tribus perdues d’Israël. S’il est vrai que les informateurs sont amenés à retravailler à leur manière la demande franciscaine, à son tour Motolonía les engage à fouiller un passé où il ne peut s’empêcher de percevoir des résonances vétéro-testamentaires. Comme on le voit, les interactions sont constantes et la dépendance des uns par rapport à l’autre absolue.
30Parce que Motolinía doit construire un passé, il fait œuvre d’historien mais aussi parce que ce passé concerne des sociétés non-occidentales, il est obligé de travailler avec des « indigènes » et d’affronter des logiques qui relèveront bien plus tard de la discipline anthropologique. D’où sa place éminente dans l’essor d’un regard européen alternatif (parce qu’il échappe cette fois en partie à l’eurocentrisme), d’où également sa mise à l’écart dans la saga de la pensée occidentale.
Bibliographie
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Mendels, Doron. 1999. The Media Revolution of Early Christianity. An Essay on Eusebius’ Ecclesiastical History, Grand Rapids, Cambridge.
Mendieta, Jerónimo de. 1945. Historia eclesiástica indiana, México, Salvador Chavez Hayhœ, livre II, Prologue.
Motolinía. 1969. Historia de los Indios de la Nueva España, Mexico, Editorial Porrúa, Trat. II, p. 97.
Notes de bas de page
1 Leach, 1971.
2 Barletta, 2010.
3 Baudot, 1977 : 269.
4 L’ordre est reproduit dans Mendieta, 1945 : 81. Il est commenté par Baudot, 1977 : 130. Voir aussi Miguel Leon-Portilla, 1969 : 36-38.
5 Motolinía, 1969 : 97.
6 Son prédécesseur Fray Andrés de Olmos avait écrit un traité contre les sorcières avant de s’embarquer pour le Nouveau Monde.
7 de Césarée, 2012 : 104-105, note 91. Voir aussi Mendels, 1999. L’influence d’Eusèbe sur la pensée historiographique de l’Occident a été profonde et durable. Fonctionnelle, créatrice d’une identité chrétienne, promotrice de consensus au sein de la communauté des croyants, cette histoire se fondait sur le postulat, si cher aux évangélisateurs du xvie siècle, d’une « diffusion irrésistible de la foi ».
8 de Césarée, 2012 : 100.
9 Ibid. : 103.
10 Et plus encore son successeur Gerónimo de Mendieta qui n’en donnera pas moins à ses écrits le titre de Historia eclesiástica Indiana.
11 Bigalli, 1971.
12 L’Ancien Testament articulait temps cyclique et temps linéaire. Mais sans y introduire une dimension eschatologique. La formule qui s’imposera comme « les Derniers Jours » – ce qu’on appellera au xixe siècle l’eschaton – provient de la version grecque de la Bible, dite des Septante. Voir Brettler, 2004 : 123, 120.
13 Sur un texte qui ne nous est parvenu qu’en français, « Hystoire de Mechique » : « les Méchiquiens ont ung libre… », voir Baudot, 1977 : 202.
14 del Paso y Troncoso, 1939: 118.
15 Voir l’exemple fort éclairant de Juan Cano, troisième époux d’Isabel Moctezuma, héritière présumée de Moctezuma.
16 Julien l’Africain (Sextus Julius Africanus : circa. 160/180 – circa. 240) est un écrivain chrétien de langue grecque, qui nous a laissé la première chronique universelle conçue dans une optique chrétienne.
17 Gillespie, 1988.
18 Voir les incertitudes qui entourent la généalogie de la reine Athalie.
Auteur
Historien, directeur de recherche émérite au CNRS et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (Centre de Recherches sur les Mondes Américains).
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