Conclusion
Vers une sociologie temporaliste des religions
p. 287-300
Texte intégral
1L’ensemble de cette recherche est animé par la conviction, qu’il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici, que notre compréhension de l’évolution contemporaine du religieux est essentiellement déterminée par notre compréhension de la modernité, et que, dans une certaine mesure, la réciproque est vraie. Or, si la réflexion sur les rapports entre modernité et changement religieux a longtemps été une approche naturelle chez les auteurs classiques (elle est à l’origine de la sociologie des religions), il semble pourtant qu’aujourd’hui les chercheurs s’en désintéressent. La raison principale en est que la théorie classique de la sécularisation, qui voit dans le déclin de la religion le résultat nécessaire de la modernisation, ayant été décrédibilisée, l’intérêt de la macrosociologie pour la compréhension du changement religieux a été sensiblement amoindri. Si bien qu’avec l’affaiblissement général des grands récits et de l’universalisme dans les recherches scientifiques, il devient tentant de procéder à une analyse de cas, et notamment de certaines « exceptions », et d’y appliquer des hypothèses issues des théories du « middle range » (telles que le « modèle de l’économie religieuse ») ou d’une analyse des variables de caractère positiviste. Dans ce contexte, les descriptions et les analyses des phénomènes du renouveau religieux tendent à se décliner principalement dans des approches qui font la part belle aux individus et aux particularités locales. Or, si la réponse avancée par la théorie classique de la sécularisation est erronée, il n’empêche que la question des rapports entre modernité et religion demeure, quant à elle, pertinente et tout à fait essentielle – et ce, plus que jamais depuis l’émergence, ces dernières années, de phénomènes religieux nouveaux qui définissent autant de terrains urgents pour la sociologie. Face à ces phénomènes, l’affinement constant des observations n’apporte que peu de résultats, tant que nous ne revenons pas sur les conditions fondamentalement modernes qui les sous-tendent. C’est là une condition primordiale du retour (que nous appelons de nos vœux) de la sociologie des religions au centre de la sociologie. En effet, s’il est vrai que la modernité constitue l’objet essentiel de la sociologie, en tant que cette dernière est un « élément inhérent à la réflexivité institutionnelle de la modernité » (Giddens 1991, 2), la sociologie est elle-même le produit d’une auto-compréhension et d’une autocritique de la modernité. Ainsi, seule une sociologie des religions capable de formuler des propositions sur la question de la modernité sera en mesure de regagner une place centrale dans les études sociologiques. Dans une telle sociologie des religions, recherche sur la modernité et recherche sur la religion se constituent mutuellement en tant que moyen et objectif.
2C’est dans un tel esprit que nous avons essayé de reprendre ce dialogue quelque peu interrompu. À travers une observation de trois groupes bouddhistes chan contemporains, nous avons successivement analysé la signification sociologique de la reconstruction du bouddhisme en Chine post-totalitaire, les stratégies discursives qu’adopte la doctrine chan face à la montée de l’individualisme, les modalités actuelles de mobilisation collective dans la pratique religieuse, les tensions liées aux rapports spécifiques entre les laïcs et les monastiques dans le bouddhisme chinois, ainsi que leurs conséquences spécifiques. Parallèlement, nous avons abordé des thèmes étroitement liés à la vie moderne à différents niveaux et sous des aspects divers, tels que l’historicité de la modernité, l’autonomie subjective, le présentisme, la mobilité, la différenciation institutionnelle, l’intégration, la redistribution du pouvoir et le charisme... Il va de soi que chaque sujet attend des approfondissements que nous ne pouvons mener dans le livre présent qui ne vise nullement à une théorie globale de la modernité. En revanche, comme nous l’avons indiqué dans l’introduction, l’objectif essentiel de cette recherche est de forger une nouvelle méthode de réflexion reliant la recherche sur la religion et celle sur la modernité, afin d’ouvrir de nouveaux angles de vue dans l’examen des changements religieux. En prenant appui sur certaines théories sociologiques, philosophiques et historiques de la modernité, nous avons proposé d’aborder le changement religieux, en tant qu’il cristallise tout particulièrement les tensions et les compromis entre modernité et religion, dans une perspective temporaliste. Selon nous, cette perspective est non seulement utile pour réconcilier les approches « macro » et « micro » en usage dans la sociologie des religions, mais aussi bénéfique pour repérer sur différents niveaux l’évolution contemporaine des religions. Les analyses proposées plus haut ont toutes été entreprises en fonction de cette méthode d’analyse temporaliste : il est temps d’en résumer les principaux éléments.
Sociologie temporaliste : du temps à la temporalité
3Le temps n’est pas un sujet nouveau en sociologie1. Chez les auteurs classiques, la question du temps est même liée dès le départ à l’étude des religions. Durkheim a découvert l’origine religieuse de la représentation du temps, traçant pour ses disciples Marcel Mauss, Henri Hubert et Maurice Halbwachs la ligne directrice d’une analyse temporelle des classifications, des rites et de la mémoire des religions (Miller 2000 ; Gadéa et Lallement 2004). Chez Weber, l’organisation du temps est un aspect important dans l’analyse de l’éthique religieuse. Selon lui, c’est en raison de la doctrine protestante du salut prédestiné que l’Occident a développé une utilisation rationalisée du temps dans l’activité séculière et professionnelle, ce qui d’après lui a engendré le capitalisme moderne. Mais cette tradition consistant à associer temps, religion et société a malheureusement été peu reprise dans la sociologie actuelle des religions. Dans la seconde moitié du xxe siècle, grâce aux travaux d’auteurs comme Alfred Schutz, Norbert Elias, Michel Foucault, Niklas Luhmann, Anthony Giddens, Pierre Bourdieu, Ulrich Beck, Barbara Adam, le temps est certes devenu un élément indispensable de la compréhension de la vie moderne, mais les études portant sur les religions semblent toujours en décalage par rapport aux avancements obtenus par les théories sociales dans ce domaine.
4Ce décalage ne se manifeste pas uniquement dans l’absence d’analyse de la dimension temporelle des phénomènes religieux, mais aussi dans le manque de réflexion métathéorique sur le concept du temps dont nous usons. Nous avons indiqué que l’erreur fatale de la théorie classique de la sécularisation était d’avoir substitué un pronostic définitif à une observation ouverte des faits. En postulant une évolution irréversible des tendances, ce pronostic se fonde sur la conception newtonienne ou cartésienne du temps, et la pose comme universelle2. Certes, des rectifications importantes ont été apportées jusqu’ici à la théorie classique de la sécularisation (ainsi, des théories portant sur la sécularisation multidimensionnelle et les modernités religieuses multiples), mais ces rectifications se sont le plus souvent bornées à suggérer que les religions n’évoluent pas dans un cadre temporel unifié et linéaire, sans aller jusqu’à produire une réflexion approfondie sur la temporalité. La conception positiviste du temps occupe donc toujours une place prépondérante, quoique invisible. Dans la plupart des cas, le temps demeure une réalité externe et invariable, le temps de l’horloge et le temps chronologique étant souvent directement invoqués comme cadre de l’analyse et non pas comme objet de la réflexion. Ainsi, les avancées sociologiques récentes concernant le temps n’ont pas connu de prolongement dans la recherche sur les religions, et la complexité du temps, ainsi que ses rapports profonds avec le changement social n’ont toujours pas attiré suffisamment l’attention.
5Pour remédier à cette situation et proposer une approche pertinente du temps en sociologie des religions, il convient avant tout de comprendre son caractère multiforme. Le temps peut en effet être représenté, suivant les cas, soit comme un axe extérieur destiné à marquer le mouvement, soit comme un caractère inhérent de l’objet. Le temps est à la fois naturel et social, individuel et collectif, subjectif et objectif ; il relève tout autant de la conscience que de la forme, et sert autant de mesure que d’outil. Il peut se manifester comme continuité ou rupture, comme rythme ou processus, comme création ou retour, comme synchronie ou diachronie, comme mouvant ou immobile, comme cyclique ou linéaire. Le caractère multiforme du temps n’est pas une simple abstraction théorique : il provient de la diversité même de nos expériences du changement. Quand nous nous interrogeons sur l’origine des représentations du temps, nous découvrons que les conceptions du temps sont effectivement issues de phénomènes multiples, tant socio-psychologiques, comme l’interaction humaine, la mémoire et l’oubli, que biologiques, comme la naissance, la croissance ou la mort, ou encore physiques, comme dans le cas des mouvements astrologiques ou des fonctionnements mécaniques. Ces phénomènes, se superposant les uns aux autres, affectent à différents niveaux les actes et les pensées des hommes (Adam 1990, 42-45).
6Ensuite, il faut comprendre aussi que le temps est structurel et pour ainsi dire « en relief ». Que le temps comprenne trois dimensions fondamentales qui sont le passé, le présent et le futur est un constat que partage le sens commun. Mais contrairement à ce que celui-ci présume, ces trois dimensions ne sont pas successives, mais simultanées, superposées et comme croisées entre elles3. Par exemple, l’acte du « projet », qui est omniprésent dans la société contemporaine, constitue avant tout une réflexion sur le futur à partir du présent – mais une fois la réflexion faite, le futur est en même temps « passéisé » et « présentisé ». Cette superposition mutuelle des trois dimensions du temps n’a rien de mystérieux ; sa complexité structurelle est simplement occultée par ce que Luhmann (1976) appelle la conception chronologique du temps et la théorie des modalités, qui sont les opérateurs théoriques auxquels nous avons recours habituellement dans nos actions. Selon ses analyses, la conception chronologique ramène le temps à une dimension homogène, continue et différenciée, où l’analyse temporelle devient principalement une question de mesure relevant des calculs mathématiques. La théorie des modalités, partant d’une conception chronologique du temps, distingue quant à elle le passé, le présent et le futur, mais les délimitations entre ces trois dimensions demeurent mouvantes, ce qui implique que la nature du « présent » reste toujours problématique. Or, un « présent » flou entraîne des inconvénients quand on veut utiliser de manière itérative les formes modèles, comme, par exemple, dans les cas du « présent du passé » ou du « futur du futur », et génère donc un vrai risque de confusion. C’est pour rendre compte de cette complexité que Luhmann propose une méthode d’analyse phénoménologique du temps, qui part du présent pour intégrer le passé et le futur comme horizons du présent. Le « temps » est alors le rapport entre ces horizons temporels différenciés, et devient la différence entre le passé et le futur ainsi que son interprétation actuelle. On voit que par une telle méthode, des faits structurels d’une plus grande complexité sont substitués au simple concept de temps.
7La tâche d’une sociologie temporaliste apparaît dès lors en toute clarté. Elle ne consiste pas à analyser « l’essence » du temps, ni à saisir la durée ou à mesurer la longueur du temps, mais à cerner sa diversité à travers une analyse de la structure temporelle, autrement dit une analyse de la façon dont s’organise dynamiquement le passé, le présent et le futur, et de la signification sociale de cette organisation. En d’autres termes, l’objectif d’une sociologie temporaliste est d’examiner la « temporalité », c’est-à-dire les conditions et les modes par lesquelles l’objet étudié adopte une forme temporelle précise. Le concept de temporalité ne s’ancre dans aucun temps « naturel » ou « social » particulier : il ne sert qu’à désigner le caractère spécifique de la structure temporelle de l’objet étudié.
8Ainsi, l’étude de tous les changements sociaux, et donc des changements religieux, ne consiste plus à classifier, ni à pronostiquer dans un cadre chronologique les différents états de l’objet étudié dans le temps, mais à examiner les conditions et la logique du changement lui-même en tant que fait temporel sociologiquement construit, c’est-à-dire la recomposition qui est faite du passé, du présent et du futur dans le changement en question. En réalité, le changement (ainsi que la stagnation, quand elle est perçue comme relative) ne reçoit son « sens » que dans la temporalité ; et la temporalité elle-même est la propriété nécessaire et suffisante pour que l’objet entre dans une relation significative avec le temps (Elchardus 1988). La tâche d’une sociologie temporaliste consiste donc à comprendre, à travers une observation des symptômes temporels tels qu’ils apparaissent dans les représentations, les pratiques, les discours et les institutions, les différents ordres liés au changement, ainsi que leur sens.
Temporalité de la modernité : réflexion sur la réflexivité
9Dans cette perspective, la modernité n’est rien d’autre qu’un régime du temps ayant comme centre le dépassement perpétuel de soi. Depuis le début de ce régime, l’évolution positive, qui s’actualise dans le progrès, la croissance et la nouveauté devient une source de valeurs, qui fait de la modernité une dynamique continuellement ouverte sur le changement. Sous cette domination de l’orientation vers le futur, l’organisation de la vie sociale et la construction du sujet autonome sont traversées par un développementisme omniprésent. Parallèlement, comme la scission entre le champ d’expérience et l’horizon d’attente ne cesse de s’accentuer, la pression du changement que subit le présent devient aussi de plus en plus grande, et le temps comme source du changement devient une denrée rare. Ainsi, l’efficacité dans l’utilisation du temps, autrement dit la « vitesse » de traversée dans et entre les espaces physiques et sociaux, devient un facteur qu’il faut absolument prendre en compte dans l’organisation des actions. Le changement volontaire et l’aptitude à satisfaire au plus vite les attentes représentent désormais un enjeu considérable dans l’autosatisfaction et la répartition du pouvoir, tandis que sont remises en cause les valeurs associées au temps continu, stable et permanent, du fait qu’elles nivellent les différences entre futur, présent et passé, contredisant ainsi la priorité accordée au futur.
10Le mode principal d’auto-construction de la temporalité moderne consiste à systématiser et routiniser la réflexivité. Celle-ci se traduit dans la vision temporalisée de l’histoire ainsi que dans les idéologies évolutionnistes ; elle se manifeste dans une conscience de crise banalisée dans le quotidien ainsi que dans les critiques sociales construites à partir d’elle ; elle s’incarne dans la négation permanente des paradigmes anciens dans les pratiques scientifiques, ainsi que dans des prévisions et des interventions constantes sur le futur ; elle se présente dans toutes sortes de médiums de socialisation facilitant la réalisation de soi chez les sujets autonomes, et s’exprime dans les grands ou petits projets modernes de constructions politique, économique et culturelle. Que la réflexivité et ses caractéristiques paradoxales s’enracinent d’emblée dans la modernité, les sociologues précurseurs en ont aussi pris conscience4. La description marxienne du mouvement antagoniste entre la force de production et les rapports de production, ainsi que l’idée d’un capitalisme fossoyeur de lui-même dans le mouvement même de son développement en sont les illustrations les plus manifestes5. Cependant, la réflexivité ne s’appréhende clairement que dans une négation continue du passé, alors que la première modernité, en tant que négation de l’antiquité et de la tradition, ne se comprenait que comme une rupture fondatrice, mais ponctuelle. En effet, ce n’est que lorsque la modernité se nie elle-même dans l’expérience du désenchantement post-industriel que la réflexivité apparaît comme sa caractéristique essentielle. La découverte post-moderniste de la réflexivité de la modernité a été prolongée dans le travail de périodisation de la modernité, et dans l’établissement de concepts dérivés tels que ceux de haute-modernité (Giddens 1991), de seconde modernité (Beck 2001) et d’ultramodernité (Willaime 1998 ; 2006b), recherches qui témoignent toutes du fait que l’auto-déconstruction est la façon même dont la modernité persévère en elle-même. Loin de toucher à son terme, la modernité se radicalise toujours plus.
11La découverte de la réflexivité de la modernité nous a permis d’approfondir notre compréhension de la temporalité moderne. Si nous disons que celle-ci est fondamentalement portée vers le futur, cela ne signifie pas que la modernité trouve son origine dans une utopie ou une dystopie, mais que, dans la structure temporelle de la modernité caractérisée par sa réflexivité, la dimension du futur devient déterminante. Que l’attitude générale de l’idéologie dominante soit optimiste ou pessimiste, que nous devions faire face au progrès ou aux risques, la réflexivité ne s’établit qu’à partir du futur. Par conséquent, la réflexivité passéise toujours – même lorsqu’elle s’applique au futur, ce qui génère une « colonisation du futur » ou bien un « futur passé ». En effet, que la réflexivité soit le pouvoir conféré aux agents par la structure de réagir contre elle-même, ou bien l’aptitude à la connaissance ou à la critique, ou encore une capacité de construction autobiographique (Beck, Giddens et Lash 1997, 111), elle entraîne toujours un acte de sortie hors de soi, ce « hors-de-soi » étant précisément le mode essentiel du « futur » de son autotemporalisation.
La religion dans les conditions modernes : traditionalisation de la tradition
12Si la réflexivité, le changement et le futur constituent le noyau de la modernité, alors, la pression à laquelle est soumise la religion dans la société moderne n’est pas difficile à imaginer. Nous avons déjà montré que la religion est un ordre qui se légitime principalement par la tradition, qui se présente comme stable et continu, toujours dirigé vers son origine sacrée, et qu’elle est pour ainsi dire fondamentalement anhistorique. Compte tenu de cette affinité particulière entre la religion et la tradition, et de la place prépondérante qu’occupe le « passé » dans la temporalité religieuse, il est naturel que la religion se retrouve dans un rapport de tension aiguë avec la modernité. De ce point de vue, la théorie classique de la sécularisation n’est en rien due au hasard, car la religion, à l’image des sociétés médiévale et antique et des sociétés non occidentales, joue le rôle de l’Autre dans le processus d’interrogation sur elle-même que poursuit la modernité.
13La tradition étant le champ principal de légitimation de la religion, celle-ci constitue le dépositaire ou le gardien parfait de la tradition, et la situation de la religion dans la société moderne est tout naturellement liée à la place de la tradition dans la modernité. Or, à partir du moment où l’idée de tradition désigne exclusivement l’héritage de l’époque pré-moderne relatif aux religions institutionnelles que nous étudions, et non pas toute donnée du passé dans un sens relatif – par exemple la « tradition communiste » ou autres « traditions modernes » – alors, la modernité est nécessairement une négation de la tradition ; car une telle tradition ne garde son sens plein que lorsque la réflexivité est absente. Dans une société pré-moderne, une tradition ne persévère que d’être inconsciente, le respect qu’on lui témoigne étant pré-réflexif (Shils 1981). Cette tradition est en elle-même quelque chose de quasi naturel (Osborne 1995, 127), se fondant sur l’« inconscient collectif » de la communauté, et constituant une source fondamentale de toute légitimité dans une société où la différenciation institutionnelle ne s’est pas encore complétement déployée. Mais dans une société moderne caractérisée par la réflexivité, la continuité est dévalorisée, et la totalité du passé ne passe plus pour être une évidence. La tradition est obligée de faire face à des examens critiques, et l’observation qu’elle exige est constamment confrontée à l’exigence d’une légitimation d’elle-même. C’est précisément, et uniquement aussi, parce que la tradition irréfléchie – c’est-à-dire la tradition authentique – a commencé son déclin que nous pouvons faire appel à l’idée d’une société « post-traditionnelle » pour résumer notre situation actuelle.
14Toutefois, même dans la société post-traditionnelle la plus extrême, les traditions enracinées dans la société pré-moderne ne peuvent pas disparaître totalement. L’expérience nous montre que dans des domaines précis, comme celui de la religion, la tradition, ou les discours et les pratiques qui sont considérés comme traditionnels, se perpétuent encore sous des formes d’actualisation diverses. La question se pose dès lors de savoir dans quel sens cette tradition survivante peut encore être appelée une « tradition ». Giddens (Beck, Giddens et Lash 1997, 66-74) estime que les traditions conservées dans la société moderne réflexive comme des résidus ont perdu toute relation substantielle avec la tradition authentique, et se sont vidées de leur sens. Inspiré par la psychanalyse freudienne, il diagnostique dans le respect observé aujourd’hui envers les traditions une « addiction » liée à une compulsion de soi. L’addiction désigne chez lui le fait que l’on est conscient que la répétition n’a plus aucun sens réel, tout en continuant de la répéter, comme par inertie. Cette répétition est séparée de la réflexivité institutionnelle, et manque de réalité sur le plan logique et moral. Selon Giddens, tel est d’ailleurs le caractère essentiel de la tradition à l’époque post-traditionnelle.
15En affirmant que l’addiction, en tant que pathologie, est due essentiellement à la contradiction entre la conscience et la répétition, Giddens suggère que la tradition ne peut pas passer l’épreuve de la réflexivité moderne. Or, si, dans certains cas, les faits lui ont donné raison, notre étude montre également que la tradition peut elle aussi adopter une démarche de réflexivité et devenir le produit d’une construction consciente, susceptible de s’insérer de manière active dans la structure sociale existante et de s’adapter aux conditions changeantes de la société. Dans ce cas, le « passé » n’est plus reçu de manière irréfléchie, mais se « répète » de manière consciente et inventive, en adoptant diverses stratégies face aux crises, réelles ou potentielles, provoquées par le changement moderne. Comme l’a montré Habermas (2001, 152) : les traditions culturelles deviennent réflexives à mesure qu’elles se voient retirer une validité jusque-là incontestée, et qu’elles s’ouvrent aux critiques. La perpétuation de la tradition exige dès lors son appropriation consciente par ses porteurs. Les trois cas étudiés dans la recherche présente sont exemplaires de cette réappropriation réflexive de la tradition. La reconstruction du Temple Chan Bailin a été effectuée à la faveur d’un réaménagement de l’espace conçu, jusque dans ses moindres détails, par un travail d’évocation sélective de l’histoire, ainsi que par la commémoration ciblée de héros légendaires et la reconstitution imaginaire de la généalogie. Les théories du Chan Vivant et du Chan de la Pleine Conscience se sont élaborées sur la base de réinterprétations des doctrines traditionnelles, en vue de les adapter aux besoins, éprouvés par les croyants modernes, d’auto-constitution d’un sujet autonome. Le Village des Pruniers, le Temple Chan Bailin et la Société Chan Moderne, par des modes de mobilisation collective qui leur sont spécifiques – la retraite hebdomadaire, le Camp d’été pour la jeunesse et la communautarisation urbaine reterritorialisée – ont tous cherché à assurer une praticabilité à la religion dans des conditions modernes ; ils ont brisé le cadre temporel traditionnel des rites bouddhiques, rendu floue l’exigence statutaire des participants, et diminué le contraste ancien entre l’espace d’agrégation des bouddhistes et son environnement. La construction du bouddhisme laïc entreprise par la Société Chan Moderne a même ouvertement intégré la réflexivité dans la tradition bouddhique, en déclarant l’abolition des ordonnances indiennes obsolètes et des privilèges cléricaux des monastiques comme condition sine qua non d’une vraie reconstruction de la tradition du Grand Véhicule et de l’école Chan chinoise.
16De fait, la tradition dans une société post-traditionnelle n’est pas nécessairement opposée à la réflexivité ; au contraire, elle est susceptible d’être construite consciemment par la réflexion. Dès lors, le maintien de la tradition n’est plus une répétition par inertie, un réflexe vide de sens, mais se fait par des revendications et des reformulations, en fonction des exigences du présent et du futur, de telle sorte que la tradition se transforme en « mémoire volontaire ». En d’autres termes, si la réflexivité a provoqué le détachement de la tradition inconsciente, elle a aussi et peut-être surtout favorisé un rattachement conscient à la tradition. Celle-ci n’est plus une force sociale omniprésente et non questionnée, mais une instance soumise à la critique, liée à une communauté particulière, consciemment défendue par celle-ci, et qui se différencie de toutes sortes de traditions parallèles ou alternatives. En ce sens, la tradition n’acquiert la conscience de soi que dans la société moderne ; ce n’est qu’à ce moment qu’elle se traditionalise. Dans ce contexte, la perpétuation d’une religion traditionnelle n’est plus, et ne peut plus être, un simple retour au passé : elle devient nécessairement la conséquence d’une réflexion consciente et d’un choix actif.
Quatre approches pour repérer les changements religieux modernes : constitution sociale de la temporalité
17Grâce à la réflexivité, le caractère dynamique de la tradition accède à la conscience, ce qui signifie que la religion et la continuité dans laquelle elle s’inscrit peuvent, dans une certaine mesure, s’intégrer dans une structure sociale et une conscience individuelle de soi dominées par la temporalité de la modernité. Ce processus constitue précisément l’évolution religieuse moderne : tout en intégrant les compromis obtenus entre la tradition et le changement, il maintient certaines tensions entre le passé et le futur. Étant donné que ces compromis et tensions se cristallisent sous de multiples aspects, notre compréhension sociologique du changement religieux doit opérer selon une approche plurielle. Dans cette étude sur les groupes réformateurs du bouddhisme chan, nous avons analysé quatre aspects de la constitution sociale de la religion : l’institution, le discours, la pratique et l’autorité. Ces quatre perspectives, qui correspondent à ce qui nous est apparu comme les quatre approches fondamentales de l’interprétation sociologique de la religion, ont constitué autant d’occasions de saisir dans leur singularité des efforts de recomposition d’une temporalité religieuse spécifiquement moderne. À chaque fois, nous avons tenté de cerner le point où le temps de la religion rejoint les expériences sociales dans leur diversité, établissant ainsi des « ordres du sens » spécifiques. Reprenons brièvement, pour conclure, ces quatre perspectives.
18D’abord, la religion peut être considérée comme un mode de production culturelle où la culture prend la continuité pour axe central et ne cesse de reproduire la pertinence du passé dans le présent. L’institution religieuse et ses agents sont chargés, principalement mais pas exclusivement, d’entreprendre cette production. Dans la société moderne, cette culture de continuité est confrontée à l’extraordinaire pression exercée par un régime dominant du temps qui se voue au futur et au changement. L’institution religieuse est alors obligée, afin de se préserver, d’évoquer constamment le passé au présent par un usage stratégique du symbolisme.
19Deuxièmement, la religion peut être considérée comme un mode de construction de soi où la temporalité religieuse tournée vers le passé se doit de créer un mécanisme permettant à la mémoire de l’institution de se particulariser à un niveau individuel. Cela nécessite une doctrine qui saura satisfaire les besoins qu’ont les individus modernes de se constituer en sujets autonomes, et qui saura également réorienter la conscience temporelle linéaire dominée par le futur dans leur constitution de soi. Dès lors, le présent individuel, en tant que point d’insertion dans la vie quotidienne et articulation entre passé et futur, entre subjectivation et objectivation, devient l’élément de focalisation que se disputent la temporalité religieuse et la temporalité moderne.
20Troisièmement, la religion peut être considérée comme un mode d’intégration sociale, dans la mesure où le maintien de la religion institutionnelle et la validation collective de la signification religieuse des expériences personnelles ne peuvent se passer des interactions sociales basées sur la co-présence spatiale et temporelle. Dans une société moderne où l’espace social ne cesse de se multiplier, et l’ordre temporel de se différencier, l’organisation du rassemblement religieux se doit de prendre en compte une intégration systémique entre le temps religieux et les autres temps sociaux, ainsi que la mobilité des participants.
21Enfin, la religion peut encore être considérée comme un mode de répartition du pouvoir. Les statuts des hommes d’une même religion ne sont pas à égalité. Les privilèges dont jouissent les monastiques dans la distribution des biens de salut leur sont conférés par leur engagement à « temps plein » dans la vie monacale et ecclésiastique, qui relève d’une éthique extramondaine. Or, dans une société moderne où s’accentue l’affaiblissement de l’autorité institutionnelle monopoliste et où s’affirme l’identité des élites croyantes laïques, les tensions entre laïcs et religieux ne peuvent que se renforcer. Ainsi, dans les nouveaux mouvements religieux, les privilèges du clergé existant sont susceptibles d’être remis en question par le prophète laïc qui sait mettre en jeu son altérité, recourir à la conscience réflexive moderne pour contester la légitimité de l’ordre établi, et renforcer ainsi l’efficacité sociale de son autorité charismatique.
22Évidemment, la constitution sociale de la religion ne se limite pas à ces quatre aspects, qui structurent le livre présent. Il y a certainement d’autres dimensions du changement religieux, où les faits temporels sont également des enjeux capitaux, et pour lesquelles d’autres approches sont sans doute légitimes. Notre objectif était seulement, ici, de montrer comment une sociologie temporaliste devait nous permettre de faire collaborer recherche sur la religion et recherche sur la modernité – de montrer comment, en fin de compte, le sociologue du religieux se devait de penser aussi son temps pour ce qu’il est, dans sa temporalité propre.
Notes de bas de page
1 Pour une histoire de la sociologie du temps, voir Adam (1990) et Bergemann (1992).
2 De ce point de vue, les théories classiques de la sécularisation sont typiques d’une conscience moderne.
3 Une des formulations philosophiques de ce dispositif est le fait de Heidegger. Selon lui, le « temps » accessible à l’entente ordinaire est souvent une simple suite du passé, du présent et du futur, alors que la temporalité authentique est en fait, selon ses termes, « le phénomène unificateur où l’avenir apprésente en ayant été » (1986, 383-410).
4 Aussi, les risques et les crises actuels d’une « modernisation réflexive » ne sont pas les conséquences intentionnelles d’une modernité première, mais constituent des parties intégrantes de la modernité : ils sont le résultat logique et nécessaire de la modernité elle-même. Voir Beck (2001) et Adam (2003). Il faut admettre ici que la première modernité comportait également un aspect réflexif (par rapport à son propre passé) : l’expression de « modernisation réflexive » peut légitimement apparaître comme un pléonasme.
5 Que le marxisme soit une source importante pour le post-modernisme n’a donc rien d’étonnant.
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