Chapitre XII. Le charisme révolutionnaire à l’œuvre : Li Yuansong et le Chan Moderne
p. 243-268
Texte intégral
De la vertu intellectuelle à la vertu morale
1L’échec de l’organisation de l’« Association du bouddhisme de Chine » en 1912 est un coup dur pour Ouyang Jian : son élève Lü Cheng (1990) note qu’il « vécut dès lors dans l’Imprimerie pour se consacrer exclusivement à la parole des sages, sans plus jamais s’intéresser aux choses extérieures ». En fait, Ouyang Jian n’avait pas renoncé à sa quête d’une égalité religieuse entre les laïcs et les monastiques. Si son maître Yang Wenhui aspirait encore à la vie monastique, jugeant qu’elle possédait des mérites extraordinaires dans la recherche de la sainteté, chez Ouyang Jian, elle ne conférait aucune vertu morale particulière. Dans le premier article de la charte de son Institut des études bouddhiques chinoises, publiée en 1908, il fait inscrire l’objectif dans des termes dépourvus de toute ambiguïté : « Notre Institut a pour but de développer le bouddhisme, de former des personnes capables de porter haut le bouddhisme pour le bien du monde, et non pas des individus aspirant à sortir de la famille pour leur intérêt propre. » Cette assertion lancée manifestement contre les monastiques provoque un vif débat entre Ouyang Jian et le moine Taixu (Yu Lingbo 1995, 372-373). Mais dans les explications qu’il donne par la suite à la devise de l’Institut, Ouyang Jian rédige (1996, 117-129) spécialement un chapitre « Sur la notion de “maître” » (Shi Shi xun 釋師訓) pour « écarter les absurdités » (pimiu 辟謬), dans lequel il réaffirme d’abord que les laïcs/jushi peuvent critiquer les monastiques, et qu’ils sont les égaux de ces derniers ; il affirme ensuite que la cause du déclin du bouddhisme réside précisément dans la règle de restriction qui stipule que « ne peuvent être maîtres que les clercs, et ne peuvent être clercs que ceux qui vivent dans le cadre monastique ». Puis, citant des textes classiques à l’appui, il critique ce qu’il juge être dix idées fausses sur la relation entre le clergé et les laïcs dans le bouddhisme chinois. En s’appuyant sur certaines sources doctrinales indiennes, il revendique une multiplicité de façons d’être « clerc » (seng 僧) : entrer dans l’ordre n’en est qu’une parmi d’autres. Les bouddhistes laïcs font pleinement partie du « genre ecclésiastique » (senglei 僧類), et peuvent également atteindre la délivrance parfaite ; le fait qu’ils puissent progresser dans la sainteté bouddhique justifie le droit pour eux de recevoir des dons. Aussi les laïcs peuvent-ils également prétendre au titre de « maître » et dispenser tout aussi bien que les monastiques l’enseignement bouddhique. Quant aux interdictions traditionnelles faites par les monastiques (aux bouddhistes laïcs de prendre connaissance des préceptes ; aux monastiques d’étudier auprès des laïcs même si ces derniers sont de grands connaisseurs du bouddhisme ; et aux bouddhistes laïcs d’être traités sur un pied d’égalité avec les monastiques dans la détermination de leur statut et rang), toutes ces interdictions sont purement et simplement des erreurs. Ces déclarations de Ouyang constituent le plus important document disponible sur la revendication d’égalité entre les laïcs et les monastiques dans l’histoire du bouddhisme chinois.
2Toutefois, la tentative de Ouyang pour estomper la différence de statut entre monastiques et laïcs n’a pas exercé d’influence substantielle sur le champ bouddhique chinois de l’époque. Malgré le prestige intellectuel incomparable dont a pu jouir Ouyang Jian pour ses recherches et ses enseignements sur le bouddhisme, son appel n’a pratiquement pas d’influence immédiate. Cet échec ne s’explique pas simplement par une forte opposition des monastiques et même des bouddhistes laïcs « conservateurs ». Il est aussi dû à la relative faiblesse de la stratégie de Ouyang Jian, qui, en confondant vertu intellectuelle et vertu morale, prétend même que la vertu intellectuelle est la première vertu morale pour les bouddhistes (Ji 2009).
3L’idée essentielle de Ouyang Jian pour la constitution d’un bouddhisme laïc autonome est de libérer le « dharma » du monopole des monastiques. Cependant, le « dharma » est entendu ici plutôt comme la connaissance intellectuelle du bouddhisme. D’après Ouyang Jian, les monastiques et les laïcs sont en principe égaux car ils sont tous bouddhistes. S’il existe une sorte de supériorité des uns par rapport aux autres, elle ne dépend pas de la sortie de la vie séculière, mais du degré de compréhension du dharma : « Ce qui est apprécié par notre Bouddha, c’est la vision correcte » (1996, 124). En d’autres termes, ce qui différencie les monastiques des laïcs est en fait leur niveau bouddhologique. Cela implique que si un laïc maîtrise mieux la bouddhologie qu’un monastique, ce dernier doit le respecter comme « maître ». Ouyang Jian poursuit en cela la tradition du bouddhisme chinois, où la relation maître-disciple est fondamentale, mais voit dans la vertu intellectuelle la qualité essentielle du maître. Dans « Sur la notion de “maître” », Ouyang Jian exprime d’emblée l’idée selon laquelle statut du maître, idéal de délivrance et foi sont confondus en un seul et même principe :
« Bouddha » est le premier principe, « maître » est le premier principe. Aujourd’hui, si l’on veut se faire maître, il s’agit en fait de se faire bouddha. La « pensée d’éveil » (putixin 菩提心) est le premier principe, « maître » est le premier principe. Aujourd’hui, si l’on veut se faire maître, il faut déjà avoir la volonté d’avoir la « pensée d'éveil ». (Ouyang 1996, 117-118)
4Or, comment peut-on devenir un « maître » ? La réponse de Ouyang Jian est claire : « Un maître se forme par ses connaissances et ses visions, mais pas par la sainteté acquise ou la pratique rituelle » (1996, 121). De cette façon, si Ouyang Jian ne va pas jusqu’à négliger la vertu morale comme voie de qualification des « maîtres », il laisse entendre que la vertu intellectuelle et la vertu morale ne sont pas dissociables. En tout cas, l’argument de Ouyang Jian a pour objectif de rendre le titre de « maître », jusque-là monopolisé par les monastiques (et essentiellement par les moines), accessible aux intellectuels laïcs. Il insiste (1996, 127) : « Que les moines ne se prosternent pas devant l’empereur, cela est raisonnable. Mais ils sont dans leur tort s’ils ne se prosternent pas non plus devant la personne [laïque] dotée d’une bonne connaissance (shanzhishi 善知識) [du bouddhisme]. »
5Il n’est pas étonnant que cette idée de Ouyang Jian paraisse difficile à accepter pour les monastiques. En fait, les critiques viennent à la fois des monastiques conservateurs et des moines réformateurs. Par exemple, le célèbre moine réformateur Taixu s’oppose à l’idée du maître bouddhiste redéfini par Ouyang Jian et rappelle qu’en principe, seuls les monastiques sont les représentants du dharma dans ce monde et susceptibles d’être maîtres au sens religieux (Taixu 1927). Cependant, cet avis ne l’empêche pas de partager l’idée de Ouyang Jian selon laquelle, pour être un bouddhiste digne de ce nom, il est essentiel de parvenir à une bonne compréhension des doctrines bouddhiques. De plus, Taixu reconnaît que, parmi les laïcs, il existe toujours des individus qui ont qualité pour enseigner le bouddhisme et qui méritent le respect des monastiques. Mais il touche le point essentiel quand il demande : finalement, y a-t-il un mérite particulier à être un monastique qui est « sorti de la famille » ?
Les bouddhistes laïcs apprennent et diffusent le bouddhisme ; c’est là une façon d’être bouddhiste accessible à tout le monde, car ils n’ont pas besoin d’abandonner leurs affaires séculières. Mais s’ils abandonnent leurs affaires séculières et se consacrent entièrement au bouddhisme par le raffinement à l’intérieur et la promotion du bouddhisme vers l’extérieur, que devient la différence entre eux et les monastiques ? Pourquoi alors ne se font pas-t-ils monastiques selon l’institution bouddhique ? Ainsi, il existe une question primordiale : désormais, dans le bouddhisme, l’existence des monastiques reste-t-elle encore nécessaire ? Si la réponse est non, on peut supprimer l’ordre clérical. Si la réponse est oui, alors les monastiques et les laïcs doivent rester chacun à leur place. (Taixu 1970, tome 10, 216)
6En réalité, Ouyang Jian n’a jamais explicitement nié les mérites de l’ascèse extramondaine en tant que telle. Sur ce point, son attitude est plutôt ambiguë, et c’est une des raisons pour lesquelles il ne parvient pas à dissoudre complétement les privilèges du clergé. En effet, le pouvoir sacré des monastiques se fonde non seulement sur la maîtrise de la connaissance bouddhique, mais aussi sur la supériorité morale. Certes, les vertus de connaissance et de moralité peuvent se conjuguer, être parfois la condition l’une de l’autre, mais elles ne peuvent se convertir simplement l’une dans l’autre. Si la vertu intellectuelle des bouddhistes a pu, du fait des efforts d’intellectuels bouddhistes laïcs comme Yang Wenhui et Ouyang Jian et au moins pour une bonne partie des bouddhistes laïcs et des monastiques, être redéfinie comme une capacité à comprendre et à réinterpréter rationnellement les classiques du bouddhisme1, la vertu morale des bouddhistes demeure une toute autre question : fondamentalement, celle-ci provient d’une pratique éthique systématisée, d’un mode d’existence.
7La question du statut s’éclairera si nous examinons la façon dont le statut de monastique est légitimé dans le discours bouddhique traditionnel. Dans les textes anciens, les monastiques tirent leur surplus de vertu morale du fait qu’ils ont choisi un mode de vie trop rigoureux pour que les laïcs y aient accès. Ainsi, Xiao Ziliang 蕭子良 (460 ?-494), empereur de la dynastie des Qi du Sud converti au bouddhisme, énumère dix-huit difficultés qu’il faut surmonter pour se faire moine, et qui justifient le respect qui entoure les moines2 :
(1) renoncer à l’amour de ses parents, (2) couper la relation avec sa femme et ses enfants, (3) abandonner les pouvoirs et son statut social, (4) souffrir de la faim et économiser la nourriture, (5) renoncer aux mets recherchés et observer une diète végétarienne, (6) étudier avec acharnement et travailler péniblement, (7) ne pas ménager les sept trésors (sept métaux et pierres précieux) et rester désintéressé, (8) ne pas accumuler de l’argent mais le distribuer, (9) se servir soi-même sans employer des serviteurs, (10) ne pas regarder de belles couleurs, (11) ne pas écouter de musiques, (12) ne pas collectionner de parures, (13) ne pas soigner son corps, mais oublier sa forme et sa vie, (14) ne pas s’adonner au sommeil, mais travailler sans dormir jour et nuit, (15) cesser les contacts avec les autres pour rester dans la solitude, (16) ne pas faire attention au goût des boissons et nourritures, (17) ne pas manger après-midi, (18) vivre parmi les morts et éloigner les êtres aimés.
8Plus important encore est le fait que les moines sont capables de demeurer constamment dans ce genre de vie, jusqu’à la dernière seconde de leur existence en ce monde. Le bouddhisme a ainsi élaboré un système complexe de préceptes et de disciplines pour assurer la continuité et la pureté de cette vie ascétique. Les novices sont obligés de suivre dix règles de base : (1) ne pas tuer, (2) ne pas voler, (3) ne pas avoir de relation sexuelle, (4) ne pas mentir, (5) ne pas boire d’alcool, (6) ne pas mettre de produits cosmétiques, (7) ne pas regarder les danses et les spectacles, ni écouter de chansons, (8) ne pas utiliser de chaises ni de lits trop grands, (9) ne pas manger hors des repas, (10) ne pas accumuler d’argent ni d’objets de valeur. Les moines et moniales ayant reçu l’ordination doivent suivre respectivement 250 et 348 préceptes ; la violation de ces préceptes est considérée comme une faute grave. Si les moines ont la possibilité de reprendre la vie séculière et de redevenir moine six fois (les moniales n’ont pas ce privilège), de tels actes sont dépréciés par les bouddhistes.
9Dans ces circonstances, quand les bouddhistes laïcs prétendent à l’égalité religieuse par rapport aux monastiques, et ce pas seulement au plan intellectuel, ils sont contraints de chercher à prouver que la vie des laïcs dans ce monde ci, quoique impure selon l’éthique bouddhique traditionnelle, peut également conduire à la délivrance parfaite. Ce qui implique une nouvelle compréhension de la voie vers la délivrance, ainsi qu’un renversement du rapport traditionnel de la morale et du pouvoir sacrés : une démarche proprement révolutionnaire, qui ne peut être le fait des seuls lettrés-intellectuels, mais présuppose l’intervention d’un prophète charismatique au sens wébérien du terme.
Charisme de prophète contre charisme de virtuose
10Chez Max Weber, le charisme est un concept à la fois clair et ambigu. Si Weber le définit à plusieurs reprises (1968, 1111-1120 ; 1971, 2493, 430 ou 2006, 81 ; 1996, 370) en décrivant les traits de la domination charismatique ou des dirigeants charismatiques, ces définitions ne correspondent pas véritablement à la richesse et à la dynamique qui ressortent de l’usage que fait Weber du terme dans ses écrits. Cet usage est en réalité très souple, et comporte de nombreux niveaux, de l’état le plus intense du charisme « authentique » jusqu’à sa forme routinisée et confondue avec la tradition ou la discipline : on a là un ensemble de qualités hors du commun, mais qui ne constituent pas nécessairement un continuum. Selon leur origine, on peut en effet distinguer le charisme personnel, le charisme de fonction ou le charisme héréditaire ; en fonction des domaines particuliers où le charisme s’applique, on peut faire la différence entre charisme de raison, charisme de savoir-faire, charisme scientifique ou encore charisme de l’esprit et du goût, etc. (Dericquebourg 2007).
11On voit donc bien la dimension plurielle du charisme. C’est pourquoi son utilisation est souvent un défi pour les sociologues. Comme le dit Clifford Geertz :
Il y a de multiples thèmes dans le concept wébérien du charisme : la plupart d’entre eux sont plus énoncés que développés, et la préservation de la force du concept dépend de leur développement et de la découverte, ce faisant, des dynamiques exactes de leurs jeux combinés. (Geertz 1999, 154)
12On peut certes, pour simplifier les choses, chercher le caractère général de toutes sortes de charismes, et le réduire à une simple « qualité extraordinaire ». Une telle généralisation n’est pas inutile, mais n’est certainement pas celle que préfère Weber. En fait, ici comme ailleurs, pour Weber, un concept sociologique est avant tout un outil flexible destiné à forger des comparaisons polarisées, bilatérales ou multilatérales, et à des échelles différentes selon les sujets étudiés. Coexistent donc chez Weber la domination charismatique, la domination traditionnelle et la domination légale, ainsi que les distinctions entre le charisme de prêtre, le charisme prophétique et celui du magicien. De ce point de vue, une utilisation wébérienne de la théorie de Weber consiste plutôt à offrir de nouvelles perspectives typologiques pour comparer les actions et les relations sociales humaines. C’est dans cet esprit que nous reprendrons à notre compte la notion de charisme dans les pages suivantes4.
13Étant donné l’objectif de la recherche présente, nous proposons de comparer deux charismes : celui de virtuose religieux, possédé par les monastiques, et celui de prophète, qui caractérise les révolutionnaires religieux ou les fondateurs de sectes. Ces deux genres de charismes se distinguent par leur rapport à la temporalité. Le charisme du virtuose religieux s’inscrit dans la répétition, la continuité et la persistance. Son porteur est charismatique, car il est capable de se maintenir dans une situation extraquotidienne, à l’exclusion de tout changement dans l’avenir, comme dans la vie monacale. Une fois que cette capacité est reconnue, entraînant une admiration affective de la « masse », son détenteur acquiert une autorité particulière. À l’inverse, le charisme de prophète est issu de la nouveauté, de la rupture et de la flexibilité. Son porteur est celui qui ose mettre en cause la tradition et réussit à convaincre un public par le nouvel espoir qu’il suscite. En ce sens, autant le charisme du virtuose religieux est conservateur, expression de la pérennité d’un mode de vie qu’il cherche à prolonger, autant le charisme du prophète est révolutionnaire, indissociable d’un changement qu’il manifeste autant qu’il en fait la promotion5. Précisons ce point en comparant les modes de l’extraquotidien du monastique et celui du prophète.
14Pour les pratiquants laïcs, les monastiques bouddhistes, ou au moins certains d’entre eux, sont dotés de charisme. S’inscrivant dans une vie extramondaine extrêmement disciplinée, et donc extraquotidienne par rapport à celle des laïcs, ils développent un charisme fondé sur un engagement total, qui leur fait adopter une méthode systématique et rationalisée de délivrance. Sans rapport avec des expériences contingentes, telles qu’on en trouve dans la mortification irrationnelle ou l’extase orgiaque, leur vie monastique « implique la possession consciente d’un fondement durable et unifié de la conduite de vie » (Weber 2006, 329) ; « elle va dans le sens de la maîtrise la plus complète des affects du corps et de l’âme, une maîtrise vigilante, volontaire et hostile aux instincts, et implique une réglementation systématique de la vie, subordonnée à la finalité religieuse » (Ibid., 331). Autrement dit, la vie monastique est organisée en vue d’assurer « la continuité de l’habitus religieux », et ce « dans l’intérêt d’une acquisition durable et continue du salut religieux » (Ibid., 330) : autant d’expressions qui désignent l’habitus propre à la vie monastique. Car le monastique accompli n’est jamais que celui qui intériorise et incorpore les préceptes et les disciplines bouddhiques, celui dont les comportements, les paroles et les pensées sont toujours conformes aux normes sans qu’il lui soit besoin de réfléchir, c’est-à-dire en somme un individu « travaillé » en profondeur par le bouddhisme monastique, ou, comme le disent les Chinois, un être qui « a bien pratiqué » (you xiuxing 有修行).
15À l’inverse, la clé du charisme prophétique ne réside pas dans un état durable de l’attitude religieuse, mais dans une intuition personnelle, un jugement subjectif, une révélation ou une illumination acquises souvent subitement, ainsi que dans une capacité à s’adapter à son temps et à suggérer un nouvel espoir de délivrance pour ses contemporains. Selon Weber, un prophète est, en termes sociologiques, « le porteur d’un charisme purement personnel, qui, en vertu de sa mission, proclame une doctrine religieuse ou un commandement divin » (2006, 153). De cette définition, nous pouvons déduire le fait qu’un prophète est doté de deux caractéristiques simultanées : une vocation personnelle, et une doctrine à proclamer. Dans la typologie wébérienne des personnages religieux, la première caractéristique distingue le prophète du prêtre, la seconde du magicien. De plus, ces deux caractéristiques expliquent pourquoi un prophète est nécessairement révolutionnaire : pratiquement, il ne s’attache à aucune église ou communauté existante ; théoriquement, il élabore une nouvelle doctrine rivalisant avec l’ancienne. Or, si Weber n’a pas opposé le prophète et le virtuose religieux, il me semble qu’en suivant sa logique, cette opposition peut légitimement se faire, car, comme nous l’avons signalé, si le prophète est révolutionnaire, le virtuose religieux est quant à lui détenteur d’un charisme conservateur.
16Cette tension entre le virtuose et le prophète s’explique non seulement par les différents registres temporels où s’inscrivent les origines de leur charisme, mais aussi par les différentes modalités temporelles qui constituent leur extraquotidienneté. En effet, si la vie monacale engendrée par le système des préceptes et des disciplines est extraquotidienne par rapport à la vie séculière, le charisme des monastiques ne consiste pourtant qu’en la capacité à quotidienniser cette vie extraquotidienne. D’après Weber, en effet, la systématisation et la rationalisation de la méthode de délivrance conduit précisément au dépassement de la contradiction entre « l’habitus quotidien et l’habitus religieux extraquotidien » (Ibid., 329)6. Or, l'extraquotidienneté du prophète s’observe dans sa vocation à créer une nouvelle méthode de délivrance (même si cette vocation se présente souvent comme un retour à la « vraie » tradition), ce qui implique souvent une perspective nouvelle sur le monde, et donc une extraquotidiennisation du quotidien. Autrement dit, le prophète sait créer une rupture dans la vie quotidienne en vertu de son don personnel : l’essentiel du secret de la délivrance est « déjà là », mais c’est le prophète qui le découvre et le dévoile au monde. C’est à notre avis une des raisons pour lesquelles Weber dit que la prophétie est « presque toujours issue de cercles de laïcs », ou du moins prend appui sur eux (2006, 203).
17Durant la première moitié du xxe siècle en Chine, au moment où des lettrés bouddhistes laïcs s’efforcent de redéfinir la vertu intellectuelle dans le champ du bouddhisme, émergent également des bouddhistes laïcs de caractère prophétique qui se dressent contre le monopole de la vertu morale par les monastiques. Ces laïcs promeuvent leur propre version des techniques de délivrance, en vue de construire, en dehors du contrôle exclusif du clergé, un nouvel ordre de la distribution des biens de salut. Il n’est pas étonnant que les principales références auxquels ces prophètes ont recours émanent de l’école ésotérique (mizong 密宗) et de l’école Chan. En effet, dans ces deux traditions bouddhiques, il existe des possibilités pour les laïcs d’acquérir les biens de salut de façon relativement rapide, tout en contournant la domination du clergé.
18Ainsi, d’après l’école ésotérique, on peut aboutir à des succès religieux, y compris à l’état de Bouddha, en suivant simplement un bref entraînement constitué de méthodes secrètes, parfois de caractère magique, sous la direction personnelle d’un grand maître. En Chine, cette école est assez populaire pendant un certain temps au viie et viiie siècles, puis disparaît complétement, avant de connaître une renaissance au début du xxe siècle (Chen et Deng 2000, 347-381). Si la redécouverte de cette tradition apparaît positive pour bien des bouddhistes, elle bouleverse aussi l’équilibre du pouvoir religieux entre monastiques et laïcs, et provoque la vigilance et les critiques des bouddhistes orthodoxes. En effet, en l’absence de toute instance monastique, certains laïcs déclarent individuellement avoir obtenu les méthodes secrètes, suite à des séjours au Japon ou au Tibet où existe toujours l’école ésotérique. Revendiquant des titres tels que « maître supérieur » (shangshi 上師), ces laïcs se mettent à enseigner leurs savoirs et techniques occultes, créant ainsi des organisations sectaires. L’un de leurs chefs de file est le bouddhiste laïc Wang Elongyuan 王弘願 (1876-1937), qui a appris les méthodes ésotériques au Japon. Dans les années 1920, il fonde une « société de conférences » en Chine du Sud, et y enseigne sa doctrine ; pendant quelques années, il y « baptise » ou « bénit » (guanding 灌頂) des milliers de bouddhistes. Il prétend que ses méthodes sont les meilleures du bouddhisme, et semble avoir l’ambition de devenir le leader de tous les monastiques et bouddhistes laïcs chinois. Inévitablement, ses idées et son entreprise font l’objet de critiques et de protestations de la part de beaucoup de monastiques et de bouddhistes laïcs de l’époque.
19Parallèlement, l’école Chan devient également un foyer de prophètes laïcs. Bien qu’elle constitue une branche traditionnelle du bouddhisme chinois, sa dimension individualiste et anti-rationnelle permet une forme d’auto-validation des biens de salut, ce qui la rend potentiellement favorable à l’émergence des prophètes. Selon le Chan, le but de la pratique du bouddhisme est d’aboutir, quels qu’en soient les moyens, à l’éveil, c’est-à-dire à retrouver sa propre nature. Cette oeuvre peut être accomplie subitement grâce aux efforts et à la « racine supérieure » (shanggen 上根) de l’individu. Par conséquent, les bouddhistes laïcs chinois qui présentent des caractères de prophète au début du xxe siècle se rattachent fréquemment à l’école Chan. On peut compter parmi eux Yuan Huanxian 袁煥仙 (1887-1966) et Yang Du 楊度 (1875-1931). Yuan se convertit au bouddhisme à l’âge d’environ 40 ans, et dès le début apprécie l’école Chan. Selon sa biographie, à l’âge de 53 ans (en 1940), il rencontre des problèmes à la lecture d’un gong’an d’un maître chan de la dynastie des Song. Il consulte des moines célèbres et âgés rencontrés dans la région, mais sans obtenir de réponse satisfaisante. Enfin, il décide de s’enfermer dans un logement en s’obligeant à réfléchir sur le gong’an « Maître Deshan ne répond à personne pendant la pratique du soir ». Un mois plus tard, alors qu’il est en méditation assise, il entend le bruit de l’ouverture d’une porte. Ce bruit brise d’un seul coup toutes ses questions et doutes, et lui permet d’accéder à l’illumination subite. Depuis, il ne cesse de prêcher sa compréhension du chan, et ne connaît plus la perplexité. En 1943, il crée avec d’autres bouddhistes laïcs l’Ermitage Vimalakīrti7 (Weimo jingshe 維摩精舍) à Chengdu 成都, qui attire de nombreux laïcs et moines. Il est également invité dans un monastère pour diriger des méditations collectives. Pourtant, il semble que sa méthode chan ne soit pas reconnue par tous les moines. En 1945, alors que Yuan Huanxian jouit déjà d’une grande réputation, quelqu’un montre les notes de ses discours sur le chan au Maître Taixu. Après les avoir lues, ce dernier les jette à son assistant, estimant que les propos de Yuan ne sont qu’absurdités. Naturellement, l’attitude de Taixu provoque des critiques de la part des partisans de Yuan Huanxian (Chen et Deng 2000, 299-301). Un autre prophète bouddhiste laïc, Yang Du, ne connaît pas le succès de Yuan Huanxian pour créer un groupe, mais sa nouvelle doctrine paraît encore plus révolutionnaire. D’après le récit qu’il en fait lui-même, Yang Du aurait connu l’illumination subite alors qu’il montait le Mont Lushan 廬山 en Chine du Centre, en voyant soudain la lune sortir des nuages. Dès lors, il prend le nom de « Maître chan du tigre » (Hu chanshi 虎禪 師) et appelle de ses vœux une « école Sans-Soi » (wuwo zong 無我宗). Selon lui, le chan est la méthode « la plus haute entre toutes » (wushang shangcheng 無上上乘) du bouddhisme ; « une illumination spontanée suffit pour devenir immédiatement saint et extraordinaire ». Il écrit d’ailleurs un Essai sur un nouveau bouddhisme en 1928, dans lequel il critique la vie monastique comme garantie de la possession continue des biens de salut, et préconise une « libération des moines et moniales pour qu’ils puissent vivre comme les bouddhistes laïcs » (Chen et Deng 2000, 309-310).
20Ainsi, alors que pour être un bouddhologue, il suffit d’avoir une connaissance intellectuelle du bouddhisme, un prophète se doit de posséder un capital proprement religieux, par exemple une méthode secrète de délivrance ou une expérience de l’illumination, qui légitime sa revendication de gérer les biens de salut des autres. On voit donc que la genèse et le développement de la bouddhologie moderne ne sont pas suffisants pour affecter le statut dominant des monastiques. Malgré leur érudition et leur revendication d’égalité entre monastiques et laïcs, les intellectuels laïcs comme Ouyang Jian n’ont jamais à proprement parler détenu une vertu morale comparable à celle des monastiques. Ils ont pu établir des écoles et enseigner à des élèves, mais sans un statut religieux reconnu : ce qu’ils transmettent est plus un savoir que le dharma en lui-même. En revanche, les prophètes osent se donner la vertu de sainteté et ainsi se qualifier pour enseigner les méthodes de délivrance et regrouper des partisans. Avec le charisme prophétique, ils se donnent les moyens de se confronter au pouvoir sacré de virtuose des monastiques et de devenir des maîtres au sens religieux.
21Pourtant, après cet âge d’or de la première moitié du xxe siècle, les prophètes bouddhistes et leurs communautés connaissent un fort déclin, en grande partie pour des raisons politiques dans le monde chinois. En Chine populaire, l’État communiste tente de régler l’ensemble de la vie religieuse bouddhiste à travers son Association officielle des bouddhistes fondée en 1953. Pendant les années 1950 et 1960, presque tous les groupes bouddhistes laïcs indépendants sont supprimés ou absorbés par l’Association officielle, qu’ils soient sectaires ou orthodoxes. À Taïwan, le gouvernement nationaliste exilé prend des mesures semblables à celle du PCC en favorisant le monopole de l’institution bouddhique officielle. Sous cette politique, l’Association bouddhiste de la République de Chine, une association officielle appuyée par le gouvernement, domine le champ bouddhique taïwanais de 1952 à 1987, année où la loi martiale est levée (Jiang Canteng 1996, 250-253). La situation change à la fin des années 1980 : avec les transformations économiques, sociales et politiques, le bouddhisme laïc reprend de la vigueur des deux côtés du détroit de Taïwan, et l’on voit réapparaître des communautés dirigées par des prophètes charismatiques. Mais c’est surtout à Taïwan que, grâce à la démocratisation et à l’établissement de la liberté d’association en 1989, le bouddhisme entre dans une nouvelle époque de différenciation et de pluralisme8. De nouveaux groupes de bouddhistes laïcs émergent et leurs activités prennent des formes très diverses (Wen 1994, 239-243).
22Parmi ces groupes, la Société Chan Moderne se présente comme une communauté de bouddhistes réformateurs créée par un prophète laïc typique : Li Yuansong. Comme nous l’avons indiqué dans le chapitre X, contrairement aux groupes ordinaires de bouddhistes laïcs, la Société Chan Moderne remet en question les privilèges religieux des monastiques et se donne une autorité indépendante des monastères dans la gestion des biens de salut. Li Yuansong a même établi un « clergé » de laïcs pour transmettre sa version des méthodes bouddhiques de délivrance. D’un point de vue sociologique, la Société Chan Moderne marque assurément une rupture dans l’histoire du bouddhisme laïc chinois. Nous allons à présent examiner comment son leader a obtenu le charisme prophétique, comment il a remis en cause la vertu morale des monastiques, et enfin comment il a légitimé son idéal d’un bouddhisme laïc moderne.
Li Yuansong : les révélations d’un prophète exemplaire moderne
23Li Yuansong est un prophète exemplaire au sens wébérien du terme. Weber a distingué deux types de prophétisme, la prophétie éthique et la prophétie exemplaire. Selon lui, Zarathoustra est le modèle du premier et le Bouddha est le représentant le plus évident du second :
En effet, soit le prophète est [...] un instrument au service du Dieu, dont il proclame la volonté – qu’il s’agisse d’un ordre concret ou d’une norme abstraite – et qui exige, en vertu de sa mission, l’obéissance comme une obligation éthique (prophétie éthique). Soit il est un homme exemplaire, qui indique aux autres, par son propre exemple, la voie du salut religieux, comme le Bouddha, dont les prédications ne portent trace ni d’une mission divine ni d’un devoir éthique d’obéissance, mais s’adressent à ceux qui ont besoin du salut et songent à leurs intérêts propres, en les invitant à suivre la même voie que lui (prophétie exemplaire). (Weber 2006, 167 ; voir aussi 1996, 355)
24En principe, il n’y a pas de notion de « dieu » transcendant à proprement parler dans le bouddhisme, et cet « athéisme » est même plus radical dans l’école Chan. Bien qu’un prophète bouddhiste puisse porter une mission divine pour « sauver les êtres dans ce monde », il n’est en aucun cas le porte-parole d’un dieu. En fait, dans l’école Chan, une manière traditionnelle de constituer le charisme est précisément de se modeler sur les exemples des éveillés reconnus, tels que Bouddha, les bodhisattvas ou les maîtres-ancêtres9. Autrement dit, un prophète bouddhiste chan est reconnu comme charismatique parce qu’il est considéré comme un excellent héritier du Bouddha, des bodhisattvas ou des maîtres-ancêtres, et donc parce que lui aussi est un modèle pour les bouddhistes dans ce monde. Ainsi, pour un « prophète exemplaire » de l’école Chan, le moment de l’accession à l’éveil éprouvé par des éveillés reconnus est crucial pour l’acquisition du charisme.
L’acquisition et l'auto-validation des biens de salut
25L’itinéraire biographique de Li Yuansong est typique de celui d’un prophète : c’est un laïc, issu de la couche sociale inférieure et très versé dans les choses spirituelles, qui ne ménage pas ses efforts sur le chemin de la recherche religieuse (Li Yuansong 1996, 178-212). Né en 1957 dans le village de Shiting 石碇 près de Taipei, Li Yuansong est fils de mineur. Pendant son enfance, son petit frère est gravement malade, et sa grande soeur est obligée d’interrompre l’école et d’aller à Taipei pour chercher un gagne-pain. La pauvreté de sa famille l’oblige à arrêter les études après l’école primaire, et il aide ses parents en vendant des fruits. Sous l’influence de sa mère, Li Yuansong se convertit à l’âge de treize ans à Yiguandao 一貫道 – un culte populaire qui, comme le montre son nom, unit tous les éléments religieux chinois « sur un seul fil ». Il reste adepte de cette religion pendant neuf ans. Li est un jeune garçon très doué : dix-sept jours seulement après sa conversion à Yiguandao, il devient un petit « lecteur » (jiangshi 講師). Pour accomplir sa tâche d’enseignement, il lit des classiques et acquiert ainsi ses premières connaissances en pensées taoïste, bouddhique et confucéenne. Puis, au contact d’étudiants universitaires, il commence à lire des ouvrages de sciences humaines, tels que des essais de psychologie. Au début des années 1980, il se convertit au bouddhisme auprès de Wuguang (ou Wu Kuang) 悟光 (1918-2000), moine de l’école ésotérique. Par la suite, il fait la connaissance de Hongyin (ou Hong Yin) 宏印 (né en 1949), moine et disciple du grand maître bouddhiste Yinshun (ou Yin Shun) 印順 (1906-2005). Yinshun est un des plus célèbres disciples de Taixu. Exilé à Taïwan en 1952, il fait partie de la première génération de bouddhologie moderne parmi les monastiques, et ses œuvres ont une grande influence sur les intellectuels bouddhistes taïwanais. Grâce à l’aide de Hongyin, Li Yuansong lit alors les œuvres de Yinshun ; il s’y plonge pendant cinq ans, et lit aussi beaucoup d’autres classiques bouddhiques. Désormais convaincu que la compréhension bouddhique de l’univers et de la vie humaine est beaucoup plus profonde que celle du Yiguandao, il s’en dégage complétement et devient un bouddhiste dévot.
26Pourtant, l’étude des doctrines bouddhiques finit par ne plus le satisfaire. Il réalise avoir été obsédé par l’idée d’un abîme infranchissable entre l’état de délivrance décrit dans les classiques et son état réel tant physique que mental. Comment peut-on accomplir l’oeuvre de délivrance promise par la doctrine bouddhique ? C’est à ce moment qu’il dépasse son attachement à la bouddhologie qui l’avait initié à la croyance bouddhique.
À plusieurs reprises, j’ai relu les textes dans le Miaoyunji (妙雲集, Recueil des nuages merveilleux)10 de Yinshun, mais je n’ai pas pu trouver les matières qui m’auraient permis de me sortir de l’étranglement qui m'étreignait. En revanche, la lecture des livres chan et de ceux de l’enseignement ésotérique, que j’avais mis de côté depuis un certain temps en raison de l’attitude négative de Maître Yinshun à leur égard, qui m’avait fait douter d’eux, m’a à ce moment-là donné un espoir. Ces livres m’ont enseigné que le chemin vers la fin de l’étranglement et l’affranchissement de l’abîme auquel je me trouvais confronté ne consistait qu’en l’exercice hardi de la méditation. À partir de là, j’ai commencé à pratiquer la méditation d’une façon persévérante. Les classiques ont tous été mis de côté, [...] tout mon esprit s’est concentré sur la pratique de la méditation et sur l’entretien d’une vision profonde. (Li Yuansong 1996, 188-189)
27C’est un tournant capital pour Li Yuansong. Désormais, il abandonne la recherche intellectuelle pour la contemplation mystique. À partir de 1986, il se consacre avec acharnement à la pratique de la méditation chan. Malgré un travail à temps plein, il pratique tous les jours la méditation assise pour un minimum de huit heures, pendant trois ans. Durant cette période, il connaît des dizaines d’illuminations, grandes et petites.
28Février 1988 est le moment décisif. Li Yuansong se heurte à « la perplexité la plus grande » depuis qu’il a commencé à étudier le bouddhisme :
À l’époque, j’ai connu des doutes : la doctrine du « co-surgissement conditionné et du non-moi » (yuanqi wuwo 緣起無我) est-elle vraiment une vérité ? Qui peut en apporter la preuve ? Est-ce que Bouddha a vraiment parlé de cette doctrine ? Qui peut en apporter la preuve convaincante ? Même si Bouddha en a parlé, qui peut comprendre l’idée réelle de Bouddha ? De plus, quand bien même cette doctrine représente l’idée réelle de Bouddha, qui peut prouver que Sakyamuni fut un Bouddha ? Qui peut le prouver ? Qui ? Je méditai continuellement sur ces questions pendant onze jours pendant lesquels je ne dormis qu’une dizaine d’heures au total. [...] Enfin, en pleine méditation, un coup de tambour parvint soudainement à mes oreilles. Et grâce à ce « pan », tous mes doutes disparurent et j’eus le cœur en paix. (Li Yuangsong 1996, 190)
29Ce récit autobiographique du réveil de Li Yuansong diffère peu de ceux des autres maîtres chan dans la tradition : après une recherche acharnée de la vérité et une longue méditation, il atteint soudainement l’éveil grâce à un événement qui se produit par hasard. C’est cette illumination subite qui lui confère les biens de salut indispensables à un « maître » bouddhiste et à un prophète exemplaire. Dès lors, Li Yuansong cesse d’être un bouddhiste ordinaire.
30Plus tard, Li Yuansong déclare qu’il est « arhat délivré par la sagesse » (huijietuo aluohan 慧解脱阿羅漢). C’est-à-dire que s’il n’est pas un « grand arhat » (da aluohan 大何羅漢) doté d’une puissance miraculeuse, il est cependant déjà délivré au niveau de l’esprit. A d’autres occasions, il s’identifie aussi à « celui qui possède les douze vertus spirituelles d’un éveillé, qui connaît la Voie et s’est libéré résolument des trois perplexités » (juzu jiandaozhe shierzhong xinxing, yongduan sanjie de wudaozhe 具足見道者十二種心行, 永斷三結的 悟道者) ou au « pratiquant qui apprend la persévérante Voie de Bodhisattva avec les yeux purs du dharma » (fayan qingjing xuexi pusadao de xingzhe 法眼清淨學習菩薩道的行者) (2000a, 244).
Critiques à l’égard du bouddhisme traditionnel
31C’est seulement un mois après son illumination que Li Yuansong commence à vouloir révéler aux autres la voie de la délivrance. En mars 1988, il commence à enseigner sa propre version du bouddhisme chan à Taipei et crée la Société Chan Moderne, qui affiche d’emblée une ambition de réforme radicale du bouddhisme. En décembre 1988, il publie un article intitulé « De quel bouddhisme a-t-on besoin ? » (1994b, 68-76). Selon lui, le bouddhisme contemporain se doit d’être indulgent, d’échapper à l’esprit de clan, et d’attacher de l’importance à la méditation. Il sous-entend ainsi que le bouddhisme traditionnel à Taïwan s’est montré jusque-là peu tolérant, sectaire et éloigné de la vraie pratique. De plus, lors d’une conférence, Li Yuansong déclare que la Société Chan Moderne a pour but de faire renaître le Chan des dynasties Tang et Song, et que le problème du bouddhisme à Taïwan est que « le chan existe, mais sans maître ».
32Dans un entretien avec le philosophe Yang Huinan 楊惠南, qui se tient en 1998 (Li Yuansong 2000a, 213-284), Li Yuansong pousse plus avant l’explication des raisons de la création du Chan Moderne. D’après lui, les temps ont changé, et le chan doit s’adapter à la vie moderne, en valorisant notamment l’éthique dans le monde séculier. Il ajoute que le bouddhisme traditionnel n’arrive pas à satisfaire les besoins des individus modernes, et déplore que certains bouddhistes se limitent à faire du chan un sujet de conversation.
33En mai 1993, lors d’une conférence donnée devant les cadres de la Société Chan Moderne et intitulée « Pourquoi je propose le Chan Moderne et l’orientation future de la Société Chan Moderne » (1994c, 278-282), il procède à une critique plus directe et systématique du bouddhisme traditionnel. Selon lui, le bouddhisme à Taïwan décline pour deux raisons : l’une liée aux personnes (certains instructeurs bouddhistes ont d’après lui un esprit dépravé), l’autre au dharma. Concernant le dharma, il fait état de trois problèmes. Premièrement, les idées essentielles du bouddhisme ne sont pas bien comprises par les croyants ; or, sans compréhension de ces idées, même les œuvres charitables effectuées au nom du bouddhisme ne peuvent être comptées comme du bouddhisme véritable. Deuxièmement, la voie de la délivrance n’est plus pratiquée par personne, si bien que personne n’est capable d’exposer clairement une méthode systématique de délivrance authentique. Troisièmement, le bouddhisme traditionnel observe des règles dépassées, et sa vision de la vie est incompatible avec l’esprit de notre époque, qui se caractérise par « la rationalité, l’humanité et l’ouverture » : c’est pourquoi ceux qui désirent pratiquer le bouddhisme se retrouvent souvent en proie au doute.
Déclaration du Chan Moderne
34Tout en critiquant le bouddhisme traditionnel, Li Yuansong et ses disciples élaborent leur propre doctrine, qui devient de plus en plus sophistiquée et systématisée. Début 1992, la Société Chan Moderne rend publiques les « Dix Insistances de la Société Chan Moderne du Bouddhisme » (Xiandaichan 1992) : un appel en faveur de la réforme, dans lequel la signification de la vie monastique pour la délivrance est niée, le monopole du dharma par la communauté des monastiques contesté, tandis que la valeur éthique de la vie des laïcs dans le monde séculier est reconnue. Les idées principales de cette déclaration sont les suivantes :
- La passion sensuelle et le désir doivent être orientés plutôt que réprimés.
- L’esprit scientifique et humanitaire doit devenir la base de la vie religieuse des bouddhistes. Il faut problématiser les doctrines du bouddhisme traditionnel qui s’opposent à l’esprit moderne.
- Pour celui qui veut suivre « la Voie de Bodhisattva » (pusadao 菩薩道), il faut qu’il prenne d’abord à cœur la vie de ses proches. Il ne faut pas abandonner ses responsabilités et ses devoirs laïcs pour pratiquer le bouddhisme.
- Pour les bouddhistes, le plus important est le dharma mais pas la discipline monastique. Le dharma est la vérité éternelle. En revanche, les règles monastiques ont été élaborées il y a plus de deux mille ans et sont devenues inacceptables pour la plupart des gens d’aujourd’hui.
- L’illumination est difficile à atteindre, mais elle n’est pas impossible. Chacun a la possibilité de se délivrer au cours de sa vie.
- Comme religion de sagesse, le bouddhisme doit d’abord mettre l’accent sur le salut par la sagesse plutôt que sur les forces surnaturelles et les œuvres de charité.
- Le bouddhisme doit faire grand cas de l’enseignement. Il ne faut pas dépenser la plupart des ressources disponibles pour construire de grands monastères.
- Chaque bouddhiste a le droit de représenter le Bouddha, le Dharma et le Sangha à condition de vivre selon le dharma et de cultiver sagesse et compassion.
- Un bouddhiste doit avoir foi en sa croyance, mais il peut aussi reconnaître d’autres religions comme des voies de vérité.
- La Société Chan Moderne est une organisation qui a sa propre généalogie, ses propres règles de discipline et ses propres institutions.
35À la fin 1992, Li Yuansong résume la différence entre le Chan Moderne et le bouddhisme traditionnel en neuf points (1994b, 86-92), qu’il nommera « Styles de la Société Chan Moderne » lors de la publication de ses œuvres en Chine continentale en 1996. En voici un résumé :
- Insister sur le principe d’empirisme. Bien que la science ne soit pas toute puissante, l’esprit scientifique rationnel peut aider les bouddhistes à éviter la superstition et l’obéissance aveugle à l’autorité.
- Ce sont l’ignorance et la conception de l’existence inhérente du « moi », et non la passion sensuelle et le désir qui constituent des obstacles sur le chemin de la délivrance.
- Il ne faut pas abandonner les responsabilités et les devoirs humains laïcs pour des idéaux religieux individuels.
- L’esprit « chevaleresque » (xiayi jingshen 俠義精神)11 est la base de toutes les vertus.
- La Société Chan Moderne estime que les anciennes disciplines monastiques issues de l’Inde établies voilà deux mille ans ne sont pas conformes à l’esprit de la Voie de Bodhisattva du Grand Véhicule. Elles sont non seulement impossibles à respecter dans la vie moderne, mais aussi en contradiction avec les principes de la sagesse du salut. Nous soutenons seulement les principes moraux et nous obéissons aux lois.
- La méthode principale du Chan Moderne est de vivre le moment présent avec l’ensemble des forces de l'univers. Les méthodes traditionnelles du chan ne sont pas toutes efficaces dans la vie moderne.
- L’illumination n’est pas si difficile à atteindre, même si les capacités de chaque bouddhiste diffèrent. Ceux qui sont doués peuvent aboutir à l’éveil soudainement et directement.
- Nous unifions et intégrons les enseignements et les pratiques du Grand Véhicule, du Petit Véhicule, et de l’école ésotérique.
- Le vrai sangha est composé de croyants vertueux. Les laïcs peuvent être bodhisattvas comme les monastiques. La tradition selon laquelle les monastiques sont supérieurs aux laïcs, qui existe depuis deux mille ans, n’est pas fondée.
Nouvelle méthodologie de la délivrance
36Les « Dix Insistances » et neuf « Styles » de la Société Chan Moderne contiennent déjà l’essentiel de la nouvelle méthode de délivrance qu’il propose dans la société moderne. En outre, Li Yuansong élabore une série de démarches plus concrètes pour pratiquer le Chan Moderne. Il s’agit de pratiques divisées en treize étapes (1994c, 7-65). Ceux qui parviennent à la treizième étape sont susceptibles d’éprouver l’esprit de bodhisattva et de jouir de la délivrance absolue. Ces treize étapes de délivrance sont les suivantes :
- Les sentiments et les désirs qui existent déjà (y compris des intérêts et des goûts personnels) peuvent être pleinement mis en jeu à condition que cela n’enfreigne pas la loi, ni ne blesse les autres.
- Viser avant tout à se transformer en personne moderne, c’est-à-dire à cultiver un esprit rationnel, démocratique et altruiste.
- Élever courageusement son esprit, consacrer toute son énergie à vivre le présent, jour et nuit, que l’on soit en train de marcher ou de rester debout, assis ou couché.
- Écouter, lire et réciter les sutras du bouddhisme du Grand Véhicule, du Petit Véhicule, et de l’école Chan.
- Méditer dans la concentration, contempler les manifestions des trois sceaux du dharma12 ; méditer dans la concentration, contempler les subconscients du soi.
- Après les méditations, se mettre à appliquer ce qu’on a appris, corriger tous les comportements, paroles et idées qui ne sont pas conformes aux trois sceaux du dharma.
- Être illuminé subitement sur le fait qu’il n’existe pas une Origine. Se rendre compte immédiatement de la vacuité et du co-surgissement conditionné de l’univers. Pouvoir ainsi faire partie des disciples saints du Bouddha.
- Résider dans la concentration, sans intention aucune, mais dans une conformité spontanée à la Voie.
- De nouveau, méditer dans la concentration, contempler les preuves des trois sceaux du dharma ; méditer dans la concentration, contempler les subconscients du soi.
- Après les méditations, appliquer ce qu’on a appris, corriger tous les comportements, les paroles et les idées qui ne sont pas conformes au principe du sans-Origine et du nirvāṇa.
- Approfondir la compréhension spontanée du nirvāṇa au niveau intellectuel, jusqu’à la communiquer au niveau de son être même ; se dégager une fois pour toutes de la fausse vision de l’existence du sujet et de l’objet.
- Sentir émerger une grande compassion dans son cœur : « Pour que tous les êtres puissent se libérer de la souffrance, je suis prêt à me manifester sous des formes différentes ; il est possible que j’aie le sommeil éternel ce soir, je suis prêt à vous offrir tout ce que j’ai. »
- Pour sauver tous les êtres, apprendre toutes les méthodes du bouddhisme et se perfectionner sans arrêt dans la possession de la sagesse de Bouddha.
37Sur chacune de ces treize étapes, Li Yuansong a encore des interprétations précises. Par exemple, selon lui, la quatrième, la cinquième et la sixième étapes constituent un cycle d’approfondissement progressif. Ces trois étapes peuvent également correspondre à treize démarches. Toutes ces méthodes sont résumées par Li Yuansong comme « la combinaison de la concentration et de la contemplation » (zhiguan shuangyun 止觀雙運), destinée à nous faire voir « le paysage de notre intérieur » (bendi fengguang 本地風光). Outre ces méthodes, qui constituent le noyau du Chan Moderne, Li Yuansong propose également beaucoup d’autres instructions sur la pratique du bouddhisme, qui sont recueillies dans une vingtaine de livres publiés à Taïwan et en Chine populaire13.
Nouvelles disciplines et préceptes, nouvelle vertu
38L’objectif de la rationalisation et de la systématisation des méthodes de délivrance est de répondre aux besoins d’enseignement et de transmission de la doctrine dans le groupe. Selon Li Yuansong, la différence entre le Chan Moderne et le bouddhisme traditionnel réside précisément dans ces méthodes, puisque celles-ci sont conçues pour les hommes modernes, même si elles poursuivent les mêmes buts que celles du chan classique.
[...] Toutefois, certaines personnes sont troublées : puisqu’il y a déjà eu par le passé le Chan de Bouddha, le Chan du Maître-ancêtre, le Chan Linji, le Chan Caodong... pourquoi promouvoir un Chan Moderne à Taïwan ? Ce que j’ai à leur dire est ceci : la compréhension intérieure peut certes se passer des mots, mais pour peu qu’il faille en parler, il faut alors s’adapter autant que possible à son époque ! Si nous en parlons à une personne au fin fond d’une montagne, le style peut être très souple ; mais si nous nous adressons non pas à une personne, mais à l’humanité tout entière du monde moderne, alors la façon dont nous parlons a besoin d’être mûrement réfléchie. Les idées et l’esprit que veut exprimer le Chan Moderne sont identiques à ceux du chan classique, mais son interlocuteur est l’homme moderne rationnel – vivant à l’époque des sciences et de la démocratie : c’est pour cela qu’il porte le nom de Chan Moderne.
[...] Et j’ajouterai que, même si « toutes les voies sont des voies de délivrance », celles que pratiquait le chan par le passé étaient conçues dans le contexte d’une société rurale, alors que nous nous retrouvons aujourd’hui dans une époque totalement nouvelle. À moins de nous contenter de l’extase chan personnelle, tout être qui pense à faire profiter de la vérité bouddhique l’humanité actuelle, doit chercher à ouvrir une voie qui n’oblige pas à abandonner notre façon de vivre, qui ne soit pas en contradiction avec l’esprit scientifique et rationnel, mais qui mène aussi à la délivrance : j’estime qu’il s’agit là d’un objectif commun à tous les bouddhistes modernes, et c’est aussi la principale raison pour laquelle je m’engage à promouvoir le Chan Moderne. (Li Yuangsong 1994c, 11-14)
39En revanche, une méthode n’est jamais dissociable de l’objectif recherché. Or, proposer une nouvelle méthode de délivrance, c’est aussi redéfinir le sens de la vertu bouddhiste. L’investissement total dans la vie ascétique que pratiquent les monastiques n’est plus considéré comme indispensable pour la délivrance. Ainsi, le Chan Moderne, qui ambitionne de raviver le « chan des Tang et des Song » censé incarner le vrai chan, ne peut omettre le fait – et c’est ce que souligne Li Yuansong – que le chan des Tang et des Song était essentiellement un bouddhisme monastique, tandis que le Chan Moderne se passe principalement « à la maison », dans le monde des laïcs.
Si aujourd’hui, l’enseignement fondamental du bouddhisme, c’est de comprendre que « la voie est la même que ses manifestations », que « le co-surgissement est vide », alors, pourquoi ne peut-on pas aider les gens à faire l’expérience du dharma dans leur vie séculière de tous les jours ? Qui dit que la pratique du bouddhisme doit toujours passer par la vie monastique pour atteindre le niveau d’arhat ? Je ne le pense pas ! (Li Yuansong 1993, 211)
40Le bouddhisme laïc s’avère donc être une revendication consciente du Chan Moderne. Comparé à d’autres groupes de laïcs bouddhistes, la Société Chan Moderne a pour principale caractéristique son rejet de la vie monastique : l’ascèse extramondaine n’est plus considérée comme la voie obligée du salut. Ce refus s’adosse à une conception moderniste de l’histoire, qui postule que la morale et l’ordre doivent évoluer avec le temps.
41Selon les interprétations données par le disciple de Li Yuansong, Wen Jinke (ou Wen Chin-Ko) 溫金柯 (2005, 3-95), la réforme menée par Li sur la conduite de vie bouddhiste comprend deux dimensions : l’une portant sur les « préceptes » (jie 戒), l’autre sur les « disciplines » (lü 律). Ces deux notions, dont l’usage est selon lui souvent indifférencié dans le bouddhisme chinois, sont en fait très différentes. Les préceptes sont des lois que l’on s’impose à soi-même : ils sont spirituels et introspectifs ; les disciplines sont des règles fixées pour le maintien de l’ordre du groupe : elles sont coercitives et hétéronomes. Wen reprend l’idée de Yinshun, selon laquelle le bouddhisme « est une religion de raison et de vertu », la vertu étant cependant assurée par des « préceptes » et non par des « disciplines ». Ces dernières, qui sont des règles formées par le temps, sont susceptibles d’être réformées, et celles qui étaient fixées à l’époque de l’Inde antique, loin d’être une garantie pour la vertu aujourd’hui, peuvent même constituer des obstacles à la délivrance. Sur ce point, Li Yuansong s’exprime de manière tout aussi claire :
Les règles complexes du bouddhisme traditionnel ne sont pas seulement impossibles à observer pour les gens d’aujourd’hui, elles peuvent même exercer une lourde pression sur ceux qui aspirent à l’enseignement du bouddhisme, pression qui fait de cet apprentissage non pas un chemin de joie mais un calvaire, au point que les aspirants y renoncent. (Li Yuansong 1994c, 22)
42Aussi l’attitude du Chan Moderne est-elle de mettre de côté les disciplines de l’Inde antique et d’« inciter tout un chacun à déployer le potentiel de sa propre aspiration et de ses centres d’intérêt, ce dans le respect de la loi et des autres, de façon à garder toujours un cœur porté vers la Voie au sein d’une vie quotidienne normale ». La vertu des bouddhistes ne provient alors plus uniquement de l’ascétisme, mais aussi de la pratique « dans la vie courante », « dans les obligations et responsabilités », ainsi que « dans la détente et les loisirs » (Ibid., 196) ; elle relève d’un choix qu’on est appelé à effectuer seulement après « la satisfaction des besoins séculiers », qui sont « la première tâche à accomplir dans une vie » (Ibid., 215).
43Parallèlement, les préceptes qui sont d’ordre spirituel et intérieur ne sont pas non plus inamovibles : les bouddhistes ont vocation à s’adapter à « l’esprit du temps », à « respecter et soutenir la conception des valeurs de la civilisation moderne », comme il est dit dans « Les idées du Chan Moderne différentes de celles du chan traditionnel » :
Le Chan Moderne accorde une grande importance à la culture d’esprit moderne : il estime que des valeurs modernes telles que la démocratie, l’égalité des droits, l’humanisme peuvent non seulement assurer une qualité humaine fondamentale, mais aussi fournir une base solide pour la pratique chan. Tout être aspirant à la pratique chan doit d’abord acquérir les qualités spécifiques d’un homme moderne. (Shi Chanyin 2002, cité par Wen 2005, 45)
44Des qualités spécifiques de l’homme moderne, Li Yuansong énumère quatre types (1994d, 25-28) : 1. Une attitude de foi rationnelle, autrement dit, une foi qui, en cas de doute, ne peut s’affirmer qu’après avoir trouvé des preuves, et qui ne peut être imposée, ni autosuggérée ; 2. Un esprit d’observation scientifique, qui consiste à déterminer les causalités de toute évolution par des observations approfondies ; 3. Le respect de la démocratie et de l’égalité, c’est-à-dire de l’autonomie, de la dignité et de la liberté de tout un chacun ; 4. Un bagage culturel fait de connaissances relatives aux sciences modernes, car Li Yuansong pense que les savoirs modernes que sont la psychologie, la sociologie, la médecine, la science politique, l’anthropologie et la physique peuvent avantageusement compléter les lacunes du bouddhisme. Ces quatre spécificités de l’homme moderne constituent aux yeux de Li Yuansong « une base solide pour la voie de la délivrance », et peuvent même fournir des critères pour déterminer les « qualités religieuses » des monastiques :
Les gens qui apprennent le bouddhisme n’ont pas tous besoin de ces quatre qualités pour atteindre l’éveil, mais nous pouvons tout de même être sûrs que plus on en est doté, moins est le risque de s’égarer dans des impasses ou de se démener inutilement au cours de la pratique. Mieux, quelque célèbre qu’il soit, un maître chan, un maître supérieur ou un moine confirmé, la profondeur de sa méditation et la qualité de son éveil intérieur peuvent aussi s’apprécier d’une certaine manière selon ces quatre critères. (Li Yuansong 1994d, 28)
45Cette remise en cause de la nécessité de l’ascétisme monastique comme moyen de la délivrance bouddhique a pour conséquence logique une égalité entre laïcs et clergé, égalité qui non seulement signifie une égale réussite possible dans l’accomplissement religieux des monastiques et des laïcs (qui de ce fait détiennent tous deux le pouvoir de « perpétuer l’enseignement bouddhique »), mais implique également l’idée que les monastiques et les laïcs sont indifféremment soumis aux valeurs fondamentales modernes, en raison du simple fait qu’ils vivent tous deux dans une même « société moderne ». Récuser sans détour la signification religieuse de la vie monastique, recourir aux valeurs modernes pour redéfinir la vertu requise pour être bouddhiste, et même un maître, sans se fonder sur la maîtrise des connaissances pour instaurer le statut des monastiques, tels sont les principaux éléments qui différencient Li Yuansong des bouddhistes laïcs du début du xxe siècle, et lui confèrent par là sa légitimité à prétendre au pouvoir religieux. Or, c’est sur la base d’une telle théorie que Li Yuansong établit le premier clergé laïc de l’histoire du bouddhisme chinois, réalisant ainsi, à quelques décennies d’écart, le projet de Ouyang Jian, qui voulait que « les laïcs/jushi puissent aussi être clercs ».
Notes de bas de page
1 Bien entendu, tous les bouddhistes ne partagent pas cette approche intellectuelle. Par exemple, à l’époque républicaine, à l’instar des bouddhistes intellectuels laïcs et des moines réformateurs, certains moines méprisent le bouddhisme populaire qu’ils jugent par trop mêlé aux cultes locaux et aux superstitions. Mais d’après eux, ce qui distingue le bouddhiste authentique est un ensemble de savoir-faire concernant l’art de chanter les « vrais » textes bouddhiques ainsi que la maîtrise des outils rituels selon la tradition institutionnelle, plutôt que le niveau de la connaissance intellectuelle du bouddhisme. Voir Li Shaobing (1997).
2 La traduction ici est un résumé de Yuanzhao 元照 (1048-1116), 四分律行 事鈔資持記 (Sifenlü xingshichao zichiji, T. 40, no 1805, p. 4l6c-4l7a).
3 La nouvelle traduction de cette définition par Isabelle Kalinowski est la suivante :
Nous désignerons par « charisme » la qualité d’un individu qui est tenue pour extraquotidienne, et en vertu de laquelle cet individu est considéré comme doté de forces ou de propriétés surnaturelles ou suprahumaines, ou tout au moins spécifiquement extraquotidiennes et non accessibles à tout un chacun, ou bien comme envoyé par Dieu, ou bien comme exemplaire, et par suite, comme un « chef ». (Weber 2005, 138, note I)
4 Pour une discussion plus générale sur le charisme et notamment sur ses formes et son fonctionnement dans la religion chinoise, voir Feuchtwang et Wang (2001) ; Goossaert et Ownby (2008).
5 Contrairement à une idée préconçue, tous les charismes ne sont pas révolutionnaires. Si, par rapport aux autorités traditionnelles et légales, l’autorité charismatique est toujours liée à un certain état extraquotidien ou extraordinaire, il faut néanmoins tenir compte du fait que cet état est relatif et n’est pas forcément nouveau. Un charisme peut tout à fait se fonder sur la tradition ou l’institution.
6 Il est intéressant de souligner ici que l’habitus, en tant que système des dispositions, peut s’acquérir par l’exercice du perfectionnement porté par une volonté ferme et immuable ; autrement dit, qu’il n’est pas seulement l’aptitude « inconsciente » d’un individu, comme c’est le cas dans l’optique de Pierre Bourdieu (1980, 87-110), mais peut également être le résultat d’exercices rationalisés et réfléchis. En tout cas, l’habitus et la vertu morale sont tous les deux des faits sociaux à la fois structurants et structurés qui lient dans la pratique l’institution, le temps et l’individualité. Or, la vertu morale reconnue ou l’habitus respecté dans le champ religieux sont précisément l’essentiel de l’autorité charismatique des monastiques en tant que virtuoses religieux. Ce n’est donc pas un hasard si Weber parle de l’« habitus charismatique » dans un passage de La Sociologie de la Religion sur les virtuoses religieux :
Interprétée du point de vue de l’éthique de la disposition d’esprit, la méthode de salut implique toujours, en pratique, le dépassement de certains désirs ou affects inhérents à la nature humaine à l’état brut, lorsqu’elle n’a pas été travaillée par la religion. La question de savoir s’il faut combattre en premier lieu les affects de la lâcheté ou ceux de la brutalité et de l’égoïsme, ceux de la sensualité sexuelle ou n’importe quels autres, parce qu’ils sont censés détourner tout spécialement de l’habitus charismatique, est résolue au cas par cas et fait partie des caractéristiques de contenu les plus spécifiques de chaque religion particulière. La doctrine religieuse de la méthode de salut, entendue en ce sens-là, est cependant toujours une éthique de virtuoses. (Weber 2006, 332)
7 Selon certains sutras, Vimalakīrti (Weimo 維摩 ou Weimojie 維摩詰) est un disciple laïc de Bouddha. Sa qualité religieuse étant appréciée directement par Bouddha et les bodhisattvas, il est un des rares bouddhistes laïcs canoniquement reconnus par la communauté des monastiques. En Chine, Vimalakīrti est un personnage fédérateur pour toutes sortes d’efforts de revendication du statut des laïcs. Voir Demiéville (1987).
8 Voir Jiang Canteng (1996, 448-450). Pour un panorama du bouddhisme taïwanais contemporain, voir Jiang Canteng (2000). Pour un résumé de l’évolution du bouddhisme à Taïwan de cette époque, voir Wang Shunmin (1995).
9 Bien que le charisme prophétique soit révolutionnaire, il ne peut se construire sans fondement. Chaque religion et chaque société ont leur propre tradition de formation du charisme (Feuchtwang et Wang 2001).
10 Recueil des œuvres de Yinshun, 24 volumes, parus successivement depuis les années 1970.
11 Il est entendu ici comme le courage pour défendre la justice et la solidarité.
12 Les trois principes d’identification du bouddhisme authentique : impermanence, non-substantialité, nirvāṇa.
13 Pour des recherches portant sur la doctrine de Li Yuansong et la pratique de la Société Chan Moderne, voir Wen (1994 ; 2001 ; 2005 ; 2007 ; 2009) ; Zheng (1998) ; Yang (2000) ; Zhang Jiayin (2000) ; Xing (2002) ; Luo (2007).
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