Des Croquis aux Conteurs une sensibilité au passé : mise en images, mise en récits
1957-1974
p. 185-196
Texte intégral
1Dans le champ d’étude qui consiste à suivre l’émergence et la fabrication contemporaine des manières de se représenter une gamme de rapports au passé1, la télévision des années soixante et soixante-dix joue un rôle d’accompagnement et de découverte de territoires et de témoins exclus de la « modernité ». À partir de deux séries emblématiques de cette démarche – les Croquis et les Conteurs – ce texte interroge les formes de la transmission et les modalités d’appropriation du passé au regard de la construction narrative et filmique de trajectoires individuelles. Ces deux séries qui se côtoient et se croisent dans le temps, témoignent d’une même sensibilité au passé, à la parole des « anciens », aux récits, aux histoires, aux contes, aux « façons de dire et de se raconter ». À leur manière, elles participent d’un engouement pour les identités régionales et locales au temps fort de l’affirmation d’une ethnologie de la France qui entre 1945 et 1975 s’incarne dans le musée des Arts et Traditions populaires (ATP), élaboré par Georges-Henri Rivière. Ces séries font ainsi de la télévision un lieu d’émergence et de recueil des traditions locales, de la parole ou de la mémoire ordinaire particulièrement significatives de cet engouement pour l’« ethnologie de sauvetage » d’un monde rural en perdition2. Ainsi, ces séries tendent un miroir à une société française au tournant des années soixante, en pleine mutation sociologique. Société dans laquelle s’accentuent les décalages entre les villes et les campagnes, qui subit des changements de normes et de valeurs dont l’Église ou la famille ne sont plus seules dépositaires.
2Se pose alors la question des dispositifs télévisuels qui traitent de ces « lieux-dits », lieux « perdus », en disparition. Comparer ces deux séries revient à saisir le rapport d’intimité que les réalisateurs cherchent à établir avec l’espace, leur manière de le parcourir sous la forme d’une déambulation ; des « lieux-dits » avec des mots ordinaires, des lieux de parole, « chroniques de séjours », pour reprendre la formule de Bringuier à propos des Croquis ; des « récits d’espaces » ou des manières de « pratiquer l’espace » qui, selon De Certeau, sont des façons de « répéter l’expérience jubilatoire et silencieuse de l’enfance : c’est dans le lieu, être autre et passer à l’autre »3. En quelque sorte, ces émissions constituent, justement, une expérience de l’altérité dans un espace national. Jean-Claude Bringuier rappelle que les réalisateurs qui pénètrent ces villes et villages de France restent les « étrangers » de ces « petits pays » croqués à coup d’images.
ENRACINEMENTS
3La série documentaire des Croquis4 est l’œuvre conjointe d’Hubert Knapp et de Jean-Claude Bringuier, deux réalisateurs venus « par hasard » à la télévision, pour l’un en 1948 et pour l’autre en 1951. Croquis couvre la période comprise entre 1957 et 1967, des Croquis lyonnais aux Croquis du Périgord. La série des Conteurs est, quant à elle, proposée par André Voisin et sa femme, la réalisatrice Jacotte Cholet. Plus tardive, la série s’inscrit dans la durée (1964 – 1973). André Voisin était alors directeur des Programmes des services de la Recherche lorsqu’il proposa cette émission. Né en 1923 dans la Sarthe, il a fait un long parcours dans le monde du théâtre, au Maroc et au Mali où il fut sensibilisé par les contes africains5. Quelle que soit la série, la mise en image ou les entretiens s’attardent volontairement sur des êtres inconnus ou méconnus – souvent âgés –, leurs souvenirs, les savoir-faire disparus, les modes de convivialité évanescents, autant d’éléments constitués dans un rapport au temps et une quête de sens spécifique et qui, peu à peu, au cœur de ces « Trente Glorieuses » entrent en conflit avec la modernité, et précèdent la prise de conscience patrimoniale et rétrospective actuelle. Ainsi ces émissions, presque deux décennies avant l’opération historique des Lieux de mémoire de Pierre Nora, apparaissent comme une découverte « opiniâtre » d’enracinement et de reconnaissance des singularités de la culture nationale française, comme l’expérience d’un média aux côtés de celles du cercle clos des ethnologues et des historiens qui travaillent sur le Plozèvet du Finistère ou le village de Montaillou6.
4Pendant cette période, la télévision prend sa place dans les foyers : en 1958 – au début des Croquis, 9 % des foyers possèdent un récepteur ; en 1974 – la fin des Conteurs – quatre foyers sur cinq sont désormais équipés. C’est au cours de cette quinzaine d’années que les caméras devront se faire accepter : Jean-Claude Bringuier nous dit dans « Bonjour Mr Neichthauser », un des Croquis lyonnais, que la présence des caméras inquiétait un peu son interlocuteur. André Voisin témoigne également de cette réticence jusqu’à ce qu’il établisse une vraie relation de confiance avec le média : « je me suis aperçu que les vrais conteurs n’ont pas envie de raconter. [...] Généralement les conteurs détestent la télévision. Dans une prochaine émission, on verra un orfèvre qui était tellement hostile à la TV qu’il m’a presque mis à la porte [...] Il a fallu que je lui explique patiemment ce que je cherchais pour qu’il révise son point de vue : Il faut que vous atteigniez ce stade où vous aurez confiance, où vous aurez envie de raconter à ce type que vous ne connaissiez pas des histoires que généralement vous n’osez pas dire à des inconnus7. » Et, Jean-Pierre Chabrol, en 1964, toujours dans les Conteurs, fait remarquer que la télévision qu’il qualifie positivement d’« instrument de création le plus moderne »8 vient à la rencontre de l’art le plus ancien, le conte. Notons encore le décalage entre un goût manifeste des réalisateurs pour les coutumes locales et la difficulté ou l’impossibilité, pour bonne partie de ces acteurs filmés, de recevoir l’émission diffusée. En Bretagne ou dans les Cévennes, en 1963, on trouve en moyenne un récepteur pour une trentaine d’habitants. Sachons enfin que les rapports Paris-Province sont parfois caricaturaux à cette période. Un article des Cahiers de la télévision de 1963 en dit long avec cet éditorial qui découvre : qu’« il n’y a pas que Paris. La France n’est pas seulement composée de Parisiens. La province, elle aussi vit à l’heure de la TV » et se demande « Pourquoi et en quoi la Province éveille l’intérêt de certains réalisateurs9 ? »
LIEUX-DITS
5Les deux séries ont en commun d’inviter le spectateur à l’écoute. Les réalisateurs, avec leur style singulier, établissent un rapport d’intimité avec leurs interlocuteurs, revendiquent la subjectivité du regard et – le hasard, souvent, pour les Croquis –, des rencontres.
6Christian Bosséno, dans son ouvrage10 sur les réalisateurs de télévision, insiste sur la relation très personnelle « de curiosité et de rêverie mêlées » établie par Jean-Claude Bringuier lors de ses bavardages avec ces « gens sans importance », pour reprendre l’un des titres de la série. Ces gens, en apparence « ordinaires » sont présentés, par l’image et le commentaire, comme de véritables personnages, des acteurs de vie, dans une forme de révélation poétique : le personnage du marionnettiste ; le photographe du « mariage en Périgord », aux allures de Buster Keaton (dira un critique du magazine Radio-télévision-cinéma), ou encore M. Fabre, le professeur de lettres aixois, pétri de culture grecque. Dans les Croquis, Jean-Claude Bringuier reste le conteur, celui qui raconte l’histoire, qui nous raconte l’histoire, celui qui nous invite à venir voir. Jean-Claude Bringuier parle de « tutoiement ontologique, quelque chose qui ressemblerait à une invitation amicale : viens avec moi, je vais te montrer et t’expliquer ce que j’ai vu11 ». C’est ainsi que Jean-Claude Bringuier introduit les « Croquis Lyonnais », avec un « commentaire », ou plutôt un « récit à la première personne », si proche du récit intime. « Maintenant que je le connais, je ne parviens pas à l’imaginer autrement M. Nichtauser. C’est ce que je pense en vous amenant chez lui, quai St Antoine »12. Le réalisateur informe aussi sur la durée de la relation : « la première fois que je suis venu »13 et toute la complicité et les jeux de mise en scène : « nous avons réglé une petite scène »14. C’est ce ton que l’on retrouve dans « Croquis basques » où se dessine peu à peu, un portrait du curé du village de Grassié : « Ici, M. le curé n’est pas un curé comme les autres. Il n’est plus jeune et il ne sera jamais vieux. Il est gai et caustique. Avec lui, nous avons parlé de tout en blaguant, ce qui est la bonne manière de parler des choses. En fait, on ne sait jamais s’il parle sérieusement ou non. [...] Le jour où nous avons fait sa connaissance, il était en train de lire son journal qui n’était pas la Vie catholique15. » À l’image, M. le curé, docilement, ouvre son journal et se met à lire.
7Émerge aussi de ces émissions, une certaine nostalgie d’« un bon vieux temps », « du temps de l’enfance », « du temps des souvenirs », d’un « enchantement du monde » par la parole et par les êtres. « Nous voulions percevoir le battement entre la réalité et cette chose dorée qui entoure certains lieux. Le rapport entre le fantomatique, le mythique et le réel16 », dira plus tard Jean-Claude Bringuier.
8À cette approche poétique répond celle de la série des Conteurs qui constitue davantage une fresque ethnographique, dans laquelle André Voisin reste principalement en retrait, donnant la parole à ses « porteurs de mémoire ». Il choisit de filmer ses conteurs, en privilégiant les intérieurs, et les cadrages autour d’une cheminée, la plupart du temps, afin de favoriser un retour vers une convivialité (réelle ou supposée) des veillées d’antan : « Avec la télévision, on peut créer une nouvelle fête. La télévision est une sorte de cheminée, une cheminée artificielle, privée de la magie du feu, mais elle réunit spontanément des milliers de familles dans le monde. Puisque le monde actuel possède une cheminée aussi incroyable, aussi prestigieuse, moi, j’ai voulu simplement mettre un conteur devant elle, comme c’était l’habitude autrefois, à la veillée, devant de vraies cheminées... Les conteurs sont fondés sur ce que j’appellerais l’art d’être bête, c’est-à-dire élémentaire. Aucun artifice. Aucune mise en scène »17. Et pour permettre à la parole des conteurs d’émerger, André Voisin cultive l’« oubli de soi » c’est-à-dire la discrétion et l’humilité. Parmi les conteurs, on trouve certaines personnalités célèbres, à l’échelle non seulement régionale mais aussi nationale d’auteurs et d’écrivains. Citons Jean-Pierre Chabrol, né à Chamborigaud, en terre cévenole, fils d’instituteurs, journaliste à L’Humanité et auteur des Fous de Dieu (1961) ou de Crève-Cévenne (1972). Ou le poète breton Pierre Jakez Hélias, né en pays bigouden, en 1914, « Je suis né dans un lit clos, une armoire à sommeil »18, qui fait souvent référence à son grand-père conteur, Alain Le Goff ; « je baignais dans le merveilleux »19 rapporte-t-il dans l’émission. Il revendique ses racines paysannes, quelques années plus tard, en 1975 avec Le Cheval d’Orgueil, le récit de son enfance qui fit sa célébrité. Ou encore, l’écrivain provençal Marie Mauron20, née en 1896 à Saint-Rémy-de-Provence ; Anjela Duval (1905-1981) qui a écrit des poèmes, parmi les plus aimés du lectorat de langue bretonne. D’autres sont des anonymes, porteurs d’une tradition comme les artisans du faubourg St Antoine, ou tout simplement emblématique, comme « Dame Lefevre », cette grand-mère normande, âgée de 95 ans, née en 1876.
9Cette série, comme les Croquis, en réaction peut-être à une société, déjà décriée par certains, pour sa polarisation sur l’image, se caractérise par la priorité donnée à la parole, une sensibilité pour le verbe, le récit individuel de celui qui peut dire tout simplement « je ». Jean-Pierre Chabrol explique en introduction à ses propos : « La modestie, c’est de pouvoir dire “je”21. » Ce qui fait sens dans cette émission, ce n’est pas la transmission d’un savoir établi mais un regard particulier sur la vie, l’attachement pour le « filet continu des significations quotidiennes » qui s’expriment à travers de multiples anecdotes, chargées de sens et d’humour pour le conteur22. Ainsi, en contrepoint au savoir scolaire, Chabrol, rappelle que son grand-père parlait aux abeilles ; les abeilles connaissaient le son de sa voix et le respectaient. Ce n’est qu’à l’école communale que Chabrol a appris que les abeilles piquaient ! À propos des besoins démesurés suscités par une société de consommation, Chabrol décrit ironiquement une voiture luxueuse comme « une de ces voitures qui ont l’air de vous regarder de haut. Une voiture que l’on a tout de suite envie de vendre, histoire de vivre un peu23 ! » Avec une naïveté feinte, il raconte encore l’histoire d’une rencontre avec un garagiste, chargé de lui changer une roue et qui lui demande : « Vous avez une minute ? J’ai découvert que j’avais une minute. C’était au temps où j’étais pressé ». Puis : « Vous prendrez bien un pastis ? », puis : « Vous aimez les aubergines à la tomate ? » Il conclut : » Je suis resté trois jours chez lui ». La relation à l’âge et à la mort est récurrente dans ces récits. Chabrol, toujours, se souvient de son grand-père protestant qui avait creusé sa tombe dans son jardin, s’y était allongé et avait fait venir sa famille pour dire « ma boucle est bouclée. Mon chemin est terminé. Mes enfants sont beaux » et il est mort quelque temps plus tard, dit Chabrol, « avec un sourire que je lui envie »24.
10Autre exemple des conteurs, celui de « Dame Lefevre », la grand-mère normande qui explique à André Voisin : « Profitez de votre jeunesse. Profitez-en bien car la vie est bien courte. Elle passe comme une étoile » puis chantonne une chanson apprise par sa mère « Amusez-vous bien mes chers enfants, car le plaisir qui vous caresse, passe si vite, passe si vie, passe si vite avec le temps. Aimez-vous bien mes chers enfants car la bonté ou la tendresse, jamais ne passe, jamais ne passe avec le temps25 ». Cette grand-mère « comme on en rêve », selon une accroche de Télérama26, termine en demandant à André Voisin qu’elle côtoie depuis longtemps, « Et toi André ? Tu es content ? J’ai fait ça pour te faire plaisir ». Et l’on retrouve, les convictions d’André Voisin pour qui « conter » requiert, « l’engagement affectif du conteur qui se met en scène et se livre en partie à l’auditeur, aux téléspectateurs27. » Émotion, plaisir des mots, nostalgie... autant de valeurs prônées par cette série qui joue le rôle d’une institution de « transfert » traditionnelle, selon les termes des ethnologues, l’institution de la veillée, dans laquelle se déploie l’intimité d’une relation engagée par le réalisateur.
11Avec les « Conteurs », la télévision, devient également un lieu d’apprentissage de l’oralité ou d’une littérature orale qui contient des structures narratives ou poétiques stables et des références partagées localement. Le poète Pierre Jakez Hélias informe plus qu’il ne conte, sur les contes traditionnels en Bretagne, sur ces contes « taillés dans un moule », donnant quelques clefs des formules initiales, « Il y a mille fois longtemps » ou finales, de son grand-père : « Alors, ils furent mariés tous les deux ; jamais, on ne vit de noces pareilles et moi, j’y étais ; moi, qui vous parle. Il y avait du cru et du cuit ; il y avait... ». De cette répétition naissait une intimité communautaire produite par le partage d’une connivence et retrouvée au petit écran. Apprentissage, enfin, par l’image télévisuelle, de la gestuelle du conteur, de ses mimiques ou de ses expressions, valorisées par des cadrages serrés sur les visages.
RÉCITS D’ESPACES
12Ces séries font découvrir un espace français ancré dans un espace provincial, souvent rural et villageois : Croquis basque, camarguais ou bordelais, Mariage en Périgord, Un village se souvient, Grassié, petit village, Veillée provençale, Bergers, bergères, au cœur de l’Aubrac... La ville apparaît plus discrètement : Lyon, capitale de province « assoupie » nous dit le commentaire ou Aix-en-Provence « emmurée » dans son passé et les contours de la muraille du xviie siècle...
13Avec les Croquis, l’espace extérieur se dévoile toujours sur le rythme lent de la déambulation et de la vie quotidienne : le quai St Antoine à Lyon, le quartier Mazarin ou le marché aixois, la campagne aux alentours de la Sainte-Victoire, la place du village de Grassié où les Basques dansent, encore, le fandango ! Quant aux Conteurs, après un générique qui montre un déplacement, en caméra subjective, sur une route en rase campagne, le lieu symbolique reste la cheminée, hormis quelques rares échappées pour montrer le décor. André Voisin disait en 1964 : « Je voudrais montrer une géographie de la France qui ne soit pas celle des circuits touristiques mais celle des hommes, de leur nature et de leur parler »28. Autant d’espaces suspendus, loin de la modernité et peut-être de la capitale, îlots de résistance et de traditions en perdition. Récits sur « l’espace français » autant que récits sur « le passé des espaces », ces pèlerinages télévisuels signent une jubilation de l’Urbain de découvrir d’autres rythmes ou d’autres valeurs, une autre manière d’appréhender la vie d’autrefois et une ruralité parfois idéalisée, toujours perçue positivement.
14Ces séries ont, à mon sens, une place particulière dans cette télévision du temps de la RTF ou de l’ORTF qui invente et pose ses marques.
15Au temps des Croquis, l’approche télévisuelle donne à voir, dans la tradition du xixe siècle, un espace national digne de celui du Tableau de Vidal de la Blache reposant sur la mise en évidence de la diversité des paysages, des genres de vie et des coutumes, sur la relation d’intimité qui unit un ensemble humain à un territoire. La France découvre alors les différences et les écarts de tradition qui la composent. La diversité, – expressions des localités, des identités, des héritages culturels – loin d’être un facteur d’éclatement, permet une identification à l’espace culturel français29.
16Les Conteurs, quelques années plus tard participent davantage d’une conscience émergente dans les années 1960-1965 favorable à la revalorisation du témoin, aux accents du terroir, à la reconnaissance d’un « passé qui deviendrait obscur si les conteurs n’en parlaient pas »30, assure André Voisin. La télévision joue alors le rôle de transmission d’un répertoire « culturel », traditionnel, coutumier et populaire ; de transmission générationnelle et de valorisation des personnes âgées, « grands-pères » et « grands-mères » racontant leur vie et des histoires aux téléspectateurs. Avec cette exaltation de la parole des « anciens », la télévision devient ainsi un espace spécifique de transmission de la tradition orale31.
17Cette quête du témoignage et de la reconnaissance des « mémoires populaires » est souvent portée par certains mouvements militants, en Occitanie, par exemple ; réveillée d’ailleurs, à l’occasion par des émissions de télévision (Pensons aux Cathares, en 1966, de la Caméra explore le temps qui va drainer des foules vers Montségur !) et théorisée par un courant de l’histoire des mentalités, sensible à l’histoire orale. Philippe Joutard en sera un des chefs de file en publiant Ces voix qui nous viennent du passé32 en 1983 à partir de ses enquêtes en Cévennes menées entre 1967 et 1973. Dans ces approches, universitaires, télévisuelles ou militantes, se profile une dimension éthique : « La parole rendue aux sans paroles de l’histoire écrite, l’histoire attentive aux petits, aux silencieux de l’histoire. L’envers de l’histoire. Bref, une histoire alternative, comme la culture du même nom qui apparaissait à l’époque... Une période où n’apparaissaient pas encore les abus possibles de la mémoire, les risques de repli et de revendications identitaires33. »
18Dans ce « petit écran de la modernité » que représente la télévision de cette période, ces deux séries se distinguent en donnant à voir une diversité d’espaces locaux, porteurs de tradition et en légitimant des cultures populaires ou ordinaires. Cependant, cette mobilisation des consciences sur un passé ou sur un patrimoine commun passe aussi par l’invention d’un langage visuel et sonore, un langage documentaire qui instaure un rapport d’intimité et qui favorise la prise de parole des témoins. En août 1990, « Les conteurs » sont rediffusés. Patrick Volson, documentariste reconnu, perçoit toute la nostalgie qui s’en dégage, mesure l’évolution de la technique de filmage et savoure la qualité et le temps de l’écoute :
Les Conteurs me rappellent mon enfance. Comme mes parents, la France entière se régalait de cette émission. Quand on la revoit aujourd’hui, on mesure à quel point le monde a changé. Dans les années soixante, la télé s’intéressait encore à la campagne. Le monde paysan était très présent [...] Dans mon souvenir, Les conteurs, c’était un long plan fixe avec un seul homme qui parlait, une grande économie de moyens. En réalité, on découvre une grande variété de plans [...] Cette série est aussi un repère. Très centrée sur un homme et sa parole, elle donne l’impression qu’à l’époque on prenait son temps. Le temps de chercher des personnages, de les filmer. Peut-être faut-il s’en prendre à nos habitudes de gens pressés qui ne savent plus s’arrêter, ni écouter l’autre34.
19Plusieurs émissions postérieures à 1975 voient l’épanouissement de ce « moment-mémoire » dont traite Pierre Nora. Elles réitèrent cette démarche des Croquis et son souci des destins individuels et de la mémoire collective ou de l’approche anthropologique du territoire par le biais de rencontres sensibles. Ainsi, Jean-Claude Bringuier et Hubert Knapp ont eu cette volonté de « parcourir et découvrir » les terroirs et villes de France. Avec les Provinciales, série dont ils seront producteurs entre 1969 et 1977, et plus tard encore avec les Chroniques de France, ils poursuivent cette même démarche, celle de la mise en scène et en valeur du territoire français. Pensons également, pour l’année 1978, à la série Des paysans de Jean-Claude Bringuier, interrogation sur la disparition de la société et de la culture paysanne ou à la série de Knapp, Ceux qui se souviennent, titres qui résonnent aussi comme autant d’obsessions propres à leurs auteurs sur le long cours. Ces documents télévisuels sont désormais incontournables pour l’histoire et remarquables pour qui s’intéresse à l’histoire culturelle des années 1970. Ils constituent des ressources essentielles pour appréhender ce temps de fascination pour l’histoire orale, la rencontre entre une approche documentariste et les enjeux mémoriels d’une société.
Notes de bas de page
1 Cette communication s’inscrit dans la continuité des travaux rassemblés dans l’ouvrage de Jean-Luc Bonniol et Maryline Crivello (dir.), Façonner le passé. Représentations et cultures de l’Histoire (xvie – xxie siècle), Publications de l’université de Provence, coll. « Le temps de l’histoire », 2004.
2 Philippe Poirrier, Les Enjeux de l’histoire culturelle, Paris, Seuil, 2004, p. 342-345.
3 Michel de Certeau, L’Invention du quotidien. 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, coll. « Folio essais », no 146, 1990, lii + 349 p. [Nouvelle édition, établie et présentée par Luce Giard. 1re éd. : 1980].
4 Voir les communications sur la perception de la région provençale dans cette série, en présence de J. C. Bringuier, lors du colloque organisé à Aix-en-Provence en septembre 1997 autour du thème Télévision et espace régional : politiques, productions, représentations (1947-1997), Bernard Cousin et Maryline Crivello (dir.), consultable en ligne sur le site de l’INA, Paris, Publications de l’Inathèque de France, 1998.
5 Christian Bosséno, 200 téléastes français, Corlet –Télérama, septembre 1989, p. 95.
6 André Burguière, Bretons du Plozévet, Paris, Flammarion, 1975 ; Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324, Paris, Gallimard, 1975.
7 Croquis lyonnais diffusé le 21 avril 1957.
8 Les Conteurs diffusé le 11 juin 1964.
9 Éditorial « Il n’y a pas que Paris », Les Cahiers de la télévision, n° 5, mai 1963.
10 Christian Bosséno, op. cit.
11 Ibid.
12 Croquis lyonnais diffusé le 21 avril 1957.
13 Ibid.
14 Ibid.
15 Croquis basque diffusé le 31 août 1958.
16 Christian Bosséno, op. cit.
17 « Des histoires du village », interview de Paule Sengissen, Télérama, décembre 1964.
18 Récits bigoudens diffusé 9 juillet 1966.
19 Ibid.
20 Elle raconte avec beaucoup de tendresse la vie des paysans de Provence. Elle a reçu le Prix de l’Académie française pour Mes grandes heures de Provence, Le quartier Mortisson, Mont Paôn, Charloun Rieu, Le royaume errant qui comptent parmi les romans majeurs ayant pour cadre la Provence et la ville de Saint-Remy.
21 Les Conteurs diffusé le 11 juin 1964.
22 En ce qui concerne le conte de tradition orale, je renvoie à mes lectures des travaux de Jean-Noël Pelen et, en particulier, Le Conte populaire en Cévennes, Paris, Payot, 1983.
23 Ibid.
24 Extraits, Les Conteurs diffusé le 11 juin 1964.
25 Extraits, Les Conteurs du 26 octobre 1968.
26 « Une grand’mère de 92 ans comme on en rêve : la vie passe comme une étoile », interview de Claude-Marie Trémois, Télérama, octobre 1968.
27 « Des histoires du village », interview de Paule Sengissen, Télérama, décembre 1964.
28 Ibid.
29 Jean-Yves Guiomar, « Le Tableau de la géographie de la France de Vidal de la Blache », in Pierre Nora (dir.), Les Lieux de mémoire, La Nation, tome II, Paris, Gallimard, 1996.
30 « Des histoires du village », interview de Paule Sengissen, Télérama, décembre 1964.
31 Jean-Noël Pelen, op. cit.
32 Philippe Joutard, Ces voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette, 1983.
33 Montagnes, Méditerranée, Mémoire – Mélanges offerts à Philippe Joutard, lettre-préface de Pierre Nora, Grenoble, Musée Dauphinois/PUP, 2002, p. 13.
34 « Le temps d’écouter » par Patrick Volson, Télérama, no 2117, août 1990.
Auteur
Maître de conférences en histoire à l’Université de Provence. Elle a publié L’écran citoyen. La Révolution française vue par la télévision de 1950 au Bicentenaire et en co-direction, Façonner le passé. Représentations et cultures de l’histoire 16e-20e siècle et Concurrences des passés. Usages politiques du passé dans la France contemporaine.
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