L’information entre contrôle, censures et libertés
1954-1974
p. 15-30
Texte intégral
1Entre 1954 et 1974, alors que la télévision se transforme en média de masse, devenant progressivement la première source d’information des Français, le contenu de l’information télévisée fait l’objet d’une attente politique et sociale croissante. L’information des citoyens est un enjeu de première importance dans une télévision publique. Même si elle concerne l’ensemble des programmes, elle demeure avant toute chose le domaine des Actualités télévisées : le Journal télévisé et les magazines d’actualité. C’est pourquoi les gouvernements successifs de la ive et de la ve République, les instances de direction de la Radio-Télévision Française (RTF) et de l’ORTF s’attachent à la réformer, à en contrôler les contenus, à veiller à l’organisation de ce secteur et à la chaîne des pouvoirs qui s’y exercent.
2La RTF, puis l’ORTF voient leurs statuts se modifier. Ceux-ci sanctionnent une évolution. Constamment est réaffirmée, au fil des ordonnances et des statuts, la mission confiée à la télévision publique, le devoir d’informer les citoyens, ainsi que le droit de ceux-ci à une information impartiale et objective. Il est ainsi possible d’esquisser une histoire politique du contrôle et de la censure à partir des grands tournants qui signalent des enjeux d’importance dans l’histoire politique et sociale de la France du xxe siècle1 ; de montrer comment une information plus ou moins contrôlée émerge à travers un jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs. L’histoire de la censure et du contrôle n’est pas ici simplement considérée comme l’histoire négative d’une interdiction mais comme l’envers d’une conception de l’information à laquelle les citoyens-téléspectateurs peuvent accéder2.
INFORMER : UNE MISSION DE SERVICE PUBLIC
3La radiodiffusion-télévision française se définit comme un service public. La charte du Conseil national de la Résistance prévoyait l’installation d’un monopole d’État sur la radiodiffusion. À la Libération, le contrôle de l’État sur la RTF apparaît comme une garantie d’exercice des trois missions de la télévision : informer, éduquer, distraire3. La proximité de la guerre incite à ne pas soumettre les médias à un contrôle oppressif de l’État. Plusieurs exemples et comparaisons s’offrent aux yeux des Français : celui des USA, celui de l’URSS, celui des démocraties européennes. En 1949, un ministre d’État a pour charge l’Information. À partir de 1952 un secrétariat d’État à la présidence du Conseil est chargé de l’information.
4La définition même d’une télévision publique est un enjeu et fait l’objet d’appréciations divergentes entre les partis. Si le monopole de l’État en matière d’émission n’est pas mis en doute, la question du statut renvoie aux liens qui existent entre le pouvoir politique et l’administration de la RTF. Par l’ordonnance du 5 février 1959, la RTF acquiert une personnalité morale distincte de l’État et devient un établissement public de l’État à caractère industriel et commercial, sans véritable statut. En effet, le général de Gaulle ne souhaite pas l’adoption d’un statut de la RTF.
5Celle-ci est maintenue sous l’autorité directe du ministère de l’Information. Sa gestion est concentrée au niveau du Directeur général nommé par décret en conseil des ministres. Un conseil de surveillance composé de parlementaires, techniciens, fonctionnaires et représentants du public est créé auprès du ministre de l’Information.
6Il faut situer l’adoption du statut de la RTF et la création de l’Office de radiodiffusion télévision française approuvées par le Parlement le 27 juin 1964, au terme d’un important débat, dans un contexte de revendications des libertés garanties par la loi. Les Français ont adopté l’élection du Président de la République au suffrage universel direct (1962). La période est marquée par l’essor des mouvements sociaux (mineurs, chantiers navals, grève des réalisateurs de télévision etc.) qui revendiquent, avec l’appui de l’opposition, leur droit à s’exprimer sur les ondes nationales alors même que le gouvernement multiplie les interventions télévisées. L’« Office », administré par un conseil d’administration est placé sous la « tutelle » (et non l’autorité) du ministre de l’Information ; il est dirigé par un Directeur général, nommé par décret, qui dispose du pouvoir de nomination à tous les emplois. Son conseil d’administration se compose de 8 membres représentant l’État, nommés par le gouvernement et de huit autres membres, également nommés par le gouvernement mais sur proposition. Il est donc très contrôlé par le gouvernement.
7La loi du 3 juillet 1972, portant statut de la RTF, définit l’ORTF comme un « monopole d’État ». Le nouveau statut prévoit un renforcement de l’autorité et de la responsabilité des dirigeants à tous les échelons de l’Office, notamment par la fusion au profit d’un président-directeur général des attributions et des pouvoirs conférés par la loi de 1964 au président du Conseil d’administration et au directeur général de l’Office et par la mise en place de directeurs de pleine capacité pour chacune des grandes unités fonctionnelles de l’Office. Le gouvernement prévoit la création d’un haut conseil de l’Audiovisuel.
8Il est remarquable que chacun des textes concernant la radiodiffusion et la télévision définisse les missions de la radio et de la télévision. L’orientation générale reste toujours la même, à savoir la nécessité constamment réaffirmée d’informer, éduquer, distraire : dans une conférence aux « Ambassadeurs » (27 mars 1957), « La Radiodiffusion-télévision française, ce qu’elle est, ce qu’elle sera », le secrétaire d’État à l’information du gouvernement Guy Mollet, Gérard Jaquet déclare :
La radio-télévision [...] est une technique [...]. Elle peut être aussi à certains moments un puissant moyen de propagande. Mais à nos yeux, la radiodiffusion doit devenir « UN SERVICE PUBLIC QUI À UNE MISSION À REMPLIR [...] ». [...] La radiotélévision est avant tout un moyen d’information, d’éducation et de divertissement au service de la nation et du public [...]. La radiotélévision « représente » le pays aux oreilles et aux yeux des publics nationaux et internationaux. Elle traduit l’esprit de la nation, son héritage, ses aspirations, ses valeurs les plus caractéristiques [...] Sur le plan de l’information, la radiotélévision est un facteur décisif dans la formation de l’opinion publique. [...] Le devoir d’information est ainsi devenu pour tous les États démocratiques modernes, une nécessité physiologique.
9Cependant, il nous faut remarquer d’une part, que ces trois missions sont mutuellement imbriquées et, d’autre part, que leur formulation varie selon le contexte de leur énonciation.
10Ainsi, le 14 juin 1959, Jean d’Arcy, directeur des programmes de la télévision à la Radiodiffusion-Télévision française expliquait dans une réunion du Comité des programmes l’imbrication des missions :
[...]Nos buts sont [...] distraire, informer, instruire. Je crois que ce serait une erreur d’avoir des programmes de distraction pure, des programmes d’information sèche, et des programmes d’instruction trop pédagogiques. Je crois au contraire que le programme bon est celui qui se joue entre ces trois catégories, c’est le programme à la fois de distraction et d’information, d’instruction et de distraction [...].
11La loi du 27 juin 1964, qui porte statut de l’Office de la RTF, stipule dans son premier article que l’Office de la RTF « [...] assure le service public national de la radiodiffusion et de la télévision [...] En vue de satisfaire les besoins d’information, de culture, d’éducation, et de distraction du public ». L’article 4 précise que la tâche du conseil d’administration concerne la stratégie de l’établissement, le contrôle de sa gestion mais aussi celui de l’objectivité et de l’exactitude des informations. Il a donc un droit de regard et de contrôle sur les pratiques en vigueur.
12La loi du 3 juillet 1972 portant statut de la RTF définit l’ORTF comme un service public national chargé de répondre aux « aspirations » de la population, ce service public étant un monopole d’État :
Art 1 Le service public national de la RTF assume, dans le cadre de sa compétence, la mission de répondre aux besoins et aux aspirations de la population, en ce qui concerne l’information, la culture, l’éducation, le divertissement et l’ensemble des valeurs de civilisation. Il a pour but de faire prévaloir dans ce domaine le souci exclusif des intérêts généraux de la collectivité...
13La question de l’objectivité de l’information devient récurrente au Parlement dans les années 1960. Les députés socialistes et communistes soutiennent que l’État se doit de garantir l’« objectivité » de l’information. La majorité UNR qui renvoie l’opposition à ses contradictions ne les contredit pas mais leur rappelle les pratiques de la ive République en invoquant les noms de Gérard Jaquet ou de Albert Gazier (ministre de l’Information en mai 1958 avant l’arrivée de de Gaulle au pouvoir). Lors du débat parlementaire du 30 avril 1965, le ministre de l’Information Alain Peyrefitte explique que l’objectivité est un idéal vers lequel on doit tendre :
L’objectivité avant tout, c’est un esprit. Il s’agit de veiller à la sauvegarde d’une justice globale, dans un esprit d’équité et d’honnêteté. [...] L’objectivité, ce doit être toujours une qualité perfectible, une sorte de point idéal vers lequel il faut s’approcher sans cesse.
14De Guy Mollet à Alain Peyrefitte, tous les gouvernements ont constamment réaffirmé sa nécessité, celle-ci étant considérée comme une des missions d’une télévision démocratique. Service public, la télévision est vécue comme un instrument de démocratisation de la vie publique, politique et sociale : elle permet aux citoyens de connaître de plus près le déroulement des principaux moments de la vie politique. Associée aux grands rituels de la nation tels que les élections présidentielles (en 1953, 1958, 1965, 1974), les enterrements (comme les funérailles de de Gaulle en novembre 1970 et les funérailles nationales comme la panthéonisation de Jean Moulin en 1964), elle permet dans l’espace public, de connaître de façon « intime » les hommes politiques, de participer aux rituels civiques (élections, mariages, vœux présidentiels...), de vivre les grands moments des rencontres sportives (Tour de France, matches de foot, de catch, de boxe).
15Entre 1949 et 1974, la télévision française revendique sa qualité de service public. Si l’obtention d’un statut d’office favorise une évolution démocratique aux yeux des citoyens, ouvrant une possibilité d’autonomisation de la télévision vis-à-vis du pouvoir politique, elle ne transforme pas radicalement les pratiques politiques. De 1954 à 1974, la télévision française reste, en dehors de quelques courtes périodes, une télévision de gouvernement.
UNE INFORMATION SOUS CONTRÔLE
16De 1947 à 1965 tous les gouvernements, quelle que soit leur orientation politique exercent un contrôle politique étroit sur l’accès de leurs opposants aux ondes. Dans une certaine mesure, le général de Gaulle n’a fait que reprendre des méthodes mises en place sous la IVe République et déjà expérimentées par la Radiodiffusion française. En effet, l’interdiction faite au général de Gaulle de s’exprimer sur les ondes nationales de la RTF ne se dément pas entre le 2 avril 1947 et le 19 mai 1958. Son « retour au pouvoir » en mai 1958 s’accompagne de sa présence sur les ondes, négociée sur les théâtres des opérations politiques et au sein des médias4. De même les communistes n’ont aucun accès officiel aux ondes jusqu’en 1969. Ils s’expriment directement à la télévision dans quelques magazines de reportage, mais le fait reste exceptionnel et leur parole s’exprime à travers celle des syndicalistes. Le général de Gaulle revient à la télévision une première fois le 19 mai 1958 mais son véritable retour ne s’opère que le 4 juin 1958 sous la pression du Comité de salut public d’Alger.
17L’acte de naissance de la censure à la télévision est l’élection du président de la République par l’Assemblée nationale en décembre 19535 au terme de 13 tours de scrutin. En effet, le spectacle des élections présidentielles est interrompu au 7e jour du scrutin car le pouvoir estime qu’il porte tort à l’image internationale de la France. Le 23, le Congrès de Versailles s’ajourne, la « télévision des couloirs »6 est suspendue ; il a été décidé d’arrêter le spectacle désolant que les parlementaires livrent quotidiennement aux Français7. Les conditions dans lesquelles cette élection a été montrée puis censurée à la télévision démontrent, par le fait même, que l’impact de l’information télévisée existe déjà ou est supposé exister à une époque où, pourtant, il y a seulement 60 000 récepteurs de télévision en France.
18Le contrôle sur l’information radio et télévisée s’étend et s’organise à partir de la Présidence du Conseil de Guy Mollet en 1956. La plupart des mesures de contrôle utilisées sous la Présidence du général de Gaulle sont mises en place dès cette époque. Les Français ont pu voir sur leurs écrans l’image ridicule du président du Conseil en visite en Algérie, recevant tomates et mottes de terre le 6 février 1956 : cet événement marque un tournant dans la politique de contrôle sur l’Information exercée par le Président du Conseil et le secrétariat d’État à l’Information. À partir de mai 1956, le secrétariat d’État à l’Information dirigé par Gérard Jaquet est réorganisé ; l’information est quotidiennement contrôlée par M. Gayman, directeur des Informations et du Journal parlé chargé de la responsabilité des émissions du JT.
19Les archives de la Présidence du Conseil fournissent des preuves très concrètes du contrôle exercé sur l’information : on trouve, par exemple des dépêches d’information biffées et réécrites. Sous Guy Mollet, la télévision est sous le contrôle direct du gouvernement. Celui-ci la revendique comme un moyen d’information officiel. Pourtant le gouvernement, comme il le dit clairement en juin 1956, ne souhaite pas introduire en France un véritable ministère de l’Information qui rappellerait des époques de guerre.
20Guy Mollet exprime ses convictions à ce sujet dans une lettre adressée à Gérard Jaquet secrétaire d’État à l’Information le 3 décembre 1956 ; il met en avant une différence souvent invoquée par la suite entre le pluralisme reconnu à la presse en régime démocratique et le contrôle exercé sur la radio-télévision conçue comme l’organe d’expression privilégié, le « monopole » du gouvernement, voire celui de la SFIO :
[Le contrôle se justifie à la radio et la télévision] Ils [sic]considèrent que les journalistes à la radio et à la télévision doivent bénéficier des garanties généralement accordées aux journalistes dans la presse. Ils oublient l’essentiel : c’est que la presse est faite de nombreux journaux plus ou moins marqués politiquement, alors que la radio et la télévision ont un caractère national et unique. Je t’ai signalé certains cas : j’ai trouvé anormal l’éloge fait de la Russie des Soviets à de nombreux égards ; l’incident sur le pétrole soviétique ; le fait de confier à Daniel Mayer un commentaire sur Israël alors que Daniel est parmi ceux qui auraient tranquillement laissé disparaître Israël, sauf à pleurer ensuite sur son sort. [...] Tous ces exemples, et j’en pourrais citer beaucoup d’autres, m’amènent à estimer que tu ne peux absolument pas faire confiance aux équipes existantes à la radio et à la télévision, qu’il convient donc que des camarades du parti se voient donner comme attribution de connaître, chaque jour, le matin avant 7 heures, les émissions du journal parlé, le soir avant 20 heures, les émissions du journal télévisé et cela sous leur responsabilité.
21Cette situation conduit de nombreuses personnes d’influence à des demandes répétées de reportages, de passages à l’antenne... Pierre Sabbagh, rédacteur en chef du Journal télévisé, répond à ces requêtes et les considère comme des formes injustifiées d’appropriation du petit écran. Il s’en explique auprès de Wladimir Porché8 le 28 mai 1956, dans une note sur le Journal télévisé destinée au ministre. Il faut, dit-il, protéger le journal des pressions « de tous ceux qui croient que le Journal télévisé est à la disposition de chacun puisque appartenant à l’État ». La création d’un ministère de l’Information longtemps repoussée car elle évoquait soit la période de la Seconde Guerre mondiale, soit le fonctionnement des pays totalitaires a finalement été décidée en 1957. De 1958 à 1963 l’information est sous le contrôle étroit du ministre de l’Information et des ministres, tant pour son contenu que pour sa discipline9.
22Les comptes rendus des réunions du Service de liaisons interministérielles pour l’information (SLII) sont ainsi un instrument d’analyse et de passage au crible de l’activité politique quotidienne. Le SLII prolonge son activité jusqu’en 1968. Au cœur de l’activité du SLII s’exprime une incessante volonté de contrôle de tout ce qui est diffusé à l’antenne. La conception du champ politique s’avère large. En 1965, paraît la liste des magazines rattachés à la sous-direction de l’Actualité télévisée. On y trouve en particulier Cinq Colonnes à la Une, les Femmes aussi, Les Magazines féminins, Cent ans de vie quotidienne.
23Ainsi, le compte rendu du vendredi 11 décembre 1964 mentionne un rappel à l’ordre du ministre Alain Peyrefitte qui ne manque pas d’invoquer la nécessaire objectivité des informations données sur les grèves :
Information.
M. Peyrefitte est surpris que l’émission télévisée d’hier au cours de laquelle diverses personnes ont été interrogées sur les tracas occasionnés par la grève n’ait donné que le point de vue de ceux qui n’en conçoivent aucune gêne. M. Peyrefitte demande que cette émission soit complétée par une émission plus objective faisant état d’opinions contraires.
24Le SLII demande aux magazines d’actualité et à Cinq Colonnes à la Une en particulier de donner avant diffusion la liste de leurs sujets. Quelquefois, le SLII demande à visionner avant diffusion certains sujets. Le samedi 30 janvier 1965 le SLII estime :
Il serait bon que M. Verdeil [conseiller technique] puisse voir la séquence sur les investissements américains en France qui doit être projetée dans le cadre de « Cinq Colonnes à la une » (émission du vendredi (février)).
25La question de la censure sur l’information est au cœur du mouvement de mai 1968. Comme l’écrit le journal Le Monde le 17 mai 1968, les Actualités télévisées (AT) sont « mises en contestation » et leurs responsables dénoncés. Selon Édouard Sablier, les AT ont pourtant diffusé 4 heures de reportages sur les événements en une semaine. Les producteurs de Cinq Colonnes, Zoom, Camera III déclarent que « la direction et la rédaction en chef de l’actualité télévisée ont été incapables de résister aux pressions gouvernementales et ont fait ainsi la preuve de leur irresponsabilité ». Finalement le Conseil d’administration saisi à chaud décide d’autoriser la diffusion du magazine Zoom, qui donne la parole aux acteurs des événements : « C’est vraiment le grand document visuel et sonore qu’on était en droit d’attendre sur la révolte des étudiants à l’ère de la télévision. » L’intersyndicale décide alors de créer un « comité permanent ayant pour objet le respect de l’objectivité de l’information » et voulant apporter son soutien à ceux qui seraient menacés10.
26Entre 1969 et 1972, quand Jacques Chaban-Delmas est Premier ministre, l’ORTF connaît un « intermède libéral ». Pierre Desgraupes devient directeur de l’Information de la première chaîne et Jacqueline Baudrier directeur de la deuxième chaîne. Les mentalités changent, comme l’atteste cette réponse « Confidentiel » de Jacques Chaban-Delmas le 12 septembre 196911, réponse à la lettre de Monsieur Louis Vallon, Assemblée, datée du 29 août 1969 qui lui demandait une faveur :
[...] Comme tu le sais, j’ai solennellement posé comme règle que le Gouvernement devrait s’interdire toute immixtion dans l’organisation et le fonctionnement de l’Office ; je suis convaincu en effet, que bien des problèmes qui se posent au sujet de l’ORTF trouveront plus aisément leur solution si, à tous les niveaux de la hiérarchie, les responsables de ce vaste organisme sont mis en situation d’exercer pleinement et librement leurs attributions sans qu’aucune autorité extérieure n’intervienne à aucun moment. Cela est vrai notamment dans le domaine si délicat des questions de personnel. Pour cette raison, il ne me paraît pas souhaitable que le cas de Claire Barsal, qui recueille au demeurant ma sympathique attention, soit examiné et traité au niveau de mon Cabinet. Par contre, je puis t’assurer qu’il sera soumis à l’examen du Directeur général de l’Office qui a toutes les raisons de se montrer bienveillant dans cette affaire.
27« À la tête de chaque unité d’information est placé un directeur dont la mission est celle d’un rédacteur en chef responsable de la conception et de la réalisation de toutes les émissions diffusées sur la chaîne qui lui est confiée »12. Ceux-ci expriment avec vigueur leur désir de respecter l’« objectivité » de l’information.
28Dans un article publié par Télé sept jours le 1er octobre 1969, Pierre Desgraupes affirme vouloir recréer l’esprit de Cinq Colonnes et déclare : « Mon second principe est de ne pas faire de politique. Ce journal a souffert, sous tous les régimes, de mauvaises servitudes politiques. Je ne sais pas ce qu’est l’objectivité. Mais je ferai en sorte que le journal télévisé change et devienne bon. S’il est bon, il sera naturellement objectif. »
29Dans un esprit comparable, Jacqueline Baudrier décide, le 13 janvier 1970, de créer une émission spéciale mensuelle, L’avocat du diable, qui garantirait l’expression contradictoire tout en donnant en dernier ressort la parole aux pouvoirs publics... :
[Il s’agit de] donner aux différentes oppositions qui se manifestent sur des sujets très divers [...] la possibilité de s’exprimer à la télévision française et par là modifier l’idée qu’ont beaucoup de téléspectateurs que la télévision est uniquement à la disposition du pouvoir. L’émission doit donner au public la conscience d’une objectivité réelle, qui souvent existe mais n’apparaît pas étant donné la confusion formelle de certains types d’émission [...].
Cette émission doit cependant garder le caractère d’une émission de la Télévision française. [...] La parole sera donnée en dernier ressort aux représentants des pouvoirs publics13.
30Pourtant cet intermède libéral n’est pas sans nuages. Au moment du procès de Burgos, les journalistes de la télévision observent une minute de silence en solidarité avec les inculpés du procès de Burgos. Les journalistes alors en reportage en Espagne rencontrent des difficultés liées au refus de la télévision espagnole de leur prêter assistance. Ils dénoncent l’omniprésence policière. Quand ils reçoivent des images des manifestations pro-franquistes qui semblent avoir été tournées en plein jour alors que les manifestations se déroulent la nuit, ils signalent scrupuleusement la source de leurs images.
31Les journalistes sont alors rappelés à l’ordre par la Commission de l’Information14 le 7 décembre 1970. Celle-ci invite les journalistes à « ne pas prendre parti », à « ne pas engager l’Office quelles que soient leurs sympathies ou leurs antipathies ». Le 14 décembre 1971 le scandale déclenché par le journaliste Maurice Clavel qui quitte l’émission À Armes égales en s’écriant « Messieurs les censeurs bonsoir ! » après qu’on avait coupé une phrase de son film sur « l’aversion et l’agacement [qu’inspire au Président de la République] la Résistance française » ravive le débat public sur la censure. Pierre Desgraupes est écarté en juin 1972 ; l’arrivée au gouvernement de Pierre Messmer comme Premier ministre marque un retour aux pratiques antérieures dans un contexte où les journalistes expriment davantage leur volonté de libéralisation de l’information. L’atmosphère politique semble favorable à une reprise en main quand le président Georges Pompidou déclare dans une conférence de presse le 21 septembre 1972 : « [...] Le journaliste de télévision n’est pas tout à fait un journaliste comme les autres. Il a des responsabilités particulières. Qu’on le veuille ou non, la télévision est considérée comme la voix de la France et par les Français et par l’étranger15. »
32À partir de 1973, la conception du champ du politique semble se modifier à la télévision. Le gouvernement tente de reprendre la main sur l’information. La censure est généralement plus diffuse mais les pressions vis-à-vis des journalistes sont sérieuses. Plusieurs émissions de La France défigurée animées par Michel Péricard font l’objet de contestations auprès du gouvernement : ainsi une véritable tempête éclate en mars 1973 au sujet de l’émission La France défigurée consacrée au poulailler de Jambles en Saône-et-Loire. Le préfet de Saône-et-Loire écrit à Philippe Malaud secrétaire d’État auprès du Premier ministre et à Arthur Conte, leur faisant part des réactions des élus indignés par le reportage. Le préfet critique l’approche de Péricard, qui, selon lui, ne tient pas compte de l’évolution du monde rural et il met en cause « l’emploi abusif des moyens audiovisuels ». Il considère que de telles émissions représentent un risque dans notre pays (intérêts de clochers...)16.
33La crise est ouverte en octobre 1973 quand Arthur Conte, PDG de l’ORTF depuis 1972, publie un communiqué et demande audience à Pompidou : il fait état d’« interventions politiques qui se manifestaient d’une manière intolérable sur certains directeurs ou journalistes de l’Office »17 et ajoute « [...] Quand il s’agit de traiter de sujets aussi difficiles et controversés que le Moyen-Orient, le Chili, Lip, le racisme ou la réforme constitutionnelle, [...] il n’y aura jamais d’autre consigne que la recherche et le respect de la vérité ».
34Ainsi la période se caractérise par différentes formes de contrôles et d’appropriations de l’information télévisée par le gouvernement et différents groupes d’influence. De plus les années 1965, 1968 marquent un tournant à cet égard, avec une demande libérale au sein de la société. Le gouvernement réagit en consacrant la place de l’information télévisée, en affirmant sa volonté de répondre aux missions du service public, de respecter l’objectivité. L’ORTF est au cœur des préoccupations du gouvernement. Au sein même de l’ORTF, au sein de l’administration, des voix s’élèvent ; les directions de l’information tentent de répondre à ce désir d’information objective. Les Trente Glorieuses se caractérisent donc par cet aller-retour incessant entre libertés, contrôles et censures dans un jeu permanent de pouvoirs et de contre-pouvoirs.
L’INFORMATION : UN JEU DE POUVOIRS ET DE CONTRE-POUVOIRS
35Afin d’illustrer notre propos, prenons deux exemples montrant comment l’information télévisée émerge à travers ce jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs.
36Soit une émission comme Cinq Colonnes à la Une qui a fait l’objet d’un bras de fer permanent avec le pouvoir et l’ORTF. Certains numéros de Cinq Colonnes ont purement et simplement été supprimés des programmes : les archives de l’ORTF en gardent la trace. C’est le cas, en mai 1964, d’une émission sur le scandale de la construction à Montpellier et aussi d’une autre sur le communisme (18 septembre 1965). Après de nombreuses tentatives, le SLII finit par obtenir que la liste des sujets de Cinq Colonnes lui soit communiquée avant diffusion. Les producteurs du magazine avaient longtemps résisté.
37Il existe aussi des contre-exemples de volonté de contrôle non aboutie. Ainsi, malgré la volonté du SLII, un sujet sur l’enseignement en Alsace daté du 8 février 1964 a réussi à vaincre la censure du conseiller technique de l’éducation Allard.
38Le compte-rendu de la réunion du SLII du 8 février 1964 stipule : « Éducation/M. Allard n’a pas été en mesure de superviser le passage de Cinq Colonnes à la Une consacré à l’enseignement en Alsace18. » L’émission s’avérait gênante : elle montrait une Alsace non consensuelle, avec ses conflits religieux, son multiculturalisme.
39Quelquefois la censure se fait invisible. Les historiens sont alors tenus de mettre en vis-à-vis des sources de natures diverses pour révéler l’existence de la censure. Ainsi le numéro du magazine Zoom du 20 mars 1968 consacre une émission à la crise économique et au chômage à Fougères en Ille-et-Vilaine. Celle-ci soulève la protestation du député d’Ille-et-Vilaine qui écrit au ministre de l’Information Georges Gorse :
Michel Cointat, Assemblée nationale, député d’Ille-et-Vilaine Lettre du 20 mars 1968 adressée à Georges Gorse, ministre de l’Information
Monsieur le ministre et cher ami,
Après le Zoom du 14 mars, il me paraît impossible qu’un industriel informé par la seule télévision puisse consentir à s’installer à Fougères.
Les conséquences de ce film sont déplorables.
Si je comprends que la participation d’un député de la majorité peut soulever quelques hésitations, il est incroyable que les spécialistes de problèmes fougerais, aussi bien de l’Administration, de la Chambre de Commerce, de la municipalité, n’aient pas été associés au schéma, aux orientations de cette émission.
Le problème a été tronqué. Certaines déclarations également. Des aspects tendancieux ont été mis en valeur alors que le fond de la question a été passé sous silence.
Je vous serais obligé de bien vouloir faire part de ma protestation aux responsables de l’ORTF.
Je souhaiterais qu’une nouvelle émission soit consacrée à Fougères pour effacer la mauvaise impression laissée par celle de jeudi dernier et je suis prêt, en toute objectivité, à apporter mon expérience dans un tel projet, non pour une propagande outrancière et fallacieuse sur Fougères, mais pour une analyse sérieuse d’un problème grave qui affecte toute une population et qui mérite une solution courageuse.
Je vous prie d’agréer, Monsieur le ministre et cher ami, l’assurance de mes sentiments amicalement dévoués19.
40Le 2 avril 1968, les producteurs de l’émission Zoom répondent dans Ouest-France à M. Joseph Rémy, directeur commercial des établissements Martin et adjoint au maire :
Ceux qui sont en droit de se plaindre de cette émission, ce sont les représentants des syndicats qui ont été longuement interrogés par nos réalisateurs dont les propos ont été coupés sur l’ordre de notre direction. Notons que si cette interview était passée, vous y auriez entendu des phrases très dures sur la responsabilité patronale dans le marasme de Fougères.
41La confrontation des sources audiovisuelles et des sources écrites est ici particulièrement intéressante car elle permet de capter la mise en œuvre de la censure, de l’autocensure et la protestation des producteurs.
42L’émission, en effet, comprenait plusieurs temps : la présentation de l’émission par Harris, la présentation de Fougères, la crise, la grève, le chômage, l’entretien avec les patrons de la région, le point de vue de Chalandon (membre de la commission des Finances) et de Uri (contre-gouvernement) autour de Alain de Sedouy.
43Elle aurait été parfaitement équilibrée, impartiale si les syndicalistes avaient pu s’y exprimer, comme l’avaient souhaité Harris et Sédouy. Leur absence à l’écran s’explique par les pressions exercées sur les producteurs dont les protestations n’ont été connues que par la presse écrite.
44Mise à part la courte période des débuts de la télévision, après 1954, le contrôle et la censure sur l’information s’exercent toujours au nom de l’objectivité, sorte de notion valise que chacun peut invoquer sans y mettre les mêmes contenus. Dans l’ensemble, les pratiques ont peu évolué ; en revanche, il semble que les contre-pouvoirs se soient renforcés dans la période, contraignant la censure à être plus diffuse.
45Ce contrôle excessif ne contribue pas à donner du dynamisme à l’actualité télévisée. Il suscite l’opposition des journalistes. Il est au cœur des protestations du mouvement de mai 1968. Tour à tour l’information ouvre des fenêtres de liberté, subit les velléités de contrôle des pouvoirs qui la régissent : elle est prise entre une demande sociale et une exigence d’impartialité. Le contrôle et la censure sur l’information sont le plus souvent rendus publics par les autres médias. Ceci caractérise fort bien les limites de l’exercice du contrôle et de la censure dans un régime démocratique.
Notes de bas de page
1 Nous ne nous traiterons pas dans cet ouvrage des autres aspects du contrôle qui s’exerce en particulier dans le domaine des mœurs et des comportements. Voir ici l’article de Marie-Françoise Lévy, « Télévision, publics et citoyenneté », p. 91.
2 Évelyne Cohen « Télévision, pouvoir et citoyenneté », in Marie-Françoise Lévy (dir.), La Télévision dans la République. Les années 50, Bruxelles/Paris, Complexe-IHTP, 1999, p. 23-43.
3 Ibid.
4 Évelyne Cohen, « Le général de Gaulle et la question algérienne à la télévision (1958-1962) », in Michèle de Bussière, Cécile Méadel, Caroline Ulmann-Mauriat (dir.), Radios et télévision au temps des « événements d’Algérie » 1954-1962, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 53-59 ; « Mai 1958 : les événements télévisuels dans l’événement politique », in Christian Delporte et Annie Duprat (dir.), L’Evénement, images, représentations, mémoire, Paris, Creaphis, 2004, p. 112-126.
5 À partir du 17 décembre 1953.
6 Les caméras de télévision filmaient aussi bien l’enceinte.
7 Le Figaro, 23 décembre 1953.
8 Fonds Pierre Sabbagh, Chemise Porché, CAC 19950256, article 5.
9 Aude Vassallo, La Télévision sous de Gaulle. Le Contrôle gouvernemental de l’information (1958-1969), Paris, De Boeck/INA, 2005.
10 Le premier numéro de Information ORTF daté du 21 juin 1968 explique les positions de l’intersyndicale sur la réforme du statut de l’ORTF et l’impartialité de l’information. Voir aussi Marie-Françoise Lévy et Michelle Zancarini « La légende de l’écran noir : L’information à la télévision en mai-juin 1968 », Réseaux, CNET no 90, 1998, p 95-117.
11 Chemise Archives parlementaires dans Premier ministre liquid., CAC article 99 (ancienne F41 bis).
12 Réforme de l’Information, 3 octobre 1969, AN 1981 024, article 9, non signé.
13 L’« avocat du diable », Communiqué de presse le 13 janvier 1970, CAC 19890536, article 12, archives Jacqueline Baudrier.
14 Id., article 12.
15 Cité par Sophie Bachmann, L’Eclatement de l’ORTF, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 27.
16 Fonds Baudrier, article 13.
17 Fonds Baudrier, article 23.
18 CAC 1910124, article 97.
19 1910124, article 97.
Auteur
Maître de conférences à l’Université Denis Diderot (Paris 7), habilitée à diriger des recherches. Co-responsable de la Fédération de recherches en Sciences de la ville de l’Université Paris 7. Elle a notamment publié : Paris dans l’imaginaire national de l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999, 398 p. Maurice Agulhon, Annette Becker, Évelyne Cohen (Études réunies par), La République en représentations - Autour de l’œuvre de Maurice Agulhon, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, 421 p. ; membre du Comité éditorial de la Collection d’archives audiovisuelles « Voir et savoir-Images du Temps Présent à la Télévision 1949-1964 », Paris, 1997, (Institut national de l’audiovisuel, CNRS, Paris 3-Paris 7-Paris 10-Paris 13). Un manuscrit inédit (à paraître) La télévision sur la scène du politique-Un service public pendant les Trente Glorieuses, 196 p.
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