Les recompositions de la tradition dans les espaces familiaux et urbains
p. 281-295
Texte intégral
1La Chine contemporaine comme nous l’a montré les Jeux olympiques de 2008 veut se donner d’elle-même une image résolument orientée vers la modernité et le futur. Les critères de cette modernité semblent le plus souvent être ceux d’une typologie à l’apparence occidentale. C’est ce que Thierry Sanjuan (2003) a développé de manière tout à fait intéressante dans ses publications autour des grands hôtels, objet occidental qui, dès le début de l’ouverture de la Chine, a symbolisé cette révolution de l’architecture urbaine.
2Aujourd’hui, les immeubles d’habitations et de bureaux, les espaces publics, se rapprochent de plus en plus de ce que nous pouvons connaître dans les villes européennes, avec une architecture et des modes de circulation en apparence comparables. L’objectif semble être que la ville chinoise, telle qu’elle se révèle à nous, soit en tout point conforme aux villes des pays qui affichent leur réussite économique.
3La question se pose souvent de ce qui reste de la Chine « traditionnelle » dans cette rénovation urbaine, qui passe par des reconstructions quasi totales de quartiers anciens, voire d’arrondissements dans leur intégralité. De nombreuses voix se sont souvent élevées pour défendre ce qui restait de l’habitat traditionnel, les hutong1 de Pékin par exemple. Cet article cherche à montrer que la façon dont les habitants s’approprient les nouvelles résidences constitue une relecture de la tradition, par leur perception de l’espace et au regard des usages jadis mis en place dans les maisons chinoises dites « à cour carrée ».
Une perception chinoise du monde : l’importance de la segmentation du monde
4Toute personne qui a eu l’occasion de se promener dans les rues d’un village chinois ou dans les dernières hutong de Pékin a tout de suite remarqué combien les murs revêtent une importance particulière. Le paysage rural ou urbain, offert à nos yeux, est celui de succession de murs, sans fenêtres ouvrant vers la rue, de portes ouvertes ou fermées, mais donnant elle aussi toujours sur des murs.
5C’est un des éléments les plus visibles de la société chinoise qui débute avec la Grande Muraille et s’étend bien plus en profondeur dans la perception chinoise du monde. Pour qui veut bien comprendre l’importance du mur, il faut se pencher sur quelques concepts fondateurs de la société chinoise et du mode de relation à l’autre qui régit les modes de fonctionnement sociaux.
6La Chine historiquement se définit comme un centre civilisateur, qui va être délimité par des zones de partage et de non-partage, des segmentations qui remontent très loin dans l’histoire chinoise : 1. le barbare cru est celui qui va se trouver en dehors de la Grande Muraille, c’est celui avec qui les échanges sont limités, pour lequel on va inventer une monnaie spécifique (les Occidentaux), celui qui ne peut pas entrer dans le guanxi2, car sa capacité de réciprocité n’est pas évaluable ; 2. le barbare cuit est celui qui va se trouver en deçà de la Grande Muraille, c’est celui avec lequel les échanges réguliers sont possibles, qui se sinise partiellement en adoptant une partie des coutumes du centre civilisateur (han). Il est partiellement ingéré mais, au titre de barbare cuit, il peut conserver une partie de ses coutumes : religion, transmission des biens, écriture ; 3. Le chinois, ou « le sinisé », est celui qui a intégré la culture des Han ou que l’on reconnaît comme ayant intégré cette culture. Il peut de fait dépendre d’une lignée chinoise en se référant au jiapu (livre de la lignée), ou y être entré par le mariage. Il a aussi la possibilité de fonder une lignée qui se revendique de l’appartenance au centre civilisateur. Les échanges sont alors possibles entre sinisés, le guanxi est la règle de relation entre les lignées et le partage permanent, sans obligation de contrepartie, la règle qui régule la lignée.
7Le monde chinois et le modèle de pensée s’articulent aussi pour partie autour de la notion du mur. Le caractère « pays » (guo) est ainsi entouré d’un mur, à l’instar de la grande muraille qui sépare les Chinois des barbares crus. Ceux-ci ont néanmoins à de nombreuses reprises pu franchir ce mur symbolique et devenir des barbares cuits ou se siniser. Il faut bien noter cependant qu’il y a trois stades d’intégration à la culture chinoise3, contrairement à nos civilisations occidentales qui n’en reconnaissent que deux. Le stade intermédiaire de la « cuisson culturelle » existe aussi en Occident, mais il est souvent considéré comme transitoire. En Chine, on peut y rester durant des siècles ou plus…
8D’autres caractères vont aussi indiquer cette symbolisation : le caractère « dur » (gu) sera aussi entouré d’un mur, ainsi que le caractère « unir » (tuan) (par-delà la Grande Muraille). Le « jardin » (yuan) lui-même, qui est lieu de l’intime, sera entouré d’un mur.
9Le chiffre magique « quatre » (si) est également entouré d’un mur que l’on retrouve dans la dénomination de la « maison traditionnelle » (si he yuan [quatre, se réunir, cour]), tout autant que dans celle des enfants qui sont protégés par le mur : « fils » (jian) ou « garçon » (nan) dans les caractères traditionnels chinois.
10Il est clair pour celui qui pénètre la Chine pour la première fois qu’il existe un mur entre ceux avec qui l’on peut partager et avec ceux avec lesquels le partage est impossible. Ce mur invisible est celui que le chercheur aura le plus de mal à dépasser, et qui l’obligera sans cesse à passer par des médiateurs pour accéder à la Chine profonde. Il est toujours difficile de savoir quel statut nous occupons pour chacun de nos interlocuteurs.
11On pourrait croire qu’avec les évolutions de la modernité en Chine, ce mur dans la perception sociale moderne aurait pu disparaître et en apparence la transformation urbaine donne souvent cette impression. Pourtant bien au contraire, il se réinvente dans la cité et dans le mode d’habitat avec des modes de segmentation de l’espace urbain, des espaces de vie et des modes relationnels qu’il faut longuement observer pour les percevoir.
12 : Guo, pays
13 : Gu, solide
14 : Tian, champ
15 : Tuan, unir (derrière le mur)
16 : Hui, rentrer
17 : Yuan, jardin
18 : Jian, fils (protégé par le mur)
19 : Si, quatre – chiffre magique
20 : si he yuan, maison traditionnelle chinoise (quatre, se réunir, cour)
La maison traditionnelle et son mode d’habitat
21Expliquons d’abord l’organisation générale des maisons chinoises : un « enclos » ceinturé de murs, qui abrite une ou plusieurs maisons abritant une lignée, lesquelles sont organisées autour d’une succession de cours carrées. La maison traditionnelle chinoise est ainsi tournée vers son centre, vers la cour carrée, et n’offre aucune visibilité vers l’extérieur, vers tout ce qui lui est « barbare ». Elle est délimitée par un mur, par des murs successifs, puisque les cours carrées peuvent s’enchaîner les unes aux autres au sein d’une même lignée. Même en entrant par la porte d’entrée, et en tournant vers l’intérieur de la maison, il faut trois stades pour accéder à la première cour, un mur, un second mur et enfin la cour.
22Les portes sont souvent colorées en rouge (amour joie), les murs en blanc et les toits en gris. Seul l’empereur peut utiliser la couleur jaune pour les toits et sa famille la couleur verte. Le carré, le quatre, chiffre magique, est réservé à la maison et à la terre, qui ne peut pas être ronde, le rond étant spécifique, lui, du ciel et des dieux (temple du Ciel). On peut s’y déplacer par des couloirs recouverts de toits pour éviter d’être vus des dieux qui résident dans le ciel.
23La maison est protégée de l’extérieur par une marche qui empêche les fantômes rasant le sol d’y pénétrer et par des animaux mythiques (dragons, lions), deux de chaque côté de la porte (parfois, ce ne sont que de simples pierres qui les symbolisent). Elle est aussi protégée par le mur derrière la porte d’accès qui cache la vue de la cour intérieure lors de l’ouverture de celle-ci. La porte d’entrée est, elle, protégée par des calligraphies apposées sur ses montants (origine oraculaire de l’écriture chinoise).
24La maison est dure, solide, elle est le symbole de l’unité de la famille. Elle est aussi orientée par des bâtiments affectés en fonction des hiérarchies familiales : père, 1er fils, 2nd fils… Les cours reliées entre elles sont déterminées par les hiérarchies familiales. Dans la circulation de cour en cour, on ne retrouve plus le mur de protection qui n’est présent qu’entre la rue et l’entrée. Pénétrer dans la maison est un honneur réservé à des amis très proches, mais ceux-ci mêmes seront reçus dans des parties plus ou moins avancées de la maison, en fonction du degré d’intimité accepté (s’il y a plusieurs cours). La réception se fait toujours dans le bâtiment du Nord, avec des sièges adossés au mur et en direction de la porte ouvrant sur la cour au Sud. Une enquête, menée en 2003 dans le village des Wu, situé dans la province de Hebei, près de Pékin, nous permet de constater que chaque maison disposait encore de cette disposition des sièges tournés vers la cour, tout comme dans les pavillons de réception de la Cité interdite.
25La maison traditionnelle et ses murs permettent donc deux types de circulation. Celle par l’intérieur, réservée aux membres de la lignée, celle par l’extérieur (les rues) réservée aux non-membres de la lignée. La possibilité de pénétrer ou non plus avant dans la maison est le symbole d’une proximité qui s’accroît avec la lignée. Il en va de même pour l’empereur dans la Cité interdite. La succession de cours, de rapprochement de la partie « privative » réservée à l’empereur, était le symbole fondamental du rang occupé par chacun, de l’importance que donnait l’empereur à cette rencontre. La codification de ce protocole était très connue dans sa symbolique.
26Le jardin est lui un espace privatif réservé aux membres de la lignée. L’idée de jardins publics est une notion très récente en Chine. Son accès est donc réservé à ceux qui ont été admis à l’intérieur de la maison, de la lignée. Les réceptions peuvent s’y faire dans de petits pavillons et les circulations s’y font aussi par les passages recouverts toujours protégés du ciel.
27La transformation vers la modernité des maisons dans le village des Wu, telle qu’elle a pu être observée en 2003, se fait par reconstruction de la maison sur elle-même, seuls les matériaux changent. La disposition des cours, des passages de cour à cour, reste inchangée. La pièce de réception garde sa fonctionnalité, l’affectation des pavillons ne change pas. On y mange encore le plus souvent dans la cour. Le seul compromis à la modernité est la transformation de la cuisine, où le grand wok de la cour est progressivement abandonné pour être remplacé par un réchaud. Le kang, lit traditionnel en brique chauffé par la cuisine, est encore présent dans nombre de maisons. S’il se transforme, sa fonctionnalité n’est pas nécessairement la même que celle du lit occidental. Il peut être un lieu de réception, discussion, on peut y dormir à plusieurs.
28La notion de patrimoine dans la perception de la maison se pense de manière informelle, car la maison pourra être détruite et reconstruite à plusieurs reprises à l’identique sur le même emplacement. On ne cherchera pas nécessairement la préservation d’un élément physique « certifié » ancien dans ces démolitions et reconstructions successives. Ce qui fait lien, c’est le mode d’habitat et le mode d’usage des espaces de la maison. On retrouve cette dynamique dans la reconstruction de certaines hutong de Pékin et de certains lilong4 à Shanghai. C’est le mode d’habitat qui fait « patrimoine » et non le bâtiment lui-même.
29Dans de nombreux lieux, les citang (temples de lignée) sont ainsi soit remis en activité, soit reconstruits. Les paiwei (plaques des ancêtres), conservées dans les familles, sont rassemblées de nouveaux et mises en commun. Ces temples, eux aussi, vont s’appuyer sur la cour carrée, le mode de circulation par protection céleste et, pourtant, ils ne datent la plupart que du début des années 2000 (la plupart ayant été détruits lors de la « Révolution culturelle »). Le jiapu (arbre généalogique de la lignée) est lui aussi souvent en reconstruction, il permet de définir qui est associé à la lignée et qui ne l’est pas. Il définit le mode de relation entre le « dedans » de la lignée (avec le partage entre les membres) et le « dehors », où se substitue le guanxi comme mode de relation sociale.
De la maison traditionnelle à la cité moderne : segmentation de l’espace urbain
30On pourrait croire en les observant que la construction des grands ensembles urbains a fait disparaître ces notions « intérieur-extérieur », cette protection par murs successifs, cette hiérarchie dans la maison. Il n’est en rien, bien au contraire.
31Il suffit pour cela de se promener dans les quartiers d’habitation de Pékin pour remarquer que chaque bloc d’immeubles est ceinturé de grilles gardées par des hommes en uniformes. La circulation dans les blocs eux-mêmes se fait par paliers successifs, par cours successives délimitant de nouvelles hiérarchies.
32Les analyses qui suivent sont issues d’une enquête portant sur le quartier Fangzhuang, situé au sud-est de la ville entre le second et le troisième périphérique, et plus précisément sur le bloc 1 de ce quartier.
33Le bâtiment des cadres du bloc Fangzhuang 1 est situé à l’est, comme l’est celui du premier fils dans l’organisation traditionnelle. Il est ceinturé de davantage de barrières et isolé des bâtiments des populations intermédiaires, elles-mêmes isolées des populations plus modestes. Le bâtiment des cadres a son propre jardin intérieur, qui ne lui est pas spécifiquement réservé mais est dans les faits peu fréquenté par les habitants des blocs limitrophes. Les autres blocs ont aussi leur propre jardin et l’hôtel a le sien. L’accès à ces jardins se fait toujours par l’intérieur de la résidence et ils ne sont pas limitrophes à celle-ci. Ils n’ont pas le caractère de « démonstration » que peut revêtir un jardin dans une résidence occidentale ou situé sur le devant d’une maison privative. Ils représentent des espaces relevant pour partie du privatif, de l’intimité de la résidence (même si en théorie tout le monde peut y accéder). Les activités dans ces jardins, elles, sont souvent collectives (exercices du matin) ou individuelles (promenade interne à la résidence).
34Vu de l’extérieur, chaque bloc d’habitations apparaît comme une forteresse gardée, tout comme l’était la maison traditionnelle. Gardiens à l’entrée, gardiens qui font des rondes, gardiennes de portes, gardiennes d’ascenseur. Dans ces conditions il devient presque impossible pour un étranger à la résidence d’approcher le lieu de l’intime, celui de l’appartement familial, et, si cela se fait, il faudra que cet étranger soit identifié à trois reprises : une fois avec sa voiture à l’entrée, une fois à l’entrée de chaque porte d’immeuble et même à l’étage de l’appartement par la gardienne d’ascenseur. Toutes les résidences ne bénéficient pas de ces trois protections, le nombre de protections dont bénéficie une résidence est un indicateur de son classement social.
35On le voit ici très bien le mur n’est pas que symbolique, il est un mode subtil de contrôle de la circulation des personnes au service des résidents (les employés sont recrutés par les syndics). Pour autant, il reste aussi très symbolique, les entrées piétons des résidences sont libres d’accès et tout étranger qui circule dans les résidences ne sera pas inquiété, pour peu que son comportement ne soit pas suspect (s’il prend des photos ou fait des croquis, il se présente comme un enquêteur potentiel non autorisé sauf s’il est identifié comme un résident).
36Comme on le voit sur le plan du bloc d’habitation qui compte officiellement 80 000 habitants, les boutiques sont « dans les murs » de la résidence. Seuls quelques gros commerces comme Carrefour ou le magasin Guiyou, les grandes banques, les édifices publics de la ville, sont à l’extérieur des murs mais sont aussi contrôlés par des gardiens (qui s’apparentent plus alors à nos vigiles). Un parc existe aussi dans le centre géographique du quartier, il ne s’agit pas d’un parc au sens chinois classique du terme où l’entrée est payante avec lacs et activités diverses. Ce parc à fonction plutôt occidentale5 est bien moins fréquenté que celui de chaque résidence. L’enquête menée dans le quartier n’a pas permis d’en faire une observation attentive pour voir quelles sont ses fonctions exactes. En tout cas, aucun membre de la lignée ne s’y rend jamais. Il est utilisé seulement comme un lieu traversant, lorsque l’on se rend vers les commerces centraux.
37Dans les murs de la résidence, chacun peut subvenir à ses besoins, régler ses problèmes domestiques, bénéficier d’une protection policière, régler les petits litiges ordinaires, manger au restaurant, faire du sport dans les jardins et même loger ses amis dans les hôtels du bloc d’habitation. Les écoles elles-mêmes sont dans les blocs d’habitation, parfois sans communication avec la rue.
38Il s’agit donc d’un microcosme où l’on trouve tout ce qui est utile dans la vie quotidienne. Lorsque les problèmes rencontrés sont trop importants ou les demandes commerciales plus exceptionnelles, il faut alors passer à l’échelon supérieur, celui du quartier, qui bénéficiera d’un poste de police plus grand, de commerces plus conséquents, d’équipements spécifiques : grande librairie, marché, conservatoire de musique… Les grands restaurants seront aussi à l’extérieur des blocs d’habitations.
L’appartement, une recomposition spatiale de la maison traditionnelle
39Les appartements d’une famille chinoise sont eux aussi une « réinvention » de la maison traditionnelle. On y retrouve des dispositions à une cour, ou à cours successives, en fonction du statut social de ses occupants. L’utilisation des espaces est ce qui éclaire le plus sur la recomposition de la tradition à l’intérieur de ces appartements modernes à une ou plusieurs cours.
40Ces appartements sont pourtant construits en imitation du modèle occidental, qui sert de référence, mais leur utilisation en diffère beaucoup. La première tâche du nouveau propriétaire va en effet consister à fermer les balcons par une deuxième série de baies vitrées afin de reconstituer la zone tampon entre intérieur et extérieur. Il ne viendrait à l’idée à personne en Chine de s’installer sur son balcon comme dans un jardin, ainsi que nous le faisons en France. L’appartement est, lui aussi, tourné tout entier vers son intérieur. On retrouve cette même transformation de l’habitat dans les appartements en Corée (Gelézeau, 2003).
41Les premiers appartements construits en Chine étaient à cet égard encore plus caractéristiques, car la pièce de repas en commun se situait au centre de celui-ci comme la cour carrée de la maison traditionnelle où la famille prend traditionnellement ses repas. Les nouveaux appartements sont un peu plus « occidentalisés » en apparence, mais, le plus souvent, c’est la pièce de réception qui se rapproche de la fenêtre. La salle à manger ne donne pas sur le balcon, ainsi l’usage reste le même, on mange loin de la fenêtre, le plus possible au centre géographique délimité par les murs.
42Dans la résidence étudiée, la plupart des familles ont acquis deux appartements, voire tout l’étage, alors que souvent cela ne constitue plus une nécessité (taille des familles, personnes âgées). Les appartements sont alors reliés entre eux et on voit ainsi se reconstituer la circulation entre les cours des habitations traditionnelles, les aînés s’installant dans la partie la plus lointaine de l’appartement (par rapport à l’entrée de l’appartement).
43Examinons ce mode d’habiter dans l’appartement qui s’apparente à la maison à deux cours carrées : La porte qui a été condamnée est celle qui permettait une vision directe sur une pièce en cas d’ouverture. Il a été choisi de conserver la porte d’accès qui donne sur un mur, ce qui cache toute visibilité vers l’intérieur en cas d’ouverture de celle-ci.
44Le premier appartement6 est celui où résident les enfants lorsqu’ils viennent rendre visite, la table pour manger est bien entendu au centre de la « cour ». Deux chambres sont présentes, la chambre avec salle de bains est réservée aux membres de la lignée, qui résident dans l’appartement de manière régulière ou passagère. L’autre est un lieu de rencontre où l’on s’assoit sur les lits pour discuter de sujets anodins, jouer aux cartes ou à des jeux de sociétés, faire la sieste ensemble. C’est un espace de vie à vocation non formelle. Le lit, tout comme l’ancien kang, y a une fonction sociale et non une fonction centrée sur l’intimité comme en Occident.
45L’espace de réception de la lignée se situe dans le salon, lui-même installé près de la fenêtre. Les fauteuils ne peuvent être tournés vers la cour comme dans la maison traditionnelle du fait de la configuration de la pièce et de la présence de la fenêtre7 mais ils sont quand même orientés vers la porte d’entrée. Cependant, dans l’appartement à une cour précédemment occupé par cette famille avant l’acquisition de celui-ci et situé dans le quartier de Muxidi, les fauteuils étaient bien disposés vers la cour intérieure qui constituait le centre de l’appartement. Les discussions importantes dans la lignée ont lieu dans cet espace. C’est là aussi qu’a lieu la réception des visiteurs extérieurs mais les membres présents de la famille vont dans ce cas se retirer dans les pièces latérales et ne plus en sortir. L’absence de couloir protégeant la pièce de la vue depuis la pièce de réception leur fait alors privilégier le retrait dans la chambre avec salle de bains, pour le cas où la réception se prolongerait. Il n’est pas envisageable que les membres de la lignée (famille proche) se retirent dans le second appartement, qui est l’appartement privé des parents.
46La cuisine donne sur la cour intérieure, celle où se prennent les repas, la cuisine du second appartement n’est donc jamais en fonction. Le balcon collatéral est un lieu de stockage des aliments crus ou qui doivent refroidir après cuisson. Il est sont aussi un lieu de séchage du linge et de rangement. Personne n’y vient pour regarder dehors, s’asseoir, encore moins pour être vu de l’extérieur.
47La salle de bains proche de la cuisine, donnant sur la cour, est la seule équipée d’eau chaude. C’est celle que fréquente la plupart des membres de la famille (sauf la nuit, les toilettes des chambres étant alors plus utilisées). On s’y croise, on s’y retrouve, la porte est souvent ouverte et permet des discussions avec les membres situés dans la « cour » de l’appartement. Son usage s’apparente aux toilettes publiques traditionnelles que l’on trouve partout en Chine ou dans la cour du village des Wu, le mur d’isolement n’étant que symbolique.
48Le second appartement8 est celui des parents, celui où ils se retirent le soir et parfois dans la journée. C’est là que sont stockés les cadeaux circulatoires, plutôt au centre de leur partie d’habitation9. La partie réception du second appartement n’est jamais utilisée pour recevoir les invités extérieurs, mais peut l’être pour des discussions importantes au sein de la lignée. La disposition des fauteuils est orientée vers la porte d’entrée, même condamnée. Pour autant, cette pièce reste tournée vers l’intérieur alors que l’espace « cour », lui, est totalement vide, puisque aucun repas ne se prend dans cet appartement.
49Le jardin « intérieur » est sur le balcon de la partie la plus privative de l’appartement, soit le balcon de l’appartement des parents. Celui-ci est recouvert de plantes vertes, qui ne permettent même plus l’accès aux baies vitrées qui donnent sur l’extérieur. On y vient pour entretenir les plantes, les regarder, parler entre soi, jamais avec des invités.
50Une des chambres a été reconvertie en bureau pour le chef de lignée (le père) et en bibliothèque. La salle de bains qui fait la jonction des deux appartements est désaffectée.
51Contrairement à ce que peut donner une vision rapide et extérieure, l’habitus dans l’appartement chinois dit « moderne », occidental, inspiré des modèles occidentaux, se rapproche pour beaucoup des modes de vie dans les maisons traditionnelles. Il n’y a pas abandon de la tradition dans la modernité, il y a plutôt recomposition de celle-ci dans des espaces parfois exogènes mais qui sont réappropriés en fonction de règles ancestrales. L’espace public extérieur demande aussi à être lu avec en arrière-fond les perceptions chinoises du monde. Certes, les deux visions cohabitent, mais, tout comme à Séoul ou dans de nombreuses villes d’Asie, il s’avère de plus en plus important de ne pas ignorer cette recomposition de la tradition dans une modernité qui répond aux critères visuels ou symboliques occidentaux. Elle répond aussi, dans son utilisation, à des critères de patrimoine informel et elle est ancrée en profondeur dans la société chinoise.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Références bibliographiques
Affergan, Francis, 1987, Exotisme et altérité, Paris, PUF, 296 p.
Affergan, Francis, 1997, La pluralité des mondes, Paris, Albin Michel, 300 p.
10.3917/meta.dibie.1998.01 :Dibie, Pascal, 1998, La passion du regard, Paris, Métaillé, 186 p.
10.4000/books.editionscnrs.3760 :Gelézeau, Valérie, 2003, Séoul, Ville géante, cités radieuses, Paris, CNRS Éditions, 291 p.
Leclerc, Alain, 1999, « Rencontre avec un ethnologue : Joël Thoraval », Paris, rapport, université Paris-VII, 38 p.
Ma, Bingjian, 1996, Quadrangles of Beijing, Pékin, Editions Arts and Photography Beijing House, p. 3-4.
Panoff, Michel et Françoise, 1968, L’ethnologue et son ombre, Paris, Payot, 194 p.
Sanjuan, Thierry, 2000, Chine, territoires et société, Paris, Hachette, 189 p.
10.4000/books.psorbonne.2563 :Sanjuan, Thierry (dir.), 2003, Les grands hôtels en Asie. Modernité, dynamiques urbaines et sociabilité, Paris, Publications de la Sorbonne, 274 p.
Sanjuan, Thierry (dir.), 2006, Le dictionnaire de la Chine contemporaine, Paris, Armand Colin, 303 p.
10.14375/NP.9782746741812 :Sanjuan, Thierry, 2015, Atlas de la Chine. Une puissance sous tension, Paris, Autrement, 96 p.
Thoraval, Joël, 1997, « L’identité chinoise », dans Gentelle, Pierre (dir.), Chine. Peuples et Civilisation, Paris, La Découverte, p. 60-74.
Zheng, Lihua, et Dominique Desjeux, 2003, Entreprises et vie quotidienne en Chine, approche interculturelle, Paris, L’Harmattan, 2003, 304 p.
Notes de bas de page
1 Les hutong sont de petites ruelles séparant les maisons anciennes à cour carrée. Elles sont souvent impraticables pour la circulation automobile.
2 Le guanxi est un mode d’échange permanent de services et de biens qui régule les relations en créant une dette permanente dont la gestion est sans cesse alimentée par de nouveaux échanges.
3 Le barbare cru, le barbare cuit et le chinois ou sinisé.
4 Les lilong sont les ruelles shanghaiennes, aussi étroites que les hutong pékinois. Ils sont bordés de maisons mitoyennes (les shikumen), dont la typologie s’écarte sensiblement de la maison à cour carrée.
5 Il sert surtout d’espace vert central près des magasins et les habitants n’y ont que peu d’activités sociales communes.
6 Moitié basse de la figure 4.
7 Ils devraient être dos à la fenêtre pour être tournés vers la cour.
8 Moitié haute de la figure 4.
9 Ces cadeaux réservés à la gestion du guanxi ne sont pas ouverts, leur contenu est en général connu, car il qualifie la relation entretenue avec les visiteurs. Ils sont offerts de nouveau dans les mêmes conditions, en fonction de règles strictes, rendre trop ou pas assez pouvant constituer un affront et une perte de face (mianzi)… Rendre un peu moins va vers une réduction de la relation sociale, équivalent ou un peu plus vers un accroissement. Rendre trop peut constituer la fermeture de la relation sociale, si tout est fait que pour l’intéressé ne puisse pas rendre la pareille. On retrouve cette même fonction des cadeaux au Japon et le rituel n’y est guère différent. À l’occasion du Nouvel An, les cadeaux changent ainsi d’appartements à l’intérieur de la résidence.
Auteur
Anthropologue, Ancien responsable du service culturel de la municipalité de Corbeil-Essonnes.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
The Asian side of the world
Editorials on Asia and the Pacific 2002-2011
Jean-François Sabouret (dir.)
2012
L'Asie-Monde - II
Chroniques sur l'Asie et le Pacifique 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
The Asian side of the world - II
Chronicles of Asia and the Pacific 2011-2013
Jean-François Sabouret (dir.)
2015
Le Président de la Ve République et les libertés
Xavier Bioy, Alain Laquièze, Thierry Rambaud et al. (dir.)
2017
De la volatilité comme paradigme
La politique étrangère des États-Unis vis-à-vis de l'Inde et du Pakistan dans les années 1970
Thomas Cavanna
2017
L'impossible Présidence impériale
Le contrôle législatif aux États-Unis
François Vergniolle de Chantal
2016
Sous les images, la politique…
Presse, cinéma, télévision, nouveaux médias (xxe-xxie siècle)
Isabelle Veyrat-Masson, Sébastien Denis et Claire Secail (dir.)
2014
Pratiquer les frontières
Jeunes migrants et descendants de migrants dans l’espace franco-maghrébin
Françoise Lorcerie (dir.)
2010