Le caché, le visible et l’invisible : l’évolution de l’œkoumène du très précaire dans la mégalopole Japonaise
p. 221-233
Texte intégral
1Au début des années 1990, la montée d’un nouveau phénomène sans-abri a, pour la première fois depuis la fin de la période d’après-guerre, exposée au grand jour l’existence de marges socio-économiques dans les grandes métropoles japonaises. Si ce phénomène de grande précarité s’est certes résorbé depuis la seconde moitié des années 2010, il constitue visiblement un point d’entrée remarquable pour poser les bases d’un questionnement plus large sur l’existence et les caractéristiques des populations socio-économiquement marginalisées et souvent oubliées.
2Ce phénomène permet tout d’abord de souligner que la question de la marge ne se réduit pas à une question de distance entre un centre et une périphérie, l’urbain ou la ville d’un côté et le rural, la campagne de l’autre. Au cœur même des métropoles se constituent des espaces marginaux dans lesquels se développent et se perpétuent des modes de survie – contraints ou choisis – qui divergent de ceux adoptés par le reste de la société présentée comme normale. Il permet également de rappeler le lien indissociable entre la dimension humaine du phénomène – les caractéristiques socio-économiques et démographiques d’une population donnée – et la dimension territoriale – les caractéristiques et les usages des lieux. Ce sont ces deux aspects ensemble que nous étudions à travers l’utilisation des termes « territoires de la marginalité » ou « œkoumène1 ».
3Dans cette analyse, nous essayons d’éviter deux écueils. Le premier consisterait, avec cette justification que la pauvreté a toujours existé, à réifier le phénomène. Pour autant qu’elles semblent se fondre dans le paysage urbain, les marges urbaines évoluent. Elles apparaissent, lorsqu’un certain nombre de conditions socio-historiques sont réunies, elles se maintiennent alors pendant une certaine période. Enfin, elles disparaissent, lorsque ces conditions ne sont plus réunies. Le second écueil serait d’assimiler cette disparition à une vision utopique de la polis sans marginalité, une image que le Japon et son modèle social a longtemps projeté. C’est un risque lié tout autant à la transparence de ces populations qui n’apparaissent plus dans les cartographies officielles – census, enquêtes d’opinion ou vote – qu’à l’action de l’État, qui cherche toujours à en minimiser leur présence visible, soit par des politiques répressives, soit par des politiques inclusives.
4Nous étudions ici le renouvellement des territoires de la marginalité, les différents œkoumènes qui se sont succédé depuis le dernier demi-siècle au Japon. Cette période nous mène du début des années 1960, c’est-à-dire au moment où le Japon d’après-guerre commence véritablement à se reconstituer et à se stabiliser comme modèle, à la décennie des années 2010, alors que le Japon semble toujours enlisé dans une longue crise économique. Pour autant qu’il existe une diversité de la marginalité et qu’ainsi plusieurs territoires peuvent coexister en un même temps, nous nous concentrons sur le passage d’un œkoumène dominant à un autre. L’adjectif « dominant » est compris comme l’œkoumène qui concentre le plus grand nombre de populations désaffiliées dans un type d’espace donné.
5À partir d’une analyse qui prend pour terrain la ville de Tôkyô, s’appuie sur des archives et des ouvrages de seconde main pour les périodes les plus anciennes, auxquelles s’ajoutent du travail de terrain et des entretiens pour les périodes les plus récentes, il est possible de distinguer depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et jusqu’au début du xxie siècle une succession de trois œkoumènes au Japon : le premier se constitue vers les années 1960-1970 et se désagrège au début des années 1990. Il s’agit d’une période où les marges urbaines sont composées de travailleurs journaliers vivant dans des espaces distincts du reste de la société, des ghettos appelés yoseba. Le second œkoumène devient dominant au début des années 1990 jusqu’au début des années 2000 : il s’agit de la période où les marges sont désormais majoritairement composées de sans-abri, qui se sédentarisent dans l’espace public. Enfin, le dernier œkoumène émerge dans les premières années du xxie siècle et n’est pas encore en voie de résorption. Alors que les efforts pour abaisser le nombre de sans-abri commencent à porter leurs fruits, de nouvelles populations marginales apparaissent : des travailleurs précarisés qui vivent dans des lieux commerciaux ouverts 24 heures sur 24.
Œkoumène 1 : les travailleurs journaliers des yoseba
6Il est difficile aujourd’hui de comprendre la marginalité en dehors de la question de l’exclusion, de la pauvreté ou du chômage. Cependant, le premier territoire de la marge qui se développe au début des années 1960, au moment où le Japon est en pleine expansion économique, est une marginalité du travail. En effet, dans le Japon de l’après Seconde Guerre mondiale, l’une des transformations les plus drastiques concerne le marché du travail. On assiste à une massification rapide du salariat et de l’emploi direct. Cette unification de la forme d’emploi est obtenue en restreignant les formes contractuelles qui existaient jusqu’alors. L’emploi indirect, c’est-à-dire le recours à des employés intérimaires par l’intermédiaire de patrons appelés oyakata, est désormais interdit. Cette pratique, jusqu’alors courante, va néanmoins perdurer de manière illégale, dans certains espaces de la ville et être à l’origine du premier territoire de la marginalité d’après-guerre, les yoseba.
L’espace des yoseba
7Le yoseba désigne le lieu où s’effectue une prise de contact journalière entre celui qui vend sa force de travail et celui qui achète la force de travail, le tehaishi. C’est habituellement aux abords de certains nœuds de communication que se déroule cet échange. Pour Tôkyô, on peut citer notamment les gares de Shinjuku ou de Takadanobaba. L’échange a habituellement lieu entre 4 heures et 5 heures du matin, c’est-à-dire avant que les flux de la population des travailleurs légaux – employés, commerçants – commencent à apparaître sur cet espace. La fonction de yoseba se superpose donc à d’autres usages d’un espace donné. Il existe deux types de yoseba : des petits et des grands.
8Dans un petit yoseba, seul le moment nécessaire au recrutement voit la création d’un espace exclusivement utilisé par les travailleurs journaliers. Il se fond avec le reste de la société, lorsqu’il s’agit des autres moments de la vie : sur le chantier avec les autres travailleurs, dans les restaurants ou dans les hôtels avec d’autres clients et consommateurs.
9Dans le cas des grands yoseba se constitue, à ses abords, un quartier entier utilisé progressivement de manière exclusive par les travailleurs journaliers. Le « ghetto » de Sanya dans le Nord-Est de Tôkyô constitue, avec celui de Kamagazaki à Osaka, les deux principaux grands yoseba. Il en existe également à Yokohama, Nagoya ou Kyôto. Dans ces espaces ghettoïsés, toutes les autres fonctions nécessaires à la survie des travailleurs journaliers y sont concentrées. Les artères d’hôtels, nommées doya gai, et les artères de commerces, nommées shôten gai, tissent la géographie de ce lieu séparé. L’usage exclusif de ces ghettos par des travailleurs journaliers n’a pas été immédiat. À Tôkyô, les familles de ces quartiers ont d’abord lutté, au nom des enfants, contre la présence de prostituées. Elles se déplacent progressivement dans le quartier adjacent, le yoshiwara. Ensuite, toujours avec l’objectif de protéger les enfants, les familles qui se trouvaient dans le ghetto ont été la cible prioritaire de politiques de relogement. La population du ghetto a alors pris ses caractéristiques actuelles2 : une population composée uniquement d’hommes célibataires.
10Ce sont ces grands yoseba qui se sont imposés comme espace dominant de la marge pendant près de trente ans. Au milieu des années 1980, on dénombrait ainsi plus de 15 000 travailleurs journaliers dans le ghetto de San. ya. À Kamagazaki, on dépassait le nombre de 30 000.
Les populations des yoseba
11Les principales populations entrantes dans ces ghettos sont des dekasegi, c’est-à-dire des populations rurales migrantes. Jusqu’au début des années 1960, ces populations étaient prises dans des flux dont le point de départ et d’arrivée était le rural. Elles travaillaient soit dans des grandes exploitations agricoles soit dans des mines, et revenaient régulièrement dans leur village natal, leur furusato. Au cours des années 1960, la Révolution industrielle entraîne l’effondrement du secteur primaire comme secteur d’emploi et la révolution énergétique du pétrole entraîne la fermeture des mines de charbon. Les flux de dekasegi se déplacent désormais vers les grandes métropoles. La demande y est forte dans le secteur du bâtiment et des travaux publics. En effet, jusqu’au début des années 1980, le Japon construit de nouvelles infrastructures publiques et privées. Il accueille également de grands évènements internationaux, qui nécessitent de lourds investissements : les Jeux olympiques de Tôkyô en 1964, l’Exposition universelle d’Osaka en 1970. L’activité économique dans ce secteur continue de croître lors la période de la bulle économique (1985-1990), qui est alimentée par un cycle de spéculation foncière en particulier dans la capitale. La pénurie de main-d’œuvre rend nécessaire et massif le recours systématique à des travailleurs journaliers. Leur nombre n’est cependant jamais suffisant et, malgré une densité de population de plus en plus forte dans les ghettos, les salaires continuent d’augmenter.
12L’État n’est jamais intervenu pour faire disparaître ces zones de non-droit. La présence d’une main-d’œuvre surnuméraire dans un secteur en manque chronique de main-d’œuvre a pu être considéré comme un bienfait économique pour un moindre mal social. Néanmoins, les autorités sont intervenues pour réguler ces lieux. En effet, les ghettos loin d’être laissés à la loi du marché ou à l’anarchie sont contrôlés par différents gangs de yakuza. Ils apparaissent de plusieurs manières, tout d’abord en tant que « propriétaires » de l’espace. Les recruteurs doivent alors s’acquitter d’une taxe pour pouvoir poursuivre leurs activités. Ils sont eux-mêmes souvent membres d’autres gangs et s’occupent également du contrôle des travailleurs journaliers sur les chantiers. En l’absence de contraintes juridiques concernant le respect des termes du « contrat » d’embauche, il n’est pas rare que les heures normales ou supplémentaires soient entièrement ou partiellement impayées, ou que les accidents du travail ne soient pas reconnus ou pris en charge. D’autres gangs s’occupent enfin de la consommation des travailleurs journaliers : prostituées, jeux, drogue ou alcool. La quasi-totalité du circuit financier lié à l’activité du travailleur journalier, de sa paye à la consommation de sa paye, irrigue ainsi une économie contrôlée par les yakuza. Les rapports entre ces deux populations étaient particulièrement tendus et plusieurs révoltes – aujourd’hui oubliées – ont eu lieu dans les yoseba.
13Il n’était pas rare que la présence des travailleurs journaliers déborde de ces espaces de manière temporaire. Il existe en effet des périodes de l’année, régulières, où l’offre d’emploi sur le marché du BTP ralentit. Il s’agit par exemple de la première semaine de mai pendant les congés de la « semaine d’or » (gôruden wîku, de l’anglais golden week) ou pendant le mois de juin au moment de la saison des pluies. Les travailleurs journaliers se retrouvent alors temporairement au chômage et, faute d’épargne, temporairement à la rue, situation répétitive nommée aokan. Cependant, au début des années 1990, les travailleurs journaliers des ghettos vont perdre durablement, et leur emploi, et leur lieu de vie. Les grands yoseba disparaissent rapidement pour laisser place à un nouvel œkoumène de la marginalité au début des années 1990.
Œkoumène 2 : les sans-abri dans l’espace public
14Le deuxième œkoumène de la marginalité est celui des sans-abri qui peuplent les espaces publics. Avec près de dix ans de retard par rapport aux autres pays économiquement avancés comme la France ou les États-Unis, ce phénomène se développe rapidement au début des années 1990. Jusqu’alors, les travailleurs journaliers étaient des personnes intégrées de manière informelle dans l’économie et vivaient dans des espaces distincts du reste de la population. Les sans-abri, quant à eux, sont exclus du circuit économique et utilisent l’espace public en compétition avec les usagers « normaux » de cet espace. Brusquement, comme le souligne la sociologue Masami Iwata (1990), la marge est devenue visible3.
Les populations
15Dans la première moitié des années 1990, la hausse du nombre de sans-abri est principalement liée à la destruction de l’écologie des yoseba. L’éclatement de la bulle foncière au début de cette décennie entraîne une contraction des investissements privés et publics. Ils chutent d’un tiers entre 1992 et 2002. En outre, le nombre de faillites d’entreprises du BTP est multiplié par quatre entre 1990 et 2000. Les embauches de travailleurs journaliers, main-d’œuvre supplétive, subissent alors une baisse drastique, passant de 390 000 en 1990 à 250 000 en 20004. La population des ghettos est particulièrement touchée, d’autant plus que, faute de renouvellement générationnel, la moyenne d’âge a augmenté inéluctablement, passant de 44 ans en 1972 à 55 ans en 2000 (Sanya taisaku kentô iinkai, 2000). Les teihaishi désertent progressivement les yoseba pour favoriser d’autres canaux de recrutement – annonces dans les journaux, création de baraques de chantiers permanentes utilisées pour plusieurs chantiers (hanba). Les travailleurs journaliers, sans revenu, désormais incapables d’utiliser les hôtels, sont poussés hors des murs du ghetto, dans l’espace public d’abord proche, puis plus périphérique, à ce qui constituait jusqu’alors leur lieu de vie.
16Dans la seconde moitié des années 1990, le nombre de sans-abri continue d’augmenter, alimenté cette fois par les effets de la crise durable qui touchent tous les secteurs de la vie économique. La spécificité de cette deuxième vague, comme soulignée par l’enquête réalisée par Iwata Masami, réside dans le fait que la plupart des nouveaux sans-abri ne connaissent pas l’existence des yoseba5. Il s’agit pour la plupart d’anciens employés réguliers de petites ou moyennes entreprises. Souvent logés par leur patron, la perte d’un emploi correspond également dans de nombreux cas à la perte d’un logement. La plupart sont des personnes âgées qui essayent, sans succès, de trouver un travail sur le marché de l’emploi non régulier, saturé par la présence de plus en plus importante d’une classe d’âge beaucoup plus jeune et compétitive (Malinas, 2011 : 132-147).
17Malgré les différences qui peuvent apparaître dans l’origine de ces deux vagues, plusieurs similitudes apparaissent. Tout d’abord, leur intégration imparfaite sur le marché du travail se dédouble d’une précarité sur le marché du logement : toute perte durable de revenu est sanctionnée à terme par une mise à la rue. Ensuite, ce sont des personnes qui ont perdu durablement leur lien avec le marché du travail. Ils développent des activités de rue, essentiellement dans le recyclage, pour assurer leur survie : vente de livres et de magazines, de cartons, d’aluminium obtenu à partir de canettes vides. Enfin, cette perte d’emploi a une cause démographique : entre les deux vagues, la moyenne d’âge reste inchangée à plus de 54 ans et augmente régulièrement à chaque nouvelle enquête.
L’espace public
18L’usage qui est fait de l’espace, du début des années 1990 jusqu’à la fin de la première décennie 2000, demeure remarquablement constant et spécifique au phénomène sans-abri japonais : cette population se sédentarise sur l’espace public. La définition officielle des sans-abri au Japon, l’une des plus restrictives de l’OCDE, se fonde sur cette particularité spatiale. Sont ainsi considérés comme sans-abri « les personnes qui utilisent comme lieu habituel de vie et sans autorisation les parcs publics, berges des rivières, les bâtiments des gares ou tout autre lieu [public] » (Kôsei rôdô shô, 2003). En 2002, l’enquête nationale indiquait encore que près de 85 % des sans-abri étaient sédentarisés.
19Du fait, à la fois de l’absence de politique de réinsertion et de l’absence de contrôle strict de l’espace public, des regroupements de plusieurs dizaines à plusieurs centaines d’abris se sont constitués. Lorsque ce regroupement s’effectue dans un lieu public protégé des intempéries, comme les souterrains d’une gare, l’abri est souvent composé de cartons – mais des choix s’imposent : les cartons de denrées périssables, fruits, légumes, sont proscrits à cause des insectes qui peuvent s’y loger. Dans les espaces publics non protégés, les abris doivent pouvoir résister aux intempéries : ils sont alors recouverts d’une bâche de couleur bleue. On désigne alors ces abris sous le terme de burû tento, de l’anglais blue tent (Malinas, 2013 : 68-70). Le territoire privatif s’étend souvent autour de la burû tento : stockage des canettes d’aluminium ou des livres récupérés pour ensuite être revendus, séchage du linge, niche d’un animal domestique. Les regroupements de sans-abri sédentarisés ne forment pas nécessairement une communauté organisée. Des liens se créent souvent en fonction d’une affinité autre que géographique. Les personnes qui ont les mêmes activités et vivent aux mêmes rythmes horaires peuvent se retrouver pour discuter de sujets qui les concernent directement. Certes, des espaces partagés peuvent également voir le jour : lieu de rencontre comme un banc, lieux de stockage comme un espace entre deux voies souterraines ou une burû tento utilisée à cet effet. Néanmoins, une relation d’amitié a cependant souvent du mal à se développer et se maintenir avec le très proche géographiquement. En effet, cette relation est souvent sanctionnée par l’alcool, un puissant liant mais dont l’usage excessif peut être source de tensions et d’un déménagement rendu inéluctable. Par conséquent, un sans-abri sédentaire évite habituellement de s’alcooliser avec ses voisins proches pour ne pas remettre en cause son lieu de vie.
20À partir de la fin de la première décennie 2000, on constate une baisse rapide, et du nombre de sans-abri sédentarisés et du nombre total des sans-abri au Japon, alors même que ce pays traverse une période économique difficile depuis la catastrophe du 11 mars 2011. Ainsi, entre 2000 et 2013, le nombre de sans-abri a été réduit de moitié, passant d’un pic au niveau national de plus de 20 000 à moins de 10 000. À Tôkyô, comme dans l’ensemble des grandes villes, le phénomène est également perceptible : leur nombre est passé de près de 6 000 à moins de 3 000. Cette baisse a plusieurs causes. Tout d’abord les pouvoirs publics ont mis en places plusieurs types de politiques – centre d’hébergements, programme housing first6 –, qui ont permis de faciliter la réinsertion de nombreux sans-abri. De plus, une gestion plus stricte de l’espace public avec interdiction de sédentarisation faite aux nouveaux entrants à la rue rend beaucoup plus difficile le dénombrement exact de cette population. Enfin, depuis la catastrophe du 11 mars, une pénurie de main-d’œuvre peu qualifiée se fait ressentir et les recruteurs font désormais appel aux populations à la rue.
21L’une des principales conséquences est que les pouvoirs publics locaux et nationaux ne considèrent plus le problème sans-abri comme une priorité. Les fonds alloués aux politiques publiques en faveur de cette population sont en baisse, ce qui rend plus difficile le travail des associations tout comme la vie de ceux qui demeurent à la rue, désormais condamnés au nomadisme. Le déclin de ce deuxième œkoumène ne signifie pourtant pas la fin du phénomène de marginalité urbaine. En effet, un nouvel œkoumène des marges est apparu, constitué de travailleurs précaires qui vivent de manière permanente dans des lieux commerciaux ouverts 24 heures sur 24.
Œkoumène 3 : les réfugiés des cafés Internet
22C’est au début de la première décennie des années 2000 que les associations d’aides aux sans-abri ont alerté les pouvoirs publics sur la montée et la gravité de ce phénomène de nouveaux travailleurs pauvres. Il s’agit de travailleurs précaires, le plus souvent jeunes, dont l’emploi ne permet pas d’accéder au marché du logement privé mais dont les revenus permettent d’éviter une expérience ou une expérience durable de la rue. Ils utilisent alors les lieux commerciaux non plus comme lieu de consommation mais comme lieu de vie. Ce troisième œkoumène des marges n’est pas sans rappeler la question des travailleurs journaliers à la différence que la précarité est désormais légalement organisée.
Espace
23Le fait que des personnes, de plus en plus nombreuses, doivent utiliser des lieux commerciaux comme des espaces de vie est la conséquence d’un double mécanisme. D’une part, à partir des années 2000, des réformes ont été introduites pour réorganiser le marché du travail et le rendre plus flexible. En particulier, les restrictions qui portaient sur l’emploi intérimaire et interdisaient à certains secteurs économiques, notamment le secteur manufacturier, d’y recourir, sont levées. On constate alors une brusque augmentation du nombre de ces travailleurs : ils passent de moins de 400 000 en 2002 à plus de 1 400 000 en 2008. D’une manière générale, pendant cette même période, l’emploi non régulier augmente rapidement passant de moins de 25 % à plus de 30 % de la force de travail. Cette modification de la législation avait certes pour objectif de contrer une hausse continue du chômage depuis le début des années 1990 et répondait à une demande insistante des représentants des grandes entreprises. Cependant, la rigidité du recrutement sur le marché régulier de l’emploi, qui s’effectue uniquement l’année même du diplôme, a interdit durablement à ceux qui ont été recrutés sur le marché non régulier d’accéder à des emplois plus sécurisés. Le terme de losuto jenerêshon, de l’anglais lost generation, est souvent utilisé pour faire référence à ce phénomène de trappe à emploi non régulier qui affecte ces jeunes Japonais.
24Les travailleurs irréguliers aux conditions salariales les plus désavantageuses ne peuvent accéder au marché immobilier de la location. En effet, ils font face à plusieurs contraintes. Tout d’abord, leur situation sur le marché du travail ne rassure pas les propriétaires qui leur préfèrent d’autres travailleurs. Ensuite, le coût d’entrée dans un logement est particulièrement élevé. Il faut ajouter un certains nombres de frais : tout d’abord la caution (shiki kin), qui peut représenter jusqu’à deux mois de loyer ; l’argent de gratitude (reikin), qui peut représenter également deux mois de loyer ; les frais d’agence, qui représentent un mois de loyer ; le premier loyer ; et le loyer d’avance. De plus, la plupart des logements sont loués vides : il faut donc prévoir d’acheter les meubles, l’électroménager. Enfin, il est nécessaire d’avoir une personne qui se porte caution ou, comme c’est souvent le cas pour les bas salaires, faire appel à une société spécialisée dans ce type de service. Se développe ainsi une nouvelle population marginale : des travailleurs qui sont économiquement intégrés – ils travaillent – mais qui ne gagnent pas assez pour vivre dans des conditions décentes.
25Ces contraintes financière et statutaire ont poussé cette nouvelle population à utiliser les espaces commerciaux comme des espaces de vie, un phénomène connu sous le terme de réfugiés du café Internet (intanetto kafe nan min). Ils utilisent ces commerces qui se sont adaptés à cette population et offrent des tarifs de nuits, des « night pack » entre vingt et trente euros, qui sont beaucoup moins chers que le moins cher des hôtels. La raison pour laquelle cette population privilégie les cafés Internet est qu’ils offrent plusieurs services comme l’accès à Internet, ce qui permet à la fois de se détendre et de chercher du travail, des boissons à volonté, la vente de nourriture et, dans certains cas, l’accès à des douches. De plus, le café Internet permet, comparativement à d’autres lieux commerciaux, de mieux se reposer : l’espace est individualisé par des cloisons, le bruit est limité, les sièges ou banquettes sont plus confortables et certains permettent la position couchée. Selon une enquête réalisée par le ministère de la Santé, du travail et des affaires sociales, en dehors des cafés Internet, cette population utilise également les fastfoods (23 %), les bains publics (23 %) et les hôtels capsule (16 %). Elle fait également régulièrement mais de manière temporaire usage de la rue (29 %) (Kôsei rôdô shô, 2007).
Populations
26Contrairement aux travailleurs journaliers qui avaient leurs lieux séparés ou aux sans-abri visibles sur l’espace public, il est particulièrement difficile de distinguer ces nouveaux marginaux du reste de la population, puisque, comme les autres, ils consomment. Leur existence est néanmoins devenue un problème assez important pour qu’une enquête soit mise en œuvre par le ministère du Travail en 20077. Dans cette enquête le terme utilisé n’est pas réfugié mais personne sans domicile (jyûtaku sôshitsu sha). La définition en est la suivante : « des personnes qui, parmi les usagers des cafés Internet, utilisent ce lieu plus de la moitié de la semaine (3 jours minimum), parce qu’ils n’ont pas d’autre logement. » (Kôsei rôdô shô, 2007.)
27Les résultats concernant les caractéristiques de cette population sont les suivants. La plupart des réfugiés sont des hommes (82,6 %). Ceux qui sont sortis du système éducatif avant l’université représentent plus de 80 % de cette population. Les travailleurs non réguliers représentent près de 50 %. Ceux qui sont au chômage ou sans travail au moment de l’enquête représentent 39,2 %. La catégorie des 50-59 ans est la catégorie la plus représentée : 23,1 %. Néanmoins, par rapport au phénomène sans-abri, population dans laquelle les plus de 50 ans représentent plus de 60 % de la population, c’est la proportion de jeunes qui attire l’attention. Les moins de 34 ans représentent en effet près de la moitié (46,4 %) des sondés. C’est la première fois qu’on dénombre autant de jeunes dans une situation de marginalité depuis le début des années 1960.
28Selon cette enquête, parmi 60 000 personnes interrogées, 21 400 étaient des usagers nocturnes réguliers et 5 400 étaient des personnes sans domicile. Les chiffres obtenus sont très partiels, puisqu’ils ne prennent pas en compte tous les lieux utilisés par les réfugiés et que la définition proposée est restrictive. Il s’agit donc d’un recensement a minima. En outre, la crise mondiale des subprimes a mis en évidence qu’il existait une armée de réserve de travailleurs qui pouvaient devenir des réfugiés. De nombreux travailleurs non réguliers, en particulier des intérimaires, ont été licenciés sans préavis à partir de septembre 2009. Pour la plupart d’entre eux, ils perdaient non seulement leur travail mais également le logement jusqu’alors fourni directement ou indirectement par leur entreprise. Le phénomène connu sous le terme de haken giri – de haken, intérimaire, et kiri, couper – a pris une telle ampleur que le ministère du Travail a mis en place une enquête mensuelle8. Entre septembre 2008 et décembre 2009, environ 240 000 travailleurs non réguliers ont perdu leur emploi. Plus de la moitié, soit 130 000, ont également perdu leur logement. Près de 3 400 se sont retrouvés sans domicile.
29Il est particulièrement difficile de connaître le nombre exact de cette nouvelle marge. En effet, l’enquête sur les réfugiés des cafés Internet n’a plus été renouvelée et il n’y a pas eu de suivi concernant l’enquête des haken giri. Il semble néanmoins que les transformations récentes des conditions sociales et économiques du Japon ont modifié une nouvelle fois et durablement les caractéristiques des populations marginales et de leur lieu de vie.
30Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a favorisé le développement d’un nouveau paradigme, celui de l’unité du peuple japonais. Il s’est exprimé notamment par une unification des conditions socio-économiques : montée d’une société de consommation de masse, sentiment partagé d’appartenance à une grande classe moyenne, coopération du capital et du travail, ou lutte contre les discriminations établies à l’encontre des minorités ethniques ou historiques. Pendant cette même période se sont néanmoins développés et succédés trois œkoumènes de la marginalité urbaine : le premier, peu connu, est celui des travailleurs journaliers des yoseba ; le second, celui des sans-abri sédentarisés dans la rue, qui a initié une réflexion plus générale sur la crise du modèle japonais ; le dernier, celui des travailleurs pauvres qui utilisent les espaces commerciaux comme lieu de vie, demeure difficile à appréhender à partir d’informations encore parcellaires.
31Il était cependant important d’analyser cette évolution. En effet, c’est peut-être la première fois que le processus de recyclage permanent du système capitaliste arrive à intégrer ses éléments les plus marginaux. Les journaliers étaient hors-système, exploités par la pègre japonaise ; les sans-abri, en se sédentarisant sur l’espace public, pouvaient même prétendre remettre en cause le processus de privatisation de l’espace public en se l’appropriant. Les travailleurs pauvres, dans une société où les modes de consommation se dilatent aux extrêmes, semblent simplement participer du bon fonctionnement du système économique. Reste à savoir si c’était sous cette forme que se rêvait, au Japon ou ailleurs, la société parfaite où la frontière entre la norme et la marge est abolie.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Ce terme est utilisé ici comme notion géographique pour désigner l’ensemble des terres anthropisées. Dans le cadre de cet article, il s’agit des terres des marges. Ce terme n’est donc pas utilisé comme un concept à la manière, par exemple, d’Augustin Berque.
2 La constitution des deux plus grands yoseba à partir de la période d’après-guerre interprétée comme un résidu des politiques de résorption de l’underclass urbaine a été analysée en détail par Akihiko Nishizawa (1995) pour Tôkyô. On peut également se référer au travail de Anne Gonon pour le travail sur le yoseba de Osaka (1995).
3 La sociologue utilise le terme kashika, dévoiler, rendre visible.
4 Pour les chiffres de 1990-1998, voir Fukuhara, 1999 : 22 ; pour ceux de 1998-2002, Jôhoku rôdô fukushi sentâ, 2003 : 45.
5 La preuve de cette évolution a été administrée lors d’une première enquête réalisée à Tôkyô en 1999 (Toshiseikatsu kenkyûkai, 1999 : 95). Par une classification en trois types, des sans-abri – moins d’un an, entre un an et cinq ans et plus de cinq ans passés à la rue –, l’équipe de recherche a ainsi mis en évidence que moins la période dans la rue était longue et moins les sans-abri avaient l’expérience des yoseba. Le pourcentage de nouveaux sans-abri sans expérience yoseba, 60 % de la population interrogée, est ainsi quasiment identique au pourcentage d’« anciens » sans-abri avec expérience. Les chiffres de l’enquête nationale de 2002 ont confirmé cette tendance et il apparaît que sur l’ensemble du territoire, une majorité de sans-abri n’a pas l’expérience des yoseba (Kôsei rôdô shô, 2003 : chapitre 3).
6 C’est au début des années 2000 qu’une nouvelle politique d’insertion, spécifiquement proposée aux sans-abri sédentarisés, est mise en œuvre. Initiée par la Ville de Tôkyô, cette politique consiste en une offre de logements à un loyer mensuel symbolique (3 000 yens, soit 30 euros) pour une période maximale de trois années.
7 Kôsei rôdô shô [Ministère de la santé, du travail et des affaires sociales], 2007, Jyûkyo sôshitsu fuantei rôdôsha no jittai ni kansuru chôsa [Enquête sur la situation des travailleurs précaires sans domicile], Tôkyô : Kôsei rôdô shô, p. 63.
8 Kôsei rôdô shô [Ministère de la santé, du travail et des affaires sociales], Hiseikirôdôsha no hiyatoidome nado no jyôtai ni tsuite [Suivi de la situation des travailleurs non-réguliers sans travail], Tôkyô, Kôsei rôdô shô. Rapports mensuels du mois d’octobre 2008 au mois de décembre 2009.
Auteur
Maître de conférences en études japonaises à l’université Paris Diderot et Membre de l’UMR 8155 CRCAO.
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