Précédent Suivant

Les espaces publics, trajectoires de l’urbanité en Chine

p. 193-205


Texte intégral

1Les espaces partagés révèlent les valeurs et les pratiques en commun qu’entretiennent les groupes sociaux. Les lieux qui échappent à ce partage, par leur mise à distance et leur déclinaison de l’intimité, sont également signifiants d’une société et n’abritent pas, de surcroît, toujours des espaces par défaut. Mais les espaces de la communauté, où se lient sur des motivations et à des degrés divers les fonctions corporelles du mouvement et du stationnement (Brès, 2007), comme les rues, ruelles, places, berges, jardins ou parcs, sont souvent les lieux d’une expression des pouvoirs, des modalités de structuration de l’échange et des normes culturelles d’une société donnée.

2En cela, les trajectoires historiques de l’Europe et de l’Asie orientale sont à l’évidence très différente. En Chine en particulier, le prestige de la classe administrative d’un appareil d’État très structuré et le fractionnement d’une élite locale due à l’immensité du territoire n’ont pas été favorables à la formation d’un « espace public » au sens de Jürgen Habermas (1988) dans son analyse de l’essor du débat public dans l’Europe des Lumières. Si la modernisation de la société urbaine chinoise aux xixe et xxe siècles a abouti à un foisonnement intellectuel, à l’émergence d’une opinion publique et à des mouvements politiques de grande ampleur – de 1919 à 1989 –, la construction d’un État moderne et d’une sphère ouverte aux débats publics restent en chantier. Ces dernières années, l’initiative en la matière a surtout profité des nouvelles technologies de communication et Internet est devenu un « espace public » de première importance.

3Malgré l’emploi du pluriel proposé par Thierry Pacquot (2009) pour les distinguer de la sphère des valeurs communes et de l’opinion publique, les « espaces publics » dans leur acception matérielle sont intimement dépendants de celle-là par des ressorts historiques, culturels et politiques issus de trajectoires communes. Les places à Paris reflètent ainsi les discours des pouvoirs successifs sur eux-mêmes, les espaces de célébration de la monarchie absolue (comme les actuelles places des Vosges – initialement place Royale, 1612 –, des Victoires – 1686 –, Vendôme – place Louis le Grand, 1699 – ou de la Concorde – place Louis XV, 1772), ceux des révolutions (places de la Concorde et de la Nation – respectivement place de la Révolution et du Trône-Renversé en 1792 – ou de la Bastille), enfin ceux de l’union nationale et du régime républicain (places Charles-de-Gaulle – place de l’Étoile – ou de la République).

4Parallèlement, en Chine, le principe des grandes places de prestige n’est mis en avant que très récemment. Le pouvoir politique sous l’Empire n’a pas à se donner à voir au peuple pour asseoir sa légitimité. La ville ne s’organise pas autour d’espaces matérialisant le groupe, la communauté ou a fortiori la citadinité (Gervais-Lambony, 2001), mais en fonction du siège du pouvoir politique, de l’autorité impériale. L’impossible apparition d’une bourgeoisie locale en Chine (Weber, 2000) tient largement de ce que l’État est maître de la ville et qu’il s’en sert par ailleurs comme pôle de commandement d’espaces qui vont bien au-delà de l’urbain au sens strict. C’est dans des périodes et des territoires intermédiaires, ceux d’une présence étrangère avec les concessions, qu’ont pu réellement se matérialiser les prémices d’une bourgeoisie urbaine chinoise (Bergère, 1992), éliminée ensuite dans les années 1950 par le nouveau régime de la Chine communiste.

5Les espaces urbains ne répondent donc pas à une dichotomie public/privé strictement équivalente à celle de l’Europe, dans la mesure où, historiquement, le politique en Chine ne revendique pas a priori un espace partageable qui lui serait réservé. Les césures sont à la fois plus nettes (avec la matérialité démultipliée des murs de la Cité interdite, du Palais impérial et de la Ville intérieure à Pékin par exemple) et beaucoup plus floues, où les notions du « bien public » extra-communautaire et de l’« intime » individuel sont des catégories extrêmes, voire impensables.

6Aussi, les « espaces publics », ouverts, ne relevant ni de l’État ni du particulier, sont multiples dans la ville chinoise impériale, puis républicaine, enfin communiste. Les marchés, les grand-rues – abusivement traduites par « avenues », car elles ne sont pas nécessairement construites suivant une perspective et un façadisme attendus par l’expression européenne –, les ruelles, les espaces de sociabilité, de loisirs, de culte ou de gymnastique collective proposent autant d’occasions d’un relationnel interstitiel dans un ordre urbain a priori clairement défini, organisé suivant les principes d’un damier aux cases délimitées et étanches les unes aux autres.

7Ces espaces de l’officieux, de l’informel et du quotidien croisent et donnent vie finalement à une superstructure urbaine aménagée par et pour le politique, beaucoup plus fortement que dans une Europe où le particulier est co-constructeur du projet urbain. L’opposition autorité centrale/acteurs locaux, si familière à l’analyse des géopolitiques internes chinoises (Sanjuan, 2010), se retrouve ici à l’échelle de la ville, avec la même omniprésence de l’État centralisé et le dynamisme micro-local d’une société qui lui est, pour partie, parallèle. Les jeux de contrôle, s’ils ont pu devenir totalitaires dans les trente premières années du régime communiste chinois, n’ont pu empêcher ensuite la réapparition de libertés d’entreprendre – les petits commerces de rue dans les années 1980 –, de circuler, de consommer et de se récréer hors de la sphère privée.

8Notre approche s’est voulue en conséquence délibérément décalée. L’identification de dynamiques socio-spatiales aurait pu partir d’une analyse descriptive des espaces pour eux-mêmes et des pratiques dont ils sont l’objet, mais cette démarche inductive nous aurait porté paradoxalement à remonter aux origines politiques ou culturelles de ces mêmes pratiques. Or la société urbaine produit la ville, avant d’être informée par elle – en retour.

9Nous avons donc essayé, dans ce travail, d’analyser en premier lieu la structuration sociale et politique qui donne leurs codes aux usages des espaces partagés en Chine, puis d’identifier les logiques de mise en scène urbaine initiés dans la période contemporaine, pour enfin montrer la diversification des emplois et des échelles de ces espaces avec le renouvellement urbain en cours.

Une société en réseau dans les interstices d’un damier urbain structuré par le politique

10Lors de discussions libres, les chercheurs chinois ont souvent attiré notre attention sur la peur qu’a priori, les « espaces publics » suscitent chez les Chinois. Cette appréhension de l’espace où l’on est anonyme, où l’on ne sait se situer par rapport à l’autre, et qui n’est donc pas propre à nous donner un sentiment de sécurité, peut en effet être celui des relations « blanches » – hors guanxi –, celui de l’indifférence à autrui – la presse chinoise relaie des cas de non-assistance sur la voie publique –, voire de malhonnêteté ou de violence assumées pour l’obtention d’un titre de transport ou l’accès à un siège dans un bus.

11L’anonymat individuel a du mal à trouver sa contrepartie dans une culture traditionnellement ignorante de l’égalité politiquement citoyenne, malgré les valeurs altruistes qu’ont successivement encouragées la religion bouddhiste ou le mouvement maoïste, ainsi qu’un souci spontanément curieux voire intrusif des populations les unes par rapport aux autres. Les « espaces publics » sont en cela ambivalents : ils sont redoutés par la vulnérabilité qu’ils induisent et recherchés par la liberté qu’ils offrent par rapport aux mondes volontiers oppressants de la famille, du travail et du voisinage.

12L’individu chinois se définit en effet non pas d’après une transcendance qui lui donnerait une personnalité unique dans une relation à un divin supra-sensoriel mais fondamentalement par rapport aux autres, à la communauté, qui lui attribue sa place sociale, le rôle qu’il a à remplir pour l’accomplir, l’identité qui l’enferme dans les filets serrés de multiples réseaux de différentes échelles et natures (famille, clan, localité, profession, appartenance politique) et dans laquelle il peut tout aussi bien trouver protection que capacité d’action grâce aux solidarités matérielles induites par les jeux de face (mianzi), de confiance (xinyong) et de relations interpersonnelles privilégiées (guanxi) (Sanjuan, 2002).

13Parmi les « espaces publics », lieux a priori de liberté et d’anonymat, les plus significatifs sont certainement les espaces verts destinés aux populations urbaines, notamment depuis les années 1950. Il peut s’agir de jardins privés appartenant hier à de grandes familles et ouverts au public après la prise de pouvoir par les communistes comme l’on en voit à Suzhou, de grands espaces liés à un temple, ou bien de parcs publics spécifiquement construits pour le peuple, aussi bien dans les centres-villes que dans les périphéries immédiates des agglomérations (Wu et Zhou, 2006).

14L’accès à ces jardins et parcs a longtemps été limité à la fois par des prix d’entrée – réservés dorénavant à une autre catégorie d’espaces de loisirs, les parcs à thèmes modernes – et les horaires d’ouverture. Pour autant, les populations s’y sont toujours réunies en grand nombre. En famille, par groupes d’amis ou seuls, les urbains chinois viennent y échapper aux contraintes quotidiennes – et hier, dans une certaine mesure, policières et idéologiques – et apprécier des espaces de récréation aux dimensions spatiales incomparables à leur propres lieux d’habitation. La nature, qu’il s’agisse d’étangs, de collines, d’arbres, de fleurs, ou de fausses compositions imitant la flore ou la faune, joue un rôle majeur dans la détente offerte par ses espaces ouverts au sein de la ville.

15Ces espaces publics, matériellement délimités, perdent toutefois très vite leur caractère anonyme pour la plupart des usagers. Des pratiques collectives s’y constituent et les valeurs de la communauté reprennent aisément, même ici, leurs droits, soit de manière spontanée – par fréquence des visites du lieu, affinités et loisirs communs –, soit de façon plus organisée – avec l’encouragement d’un comité de résidants local, d’une association publique ou à l’initiative d’une personne qui a, par exemple, apporté une radio diffusant de la musique sur laquelle danser.

16Les jardins et parcs publics deviennent alors des espaces-mosaïques où à tel endroit se concentrent les joueurs de cartes, à tel autre les groupes de danse traditionnelle, à tel autre les nostalgiques d’anciens chants révolutionnaires, à tel autre les jeunes en groupe, à tel autre certains migrants qui peuvent venir d’une même région, à tel autre enfin les équipements sportifs destinés aux jeux des enfants et, à proximité, à la gymnastique des plus anciens (Mozère, 2002 et 2010 ; Graezer-Bideau, 2012). On le voit : ces « espaces publics » sont des lieux à la fois d’anonymat et de création de nouveaux liens sociaux – ou de leur renforcement.

17Plus difficiles à identifier sont les espaces informels, non territorialisés voire planifiés par les autorités, et qui ne sont des espaces ni « publics » au sens moderne ni de l’ordre du privé ou de l’intime. Ces espaces « partagés » peuvent être des marchés, mais surtout des artères secondaires raccordées au réseau viaire et qui irriguent des parcelles ou des blocs résidentiels. Ces « ruelles » participent d’un espace commun et matérialisent souvent une cohabitation des résidents : présence de boutiques temporaires d’artisans ou de commerçants, lieu où sont laissés en toute sécurité les vélos et les mobylettes, installation d’équipements de gymnastique, de tables, chaises, fauteuils, voire – autrefois – de téléviseurs pour la convivialité entre gens du voisinage le jour et le soir.

18Ces espaces partagés peuvent aussi bien permettre des circulations transversales qu’être le lieu d’un débordement du privatif, avec des éviers qui servent à la cuisine comme à la toilette, ou des sanitaires collectifs, et un espace organisé de surveillance de tous par chacun et notamment par les personnes en charge du comité de résidants, composé à l’occasion de gens âgés, respectés et constamment présents. Les affiches du comité ou du bureau de l’arrondissement diffusent d’ailleurs à l’entrée de ces micro-réseaux de ruelles les consignes des autorités, en matière d’hygiène, de planning familial, de sécurité.

19Les ruelles pékinoises (hutong) et les artères des courées shanghaiennes (lilong) avaient ces fonctions et les ont gardées pour celles qui n’ont pas été détruites dans la modernisation urbaine accélérée de ces dernières années. Le manque d’entretien de leur bâti résidentiel pendant des années, l’ancienneté des constructions et l’absence de confort, la faible superficie habitable et, pour les artères elles-mêmes à Pékin, une étroitesse de la voie incompatible avec l’automobile, ont eu largement raison de ces espaces partagés, qui correspondaient aussi hier à une organisation collective du logement, le plus souvent attribué en location par les unités de travail (danwei) à leurs employés et leur famille.

20Pour autant, cette informalité des espaces partagés se retrouve dans le résidentiel contemporain. Certes, la privatisation du logement et les logiques d’enfermement (gardiens ou digicodes, surveillance et entretien réservés à des syndics, distinction plus nette des espaces communs et privés) ont accompagné un changement de pratiques dans des immeubles verticalisés et parfois de très grande ampleur, mais les sociabilités de voisinage, désormais renforcées par le statut de propriétaires et le niveau de revenu afférent, se recomposent dans de nouveaux espaces partagés (allées, jardins, bords d’un lac artificiel au cœur de la résidence), des fréquentations quotidiennes au rythme des migrations pendulaires pour les uns et des activités locales pour ceux qui ne travaillent pas ou plus, enfin des temps de réunions et discussions dans la gestion d’un bien devenu commun et ayant désormais une nette valeur monétaire.

Des espaces par défaut devenus espaces de démonstration

21À l’échelle de la ville, les successifs pouvoirs chinois n’aménagent que progressivement des « espaces publics » au cours du xxe siècle.

22Avant 1949, deux principaux types d’espaces peuvent être distingués : les espaces ouverts dans une ville qui n’est plus administrée par un régime dont la légitimité ignorait théoriquement l’assentiment populaire, comme l’esplanade située devant l’entrée de l’ancien Palais impérial à Pékin, où manifestent les étudiants du 4 mai 1919 et qui deviendra quarante ans plus tard la place Tian’anmen actuelle ; et ceux construits au sein des concessions étrangères comme le parc Victoria dans le secteur britannique de Tianjin.

23Il faut en effet attendre l’arrivée au pouvoir du régime communiste pour qu’une première politique systématique d’« espaces publics » voie le jour dans les schémas d’aménagement urbain. Ils sont explicitement destinés à un usage populaire. Ces espaces publics peuvent correspondre certes à l’ouverture au public de jardins hier privés ou à la création de grands parcs en banlieue des villes chinoises, mais ils relèvent le plus souvent d’un projet pleinement politique de mise en scène des symboles du nouveau régime dans la ville. Des places de prestige vont ainsi être construites non seulement à Pékin – place de la porte de la Paix céleste (Tian’anmen) – mais aussi dans les autres grandes villes du pays comme Chengdu – place Tianfu – ou Canton – parc du Peuple.

24L’archétype en est à l’évidence l’immense place Tian’anmen, aménagée pour le dixième anniversaire de la révolution communiste. Cet espace constituait historiquement un pendant, plus au sud, à la vaste cour extérieure de la Cité interdite dans son organisation et sa superficie. Équivalent mutatis mutandis des Champs-de-Mars à Paris, il faisait historiquement partie du Palais impérial dans sa limite sud et servait à la manifestation, la mise en scène et l’exercice du pouvoir impérial. Il était orienté en fonction de la porte sud du palais, depuis laquelle l’empereur pouvait assister aux cérémonies d’allégeance de ses armées et où étaient proclamés à l’ensemble de la Chine les édits impériaux (Spence, 1992).

25Lors du Grand Bond en avant, en 1958-1960, Pékin connaît la première grande phase de transformation de son histoire contemporaine. Un axe est-ouest, l’avenue Chang’an, coupe le traditionnel axe méridien au sud même du Palais impérial, au niveau de la porte Tian’anmen. La place Tian’anmen actuelle est alors créée et largement étendue, avec une superficie de 44 ha, ce qui en fait l’une des plus vastes places du monde. Rectangulaire et minérale, orientée vers le nord, elle a pour vocation d’accueillir les manifestations à la gloire du régime, et elle est flanquée à l’ouest par le palais de l’Assemblée populaire nationale et à l’est par le musée de la Révolution chinoise. Son terre-plein central comprend le monument aux héros du peuple, avant d’accueillir le mausolée de Mao Zedong en 1977 (carte 1). Ces réalisations font partie des dix grands travaux pékinois réalisés en 1958, qui comptent également la Gare centrale, l’hôtel et le palais des Minorités nationales, la résidence des hôtes de marque, le palais de l’Agriculture, le stade des Ouvriers, le palais des Beaux-Arts et l’hôtel des Chinois d’outre-mer.

26Sur le modèle de la place Tian’anmen, la Chine communiste a été riche en constructions, reprenant souvent des lieux centraux similaires dans les villes en les agrandissant et les modernisant. La place Tianfu de Chengdu, dans son organisation il y a encore quelques années, était ainsi orientée en fonction de l’ancien palais du vice-roi, qui a été démoli sous la Révolution culturelle et remplacé par un centre d’exposition, lui-même situé à l’arrière-plan d’une gigantesque statue de Mao Zedong. Ces grandes places de manifestation politique, aux lampadaires si caractéristiques, ont ainsi toujours été encadrées de bâtiments à la gloire du régime et reprenaient en cela le modèle soviétique, mais, espaces de rassemblement populaire, elles furent aussi le lieu de contestations violentes que suivirent les tragiques événements du 4 juin 1989 à Pékin.

27Dans les années 1990, la place du Peuple de Shanghai, sur l’emplacement de l’ancien champ de courses du temps des concessions, a pareillement été dominée par la construction d’un massif hôtel de ville sans originalité architecturale, lui-même encadré par l’opéra et le musée de l’urbanisme, qui participent aujourd’hui de l’image nouvelle et moderne de la métropole, et face à lui par le musée de Shanghai avec la forme d’un cercle emboîté dans un carré (carte 2).

28Point commun à ces vastes places publiques, elles n’étaient pas – et ne sont toujours pas – de vrais carrefours de circulation routière ou de rencontres piétonnières. Leur usage urbanistique semble secondaire. À Pékin, les routes se croisent à angle droit aux quatre coins de la place Tian’anmen et isolent l’espace central des autres rues. À Shanghai, une double voie routière rendue infranchissable par des barrières coupe la place du Peuple en deux interdisant une traversée du nord au sud en dehors des passages situés à ses extrémités.

Image

Carte 1 : La place Tian’anmen à Pékin.

Image

Carte 2 : La place du Peuple à Shanghai.

29Ce type de places historiquement créées par le pouvoir politique pour sa propre célébration est ainsi très différent de places comme celles de la Bastille ou de la Nation à Paris, qui ne sont pas spatialement orientées et servent d’espaces de regroupement de toutes parts pour des manifestations politiques ou syndicales, et sont ainsi devenues des lieux de mémoire populaire. Si les événements du 4 mai 1919 et ceux de mai-juin 1989 place Tian’anmen en Chine ont en cela été très modernes, ils n’ont pourtant pas su renverser la conception de la place mettant en scène le pouvoir national.

30Il est vrai d’ailleurs que ces places publiques se distinguent aussi de leurs correspondantes occidentales en ce que leur immensité a une référence proprement chinoise, comme la cour extérieure devant le palais de l’Harmonie suprême de la Cité interdite à Pékin, spatialement orientée en fonction du pouvoir impérial, et dont les dimensions s’accusent paradoxalement par un encadrement de bâtiments de faible hauteur afin de donner l’impression d’être à taille humaine.

31Depuis les années 1990, les places de prestige se sont multipliées dans les grandes comme dans les moyennes et les petites villes, mais leur vocation politique voire idéologique s’efface désormais au profit d’une mise en scène essentiellement municipale. Elles participent en effet de la vitrine de la ville moderne chinoise et sont un des instruments de marketing urbain dans une logique de rivalité accrue entre les pouvoirs urbains de la Chine des réformes. Enfin, à l’exemple de la place du Peuple à Shanghai, leurs fonctions se sont diversifiées, matérialisées dans leur conception par un morcellement paysager et largement verdoyant d’espaces hier uniformes, symétriques et minéraux.

Vitrines municipales et nouveaux lieux de sociabilité urbaine

32Une dynamique commune aux villes chinoises tient aujourd’hui dans le maintien d’une très forte action du politique sur la ville, qui, même s’il ne tient plus bien sûr dans un encadrement total, volontariste et au final immobile comme il le fut durant les trente premières années du régime communiste, dépasse toutefois l’accompagnement gestionnaire et infrastructurel du modèle hongkongais.

33Cette présence clé de l’acteur politique vient de l’absence ou de la faiblesse de contre-pouvoirs économiques et sociaux possibles, et de l’ambiguïté même de la vocation des autorités publiques dans les champs économique et social. La ville est un outil et une vitrine du développement local, elle aide ainsi à la promotion des responsables qui en ont la charge, elle offre aussi – voire surtout – de formidables occasions d’opérations foncières et immobilières avec des investisseurs parapublics (banques locales, sociétés de développement), privés, chinois ou étrangers.

34Le territoire urbain chinois, dans un temps d’une urbanisation accélérée, où la majorité de la population du pays relève désormais de la ville, traduit ces dynamiques et devient l’un des enjeux majeurs de pouvoirs politiques chinois qui doivent à leur population un projet de progrès accéléré, de développement rapide, puissant et visible.

35La ville est par ailleurs le lieu de puissantes et rapides évolutions sociales. Alors que la ville socialiste cloisonnait les populations à partir de leur unité de travail, la création d’un marché du travail autonome et celle d’un marché immobilier désormais en pleine explosion ont abattu les anciennes segmentations, unifié l’espace urbain tout en le spécialisant fonctionnellement et le hiérarchisant, et laissé apparaître de nouvelles stratifications sociales. De nouvelles élites s’agrègent aujourd’hui aux cadres de l’ancien régime économique. Une classe moyenne se distingue progressivement. Ces mutations sociales du monde urbain ne peuvent qu’avoir un impact politique et les villes retrouveront toujours plus en cela leur rôle historique d’initiatrices des réformes politiques.

36Parallèlement, la tendance contemporaine est à la multiplication et à la diversification des formes d’espaces publics : places publiques, rues piétonnières ou centres commerciaux.

37Les municipalités chinoises créent des places publiques qui sont désormais moins destinées à célébrer le régime qu’à servir d’espaces de vie où viennent flâner, se retrouver et discuter les citadins du seul fait de leur résidence urbaine. Pour exemple, dans la trame globale (une ceinture de rues, une segmentation routière et la monumentalité d’édifices de prestige) de la place du Peuple à Shanghai, les architectes-urbanistes ont conçu dans la partie sud des couloirs sinueux encadrés par des espaces de verdure, des parties découvertes où s’asseoir, autant de lieux ouverts et semi-protégés à la fois où se réunissent ici des personnes âgées, là de jeunes couples, là des touristes, là enfin des groupes de migrants.

38Certaines places publiques sont exclusivement consacrées à cette vie urbaine, comme la grande place arborée en forme d’hémicycle à gradins à Changsha qui s’inscrit dans l’angle droit de deux voies principales de la ville, la rue du 1er-Mai et la rue Furong. À la différence des jardins et parcs hier, ces places sont fréquentées jour et nuit, par des populations qui varient dans le temps et leurs activités : la gymnastique des plus anciens le matin de bonne heure, la récréation des enfants et de ceux qui ne travaillent pas la journée, les résidents ou migrants après le travail le soir.

39Les municipalités multiplient ainsi des espaces plus réduits, à la marge des axes routiers, voire cachés par les pans extérieurs reconstruits d’un ancien îlot urbain, redéfinissant par là un étrange rapport entre la fonction publique de l’espace et son besoin d’une intimité dédiée à un groupe lui-même déterminé par les seuls bâtiments qui l’abritent de la voirie pleinement publique.

40Dans ce nouveau type de places, des expositions et des spectacles peuvent être organisés par les autorités de l’arrondissement ou de la municipalité. Devant le monumental hôtel du Peuple à Chongqing, qui, datant de 1953, allie le gigantisme soviétique au confort prérévolutionnaire, et dont le bâtiment central sur le modèle architectural du temple du Ciel à Pékin est symboliquement le hall de l’Assemblée municipale populaire, des spectacles de danse et de chant sont ainsi organisés par le gouvernement local. Les danseurs, habillés d’un même costume et réalisant une chorégraphie commune, sont en fait non des professionnels mais les citadins eux-mêmes, qui deviennent ainsi acteurs et spectateurs de leur propre spectacle.

41Cette implication des citadins, fréquente dans toutes les villes de Chine, et héritage des activités artistiques qui étaient hier organisées par les unités de travail, souligne dès lors la nouvelle utilisation des places publiques comme des espaces de sociabilité où les habitants se réunissent ou se rencontrent sur le seul fait d’appartenir à la ville, hors des unités de travail ou de la famille. L’anonymat devient par contrecoup l’outil de la constitution progressive d’une conscience urbaine voire à terme d’une citadinité.

42Alors que les maisons de thé avaient été fermées dans les années 1950, des cafés avec leur terrasse, des restaurants, de vastes galeries commerçantes sont parallèlement réapparues et renforcent de nouvelles centralités dans la ville. Les rues piétonnières ont été créées, comme le tronçon oriental de la rue de Nankin à Shanghai, le sud de la rue Jianghan à Wuhan ou Wangfujing à Pékin. Les berges des rivières sont le plus souvent redéveloppées en fonction du tourisme et d’une nouvelle mise en scène de la ville, comme le Bund à Shanghai, plusieurs fois modifié, et doublé par le spectaculaire front d’eau du quartier d’affaires de Lujiazui, annonçant à l’est du Huangpu la Nouvelle Zone de Pudong.

43Les pouvoirs municipaux de la Chine actuelle produisent ainsi aujourd’hui des espaces pour tous. Mais ce ne sont plus des espaces publics par défaut, ou clandestins. Les places publiques traduisent désormais le besoin social d’une nouvelle expression de la communauté, hors de l’embrigadement idéologique, l’entreprise ou la parenté, et en réaction aux nouvelles ségrégations socio-spatiales. On s’y rencontre parce que l’on est résidant – permanent ou temporaire. Le territoire urbain devient ainsi l’enjeu et le moyen de ce qui pourrait participer à terme à la constitution d’une société civile articulée à des identités ouvertement urbaines et locales.

Bibliographie

Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.

Références bibliographiques

Bergère, Marie-Claire, 1992, L’âge d’or de la bourgeoisie chinoise, 1911-1937, Paris, Flammarion, 370 p.

10.3917/flux.066.0087 :

Brès, Antoine, 2007, « De la voirie à la rue : riveraineté et attrition. Des stratégies d’inscription territoriale des mobilités », Flux, no 1, p. 66-67.

Gervais-Lambony, Philippe, 2001, « La citadinité, ou comment un mot peut en cacher d’autres… », dans Dorier-Apprill, Élisabeth (dir.), Vocabulaire de la ville. Notions et références, Paris, Éditions du Temps, p. 92-108.

10.3917/dec.graez.2012.01 :

Graezer-Bideau, Florence, 2012, La danse du yangge. Culture et politique dans la Chine du xxe siècle, Paris, La Découverte, 436 p.

Habermas, Jürgens, 1988, L’espace public : archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, édition française, 322 p.

10.3917/esp.g2002.110-111.0247 :

Mozère, Liane, 2002, « La question des urbanités dans les villes chinoises en période de réformes économiques », Espaces et sociétés, no 110-111, p. 247-273.

Mozère, Liane, 2010, Fleuves et rivères couleront toujours. Les nouvelles urbanités chinoises, Paris, L’Aube, 180 p.

10.3917/dec.paquo.2015.01 :

Pacquot, Thierry, 2009, L’espace public, Paris, La Découverte, 125 p.

Sanjuan, Thierry, 2002, « En deçà du “religieux” chinois : réflexions sur les valeurs, l’espace et l’organisation sociale en Chine continentale », Hérodote, no 106, p. 123-132.

Sanjuan, Thierry, 2010, La Chine et le monde chinois. Une géopolitique des territoires, avec la participation de Pierre Trolliet, Paris, Armand Colin, 384 p.

Spence, Jonathan, 1992, Chinese Roundabout. Essays in History and Culture, New York et Londres, Norton, XIII et 400 p.

Weber, Max, 2000, Confucianisme et taoïsme, Paris, Gallimard, édition française, 408 p.

Wu, Junyu, et Zhou, Jian, 2006, « Parcs et jardins », dans Sanjuan, Thierry (dir.), Le Dictionnaire de la Chine contemporaine, Paris, Armand Colin, p. 184-185.

Précédent Suivant

Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.